HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE III — DISSOLUTION DE LA CITÉ.

CHAPITRE VI. César vengé par Octave et Antoine. - Victoire d’Octave sur Antoine, de l’occident sur l’orient. 44 -31.

 

 

Les conjurés avaient cru qu’il suffisait de vingt coups de poignard pour tuer César. Et jamais César ne fut plus vivant, plus puissant, plus terrible, qu’après que sa vieille dépouille, ce corps flétri et usé, eût été percé de coups. Il apparut alors, épuré et expié, ce qu’il avait été, malgré tant de souillures, l’homme de l’humanité. Un acteur ayant prononcé au théâtre ce vers d’une tragédie : je leur donnai la vie ; ils m’ont donné la mort ! Il n’y eut point d’yeux qui ne s’emplissent de larmes, et il s’éleva comme un tonnerre de cris de douleurs, et de sanglots. Ce fut bien pis lorsque Antoine produisit ce pauvre cadavre, avec sa robe sanglante, lorsqu’on apprit qu’il avait dans son testament nommé Décimus Brutus tuteur de son fils adoptif, que la plupart des meurtriers étaient ses héritiers. Il leur avait de plus destiné les meilleures provinces de l’empire, à Décimus la Gaule Cisalpine, à l’autre Brutus la Macédoine, à Cassius la Syrie, l’Asie à Trébonius, la Bithynie à Cimber. L’indignation du peuple fut si forte qu’il prit les tisons du bûcher pour brûler les maisons des assassins. Antoine s’étant porté ainsi pour le vengeur de César, il fallut bientôt que les conjurés quittassent Rome et se retirassent dans l’Orient pour recommencer la guerre de Pharsale. Maintenant quel était cet Antoine, pour succéder à César ? Le premier soldat de César, mais un soldat, et un soldat barbare. Descendant d’Hercule, à ce qu’il disait, et fort comme Hercule, toujours ceint sur les reins d’une large épée et d’un gros drap comme en portaient les soldats, s’asseyant avec eux, buvant dans la rue, raillant, raillé, toujours de bonne humeur, Antoine avait fait ses premières armes en Égypte, il aimait l’orient, son éloquence était pleine d’un faste asiatique. Insatiable d’argent et de plaisirs, avide et prodigue, volant pour donner, il achetait sans scrupule la maison de Pompée, et se fâchait quand on lui demandait le paiement. César qui lui avait confié l’aile gauche à Pharsale, ne pouvait se passer de lui. Il le mit dans son char, quand il revint d’Espagne, comme pour faire triompher en lui ses vétérans. Antoine s’en souvint après la mort de César, et crut lui succéder. Cependant qu’était-il ?

Un homme d’avant-garde, un soldat sans génie, un superbe et pompeux acteur qui jouait César sans l’entendre. Que d’hommes en César ? Le hardi soldat, ami des Gaulois, des barbares, n’était qu’un des côtés inférieurs de cette âme immense. Antoine se perdit en oubliant qu’il n’était autre chose que l’homme de César. Le sénat ayant confirmé les actes du dictateur, Antoine se charge de les exécuter, y inscrit chaque jour quelque nouvel article, et trafique impudemment des dernières volontés d’un mort. Il dissipe l’argent légué au peuple par César. Il s’accommode avec le sénat, avec les Pompéiens ; il fait rappeler Sextus Pompée ; il fait tuer un homme qui se disait petit-fils de Marius, et qui dressait un autel à César. Il indique les légions par sa parcimonie, les décime pour punir leurs murmures, et fait égorger les vétérans sous ses yeux, sous les yeux de sa cruelle Fulvie. Cet homme-là ne sera point le successeur de César.

Il existait un César, un fils adoptif du dictateur qui venait d’arriver à Rome pour réclamer les biens de son père. Sauf son nom, celui-ci n’avait rien qui put plaire aux soldats. C’était un enfant de dix-huit ans, petit et délicat, souvent malade, boitant fréquemment d’une jambe, timide et parlant avec peine, au point que plus tard il écrivait d’avance ce qu’il voulait dire à sa femme ; une voix sourde et faible : il était obligé d’emprunter celle d’un héraut pour parler au peuple. Assez d’audace politique ; il en fallait pour venir à Rome réclamer la succession de César. D’autre courage, point ; craignant le tonnerre, craignant les ténèbres, craignant l’ennemi, et implacable pour qui lui faisait peur. À toutes ses victoires, à Philippes, à Myles, à Actium, il dormait ou était malade. En Sicile, quand il gagna les légions de Lépide et entra dans leur camp, quelques soldats faisant mine de vouloir mettre la main sur lui, il s’enfuit à toutes jambes, au grand amusement des vétérans qu’il fit ensuite égorger. Telle était la chétive figure du fondateur de l’empire. Son père était chevalier, banquier, usurier ; il n’en disconvenait pas. Ton aïeul maternel, disaient ses ennemis, était africain ; ta mère faisait aller le plus rude moulin d’Aricie ; ton père en remuait la farine d’une main noircie par l’argent qu’il maniait à Nerulum. Cette origine obscure n’en convenait que mieux à celui qui devait commencer le grand travail de l’empire, le nivellement du monde. Quand il prit la robe prétexte, elle lui tomba des épaules : c’est signe, dit-il lui-même, que je mettrai sous les pieds la prétexte sénatoriale. Octave ne laissait guère échapper de telles paroles : attentif à cacher sa marche, il employa avec une merveilleuse persévérance la ruse et l’hypocrisie. Il flatta Cicéron pour prévaloir contre Antoine ; il amusa celui-ci jusqu’à ce qu’il fût assez fort pour le perdre. Devenu maître du monde, il se fâchait quand on l’appelait maître, voulait toujours quitter l’autorité, se mettait à genoux devant le peuple pour ne pas être nommé dictateur, et mourait dans son lit en demandant à ses amis s’il avait bien joué la farce de la vie. Plutarque conte que dans les guerres de Sylla, Crassus envoyé par lui à travers un pays ennemi, demandait une escorte. Je te donne pour escorte, lui dit le dictateur, ton père indignement égorgé. Le jeune Octave n’avait pas autre chose en arrivant à Rome. Il déclara qu’il venait venger César, et acquitter ses legs au peuple romain. Il accusa de meurtre Brutus et Cassius ; il donna les jeux promis par César à l’occasion de sa victoire ; il vendit ses biens pour payer l’argent promis aux citoyens, et couvrit de honte Antoine qui avait retenu cet argent. Celui-ci poussa l’imprudence jusqu’à encourager les réclamations des gens qui se prétendaient dépouillés par César. Il autorisa un édile qui refusait de placer au théâtre le trône et la couronne d’or qu’Octave voulait y mettre à l’honneur de son père. Il défendit insolemment qu’on portât le jeune César au tribunat.

Le sénat caressait celui-ci sans l’aimer, dans l’espoir de diviser les césariens, et de les détruire les uns par les autres. Cicéron surtout était fort tendre pour le jeune homme, qui faisait semblant d’y être pris, et l’appelait son père : C’était, disait l’orateur avec sa légèreté ordinaire, un jeune homme qu’il fallait louer, charger d’honneurs, combler, accabler.

