HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE II — CONQUÊTE DU MONDE.

CHAPITRE VI. La Grèce envahie par les armes de Rome. - Philippe, Antiochus. 200-189. Rome envahie par les idées de la Grèce. - Scipion, Ennius ; Naevius et Caton.

 

 

Ce fut avec indignation et surprise qu’après seize ans de lutte contre Hannibal, le peuple romain s’entendit proposer par le sénat la guerre contre la Macédoine (200). Les trente-cinq tribus la repoussèrent unanimement. Chacun s’était remis à relever sa cabane en ruine, à tailler sa vigne noircie par la flamme, à labourer son petit champ. Le peuple avait assez de guerres. Et cependant, la guerre était partout. Si Carthage était abattue, Hannibal vivait et attendait. L’Espagne et la Gaule, dans leur fougue barbare, n’avaient rien attendu. Les Espagnols venaient d’exterminer le préteur Sempronius Tuditanus et son armée. Les Liguriens, les Gaulois d’Italie, Insubriens, Boïens, Cénomans même, brûlèrent la colonie de Plaisance, encouragés par un Carthaginois. Philippe enfin n’avait fait la paix que pour préparer la guerre, pour se former une marine contre Rhodes et le roi de Pergame, alliés de Rome, pour s’assurer du rivage de la Thrace, seul côté par où la Macédoine fût accessible.

La guerre ne manquait point aux projets du sénat. Il la voulait éternelle. Depuis que la défaite de Cannes avait mis en ses mains un pouvoir dictatorial, il lui en coûtait trop de redescendre. Il fallait que le peuple fût à jamais exilé du forum, que la race indocile des anciens citoyens allât mourir dans les terres lointaines. Des Latins, des Italiens, des affranchis suppléeront. Les plébéiens de Rome disperseront leurs os sur tous les rivages. Des camps, des voies éternelles, voilà tout ce qui doit en rester.

Rome se trouvait entre deux mondes. L’occidental, guerrier, pauvre et barbare, plein de sève et de verdeur, vaste confusion de tribus dispersées ; l’oriental, brillant d’art et de civilisation, mais faible et corrompu. Celui-ci, dans son orgueilleuse ignorance, s’imaginait occuper seul l’attention et les forces du grand peuple. L’Etolie se comparait à Rome. Les Rhodiens voulaient tenir la balance entre elle et la Macédoine. Les Grecs ne savaient pas que Rome n’employait contre eux que la moindre partie de ses forces. Il suffira de deux légions pour renverser Philippe et Antiochus, tandis que pendant plusieurs années de suite, on enverra les deux consuls, les deux armées consulaires contre les obscures peuplades des Boïes et des Insubriens. Rome roidit ses bras contre la Gaule et l’Espagne ; il lui suffit de toucher du doigt les successeurs d’Alexandre pour les faire tomber.

Quelle qu’ait été l’injustice des attaques de Rome, il faut avouer que ce monde alexandrin méritait bien de finir. Après les révolutions militaires, les guerres rapides, les bouleversements d’états, il s’était établi dans le désordre, dans la corruption et l’immoralité, une espèce d’ordre où s’endormaient ces vieux peuples. Le parjure, le meurtre et l’inceste étaient la vie commune. En Égypte, les rois, à l’exemple des dieux du pays, épousaient leurs soeurs, régnaient avec elles, et souvent Isis détrônait son Osiris. Un général de Philippe avait élevé à Naxos un autel à l’impiété et à l’injustice, les véritables divinités de ce siècle. Mais pour être injuste, il faut au moins être fort. Rien n’était plus faible que ces orgueilleuses monarchies. Théocrite avait beau vanter les trente-trois mille villes de l’Égypte grecque. Il n’y avait en réalité qu’une ville, la prodigieuse Alexandrie. À cette tête monstrueuse, pendaient, comme par des fils, des membres disproportionnés : l’interminable vallée du Nil, Cyrène, la Syrie, Chypre, séparées de l’Égypte par la mer ou les déserts. L’empire des Séleucides n’avait pas plus d’unité. Séleucie et Antioche formaient deux provinces isolées et hostiles. Entre ces contrées, les barrières naturelles sont si fortes que depuis, les Romains et les Parthes, les Turcs et les Persans ne sont jamais parvenus à les franchir. Les Séleucides et les Lagides n’étaient soutenus que par des troupes européennes, qu’ils faisaient venir à grands frais de la Grèce, et qui bientôt énervées par les moeurs et le climat de l’Asie et de l’Égypte, devenaient semblables à nos poulains des croisades. C’est ainsi que les Mamelucks d’Égypte étaient obligés de renouveler leur population en achetant des esclaves dans le Caucase. Lorsque Rome défendit à la Grèce cette exportation de soldats, elle trancha d’un coup le nerf des monarchies syrienne et égyptienne. Ces pauvres princes cachaient leur faiblesse sous des titres pompeux : ils se faisaient appeler le vainqueur, le foudre, le bienfaisant, l’illustre. Peu à peu, leur misère démasquée leur fit donner des noms mieux mérités : Physcon, Aulétès, le ventru, le joueur de flûte, etc. La Grèce et la Macédoine, tout autrement belliqueuses, trouvaient dans leur hostilité une cause de faiblesse. Depuis Alexandre, la Macédoine était en quelque sorte suspendue sur la Grèce, et toute prête à la conquérir. La vaine faconde d’Athènes, qui n’étonnait plus le monde que par ses flatteries envers les rois ; la gloutonnerie et la stupidité béotienne qui décrétait la paix perpétuelle, et ruinait la cité en festins ; enfin l’épuisement de Sparte et la tyrannie démagogique d’Argos, tout cela ne pouvait tenir contre les intrigues, l’or et les armes de la Macédoine. Mais, dans cet affaissement des principales cités de la Grèce, les vieilles races si longtemps comprimées, les Achéens, les Arcadiens avaient repris force dans le Péloponnèse. Le génie aristocratique et héroïque des Doriens s’étant lassé, le génie démocratique du fédéralisme achéen, s’était levé à son tour. Aratus avait fait entrer dans la ligue achéenne Sicyone, Corinthe, Athènes, enfin Mégalopolis, la grande ville de l’Arcadie. C’est de là que sortit l’habile général de la ligne achéenne, le mégalopolitain Philopoemen. Ainsi la fin de la Grèce rappela ses commencements. Le dernier des grecs fut un Arcadien (un Pélasge ? V. le premier vol).