Dès qu’Antoine fut parti pour chasser Décimus Brutus de la Gaule cisalpine, un décret du sénat adjoignit le jeune César aux consuls Hirtius et Pansa, chargés de combattre Antoine et de secourir Brutus. C’était perdre à la fois Antoine, et Octave, à qui l’on ôtait sa popularité, en l’envoyant combattre pour un des meurtriers de son père. Les consuls vainquirent Antoine, délivrèrent Décimus Brutus assiégé dans Modène, et, mourant tous deux à point nommé, laissèrent Octave à la tête des légions. Cependant Antoine fugitif avait retrouvé une armée ; les soldats ne pouvaient manquer à un soldat comme lui ; ceux de Lépide le suivirent de Gaule en Italie. Octave lui-même traita volontiers avec Antoine. Cicéron avait cru n’avoir plus besoin de cet enfant ; le sénat lui refusait le consulat. Sans ressources militaires, sans autre défense que trois légions d’une fidélité douteuse, les sénateurs attendaient, sans comprendre l’étendue du danger, l’armée formidable où tous les vétérans de César se trouvaient réunis sous Antoine et Octave. Il faut voir dans Appien l’imprévoyance et les tergiversations misérables de Cicéron qui régnait alors à Rome, et dirigeait le sénat.

Antoine, Octave et Lépide eurent une conférence près de Bologne dans une île du Reno ; ils s’y partagèrent l’empire d’avance, et s’y promirent la tête de tous les grands de Rome. Ils voulaient, disent-ils dans leur proclamation qu’Appien a traduite en grec, ne pas laisser d’ennemis derrière eux, au moment de combattre les forces immenses de Brutus et de Cassius. Ils voulaient satisfaire l’armée. Cette armée barbare en grande partie, était mécontente de la douceur de César ; elle avait soif de sang romain. Les triumvirs avaient besoin d’argent contre un ennemi qui avait en ses mains les plus riches provinces de l’empire ; l’Italie étant épuisée, il n’y avait de ressources que la confiscation. Le prétexte était de venger César sur la vieille aristocratie qu’il avait épargnée pour sa ruine. Ce sanglant traité fut scellé par le mariage d’Octave avec la belle-fille d’Antoine. Les soldats voulant unir leurs chefs pour augmenter la force du parti, commandèrent cet hymen, et furent obéis. Les triumvirs entrant dans Rome, déclarèrent qu’ils n’imiteraient ni les massacres de Sylla, ni la clémence de César, ne voulant être ni haïs comme le premier, ni méprisés comme le second. Ils proscrivirent trois cents sénateurs et deux mille chevaliers. Pour chaque tête on donnait à l’homme libre vingt-cinq mille drachmes, à l’esclave dix mille et la liberté. La victoire de l’armée barbare de César vengea la vieille injustice de l’esclavage dont les nations barbares avaient tant souffert. Les esclaves eurent leur tour. Des sénateurs, des préteurs, des tribuns, se roulaient en larmes aux pieds de leurs esclaves, leur demandant grâce et les suppliant de ne point les déceler.

Plusieurs esclaves donnèrent des exemples de fidélité admirable. Plusieurs se firent tuer pour leur maître. Il y en eut un qui se mutila, et montrant un cadavre aux soldats qui venaient tuer son maître, il leur fit croire qu’il les avait prévenus pour se venger. Afin de montrer qu’il n’y avait point de grâce à demander, Antoine avait sacrifié son oncle et Lépide son frère. L’un et l’autre échappèrent, probablement de l’aveu des triumvirs. Cicéron fut moins heureux. L’hésitation qui lui avait nui si souvent, le perdit encore. Les meurtriers l’atteignirent avant qu’il pût fuir ou se cacher. Tout le monde plaignit cet homme doux et honnête auquel on n’avait pu, après tout, reprocher que la faiblesse. Sa tête fut apportée à Fulvie, qui la prit sur ses genoux, en arracha la langue, et la perça d’une aiguille qu’elle avait dans ses cheveux. Cette femme cruelle avait aussi fait proscrire un homme qui refusait de lui vendre sa maison. Quand on porta cette tête à Antoine : ceci ne me regarde pas, dit-il, portez à ma femme. La tête du malheureux fut clouée à sa maison, de crainte qu’on n’ignorât la cause de sa mort. Un préteur sur son tribunal, apprend qu’il est proscrit, descend et se sauve ; mais il était déjà trop tard. Un autre voit un centurion qui poursuit un homme : celui-ci est donc proscrit, dit-il. Vous l’êtes aussi, lui dit le centurion, et il le tue. Un enfant allait aux écoles avec son précepteur, les soldats l’arrêtent : il était proscrit. Le précepteur se fit tuer en le défendant. -un adolescent prenait la robe prétexte, et se rendait aux temples. Son nom est sur les tables. à l’instant son brillant cortège disparaît ; il fuit chez sa mère. Chose cruelle à dire, elle lui ferme sa porte. Comme il se sauvait dans les champs, il fut pris par des gens qui pressaient des esclaves pour les faire travailler à la terre ; mais il ne put supporter une vie si dure : il rapporta sa tête aux meurtriers. Un préteur sollicitait les suffrages pour son fils. Il apprend qu’il est proscrit, se sauve dans la maison d’un de ses clients, et son fils y conduit les assassins. Thoranius atteint par les meurtriers, se réclame de son fils, ami d’Antoine : mais c’est ton fils, lui dirent-ils, qui t’a dénoncé. Velleius Paterculus a dit sur ces proscriptions un mot qui fait horreur : il y eut beaucoup de fidélité dans les femmes, assez dans les affranchis, quelque peu chez les esclaves, aucune dans les fils ; tant, l’espoir une fois conçu, il est difficile d’attendre ! Des triumvirs, le plus insolent fut sans doute Antoine ; mais le plus cruel, Octave. Par cela même qu’il avait honte de tuer pour tuer, et qu’il prenait la vengeance de César pour prétexte, il était impitoyable. Et puis la lâcheté le rendait féroce. Un jour, il croit voir le préteur Q. Gallus tenir quelque chose de caché dans sa robe, il n’ose avouer ses craintes et le fait fouiller sur-le-champ. Mais ensuite, il le fit torturer, et quoiqu’il n’avouât rien, il se jeta sur lui, et si l’on en croit son biographe, lui arracha les yeux avant de le faire égorger. Sa soeur Octavie sut pourtant lui enlever une victime. De concert avec elle, la femme d’un proscrit cache son mari dans un coffre, et le porte au théâtre. Lorsque Octave fut assis, cette femme en pleurs ouvrit ce coffre devant tout le peuple. L’émotion des spectateurs obligea Octave de pardonner. La nature réclamait ainsi quelquefois par la voix du petit peuple, qui n’avait rien à craindre, et qui au contraire était redouté. Ainsi il força les triumvirs à punir deux esclaves qui avaient trahi leurs maîtres, et à récompenser un autre qui avait sauvé le sien. Le peuple protégea aussi plusieurs proscrits qui excitaient sa pitié. Un de ces malheureux se fit raser, et enseigna publiquement les lettres grecques. Son humiliation fit sa sûreté. Oppius emporta son père sur son dos, et fut défendu par le peuple. Plus tard, quand Oppius devint édile, les ouvriers travaillèrent gratis aux préparatifs des jeux qu’il devait donner, et tous les pauvres voulurent contribuer.

Les triumvirs eux-mêmes se lassèrent de cette saturnale effroyable, où leurs soldats commençaient à ne plus les respecter. Ils avaient poussé l’insolence jusqu’à demander à Octave de leur livrer les biens de sa mère qui venait de mourir. Les triumvirs accueillirent donc avec faveur la réclamation solennelle d’un grand nombre de femmes distinguées qu’ils avaient frappées d’une contribution. Ils finirent même par charger un des consuls de réprimer les excès des soldats. Personne n’osait sévir contre ceux-ci, mais on punit des esclaves qui s’étaient mis à piller avec eux.

Cependant l’Asie fut presque aussi maltraitée par Cassius que l’Italie par les triumvirs. Le même besoin d’argent motivait les mêmes violences. Il prit Rhodes, et quoiqu’il eût été élevé dans cette ville, il fit égorger cinquante des principaux citoyens. Il ruina l’Asie, en exigeant d’un coup le tribut de dix années. Les magistrats de Tarse, frappés d’une contribution de quinze cents talents, et pressés par les soldats qui se permettaient toutes sortes de violences, vendirent toutes les propriétés publiques. Puis, ils dépouillèrent leurs temples. Et cela ne suffisant pas encore, ils firent vendre des personnes libres, des enfants, des femmes et des vieillards, des jeunes gens même, dont la plupart aimèrent mieux se donner la mort.

Ces cruelles nécessités de la guerre civile étaient pour l’âme de Brutus une véritable torture. Il portait la plus pesante des fatalités, celle qu’on s’est imposée par un acte volontaire. Après la mort de César, il avait obtenu des autres conjurés qu’on épargnât Antoine. Il avait montré la même douceur envers un frère du triumvir, C. Antonius, qui tomba entre ses mains. Mais le prisonnier essayant de débaucher les soldats de Brutus, l’officier à la garde duquel il l’avait confié, déclara qu’il ne pouvait plus en répondre. Il fallut bien sacrifier Antonius. Il passe ensuite en Asie, et trouve à Xanthe une résistance désespérée. Les habitants voyant leur ville forcée et envahie par les flammes, se tuent pour la plupart les uns les autres ; Brutus entrant à Xanthe, n’y trouve plus que des cendres. En même temps le besoin d’argent le contraignait aux mesures les plus violentes.

Hélas ! Qui souffrait de tout cela plus que Brutus ? Son âme était malade de ce continuel effort. Il avait beau se roidir, opposer le raisonnement à la nature, la pauvre humanité faiblissait en lui. Troublé, et comme effarouché, il redemandait le repos et la force de l’âme à cette philosophie inflexible qui lui avait imposé de si cruels sacrifices. Il donnait le jour aux affaires, la nuit à la lecture des stoïciens pour se confirmer et se raffermir un peu. Une nuit donc qu’il n’avait dans sa tente qu’une petite lumière, il crut entendre quelqu’un entrer, et regardant vers la porte, il aperçut une figure étrange qui semblait d’un spectre. Il eut assez de force pour lui adresser la parole, et dire : qui es-tu ? Que veux-tu ?je suis ton mauvais génie, dit le fantôme ; tu me reverras à Philippes !

Ce fut en effet dans les plaines de Philippes que se donna la bataille. Brutus voulait en finir. Chaque jour le poussait malgré lui à quelque acte violent. Ne pouvant ni garder les prisonniers, ni les délivrer sans péril, il avait donné l’ordre de les égorger. Les troupes risquaient de l’abandonner ; plutôt que de compromettre la grande cause à laquelle il avait déjà tant sacrifié, il leur promit le pillage de Lacédémone et de Thessalonique. Plus tard, lorsque son collègue eut été tué, les amis de Brutus exigèrent qu’il leur abandonnât quelques bouffons qui se moquaient de Cassius, et il fallut encore y consentir. Il ne faut pas s’étonner s’il voulut à tout prix terminer cette lutte funeste, qui lui avait coûté tous les biens de l’âme, l’humanité, l’amitié, le repos de la conscience, et qui peu à peu lui arrachait sa vertu.

Un jour que Cassius lui reprochait sa sévérité pour un voleur des deniers publics, Brutus lui dit : Cassius, souvenez-vous des ides de Mars. Ce jour-là, nous avons tué un homme qui ne faisait point de mal, mais le laissait faire. Mieux valait endurer les injustices des amis de César que de fermer les yeux sur celles des nôtres.

Brutus et Cassius, étant maîtres de la mer, ne manquaient pas de vivres, tandis que l’armée d’Antoine et Octave mourait de faim. Leur flotte, à leur insu, venait de remporter une grande victoire sur celle des Césariens. Mais ils ne retenaient qu’avec peine leurs soldats dans leur parti. Antoine était l’homme des vétérans, et il leur coûtait de combattre pour les meurtriers de César. D’ailleurs Brutus ne voulait plus attendre ; il fallait qu’il se reposât, au moins dans la mort. Cassius se laissa entraîner, et consentit à la bataille.
Quelques-uns veulent que ce soit Antoine, qui par une attaque hardie, ait forcé l’autre parti de combattre. Brutus fut vainqueur ; Cassius eut son camp forcé. Il ignorait le succès de Brutus ; croyant tout perdu, il se retira dans une tente, et s’y fit donner la mort. Depuis la défaite de Crassus, à laquelle il avait échappé, Cassius avait à sa suite un de ses affranchis, nommé Pindarus, qu’il réservait pour un pareil moment. Pindarus ne reparut plus après la mort de Cassius ; ce qui fit penser qu’il l’avait peut-être tué sans en recevoir l’ordre. Le découragement des troupes de Cassius et leur jalousie, les défections qui avaient lieu sous ses yeux même, décidèrent Brutus à livrer une seconde bataille. Du côté où il combattait en personne, il eut encore l’avantage ; mais l’autre aile étant battue, toute l’armée des triumvirs tomba sur lui et l’accabla. A la faveur de la nuit, il se tira un peu à l’écart, et voyant qu’il ne pouvait échapper, il pria le rhéteur Straton de lui donner la mort. On dit qu’auparavant, il leva les yeux au ciel, et prononça deux vers grecs :
vertu ! Vain mot, vaine ombre, esclave du hasard ! Hélas ! J’ai cru en toi.

Ce mot amer, le plus triste sans doute que nous ait conservé l’histoire, semble indiquer que cette âme si passionnée pour le bien, était pourtant moins forte que celle de Caton, son modèle. Fallait-il que Brutus estimât la vertu par le succès ? Les vainqueurs eux-mêmes en jugèrent mieux. Ils honorèrent les restes du vaincu. Antoine jeta sur son corps un riche vêtement, et ordonna qu’on lui fit des funérailles magnifiques. Un ami de Brutus s’était dévoué pour le sauver, et s’était fait prendre, en criant qu’il était Brutus. Antoine s’attacha cet homme qui lui resta fidèle jusqu’à la mort. L’illustre Messala appelait toujours Brutus son général, et plus tard, en présentant le rhéteur Straton à Auguste, il lui disait : César, voilà celui qui a rendu le dernier service à mon cher Brutus. Auguste demandait à Messala pourquoi il avait combattu avec tant d’ardeur contre lui à Philippes, pour lui à Actium : César, répondit-il hardiment, j’ai toujours été du parti le plus juste.

Octave s’était absenté de la bataille, malade de corps, ou plutôt de courage. Ce jour-là, disait-il dans ses mémoires, un dieu m’avait averti en songe de veiller sur moi. Il fut impitoyable pour les vaincus. Il en fit tuer un grand nombre. Un père et un fils demandant grâce, il promit la vie au fils à condition qu’il tuerait son père, et le fit ensuite égorger lui-même. Un autre ne demandait que la sépulture : les vautours y pourvoiront, répondit l’homme sans pitié.