La jeune fédération achéenne et arcadienne se trouvait placée entre deux populations jalouses, ennemies de l’ordre et de la paix. Au nord, les Étoliens, peuple brigand, pirates de terre, toujours libres de leur parole et de leurs serments. Quand on leur demandait de ne plus prendre les dépouilles des dépouilles, c’est-à-dire de ne plus piller à la faveur des guerres de leurs voisins, ils répondaient : vous ôteriez plutôt l’Étolie de l’Étolie. Au midi, la vieille Sparte, barbare et corrompue, venait de reprendre dans une révolution sanglante son organisation militaire. Les stoïciens, esprits durs, étrangers à la réalité et à l’histoire, avaient fait dans la cité de Lycurgue le premier essai de cette politique classique qui se propose l’imitation superstitieuse des gouvernements républicains de l’antiquité. Ce sont eux qui firent à Sparte l’éducation du jeune Cléomène, à Rome celle des Gracques et de Brutus. Les moyens violents ne leur répugnaient pas. Poursuivant en aveugles leur étroit idéal, ils faisaient aisément abstraction des bouleversements politiques et de l’effusion du sang humain. Pour rétablir l’égalité des biens, et l’organisation militaire de Sparte, Cléomène n’avait pas craint de commencer par massacrer les éphores. Tout ce qu’il y avait de turbulent et de guerrier dans le Péloponnèse, trouvait à Sparte des terres et des armes. Les pacifiques Achéens périssaient s’ils ne se fussent donné un maître. Aratus appela contre Cléomène le macédonien Antigone Doson, puis contre les Étoliens le roi Philippe, qui obtint un instant sur la Grèce une sorte de suprématie. Il en usa fort mal ; au moment où il avait besoin de s’assurer des Grecs contre Rome, il se les aliéna par des crimes gratuits. Il déshonora la famille d’Aratus, l’empoisonna lui-même, tenta d’assassiner Philopœmen, s’empara d’Ithome en trahison. Les Étoliens et les Spartiates appelaient contre Philippe le secours de Rome, et le reste de la Grèce se défiait trop de lui pour le soutenir.

Toutefois Philippe était bien fort. Retranché derrière les montagnes presque inaccessibles de la Macédoine, il avait pour garde avancée les fantassins de l’Épire, et les cavaliers de la Thessalie. Il possédait dans les places d’Élatée, de Chalcis, de Corinthe et d’Orchomène, les entraves de la Grèce, comme disait Antipater. La Grèce était son arsenal, son grenier, son trésor. C’était d’abord la Grèce qu’il fallait détacher de lui pour le combattre avec avantage. Le premier consul, envoyé contre lui, ne sentit point cela, et perdit une campagne à pénétrer dans la Macédoine pour en sortir aussitôt. Son successeur (198), Flaminius, le vrai Lysandre romain, qui savait, comme l’autre, coudre la peau du renard à celle du lion, s’y prit plus adroitement. Un fait caractérise toute sa conduite en Grèce : lorsqu’il voulut s’emparer de Thèbes, il embrassa les principaux citoyens qui étaient venus au-devant de lui, continua sa marche en devisant amicalement jusqu’à ce qu’il fut entré lui et les siens dans leur ville. Il en fit partout à peu près de même. Lorsqu’un traître, vendu aux Romains, lui eût donné des guides pour tourner le défilé d’Antigone, d’où Philippe lui fermait la Macédoine et la Grèce, il eut l’adresse de détacher de lui l’Épire, en même temps que les Achéens, pressés par les spartiates, abandonnaient la Macédoine qui les abandonnait eux-mêmes sans secours. Des villes thessaliennes, Philippe avait ruiné les petites pour défendre le pays, les grandes s’en indignèrent et se livrèrent aux Romains. La Phocide, l’Eubée, la Béotie, échappèrent à son alliance. Philippe, réduit à la Macédoine, demanda la paix, et ne fit que refroidir les siens pour la guerre. C’est alors que Flaminius lui livra bataille en Thessalie, au lieu appelé Cynocéphales. Les Cynocéphales, ou têtes de chiens, étaient des collines qui rompirent toute l’ordonnance de la phalange. Ce corps redoutable où la force de seize mille lances se trouvait portée à une merveilleuse unité, n’était rien dès qu’il se rompait. La légion, mobile et divisible, pénétra dans les vides, et décida la grande question de la tactique dans l’antiquité. Philippe n’avait qu’une armée, qu’une bataille à livrer. Vaincu sans ressource, il demanda la paix.