Le parti vaincu était toujours maître de la mer, et fort dans l’orient. Un lieutenant de Brutus amena les Parthes dans la Syrie et jusqu’en Cilicie. D’autre part, Sextus, fils de Pompée, tenait la Sicile, et y recevait les proscrits, les esclaves fugitifs. Il augmenta ses forces d’une partie de la flotte de Brutus ; le reste se soumit plus tard à Antoine. Octave se chargea de combattre Sextus, tandis qu’Antoine repousserait les Parthes. Celui-ci avait pris pour lui le riche orient, la guerre des Parthes et les projets de Jules César ; Octave avait les provinces ruinées de l’occident, une guerre civile à soutenir, et l’Italie à dépouiller, pour donner aux vétérans les terres qu’on leur avait promises. Antoine dit aux grecs d’Asie : vous fournirez l’argent, l’Italie les terres. Il leva l’argent en effet, mais n’en fit guères part aux vétérans. Octave, au contraire, tint parole : il dépouilla tous les temples de l’Italie. Il chassa impitoyablement les propriétaires, et se vit entre la multitude furieuse de ceux auxquels il prenait, et une armée insatiable qui l’accusait de ne pas prendre assez. Dans une assemblée où Octave devait venir pour les haranguer, les soldats mirent en pièces un centurion qui essayait de les calmer, et placèrent son corps sur le chemin d’Octave. Il osa à peine se plaindre. Dans toutes les villes, ce n’était que combats entre les soldats et le peuple. Les mécontents de toute espèce, gens expropriés, proscrits, vétérans même, trouvèrent des chefs dans le frère et la femme d’Antoine. Ils accusaient Octave de distribuer toutes les terres en son nom, et de s’attirer à lui seul la reconnaissance de l’armée. En réalité, Fulvie voulait ramener en Italie, au moins par une guerre, son infidèle époux qui s’oubliait dans l’orient ; ou peut-être, se venger d’Octave, son gendre, qu’elle aimait plus qu’il ne convenait à une belle-mère, et qui l’avait dédaignée. Elle passait les légions en revue, l’épée au côté, et leur donnait le mot d’ordre. L’armée déclara qu’elle voulait juger entre Octave et L Antonius, et les assigna à comparaître devant elle pour tel jour dans la ville de Gabies. Octave s’y rendit humblement : Fulvie et Antonius n’y vinrent pas, et se moquèrent du sénat botté. Ce mot leur porta malheur : malgré les vaillants gladiateurs que lui avaient donné les sénateurs de son parti, L. Antonius, enfermé dans Pérouse, y fut réduit à une horrible famine, et enfin obligé de se rendre. La ville entière fut réduite en cendres par les vaincus eux-mêmes. Le vainqueur fit mourir impitoyablement les chefs du parti, excepté L. Antonius. Pour les simples légionnaires, il eût voulu du moins leur faire sentir par des reproches amers le prix de la grâce qu’il leur accordait ; mais ses propres soldats prirent les vaincus dans leurs bras, les appelant leurs frères et leurs camarades, et ils firent tant de bruit que leur général ne put jamais parler.

Antoine qui s’endormait dans l’orient auprès de la reine d’Égypte, fut réveillé par la guerre de Pérouse et par les cris de Fulvie. Il débarqua bientôt à Brindes avec une flotte de deux cents vaisseaux, déterminé à s’unir avec Sextus pour accabler Octave. Mais des deux côtés, les soldats ne se souciaient pas de combattre ; ils commandèrent la paix ; Fulvie était morte ; ils marièrent Antoine à Octavie, soeur d’Octave, comme ils avaient autrefois marié Octave à la belle-fille d’Antoine. Pour Sextus, ce fut le peuple de Rome qui força Antoine et Octave de s’arranger avec lui. Le blé de la Sicile ne venant plus à Rome, celui de l’Afrique étant arrêté par les flottes de Sextus, la populace trouva du courage dans la famine et le désespoir. Elle soutient des combats acharnés contre les meilleurs soldats d’Antoine et d’Octave ; tous deux faillirent périr dans ces émeutes. Il fallut bien traiter avec Sextus : mais personne n’était de bonne foi. Ils promettaient de lui laisser la Sicile, et de lui donner l’Achaïe, de sorte qu’il eût été maître de tous les ports du centre de la Méditerranée ; ils devaient rendre aux proscrits le quart de leurs biens, condition inexécutable, mais qui sauvait l’honneur de Sextus. De son côté, Sextus s’engageait à envoyer du blé en Italie, et à ne plus recevoir de fugitifs. C’était signer sa ruine, s’il eût tenu parole. Les transfuges de l’Italie, mécontents ou esclaves, faisaient toute la force de Sextus : ses lieutenants voyaient ce traité avec peine. On assure que pendant une entrevue sur les bords de la mer, Ménas, affranchi de Sextus et commandant de ses flottes, lui dit à l’oreille : laissez-moi enlever ces gens-ci, et vous êtes le maître du monde. Sextus répondit tristement : que ne le faisais-tu, au lieu de le dire ?

Le nouvel arrangement semblait peu favorable à Octave. Antoine avait toutes les provinces de l’Orient, jusqu’à l’Illyrie. Il laissait à son collègue l’Italie ruinée et quatre guerres : l’Espagne et la Gaule en armes, Sextus en Sicile, et Lépide en Afrique. Octave devait périr, ou se fortifier tellement dans cette rude gymnastique, qu’il ne lui en coûterait plus pour devenir seul maître du monde.

Le salut d’Octave et sa gloire fut d’avoir démêlé et élevé deux hommes, deux simples chevaliers, qui furent comme ses bras, qui ne lui manquèrent jamais, et qui ne pouvaient le supplanter ; c’étaient deux hommes incomplets ; Agrippa n’était qu’une machine de guerre, admirable, il est vrai, mais dépourvue d’intelligence politique ; l’autre était Mécène, esprit souple et délié, génie féminin, incapable d’action virile, mais admirable pour le conseil. Mécène semblait fait exprès pour calmer et assoupir l’Italie après tant d’agitations. Lorsqu’on le voyait rester au lit jusqu’au soir, marcher entre deux eunuques, ou siéger à la place d’Auguste avec une robe flottante et sans ceinture, on eût pu reconnaître, sous cette ostentation de noblesse et de langueur, le fondateur systématique de la corruption impériale. Son art fut de rester toujours petit ; jamais il ne voulut s’élever au-dessus du rang de chevalier. Cette position inférieure, et ce rôle convenu de femmelette, lui permettaient de dire à Auguste les choses les plus hardies. Un jour que l’ancien triumvir siégeait sur son tribunal, et se laissait emporter à prononcer plusieurs sentences de mort, Mécènes, ne pouvant percer la foule, écrivit deux mots sur ses tablettes, et les jeta à Auguste. Elles portaient : lève-toi donc enfin, bourreau. Auguste comprit ce conseil politique, et se leva en silence. Avant Mécène et Agrippa, sa domination fut sanguinaire ; elle fut malheureuse après eux. Jamais, sans ces deux hommes, il ne fût venu à bout de Sextus et d’Antoine. Il fallait remettre l’ordre en Italie. Il fallait substituer peu à peu aux légions indociles qui avaient vaincu à Philippes, une armée qui valut celle d’Antoine ; la discipliner, l’aguerrir. Il fallait, sous les yeux de Sextus, maître de la mer, construire des vaisseaux, exercer des matelots. L’armée se forma peu à peu en combattant les Pannoniens, les Dalmates, les Gaulois et les Espagnols. La flotte, détruite dix fois par les tempêtes et par l’ennemi, réparée, exercée dans le lac Lucrin, dont Agrippa s’était fait un port, préluda par ses victoires sur les marins habiles de Sextus Pompée au succès d’Actium, plus brillant et moins difficile.