Les Étoliens, à qui, selon leur traité avec Rome, toute ville prise devait appartenir, insistait pour que l’on ruinât Philippe. Flaminius déclara que l’humanité du peuple romain lui défendait d’accabler un ennemi vaincu. Voulez-vous, leur dit-il, renverser avec la Macédoine le rempart qui défend la Grèce des Thraces et des Gaulois ? Ainsi, les Étoliens ne gagnèrent rien à la victoire qu’ils avaient préparée. Flaminius déclara que les Romains n’avaient passé la mer que pour assurer la liberté de la Grèce. Il présida lui-même les jeux isthmiques (196), et fit proclamer par un héraut le sénatus-consulte suivant : le sénat et le peuple romain, et T. Q. Flaminius, proconsul, vainqueur de Philippe et des Macédoniens, déclarent libres et exempts de tout tribut, les corinthiens, les Phocidiens, les Locriens, les Eubéens, les Achéens phtiotes, les Magnètes, les Thessaliens et les Perrhoebes. Les Grecs en croyaient à peine leurs oreilles ; ils firent répéter la proclamation, et tels furent leurs transports, que Flaminius faillit être étouffé. En vain les Étoliens essayaient de montrer les desseins cachés de Rome. Comment ne pas croire les paroles d’un homme qui parlait purement le Grec, qui faisait en cette langue des épigrammes contre les Étoliens, et suspendait au temple de Delphes un bouclier dans l’inscription duquel il faisait remonter les romains à Énée ? Les grecs rendirent des honneurs divins au barbare. Ils dédièrent des offrandes à Titus et Hercule, à Titus et Apollon. Leur enthousiasme fut au comble, lorsque Flaminius retira les garnisons des places de Corinthe, Chalcis et Démétriade, et qu’il ne laissa pas un soldat romain en Grèce. Toutefois il avait refusé de délivrer Sparte du tyran Nabis ; il avait maintenu Nabis contre les Achéens, Philippe contre les Étoliens, et laissait chez les Grecs plus de factions et de troubles qu’auparavant. La modération de Rome n’était pas sans motif. L’Espagne et la Gaule lui demandaient alors les plus grands efforts. Le préteur Caton (195) combattait les Espagnols, prenait et démantelait quatre cents villes. Les Insubriens, défaits en trois sanglantes batailles où ils perdirent plus de cent mille hommes, n’avaient pas découragé par leur soumission (194) les Boïes et les Liguriens. Les premiers prolongèrent jusqu’en 192, les seconds plus longtemps encore, leur héroïque résistance. Dans la même année où Rome, menacée par les Boïes, déclarait qu’il y avait tumulte, les Étoliens éclataient dans la Grèce par une tentative contre Sparte, Chalcis et Démétriade. Ils appelaient en Grèce Antiochus le grand. Hannibal projetait une confédération universelle contre Rome. Les Romains, en demandant aux Carthaginois qu’il leur fût livré, n’avaient fait que l’envoyer à Antiochus en Syrie, d’où il continuait de mettre le monde en mouvement contre Rome.

Antiochus, surnommé le grand, se trouvait tel en effet par la faiblesse commune des successeurs d’Alexandre. Encouragé par la mort prochaine de Philopator, il portait déjà les mains sur la Cœlésyrie et l’Égypte ; il rétablissait Lysimachie en Thrace, il opprimait les villes grecques de l’Asie mineure. Lorsqu’à la prière de Smyrne, de Lampsaque et du roi d’Égypte, les Romains lui demandèrent compte de ses usurpations, il répondit fièrement qu’il ne se mêlait point de leurs affaires d’Italie.

Pour vaincre Rome, il fallait s’assurer de Philippe et de Carthage, et porter la guerre en Italie. C’était le conseil d’Hannibal ; mais ce dangereux génie inspirait trop de méfiance à Antiochus. Lui confier une armée et l’envoyer en Italie, c’était s’exposer à vaincre pour Hannibal. Le roi de Syrie écouta volontiers les Étoliens qui dans leur système ordinaire d’attirer la guerre en Grèce pour profiter des efforts d’autrui, lui représentaient toutes les cités prêtes à se déclarer pour lui. Le roi, de son côté, promettait de couvrir bientôt la mer de ses flottes. Dans ce commerce de mensonges, chacun perdit. Antiochus amena seulement dix mille hommes en Grèce ; les Étoliens lui donnèrent à peine un allié. Les armées romaines eurent le temps d’arriver et d’accabler les uns et les autres. Antiochus passe l’hiver en Eubée, et perd le temps à célébrer ses noces (il avait plus de cinquante ans). Il insulte Philippe qu’il aurait dû gagner à tout prix, et le jette dans le parti des Romains en favorisant un prétendant à la couronne de Macédoine. Cependant les légions arrivent, et Antiochus surpris après deux ans d’attente, est battu aux Thermopyles (192).

Il fallait alors défendre la mer et fermer l’Asie aux Romains. Ceux-ci ayant obtenu le passage de Philippe, et des vaisseaux de Rhodes et du roi de Pergame, n’eurent à passer que l’Hellespont. Antiochus pouvait au moins défendre les places et consumer les Romains. Il demanda la paix, et essaya de gagner les généraux, le consul Lucius Scipion, et Publius, le vainqueur de Carthage, qui voulait bien servir à son frère de lieutenant. Antiochus avait renvoyé à l’africain, alors malade, son fils qui avait été pris. Celui-ci en reconnaissance, avait fait dire à Antiochus de ne pas combattre avant que sa santé lui permit de retourner au camp. Mais le préteur Domitius qui n’entrait point dans ces négociations équivoques, força Lucius Scipion de combattre pendant l’absence de son frère (près de Magnésie, 190). La victoire coûta peu aux Romains. Les éléphants, les chameaux montés d’archers arabes, les chars armés de faux, les cavaliers lourdement armés, les Gallo-Grecs, la phalange macédonienne elle-même, tout le système de guerre oriental et grec, échoua contre la légion. Les Romains eurent, dit-on, 350 morts, et tuèrent ou prirent 50.000 hommes (190 avant Jésus-Christ).

La paix fut accordée à Antiochus aux conditions suivantes : le roi abandonnera toute l’Asie mineure, moins la Cilicie. Il livrera ses éléphants, ses vaisseaux, et paiera quinze mille talents. C’était le ruiner pour toujours. En Asie, comme en Grèce, les Romains ne se réservèrent pas un pouce de terre. Ils donnèrent aux rhodiens la Carie et la Lycie ; à Eumène les deux Phrygies, la Lydie, l’Ionie et la Chersonèse.

Mais avant de sortir d’Asie, ils abattirent le seul peuple qui eût pu y renouveler la guerre. Les Galates, établis en Phrygie depuis un siècle, s’y étaient enrichis aux dépens de tous les peuples voisins sur lesquels ils levaient des tributs. Ils avaient entassé les dépouilles de l’Asie mineure dans leurs retraites du mont Olympe. Un fait caractérise l’opulence et le faste de ces barbares. Un de leurs chefs ou tétrarques publia que, pendant une année entière, il tiendrait table ouverte à tout venant ; et non seulement il traita la foule qui venait des villes et des campagnes voisines, mais il faisait arrêter et retenir les voyageurs jusqu’à ce qu’ils se fussent assis à ses tables.

Quoique la plupart d’entre les galates eussent refusé de secourir Antiochus, le préteur Manlius attaqua leurs trois tribus (Trocmes, Tolistoboïens, Tectosages), et les força dans leurs montagnes avec des armes de trait, auxquels les Gaulois, habitués à combattre avec le sabre et la lance, n’opposaient guères que des cailloux. Manlius leur fit rendre les terres enlevées aux alliés de Rome, les obligea de renoncer au brigandage, et leur imposa l’alliance d’Eumène qui devait les contenir (189).

Les premières relations politiques de Rome avec la Grèce, formées par la haine commune contre Philippe, furent d’amitié et de flatterie mutuelles. Elles se souvinrent de la communauté d’origine ; les deux soeurs se reconnurent ou firent semblant. La Grèce crut utile d’être parente de la grande cité barbare qui avait vaincu Carthage. Rome trouva de bon goût de se dire grecque. Chacune des deux crut avoir trompé l’autre. La Grèce y perdit sa liberté ; Rome son génie original.

Dès les temps les plus anciens, Rome avait eu des relations avec les Grecs, soit par suite de l’origine pélasgique des peuples latins, soit par le voisinage de la grande Grèce, principalement à cause de ses rapports antiques avec les cités grecques de Tarquinies et de Céré ou Agylla ; celle-ci avait son trésor à Delphes, comme Sparte ou Athènes. On avait placé sur le mont Aventin, des tables écrites en caractères grecs, qui contenaient le nom des villes alliées de Rome. Après la prise de Rome par les Gaulois, Marseille, autre ville grecque, envoya un secours d’argent aux Romains. Rome éleva une statue à un Hermodore qui, dit-on, interpréta les lois de la Grèce ; elle rendit le même honneur à Pythagore, prétendu maître de Numa. Camille, après la prise de Véies, envoya des présents à Delphes. Celle de Rome, par les Gaulois, fut connue de bonne heure à Athènes. Les Romains envoyèrent des ambassadeurs à Alexandre, qui se plaignit, ainsi que plus tard Démétrius Poliorcète, des corsaires d’Antium, ville dépendante de Rome. Nous voyons qu’à Tarente on se moqua des ambassadeurs romains, parce qu’ils prononçaient mal le grec ; ce qui prouve du moins qu’ils le prononçaient.

Depuis la guerre de Pyrrhus, les relations devinrent fréquentes. Les Romains se soumirent de plus en plus à l’empire des idées grecques, à mesure qu’ils prévalaient sur la Grèce, par la politique et par les armes. Et d’abord, la religion latine fut vaincue par l’éclat des mythes étrangers. Les dieux hermaphrodites de la vieille Italie se divisèrent d’abord en couples, et peu à peu leurs légitimes et insignifiantes moitiés cédèrent modestement la place aux brillantes déesses de la Grèce. Les dieux mâles résistèrent mieux à l’invasion. Le grand dieu des latins, Saturne, se maintint en épousant la grecque Rhea. Mars, le dieu des Sabins, resta veuf de la vieille Neriene. Le dieu étrusco-latin, Janus-Djanus méconnut Djana sous le costume hellénique d’une chasseresse légère ; mais il resta à côté du Zeus grec et, dans les prières, fut même nommé avant lui. Les héros grecs passèrent l’Adriatique avec les dieux. Castor et Pollux éclipsèrent sans pouvoir les déposséder, les Pénates, leurs frères, qui depuis si longtemps gardaient fidèlement le foyer italique. Les dieux stériles de l’Italie devinrent féconds par la vertu du génie grec ; une génération héroïque leur fut imposée ; au défaut d’enfants légitimes, l’apothéose leur en donna d’adoption. Entre toutes les traditions répandues sur la fondation de Rome, le peuple romain choisit la plus héroïque, la plus conforme au génie grec, la plus éloignée de l’esprit sacerdotal de la vieille Italie. Les généraux romains prirent le titre de descendants d’Énée, dans leurs offrandes au temple de Delphes. Un fils de Mars, nourri par une louve, selon l’usage des héros de l’antiquité, devint le fondateur de Rome. Le sénat déclara les citoyens d’Ilium parents du peuple romain, et fit fondre en airain la louve allaitant les jumeaux. Jusqu’à la seconde guerre punique, Rome n’avait pas eu d’historien. Elle était trop occupée à faire l’histoire pour s’amuser à l’écrire. À cette époque, la toute puissante cité commença à se piquer d’émulation, et commanda une histoire romaine aux Grecs établis en Italie. Le premier qui leur en fournit une, fut un Dioclès de Péparèthe. Examinons quels pouvaient être les matériaux dont il disposait.
Les patriciens, gardiens sévères de la perpétuité des rites publics et privés, avaient, malgré la barbarie de Rome, préparé à l’histoire deux sortes de documents. Les premiers étaient une espèce de journal des pontifes (grandes annales), où se trouvaient consignés les prodiges, les expiations, etc. Les seconds, livres de lin, livres des magistrats, mémoires des familles, généalogies, inscriptions des tombeaux, comprenaient tous les monuments de l’orgueil aristocratique, tout l’héritage honorifique des gentes. Une grande partie de ces monuments divers avait péri dans l’incendie de Rome. Toutefois on avait retrouvé des tables de lois, des traités, que personne ne pouvait plus lire au temps de Polybe. Tous ces monuments ne devaient être ni très authentiques, ni fort instructifs. Le génie mystérieux de l’aristocratie, avait dû chez un peuple et dans un âge illettré, se contenter des plus brèves indications. En outre, ces livres, ces tables enfermés dans les temples et dans les maisons des nobles, restitués, augmentés, supprimés à volonté, avaient dû arriver au temps des guerres puniques, dans un état étrange d’altération et de falsification. La tradition pouvait-elle au moins suppléer à l’insuffisance des monuments écrits ? Les romains n’ont-ils pas eu, comme tous les peuples barbares, une poésie populaire, où l’on pût retrouver leur histoire primitive, ou du moins leur génie, leurs moeurs originales. Plusieurs passages des anciens portent à le croire. Toutefois peu de nations me semblent s’être trouvées dans des circonstances moins favorables à la poésie. Des populations hétérogènes, enfermées dans les mêmes murs, empruntant aux nations voisines leurs usages, leurs arts et leurs dieux ; une société toute artificielle, récente et sans passé ; la guerre continuelle, mais une guerre de cupidité plus que d’enthousiasme ; un génie avide et avare. Le Clephte, après le combat, chante sur le mont solitaire. Le romain, rentré dans sa ville avec son butin, chicane le sénat, prête à usure, plaide et dispute. Ses habitudes sont celles du jurisconsulte ; il interroge grammaticalement la lettre de la loi, ou la torture par la dialectique, pour en tirer son avantage. Rien de moins poétique que tout cela.