Ce n’était pas sans cause que Pompée avait autrefois traité si doucement les pirates, au point de combattre pour eux contre Metellus qui s’acharnait à leur perte. Leur ville de Soles en Cilicie devint Pompeiopolis. Il est probable, d’après la supériorité de sa marine dans la guerre civile, qu’il en tira de grands secours : ce fut en Cilicie, qu’après Pharsale, il délibéra sur le choix de sa retraite. Sous Brutus et Cassius, le parti pompéien eut aussi l’avantage sur mer. Mais tant que ce parti eut des ressources considérables, il rendit inutile cette marine puissante en la laissant sous les ordres de généraux romains, étrangers à la mer, tels que Bibulus et Domitius. Sextus Pompée, demi barbare, qui avait si longtemps vécu de brigandage en Espagne, n’hésita pas de confier le commandement de ses flottes à deux affranchis de son père. Ménécrate et Ménodore, vraisemblablement deux anciens chefs de pirates, que le grand Pompée avait ramenés captifs et s’était attachés. Sextus n’hésita même pas de sacrifier à ces hommes indispensables le proscrit Murcus, qui, après Philippes, lui avait amené une grande partie de la flotte de Brutus.

Pendant trois ans (39-36), Octave n’eut guères que des revers, malgré sa persévérance et l’opiniâtre courage d’Agrippa. Les vaisseaux d’Octave, grands et lourds, étaient toujours atteints par ceux de l’ennemi, frappés de leurs éperons, désagrégés, brisés, coulés. Les vents et la mer étaient pour Sextus ; Octave ne lançait de nouvelles flottes que pour les voir détruites par les tempêtes. Soit superstition, soit pour flatter ses marins, Sextus s’était déclaré fils de Neptune, et se montrait en public avec une robe de couleur glauque. Dans les théâtres de Rome, la statue de Neptune était saluée par les acclamations du peuple ; Octave n’osa plus l’y laisser paraître. à chaque défaite, il craignait un soulèvement de Rome affamée par Sextus ; il y envoyait Mécène en toute hâte, pour calmer et contenir la multitude. Et cependant il persévérait. Toujours sur les rivages, construisant, réparant des flottes, formant des matelots, deux fois presque pris par Sextus, passant des nuits d’orage sans autre abri qu’un bouclier gaulois. Ce qui lui était le plus utile, c’était de gagner les lieutenants de son ennemi. Ménodore passa quatre fois de l’un à l’autre parti. Ces défections passagères avaient pourtant l’avantage d’améliorer la marine d’Octave, et de lui apprendre le secret de ses défaites. Aussi finit-il par prévaloir ; il parvint à débarquer en Sicile, et défit Sextus. Lépide était venu d’Afrique pour prendre part, ou traiter avec Pompée. Pendant qu’il marchande avec lui, Octave détruit l’armée de Sextus, gagne celle de Lépide, et se voit à la tête de quarante-cinq légions. Sextus se sauva en Orient ; il y avait sans doute des intelligences dans les provinces où son père avait autrefois établi les pirates vaincus. Il envoya aux Parthes, et à Antoine, traitant à la fois avec lui et contre lui : celui-ci, auquel il eût pu être si utile sur mer, le fit ou le laissa tuer. C’était rendre un grand service à Octave : il n’avait plus d’autre rival qu’Antoine. La guerre ne tarda pas à éclater entre eux. Reprenons de plus haut les affaires d’Orient. La domination d’Antoine n’y avait pas été sans gloire : ses lieutenants repoussèrent les parthes, qui, sous la conduite du Pompéien Labienus avaient envahi la Syrie, la Cilicie, et jusqu’à la Carie (42-38). Ventidius les battit deux fois en Syrie, tua Pacorus, fils de leur roi, et vengea Crassus. Sosius prit Jérusalem, détrôna Antigone que les barbares y avaient établi, et mit en possession de ce royaume Hérode, ami dévoué d’Antoine. La Judée, si forte dans ses montagnes, placée à l’angle oriental de l’empire, entre la Syrie et l’Égypte, dont le commerce était détourné par l’entrepôt de Palmyre, eût été entre les mains des Parthes le plus formidable avant-poste des ennemis du nom romain. Cependant un autre lieutenant d’Antoine, Canidius, pénétrait dans l’Arménie, battait les Ibériens et les Albaniens, et s’emparait des défilés du Caucase, de ce grand chemin des anciennes migrations barbares, par lequel Mithridate avait si longtemps introduit les populations scythiques dans l’Asie-Mineure. Ainsi, Antoine se trouvait maître des trois grandes routes du commerce du monde, celle du Caucase, celle de Palmyre, et celle d’Alexandrie.

Après la bataille de Philippes, Antoine avait parcouru la Grèce et l’Asie pour lever l’argent promis aux légions victorieuses. La pauvre Asie, si maltraitée par Cassius et Brutus, fut obligée de payer un second tribut dans la même année ; encore tout cela profitait peu. Antoine, incapable d’ordre et de surveillance, laissait perdre cet argent levé avec tant de peine. Tous les siens l’imitaient. Ce n’était près de lui que jeux et que fêtes, et ces fêtes faisaient pleurer toute l’Asie. À son arrivée, les farceurs, les chanteurs, les bouffons de l’Italie qui jusque-là faisaient ses délices, furent éclipsés par ceux de l’orient. Les Ioniens, les Syriens s’emparèrent d’Antoine ; ils amenèrent dans Éphèse le nouveau Bacchus au milieu des choeurs de bacchantes et de satyres. C’était dans leurs chants Bacchus l’aimable et le bienfaiteur ; si bienfaisant en effet, que pour un plat qui lui avait semblé bon, il donnait au cuisinier la maison d’un de ses hôtes. Quelquefois pourtant, il faut le dire, Antoine avait honte de tout cela, il s’affligeait de ses injustices et de celles des siens, il les avouait, et par cette bonne foi, il expiait une partie de ses torts.

Il partait pour cette guerre des Parthes que Ventidius acheva avec tant de gloire, lorsqu’il voulut auparavant demander compte à la reine d’Égypte de la conduite équivoque qu’elle avait tenue dans la guerre civile, et en tirer quelque argent. Il lui manda de venir le trouver à Tarse en toute hâte. Cléopâtre ne se pressa pas. Elle connaissait bien sa puissance. Arrivée en Cilicie, elle remonta le Cydnus sur une galère parée avec le luxe voluptueux de l’Orient. La poupe était dorée, les voiles de pourpre, et des rames argentées suivaient la cadence des flûtes et des lyres. Des amours et des néréides entouraient la déesse, couchée nonchalamment sous un pavillon égyptien. Sur les deux rives, l’air était enivré des parfums d’Arabie. Pour voir cette Vénus, cette Astarté qui venait visiter Bacchus, toute la ville courut au fleuve. Antoine resta seul sur son tribunal.

Il invita la reine ; mais elle exigea qu’il vint le premier. Elle l’étonna d’une magique illumination ; les plafonds, les lambris de la salle du banquet étincelaient de mille figures symétriques ou bizarres, tracées comme d’une main de feu. Dès ce premier jour elle domina Antoine, le flatta, le railla hardiment, mania à son gré la simplesse du soldat d’Italie, l’enrôla à sa suite, et revenant à Alexandrie, elle y ramena le lion en laisse. Cette puissance de Cléopâtre n’était pas tant dans sa beauté. La taille de celle qui entrait chez César enveloppée dans un paquet et sur les épaules d’Apollodore, ne pouvait être très imposante. Mais cette petite merveille, avait mille arts, mille grâces variées, et le don de toutes les langues. Elle se transformait tous les jours pour plaire à Antoine. Sans doute dans la vie inimitable dont parle le bon Plutarque, les huit sangliers toujours à la broche, prêts pour toute heure, et à différents points, n’entraient pas pour beaucoup. Mais Cléopâtre ne le quittait ni nuit ni jour. Pour enchaîner son soldat, elle s’était faite soldat elle-même ; elle chassait, jouait, buvait, le suivait dans ses exercices. Le soir, l’imperator et la reine d’Égypte, s’habillant en esclaves, couraient les rues, s’arrêtaient aux portes, aux fenêtres des gens pour rire à leurs dépens, au risque d’attraper des injures ou des coups. Battu dans les rues d’Alexandrie, moqué par Cléopâtre, Antoine était ravi.

Cette vie inimitable fut interrompue par la guerre de Pérouse, et l’aigre clameur de Fulvie, qui menaçait Antoine d’être bientôt dépouillé de l’empire par son astucieux rival. Il résolut d’être homme, s’arracha de l’Égypte, et débarqua à Brindes. Nous avons vu comment Octave lui donna sa soeur pour épouse. C’était un moyen d’avoir toujours auprès d’Antoine un négociateur zélé, et un témoin de toutes ses démarches. Telle était la politique d’Octave. Son biographe prétend que lui-même il faisait l’amour à toutes les femmes de Rome pour savoir le secret des maris. Lorsque Sextus Pompée allait être accablé, et qu’Antoine reconnaissant le danger, passa de nouveau en Italie, Octave arrêta son rival par l’influence de sa soeur, qui désarma Antoine et le perdit, sans le savoir, en lui faisant manquer la dernière occasion qu’il eût de prévaloir sur Octave.

Dans l’entrevue de Brindes et aux fêtes de son mariage avec Octavie, Antoine jouait souvent avec Octave, mais il perdait toujours. Un devin égyptien lui dit un jour : ton génie redoute le sien ; il faiblit devant celui de César. Ce mot, dicté peut-être par Cléopâtre, n’en était pas moins d’un sens profond. Le chef de l’Orient devait rompre avec l’Occident. Lorsque Antoine, las d’Octavie, dont la sérieuse figure lui représentait sans cesse son odieux rival, la laissa en Grèce et passa en Asie, la passion le conduisait sans doute, mais la politique pouvait le justifier. Alexandre Le Grand, descendu d’Hercule, comme Antoine, n’avait-il pas uni les vainqueurs et les vaincus, en épousant les filles des Perses, en adoptant leur costume et leurs moeurs ? Octave possédait Rome, c’était sa capitale ; la seule Alexandrie pouvait être celle d’Antoine. Cette ville était le centre du commerce de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe, le caravansérail où venait s’abriter à son tour toute nation, toute religion, toute philosophie ; l’hymen de la Grèce et de la barbarie, le noeud du monde oriental. Ce monde apparaissait tout entier en la reine d’Alexandrie. Quelle reine ! Vive et audacieuse comme César, son premier amant, Mithridate femelle, étonnant de sa sagacité tous les peuples barbares, et leur répondant dans leurs langues ; génie varié, vaste et multiple, comme la toute féconde Isis, sous les attributs de laquelle elle triomphait dans Alexandrie. Il paraît qu’elle était adorée de l’Égypte. Lorsque après sa mort, on renversa les statues d’Antoine, un alexandrin donna cinq millions de notre monnaie, pour qu’on laissât debout celles de Cléopâtre.

Avant d’entreprendre la guerre des Parthes, Antoine réunit au royaume d’Égypte tout le bassin de la mer de Syrie ; c’est-à-dire toutes les contrées maritimes et commerçantes de la Méditerranée orientale, la Phénicie, la Cœlésyrie, l’île de Chypre, une grande partie de la Cilicie ; de plus, le canton de la Judée qui porte le baume, et l’Arabie des Nabathéens, par où les caravanes se rendaient vers les ports de la mer des Indes. Placer ces diverses contrées dans la main industrieuse des Alexandrins, c’était le seul moyen de leur rendre l’importance commerciale qu’elles avaient perdue depuis la ruine de Tyr et la chute de l’empire des perses.

Antoine distribua les trônes de l’Asie occidentale avant d’envahir la Haute Asie. Le moment semblait venu d’accomplir les projets de César. Les Parthes étaient divisés. Plusieurs d’entre eux, réfugiés près d’Antoine, lui contaient que leur nouveau roi Phraate avait tué son père et ses vingt-neuf frères. Le roi d’Arménie, ouvrant le passage par ses montagnes, dispensait les romains de traverser les plaines si fatales à Crassus. La cavalerie légère d’Arménie venait se joindre aux irrésistibles escadrons des Gaulois et des Espagnols qu’emmenait Antoine ; mais il fallait se hâter. Les Parthes se dispersaient pendant l’hiver, et ne paraissaient point en campagne. On devait trouver Phraate désarmé en l’attaquant au commencement de cette saison. Antoine se souvenait, d’ailleurs, que la célérité avait été le principal moyen du grand César. Il laissa donc sous l’escorte de deux légions, les machines de guerre qui le retardaient, pénétra rapidement dans le pays ennemi, et vint mettre le siège devant Praapsa (ou Phraata).