La poésie ne commença pas dans Rome par les patriciens, enfants ou disciples de la muette Étrurie, qui dans les fêtes sacrées défendait le chant, et ne permettait que la pantomime. Magistrats et pontifes, les pères devaient porter dans leur langage cette concision solennelle des oracles que nous admirons dans leurs inscriptions. Quant aux plébéiens, ils représentent dans la cité le principe d’opposition, de lutte, de négation. Ce n’est pas encore là que nous trouverons le génie poétique.

Si Rome eut des chants populaires, elle les dut probablement aux clients qui assistaient aux festins de leurs patrons, combattaient pour eux et célébraient les exploits communs de la gens. Dans le nord aussi, le chantre comme le guerrier, est l’homme du roi. Ce nom de roi est celui par lequel à Rome même les petits désignaient les grands, soit par flatterie, soit par malignité. Dans l’Allemagne, où l’homme se donne à l’homme sans réserve et avec un dévouement si exalté, les vassaux chantaient leur seigneur de toute leur âme. À Rome, où le client se trouvait, comme plébéien, en opposition d’intérêts avec son patron, la poésie dut être de bonne heure glacée par le formalisme d’une inspiration officielle. Ces chants méritaient probablement d’être oubliés, et ils le furent. Consacrés à la gloire des grandes familles, ils importunaient l’oreille du peuple. Les plébéiens, sans esprit de famille, sans passé, sans histoire, ne regardaient que le présent et l’avenir. Rome, de si petite devenue si grande, avait d’ailleurs intérêt d’oublier. Elle ne se souciait pas de savoir que les vaincus, étrusques et gaulois, lui avaient autrefois fait payer une rançon.

Pauvres furent donc les matériaux de l’histoire romaine, plus pauvre la critique de ceux qui les mirent en oeuvre. Les Grecs de cette époque étaient devenus entièrement incapables de pénétrer le profond symbolisme des vieux âges. Toutes les fois que l’antiquité, par poésie ou par impuissance d’abstraire, personnifiait une idée, lui donnait un nom d’homme, Hercule, Thésée ou Romulus, le grossier matérialisme des critiques alexandrins, la prenait au mot, s’en tenait à la lettre. La religion était descendue à l’histoire, l’histoire à la biographie, au roman. L’homme avait paru si grand dans Alexandre que l’on n’hésitait pas de faire honneur à des individus de tout ce qu’une saine critique eût expliqué par la personnification d’un peuple, ou d’une idée. Ainsi le fameux Evéhmère dans son voyage romanesque à l’île de Panchaïe, avait lu dans les inscriptions d’Hermès, que les dieux étaient des hommes supérieurs, divinisés pour leurs bienfaits. Encore cette supériorité n’était-elle pas toujours fort éclatante. Vénus n’était originairement qu’une entremetteuse de profession qui eut l’honneur de fonder le métier. Cadmus, ce héros mythique, qui suit partout le monde la trace de sa soeur, et sème dans les champs de Thèbes les dents du dragon, n’est plus dans Evéhmère qu’un cuisinier du roi de Sidon, qui se sauve avec une joueuse de flûte.

Cette critique, dominée par le matérialisme d’Epicure, passa de Grèce à Rome avec Dioclès. Dioclès fut suivi par Fabius Pictor, Fabius par Cincius Alimentus, Caton et Pison. Fabius est méprisé de Polybe et même de Denys. Caton avait un but plus moral que critique ; il dit lui-même qu’il écrivait son histoire en gros caractères, pour que son fils eût de beaux exemples devant les yeux. Que dire de la puérilité de Pison et de Valerius d’Antium ? Ce sont là les sources où puisèrent Salluste pour sa grande histoire, Cornelius Nepos, Varron, Denys et Tite-Live. Le génie de Rome était un génie pratique, trop impatient, trop avide d’application, pour comporter les lentes et minutieuses recherches de la critique. C’est le génie des mémoires et de l’histoire contemporaine, Scaurus, Sylla, César, Octave, Tibère, avaient laissé des mémoires. Les histoires de Tacite ne sont autre chose que des mémoires passionnés contre les tyrans. Fabius, Caton, Cincius, Pison, Valerius, Tite-Live enfin, l’éloquent metteur en oeuvre de cette romanesque histoire, suivirent religieusement les grecs, s’informant peu des monuments originaux. L’histoire était généralement pour les Romains un exercice oratoire, comme nous le savons positivement pour Salluste, comme on le voit dans Tite-Live, partout où nous pouvons le comparer avec Polybe. Pour Denys, on ne peut lui refuser une connaissance minutieuse des antiquités, mais il a cru épurer l’histoire romaine en la prosaïsant. Il ne dira pas que sur quinze mille Fidénates, Romulus en tua la moitié de sa main ; il lui attribuera telle institution qui n’a pu s’inscrire dans les lois, mais plutôt s’introduire dans les moeurs par la force du temps et de l’habitude (la puissance paternelle, le patronage, etc.). Il vantera la probité des compagnons de Romulus. Partout de plates réflexions. Dans les harangues qu’il prête à ses personnages, à Romulus, à Coriolan, etc., vous sentirez l’avant-goût de l’imbécillité byzantine.

Les Grecs flattèrent leurs maîtres, en supprimant tout ce qui pouvait humilier Rome, en la représentant dès son berceau telle qu’au temps des guerres puniques. Ils flattèrent la Grèce, en rapprochant autant qu’ils pouvaient la barbarie italique de l’élégance et de la civilisation des cités ioniennes. Ils flattèrent surtout les grandes familles de Rome, qui au temps des guerres de Philippe, d’Antiochus et de Persée, disposaient souverainement du sort de leur patrie. Aucune famille n’avait à cette époque des rapports plus étroits avec la Grèce, que les Fabii et les Quintii. Nous avons vu que le premier historien latin de Rome, Fabius Pictor, dont le surnom héréditaire indique assez qu’une branche de cette famille cultivait les arts de la Grèce, fut envoyé par le sénat pour consulter l’oracle de Delphes, après la bataille de Cannes. C’est un des Quintii, Titus Quintius Flaminius, qui après sa victoire sur Philippe, fit proclamer aux jeux isthmiques l’indépendance de la Grèce. Lisez dans Plutarque quelle fut en ce moment la joie crédule et l’enthousiasme de la Grèce. Vous comprendrez la faveur avec laquelle les historiens grecs de Rome ont traité la famille de leur libérateur.