Le siège traînait en longueur, faute de machines ; elles avaient été interceptées par les Parthes avec les deux légions. Antoine avait beaucoup de peine à nourrir sa cavalerie ; le roi d’Arménie emmena la sienne, découragé ou gagné par les Parthes. Dès lors il n’y avait plus de succès à espérer. Phraate profita de ce moment et traita avec Antoine. Le roi barbare lui promit une retraite sûre, et pendant cette retraite de vingt-sept jours, il lui livra dix-huit combats. Plus habile que Crassus, Antoine prit le chemin des montagnes, et découragea les Parthes par les charges vigoureuses de sa cavalerie gauloise. Au milieu de ces attaques continuelles, et de tous les maux que pouvait endurer une armée dans un pays nu, sans vivres, sans chemin, coupé d’âpres rochers et de grands fleuves, le romain s’écria plusieurs fois : ô dix mille ! La retraite d’Antoine ne fut guère moins glorieuse que celle de Xénophon. Il y fit admirer son humanité autant que son courage. Parvenus aux bords d’une rivière, au-delà de laquelle ils ne voulaient plus le poursuivre, les Parthes, débandant leurs arcs, exhortèrent les Romains à passer paisiblement, et leur exprimèrent leur admiration. Antoine avait perdu vingt-quatre mille hommes. Il en perdit encore huit mille par une marche forcée que rien ne motivait, que son impatience de revoir Cléopâtre. Le seul roi d’Arménie était la cause du mauvais succès d’Antoine. Celui-ci trouva moyen de s’emparer en trahison de l’Arménien et de son royaume. Maître des fortes positions de l’Arménie, il menaçait de bien près les Parthes. Mais avant de les attaquer, il retourna encore en Égypte, où il voulait montrer son captif, et triompher dans sa Rome orientale. Cette adoption solennelle des vaincus, qui révoltait les Macédoniens contre Alexandre, n’indisposa pas moins les Romains contre Antoine. Ce fut avec étonnement et une sorte d’horreur, qu’ils le virent siéger près de son Isis, sous les attributs d’Osiris. Il avait fait dresser sur un tribunal d’argent, deux trônes d’or, un pour lui, l’autre pour Cléopâtre et Césarion, qu’il déclara fils de César. Il donna ensuite le titre de roi des rois, aux enfants qu’il avait eus de cette reine. Alexandre eut pour partage l’Arménie, la Médie et le royaume des Parthes, qu’Antoine espérait conquérir. Ptolémée, son second fils, eut la Phénicie, la Syrie et la Cilicie... etc. Ce fut pour Octave un beau et populaire sujet de guerre. Sa cause devint celle de Rome. Toutefois pour rendre Antoine plus odieux encore, il envoya Octavie en Grèce avec des présents d’armes, d’argent, de chevaux. Elle fit demander à son mari où il voulait qu’elle lui amenât tout cela. Antoine lui ordonna de rester en Grèce, et plus tard de quitter sa maison de Rome. On la vit avec compassion emmener avec ses enfants ceux qu’Antoine avait eus de Fulvie. Ainsi les vertus de la soeur servaient la politique du frère. Octave accuse alors Antoine dans le sénat d’avoir démembré l’empire et introduit Césarion dans la famille de César. Il arrache aux vestales le testament qu’Antoine avait déposé entre leurs mains, l’ouvre, et le lit au sénat. En même temps, il faisait courir le bruit qu’Antoine voulait donner Rome à Cléopâtre, que les soldats romains portaient déjà le chiffre de la reine sur leurs boucliers. Les principaux témoins contre Antoine étaient un Calvisius, un Plancus, homme consulaire, qui avait longtemps amusé Antoine de ses bouffonneries ; il s’était fait honneur dans les orgies d’Alexandrie, pour avoir joué avec beaucoup de naturel le dieu poisson Glaucus, avec un costume vert de mer et une queue pendante. Reprenant sa place au sénat, il y accusa son maître ; il le représenta suivant à pied la litière de Cléopâtre, avec ses eunuques ; s’interrompant sur son tribunal, au milieu des rois et des tétrarques, pour lire les jolies tablettes d’amour en cristal et en cornaline, que lui envoyait la reine ; un autre jour, descendant de son tribunal, et laissant tout seul l’illustre Furnius qui plaidait devant lui, pour se joindre au cortège de la reine qui passait sur la place, et soutenant sa litière comme un esclave. On soupçonnait Calvisius et Plancus d’avoir forgé une bonne partie de ces accusations.

Elles étaient soutenues par Octave, qui voulut dans cette affaire n’agir qu’au nom du sénat. Toutefois les motifs de guerre étaient bien faibles en réalité. Si la guerre se faisait pour l’intérêt de Rome, qu’importait le divorce d’Octavie, et l’introduction de Césarion dans la famille Julia ? Si elle était entreprise pour venger les torts d’Antoine envers Octave, le don fait par le premier à la reine d’Égypte, était aussi légitime que toute cession analogue faite par Octave d’une des provinces qui composaient son partage. Les consuls en jugèrent ainsi, et passèrent tous deux du côté d’Antoine. Le sénat, dominé par Octave, ôta à son rival la puissance triumvirale, et déclara la guerre à la reine d’Égypte. Ce n’est pas Antoine, disait Octave, que nous aurons à combattre ; les breuvages de Cléopâtre lui ont ôté la raison ; nos adversaires seront l’eunuque Mardion, un Pothin, une Charmion, une Iras, coiffeuse de Cléopâtre.

Octave n’était pourtant pas si rassuré qu’il le disait. Antoine avait deux cent mille hommes de pied, douze mille cavaliers, huit cents vaisseaux, dont deux cents étaient fournis par Cléopâtre. Le roi de Pont, ceux des Arabes, des Juifs, des Galates, des Mèdes, lui avaient envoyé des secours ; ceux de Cilicie, de Cappadoce, de Paphlagonie, de Commagène, de Thrace, étaient venus en personne soutenir la cause commune du monde barbare. Une armée de Gètes était en marche. On a blâmé les délais d’Antoine, et son long séjour à Samos avec Cléopâtre. Mais je ne sais s’il fallait moins de temps pour réunir tant de troupes diverses du fond de l’Asie jusqu’à l’Adriatique. Octave, dont les forces étaient moins dispersées, fut prêt le premier, passa la mer avec deux cent cinquante vaisseaux, et débarqua près d’Actium une armée d’environ cent mille hommes.

Cléopâtre voulait qu’on lui dût la victoire ; elle insista pour que l’on combattît sur mer. On se souvenait d’ailleurs que Pompée, que Brutus avaient péri pour avoir remis leur fortune au hasard d’un combat de terre, au lieu de profiter de leur supériorité maritime. La flotte battue, les légions restaient, et rien n’était perdu ; mais les légions une fois détruites, à quoi servait la flotte ? Ces légions renfermaient sans doute encore quelques-uns des vétérans qui avaient échappé à la glorieuse et meurtrière retraite de la Haute Asie, mais elles n’avaient pu se recruter dans les pays belliqueux de l’occident. Antoine avait prêté des vaisseaux à Octave, selon leurs conventions, mais Octave n’avait point envoyé de troupes à Antoine. Les vaisseaux d’Antoine étaient hauts et massifs ; ceux d’Octave légers et rapides. Cependant la supériorité des manoeuvres n’était pas toujours un avantage décisif dans les batailles navales de l’antiquité. Duillius avait battu les vaisseaux de Carthage, César ceux des Vénètes, Agrippa ceux de Sextus, en les immobilisant avec des mains de fer. Antoine avait peu de rameurs pour une si grande flotte. Mais il comptait plutôt sur vingt mille vétérans qu’il fit monter sur ses navires, et qui d’en haut pouvaient combattre avec avantage. Ses vaisseaux ne craignaient pas d’être frappés, même aux flancs ; les éperons des galères d’Octave se brisaient contre ces gros navires construits de fortes poutres cerclées de fer. Chacun d’eux était une citadelle qu’il fallait assiéger. Le combat était douteux (et il se prolongea plusieurs heures de plus), lorsqu’on voit tout à coup soixante vaisseaux de Cléopâtre traverser à toutes voiles les lignes d’Antoine, et cingler vers le Péloponnèse. La reine avait voulu monter un de ses vaisseaux ; mais elle ne put soutenir la vue de cette horrible mêlée. On peut soupçonner encore que cette femme perfide désespéra de la fortune d’Antoine, et se hâta, par une défection précipitée, de mériter la clémence, peut-être l’amour du vainqueur. Elle croyait que son destin était de régner sur le maître du monde, quel qu’il fût, qu’il s’appelât César, Antoine ou Octave.

Antoine ne soutint pas ce coup. Il parut saisi d’un vertige, comme Pompée à Pharsale. Il suivit Cléopâtre. Innocente, il voulait la défendre ; la flotte du vainqueur pouvait arriver aussitôt qu’elle dans Alexandrie. Coupable, il voulait la punir, l’empêcher de se donner à Octave, et mourir avec elle. Peut-être encore, Antoine la suivit par un instinct aveugle, et sans songer à rien de tout cela. Peut-être pensait-il risquer peu par cette retraite ; il croyait à la fidélité de son armée de terre. Il fut frappé d’étonnement, quand il sut qu’au bout de huit jours, elle s’était livrée à Octave ; et elle ne l’eût pas fait, si elle eût su qu’Antoine avait laissé à Canidius l’ordre de la mener en Asie par la Macédoine.

Antoine, il faut le dire, avait quelque sujet de prétendre à l’attachement et à la fidélité des siens. Tous ceux qui le quittèrent ne se plaignaient point de lui, mais de Cléopâtre. Au moment de la bataille, son vieil ami Domitius l’ayant abandonné, Antoine lui renvoya généreusement ses serviteurs, ses esclaves, tout ce qui était à lui. Domitius en mourut de remords. Après Actium, les rois abandonnèrent Antoine ; les gladiateurs lui restèrent fidèles. Ceux qu’il faisait nourrir à Cyzique, entreprirent de traverser toute l’Asie mineure, la Syrie, la Phénicie, le désert, pour aller en Égypte se faire tuer pour leur maître.

La grande affaire d’Octave n’était pas de poursuivre son rival, mais de licencier, de disperser, de contenir cette prodigieuse armée dont il se trouvait chef par la soumission des légions d’Antoine. Il fallut pour apaiser les vétérans, qu’il mit à l’encan ses propres biens et ceux de ses amis. Cependant Antoine, abandonné de quatre légions qui lui restaient dans la Cyrénaïque, se livra à un farouche désespoir. Ses amis, sa puissance, l’avaient abandonné ; l’amour même, cet amour fatal, lui manquait dans son dernier jour. Retiré près d’Alexandrie dans la tour de Timon le misanthrope qu’il s’était construite, il y attendait la mort. Mais l’égyptienne craignait le caprice d’un désespoir solitaire ; elle trouva moyen de ressaisir son captif, et pendant qu’elle envoyait à César la couronne et le sceptre d’or, elle enivrait l’infortuné de voluptés funèbres, ou le berçait de vains songes. Ce n’était plus le temps de la vie inimitable ; elle avait imaginé à la place, une société des inséparables dans la mort. Les nuits se passaient en festins ; le jour, elle essayait des poisons divers sur des esclaves, assistait à leur agonie, pour savoir s’il n’existait pas une mort voluptueuse. Antoine s’endormait dans cette douce pensée que Cléopâtre voulait mourir avec lui. Quelquefois, elle relevait son espoir, et faisait des préparatifs pour passer en Espagne, et y renouveler la guerre ; ou bien encore, elle ramassait son or, ses pierreries, ordonnait qu’on traînât ses vaisseaux par-dessus l’isthme, de la Méditerranée dans la mer Rouge ; elle voulait fuir avec son Antoine dans les îles heureuses de l’océan, et vers les rivages embaumés des Indes. Dès que César approcha de l’Égypte, la reine lui livra Péluse, la clef du pays. Elle avait reçu de lui des messages amoureux ; elle croyait tenir encore celui-ci. Il ne s’agissait plus que de se débarrasser d’Antoine. Le malheureux s’obstinait à avoir confiance en elle. Le jour même où César parut devant la ville, il se battit en lion aux portes d’Alexandrie, et, rentrant dans la ville, il embrassa Cléopâtre tout armé, et lui présenta ses braves. Le lendemain, sa cavalerie le trahit ; son infanterie fut écrasée ; en même temps il aperçut la flotte égyptienne qui s’unissait à celle de César. Cléopâtre avait eu soin d’ôter à Antoine ce dernier asile. Elle-même, craignant enfin sa vengeance, se cacha avec ses trésors dans un tombeau fortifié qu’elle s’était construit. Quand Antoine se retira dans Alexandrie, on lui dit que Cléopâtre s’était donné la mort : je mourrai donc, dit-il ; et il appela un esclave qu’il réservait depuis longtemps pour ce dernier moment. L’esclave leva l’épée, mais au lieu de frapper son maître, il se perça lui-même ; Antoine rougit et l’imita. On lui apprit alors que Cléopâtre vivait encore ; il ordonna qu’on le portât près d’elle, voulant du moins mourir dans ses bras. Mais elle craignait trop pour ouvrir la porte ; avec l’aide de ses femmes, elle le guinda jusqu’à une fenêtre, d’où elles le redescendirent dans le mausolée. Il expira en la consolant. Par la même fenêtre, entrèrent les soldats de César ; ils arrivèrent à point nommé pour arrêter le bras de la reine qui faisait mine de se percer d’un poignard qu’elle portait toujours à sa ceinture. Au fond, elle tenait à la vie ; elle comptait essayer sur le jeune Octave les grâces d’une belle douleur, et la coquetterie du désespoir : tout cela échoua contre la froide réserve du politique.

Alors, elle voulut sérieusement mourir : elle s’abstint d’aliments. Octave souhaitait la conduire vivante à Rome, et triompher en elle de tout l’Orient ; il l’intimida par la menace barbare de faire tuer ses enfants, si elle mourait. Toutefois l’horrible image du triomphe, la crainte d’être traînée la chaîne au col, sous les outrages de la populace de Rome, l’emportèrent enfin. Un jour on la trouva morte, au milieu de ses femmes expirantes : elle était couchée sur un lit d’or, le diadème au front, et parée, comme pour une fête, de ses vêtements royaux.

De quelle mort avait péri Cléopâtre ? On ne l’a bien su jamais : le bruit courut qu’elle s’était fait apporter un aspic caché dans un panier de belles figues ; et lorsqu’elle vit le reptile libérateur sortir de la fraîche verdure sa petite tête hideuse, elle aurait dit : te voilà donc ! ... César adopta cette croyance populaire, et l’on vit à son triomphe une statue de Cléopâtre, le bras entouré d’un aspic. Le mythe oriental du serpent que nous trouvons déjà dans les plus vieilles traditions de l’Asie, reparaît ainsi à son dernier âge, et la veille du jour où elle va se transformer par le christianisme. Le serpent tentateur, qui, tout bas, siffle la pensée du mal au coeur d’Adam, qui nage et rampe et glisse et coule inaperçu, n’exprime que trop bien la puissance magnétique de la nature sur l’homme, cette invincible fascination qu’elle exerce sur lui dans l’Orient. Et cette dangereuse Ève par laquelle il nous trouble, c’est encore le serpent. Pour l’arabe du désert, pour l’habitant de l’aride Judée, le fleuve fécondant de l’Égypte est un serpent dardé tous les ans des monts inconnus du paradis. Moïse ne guérit Israël de son adultère idolâtrie, qu’en lui faisant boire la cendre du serpent d’airain. L’aspic qui tue et délivre Cléopâtre, ferme la longue domination du vieux dragon oriental. Ce monde sensuel, ce monde de la chair, meurt pour ressusciter plus pur dans le christianisme, dans le mahométisme, qui se partageront l’Europe et l’Asie. C’était une belle et mystérieuse figure que l’imperceptible serpent de Cléopâtre, suivant le triomphe d’Octave, le triomphe de l’Occident sur l’Orient.