Au premier siècle de la république, les consulats pleuvent sur ces deux familles. Un Fabius, un Quintius portent également le nom belliqueux de Coeso, c’est-à-dire, celui qui frappe et qui tue, comme les francs donnaient à leur Karl le nom de Martel. la grande bataille de Véies est le chant des Fabius. L’armée jure aux consuls de revenir victorieuse ; un des deux Fabius périt, mais l’autre le venge, décide la victoire par sa valeur, et refuse un triomphe funeste par la mort de son père. Les Fabii se partagent les blessés, et les soignent à leurs dépens. Cette famille héroïque s’offre au sénat pour soutenir à elle seule la guerre de Véies. Ils partent au nombre de trois cent six (voyez plus haut nos remarques sur ce nombre), tous patriciens, tous de la même gens, tous, selon la puérile exagération de l’historien, dignes de présider un sénat dans les plus beaux temps de la république. Les Véiens ne peuvent triompher de ces héros que par la ruse. Les trois cents tombent dans une embuscade et y périssent. À eux tous ils n’avaient laissé qu’un fils à la maison ; c’est de lui que sortirent les branches diverses de la gens Fabia. Un Fabius sort du capitole assiégé et traverse seul l’armée des Gaulois, pour accomplir un sacrifice sur le mont Quirinal. Les Quintii donnent à Rome cet idéal classique du guerrier laboureur, destiné à faire honte, par son héroïque pauvreté, au siècle où les Romains commençaient à lire l’histoire. Tiré de la charrue pour la dictature, Quintius Cincinnatus délivre une armée romaine, et au bout de quinze jours, retourne à la charrue. Le consul délivré s’appelle Minutius, comme celui que le Fabius Cunctator des guerres puniques sauva des mains d’Hannibal. Cincinnatus, comme Fabius, vend son champ pour dégager sa parole, et sacrifie son bien à l’honneur. Tous deux sont d’inflexibles patriciens, qui dédaignent les vaines clameurs du peuple. Les Marcii, qui combattirent Persée, et qui furent si longtemps employés dans les négociations de la Grèce, méritaient bien aussi d’être traités avec faveur dans l’histoire. Cette famille est plébéienne ; C. Marcius Rutilus est le premier censeur plébéien. Qu’importe ? Une branche de cette famille est distinguée par le surnom de rex, qui veut dire simplement homme puissant, patron. Le généalogiste grec en conclut qu’ils descendent d’un roi de Rome, d’Ancus Martius ; et si ce n’est pas assez, ils remonteront à Mamercus, fils de Numa, quoique selon la tradition (Denys, Plut), Numa n’ait pas eu d’enfant mâle. Trois autres fils de Numa, Pinus, Pompo et Calpus, seront la tige des Pinarii, des Pomponii, et des Calpurnii. Les Pomponii sont chevaliers, les Calpurnii sont des hommes nouveaux, qui n’arrivent au consulat qu’en 573. Rien n’arrête le faussaire. La gens Pomponia met sur ses médailles l’image barbue de Numa ; les Marcii mettent sur les leurs la tête de Numa et le port d’Ostie, fondé par Ancus Martius, ou bien encore Ancus et un aqueduc fondé par ce roi et rétabli pour l’honneur de la famille par le préteur Q. Marcius Rex.

Ce n’est pas tout. Quintius Coeso, exilé pour ses violences, est accusé par la tradition d’être revenu avec des Sabins et des esclaves, et de s’être un instant emparé du Capitole. La pudeur patricienne des Quintii repousse l’accusation et jette un voile sur cette circonstance. Les Marcii plébéiens sont moins difficiles ; ils prennent pour un des leurs ce dont les Quintii ne veulent pas. Un crime antique n’est point déshonorant. Q. Marcius Coriolanus, se vengera d’une injuste condamnation, en amenant l’étranger contre sa patrie. Mais le flatteur des Marcii n’ose ni lui faire prendre le capitole, ni lui donner la honte d’avoir été repoussé. Il craint d’humilier Rome ou son héros. Les larmes d’une mère désarmeront Coriolan, et sauveront à la fois Rome et l’historien.
Les autres généraux qui font la guerre en Grèce, n’ont pas une moins illustre origine. Les Sulpicii, remontent du côté paternel jusqu’à Jupiter, du côté maternel jusqu’à Pasiphaé. Quoique cette famille ne soit pas même romaine d’origine, P. Sulpicius Quirinus n’en met pas moins sur ses médailles la louve allaitant Quirinus. Les Hostilii, plébéiens parvenus au consulat à la fin du sixième siècle, portent sur leurs médailles la tête du roi Tullus, leur prétendu aïeul. Quant aux Acilii, Manius Acilius Glabrio, vainqueur d’Antiochus aux Thermopyles, est leur premier consul ; et il n’est pas jugé assez noble pour arriver à la censure. Mais donnez-leur le temps. Un siècle plus tard, ils descendent d’Énée.

Ainsi les Romains et les Grecs vivaient dans un échange de flatteries mutuelles. Les premiers, comme cet A. P. Albinus, dont se moquait Caton, s’exerçaient à écrire en grec, et demandaient pardon au lecteur de leur ignorance de cette langue. Flaminius faisait des vers grecs. Dès cette époque, les grands de Rome ne manquaient pas d’avoir parmi leurs esclaves ou leurs clients quelque grammairien, quelque poète grec, qui faisait l’éducation des enfants et souvent celle du père. Ainsi le farouche et vindicatif Livius Salinator, celui même qui dans sa censure osa noter trente-quatre des trente-cinq tribus, avait auprès de ses enfants le Tarentin Livius Andronicus, qui traduisit en latin l’Odyssée, et donna sur le théâtre des imitations des drames grecs ; le poète lui-même y figurait comme acteur. Paul Émile, ce pontife austère, cet augure minutieux, avait dans sa famille des pédagogues grecs, grammairiens, sophistes, rhéteurs, sculpteurs, peintres, écuyers, veneurs, etc. Scipion l’Africain eut pour client et pour panégyriste, le fameux Ennius. Né dans la grande Grèce (à Rudiae, en Calabre), centurion en Sicile, sous T Manlius Torquatus, et en Espagne sous Scipion, à la fois Osque, Grec et Romain, il se vantait d’avoir trois âmes. Il enseigna le grec sur l’Aventin, imita la Grèce avec originalité, et crut avoir rendu les Romains conquérants en poésie, comme ils l’étaient en politique par les armes de Scipion. Il se sut si bon gré d’avoir altéré l’originalité de l’Italie, qu’il se plaisait à appeler les Romains du nom de grecs. le grand poème d’Ennius eut pour sujet la seconde guerre punique, c’est-à-dire, les exploits de Scipion. Le meilleur morceau qui nous en reste, est le portrait du bon et sage client ; c’est sans doute celui d’Ennius lui-même. Les Scipions qui avaient confisqué son génie au profit de leur gloire, ne lâchèrent pas Ennius après sa mort, et l’enfermèrent dans leurs tombeaux.

Ainsi Rome recevait docilement en littérature le joug de la Grèce, comme en politique celui de l’aristocratie protectrice des grecs, celui des Metellus, des Fabius, des Quintius, des Æmilius, des Marcius, des Scipions surtout. Ces nobles orgueilleux qui foulaient si cruellement la vieille Italie dont les armes leur soumettaient le monde, accueillaient avec faveur les hommes et les moeurs étrangères. Ils fermaient Rome aux italiens, pour l’ouvrir aux grecs. Peu à peu s’effaçait le type rude et fruste du génie latin. On ne trouvait plus de vrais romains que hors de Rome, chez les Italiens, par exemple à Tusculum en Caton, et plus tard dans ce paysan d’Arpinum, qui fut Marius.

Le premier vengeur que se suscite l’Italie, est le campanien Naevius, comme Ennius, soldat des guerres puniques, le même peut-être qui organisa les vélites romains. Celui-ci n’emprunta point le mètre grec ; ce fut dans le vieux vers saturnin, qu’il attaqua tour à tour les Claudius, les Metellus, les Scipions même. Le peu de fragments qui nous restent de lui, sont pleins d’allusions piquantes à la tyrannie des nobles, à la servilité de leurs créatures. Allons, souffre de bonne grâce ; le peuple souffre bien. — Quoi ! Ce que j'approuve, ce que j'applaudis au théâtre, ne pourra librement vexer nos rois du sénat ! Oh ! La tyrannie domine ici la liberté (fragm. de la petite tarentine.) — Les Métellus naissent consuls à Rome. Jeu de mots sur le mot metellus, qui voulait dire portefaix, sur l’incapacité de cette puissante famille, et sur ses nombreux consulats. Les Metellus se piquèrent et répondirent par un vers sur la même mesure : les Metellus te porteront malheur. Ils ne s’en tinrent pas là ; ils firent jeter en prison Naevius. Le poète incorrigible fut si peu intimidé, qu’il y fit deux comédies, et ne craignit pas cette fois de s’attaquer aux Scipions : cet homme dont le bras fit maint exploit pompeux, dont le nom glorieux brille, éclate aujourd’hui, qui seul est grand aux yeux des nations ; celui-là même, un certain soir, son père l’emmena de chez sa bonne amie, vêtu légèrement : il n’avait qu’un manteau. Le trait était d’autant plus pénétrant, qu’alors même Scipion déjà vieux, avait dans sa maison commerce avec une esclave, et que la connivence d’une épouse débonnaire cachait seule sa honte domestique.

Les Scipions invoquèrent la loi atroce des douze tables, qui condamne à mort l’auteur de vers diffamants. Heureusement pour le poète, les tribuns intervinrent. Mais il n’en subit pas moins la honte d’une sorte d’exposition publique, et fut relégué en Afrique. Un poète de l’âge suivant, qui s’en tenait prudemment à la satire générale des vices, le comique Plaute, s’est complu à peindre la triste figure du pauvre campanien, cloué à la colonne avec deux gardes, qui ne le quittent ni nuit ni jour. Naevius laissant l’Italie pour jamais, lui fit ses adieux dans une épitaphe digne de Catulle, qu’il se composa lui-même, et où il déplorait avec sa propre ruine celle de l’originalité italienne. Que les immortels pleurent les mortels, ce serait chose indigne. Autrement, les déesses du chant pleureraient Naevius le poète. Une fois Naevius enfoui au trésor de Pluton, ils ne surent plus à Rome ce que c’était que parler langue latine. Toutefois le peuple garda un bon souvenir au courageux ennemi des nobles. Il donna le nom de Naevius à une porte de Rome ; et cent cinquante ans après, Horace, avec tout son mépris pour la vieille littérature de sa patrie, était obligé de dire : pour Naevius, on ne le lit pas, on le sait ; il est, comme d’hier, dans toutes les mémoires... La lâche victoire des nobles sur Naevius, ne les préserva pas d’attaques plus sérieuses. Dans cette époque de la gloire et de la toute-puissance des Scipions, un patricien de la famille toujours populaire des Valerii, Valerius Flaccus, fit venir de Tusculum, et établit près de lui à Rome, un jeune italien d’un génie singulièrement énergique, d’un courage éprouvé et d’une éloquence mordante. C’était un homme roux, aux yeux bleus, d’un aspect barbare, et d’un regard qui défiait ami et ennemi. Son nom de famille était Porcius (le porcher). Mais il était si avisé dès son enfance, qu’on l’avait surnommé Caton. À dix-sept ans, il avait servi contre Hannibal. Depuis, il cultivait un champ voisin de celui du vieux Manius Curius, le vainqueur des Samnites. Le matin, il allait répondre sur le droit et plaider dans les petites villes voisines de Tusculum. Puis, il revenait, se mettait tout nu, labourait avec ses esclaves, mangeait avec eux, buvait comme eux de l’eau, du vinaigre ou de la piquette. Toutefois ce n’était pas un maître tendre. Le père de famille, dit-il dans son livre sur l’agriculture, doit vendre les vieilles charrettes, les vieilles ferrailles, les vieux esclaves. Établi à Rome par Valerius, appuyé par Fabius, il devint successivement tribun d’une légion, questeur, préteur, enfin consul et censeur avec son ancien patron.

Envoyé comme préteur en Espagne, il commença par renvoyer les fournisseurs de vivres, déclarant que la guerre nourrirait la guerre. En trois cents jours, il prit quatre cents villes ou villages, qu’il fit démanteler tous à la même heure. Il rapporta dans le trésor une somme immense ; et au moment de se rembarquer, vendit son cheval de bataille, pour épargner à la république les frais du transport. Dans toute l’expédition, il avait toujours été à pied, avec un esclave qui portait les provisions, et qu’il aidait dans l’occasion à les préparer. Après avoir obtenu le triomphe, il n’en partit pas moins comme simple tribun, pour combattre Antiochus en Grèce. Aux Thermopyles, le général romain embrassa Caton devant toute l’armée, avoua qu’on lui devait la victoire, et le chargea d’en porter la nouvelle à Rome. Tant de vigueur et de sévérité pour lui-même, prêtait une autorité merveilleuse à l’âpreté cynique de ses attaques contre les moeurs des nobles. C’était surtout contre les Scipions que les Fabius et les Valerius semblaient l’avoir lâché, dès son arrivée à Rome. Dans sa questure en Sicile, il accusa les dépenses de l’africain, et sa facilité à imiter les grecs. Scipion le renvoya, en disant : je n’aime pas un questeur si exact.

Il ne fallait pas moins que l’énergie de Caton pour réprimer l’insolence et la tyrannie des grandes familles qui se tenaient étroitement unies pour l’oppression du peuple. Quintius Flaminius avait nommé Scipion prince du sénat. Deux fils de Paul Émile étaient entrés par adoption dans les familles des Scipions et des Fabius. Des deux filles du grand Scipion, l’une épousa Sempronius Gracchus, l’autre Scipion Nasica. Ainsi, malgré les haines de famille, toute l’aristocratie se tenait par des mariages ; c’est ce qui rendait les grands si forts contre la justice, et les mettait au-dessus des lois. Un gendre de Fabius ayant été accusé de trahison, son beau-père pour le faire absoudre n’eut qu’à dire qu’il était innocent, puisqu’il était resté le gendre de Fabius. Scaurus étant accusé plus tard, se justifia de la manière suivante : Varius de Sucrone accuse Æmilius Scaurus d’avoir reçu des présents pour trahir la république ; Æmilius Scaurus déclare qu’il est innocent : lequel des deux croirez-vous ? L’accusateur d’un Metellus ayant mis sous les yeux des juges, les registres qui devaient le convaincre de concussion, tout le tribunal détourna les yeux. Ainsi rien n’arrêtait l’audace de ces rois, comme les appelait le peuple. L’Africain surtout, dont on avait mis la statue dans le sanctuaire de Jupiter, et qui avait dédaigné un consulat à vie, exerçait une véritable dictature. Un jour que les questeurs craignaient de violer une loi en ouvrant le trésor public, Scipion, alors simple particulier, se fit donner les clefs, et ouvrit.

Il n’y avait plus de république, si quelqu’un n’avait le courage de tenir tête aux Scipions, et d’exiger qu’ils rendissent compte comme citoyens. Caton en trouva l’occasion après la guerre d’Antiochus (187). Leur conduite dans cette guerre avait été plus que suspecte (v plus haut.) les deux frères avaient réglé les conditions de paix de leur autorité privée. Quelles sommes rapportaient-ils de cette riche Asie, quelles dépouilles du successeur d’Alexandre, du maître d’Antioche et de Babylone ? Au jour du jugement, Scipion ne daigna pas répondre aux accusateurs, mais il monta à la tribune, et dit : Romains, c’est à pareil jour que j’ai vaincu en Afrique Hannibal et les Carthaginois. Suivez-moi au Capitole pour rendre grâce aux dieux, et leur demander de vous donner toujours des chefs qui me ressemblent. Tous le suivirent au Capitole, peuple, juges, tribuns, accusateurs, jusqu’aux greffiers. Il triompha en ce jour, non plus d’Hannibal et de Syphax, mais de la majesté de la république et de la sainteté des lois.

D’autres disent que les licteurs des tribuns du peuple, ayant déjà mis la main sur son frère, l’Africain le leur arracha, déchira les registres, et dit : je ne rendrai pas compte de quatre millions de sesterces, lorsque j'en ai fait entrer au trésor deux cents millions. Je n’ai rapporté pour moi qu’un surnom de l’Afrique. Puis il se retira dans une terre qu’il avait à Literne, en Campanie. Son ennemi Tib. Sempronius Gracchus, alors tribun du peuple, empêcha lui-même qu’on ne l’inquiétât dans son exil volontaire. Il y mourut, et fit écrire sur sa tombe, ces mots amers et injustes : ingrate patrie, tu ne possèdes pas même mes os.

Ses ennemis le poursuivirent encore dans la personne de son frère. Les Pétilius, tribuns du peuple, d’autres disent M. ou Q. Naevius (parent du poète ?) proposèrent de nouveau une enquête sur l’argent reçu ou extorqué d’Antiochus. Caton appuya la proposition, et elle fut convertie en loi par le suffrage unanime des trente-cinq tribus. Les accusés furent condamnés. Le jugement portait que L Scipion, pour accorder au roi Antiochus une paix plus avantageuse, avait reçu de lui six mille livres d’or et quatre cent quatre-vingts livres d’argent de plus qu’il n’avait fait entrer dans le trésor ; A. Hostilius, son lieutenant, quatre-vingts livres d’or et quatre cent trois d’argent ; C. Furius, son questeur, cent trente d’or, et deux cents d’argent. Lucius Scipion parut justifié par sa pauvreté. On ne trouva pas chez lui la somme qu’il était condamné à payer. Mais l’aristocratie n’en reçut pas moins un coup terrible. Caton fut bientôt, malgré les efforts des nobles, élevé à la censure, et chargé de poursuivre ces recherches sévères que personne ne pouvait plus éluder depuis l’humiliation des Scipions.