HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE II — CONQUÊTE DU MONDE.

CHAPITRE V. Les mercenaires en Italie. Hannibal, 218-202.

 

 

Ouvrir au genre humain une route nouvelle, c’était aux yeux des anciens l’entreprise héroïque entre toutes. L’Hercule germanique, le Siegfrid des Nibelungen, parcourut, dit le poète, bien des contrées par la force de son bras. La guerre seule a découvert le monde dans l’antiquité. Mais pour qu’une route frayée une fois soit durable, il faut qu’elle réponde à des besoins moins passagers que ceux de la guerre. Alexandre, en ouvrant la Perse et l’Inde au commerce de la Grèce, a fondé plus de villes qu’il n’en avait détruit. Les Grecs et les Phéniciens ont découvert les côtes de la Méditerranée, qui depuis, enfermée par les Romains dans leur empire, comme une route militaire de plus, est devenue la grande voie de la civilisation chrétienne. Ainsi, les routes tracées par les guerriers, suivies par les marchands, facilitent peu à peu le commerce des idées, favorisent les sympathies des peuples, et les aident à reconnaître la fraternité du genre humain. Aussi, je l’avoue, j’ai foulé avec attendrissement et respect cette route ouverte par Hannibal, fondée par les Romains, restaurée par la France, cette route sublime des Alpes, qui prépare et figure à la fois union de deux peuples qui me sont si chers. Dans sa marche de neuf mille stades depuis Carthagène jusqu’à la frontière d’Italie, Hannibal voulait deux choses dont l’une rendait l’autre difficile : s’ouvrir de gré ou de force un passage rapide pour prévenir les préparatifs de Rome, et par la bonne intelligence avec les naturels établir des communications durables entre l’Espagne et l’Italie. Il avait fait prendre d’avance tous les renseignements nécessaires sur les dispositions des chefs barbares, aussi bien que sur leurs forces. Il emportait beaucoup d’argent pour répandre parmi eux, et acheter leur mobile amitié, sans compter un riche fonds de paroles captieuses, familières aux Carthaginois. Cependant, dès le passage de l’Èbre, il fut harcelé par eux, réduit à les combattre chaque jour, souvent même à forcer leurs villages, et à laisser onze mille hommes pour les contenir. Il n’en persista pas moins à employer les moyens de douceur. Au passage des Pyrénées, trois mille Espagnols ne voulurent pas quitter leur pays, ni aller chercher avec Hannibal ces Alpes, dont on leur disait tant choses effrayantes. Loin de s’en irriter, il en renvoya sept mille de plus.

Comme il sortait des défilés des Pyrénées (218), il rencontra tous les montagnards en armes. Il fit dire à leurs chefs qu’il voulait conférer avec eux, que de près on pourrait s’entendre ; que ce n’était pas un ennemi, mais un hôte qui leur arrivait, qu’il ne craindrait pas d’aller les trouver, s’ils hésitaient à se rendre dans son camp. Les barbares se rassurèrent, vinrent, et reçurent des présents. On convint que si les soldats de Carthage faisaient tort aux indigènes, Hannibal ou ses lieutenants en seraient juges ; mais que les réclamations contre les indigènes seraient jugées sans appel par les femmes de ces derniers. Chez les peuples ibériens, comme chez ceux de la Germanie, les femmes, moins emportées que leurs fougueux époux, étaient entourées de respects, et souvent invoquées dans les disputes, comme une puissance sacrée de sagesse et de réflexion.

Les peuplades ibériennes pouvaient s’arranger avec les Africains, rapprochés d’eux par les moeurs et peut-être par la langue. Mais les Gaulois ne voyaient qu’avec un étonnement hostile les hommes noirs du midi, ces monstrueux éléphants, ces armes et ces costumes bizarres. La dissonance était trop forte pour les blonds enfants du nord, aux yeux bleus et au teint de lait. La grande tribu des Volkes n’attendit point l’armée carthaginoise, elle abandonna le pays et se retira derrière le Rhône, dans un camp retranché par le fleuve. Il s’agissait de passer en présence d’une armée ennemie ce fleuve fougueux qui reçoit vingt-deux rivières et dont le courant perce un lac de dix-huit lieues sans rien perdre de son impétuosité. En deux jours, Hannibal sut rassurer ceux qui étaient restés en deçà du Rhône, leur acheta des barques, leur fit construire des canots et des radeaux, et faisant passer le fleuve un peu plus haut par Hannon, fils de Bomilcar, il mit le camp des Volkes entre deux dangers. Au moment où parurent les signaux allumés par Hannon, l’embarquement commença ; les gros bateaux placés au-dessus du courant servaient à le rompre ; les cavaliers les montaient, soutenant par la bride leurs chevaux qui passaient à la nage ; il y avait à bord d’autres chevaux tout bridés et prêts à charger les barbares ; les éléphants étaient sur un immense radeau couvert de terre. Quant aux Espagnols, ils avaient passé hardiment avec Hannon sur des outres et des boucliers. Déjà les Gaulois entonnaient leur chant de guerre, et agitaient leurs armes sur leur tête, lorsqu’ils voient derrière eux leur camp tout en flammes. Les uns courent pour sauver leurs femmes et leurs enfants ; les autres persistent et sont bientôt dispersés.
Cependant les Romains qui croyaient encore Hannibal aux Pyrénées, apprennent qu’il est sur le Rhône. Le consul P. Corn Scipion débarque en hâte à Marseille, et envoie à la découverte trois cents cavaliers, guidés par des Marseillais. Hannibal avait dans le même but détaché cinq cents Numides. Les Italiens eurent l’avantage et en présagèrent l’heureuse issue de la guerre. Hannibal, d’après le conseil des Boïes d’Italie qui lui avaient envoyé un de leurs rois, se décida à éviter l’armée romaine, pour passer les Alpes avant que la saison les rendît impraticables, et il remonta le Rhône pendant quatre jours jusqu’à la hauteur de l’Isère.

Lorsque l’on entre dans ce froid et triste vestibule des Alpes, que les anciens appelaient pays des Allobroges, et dont fait partie la pauvre Savoie, on est frappé de voir tout diminuer de taille et de force, les arbres, les hommes, les troupeaux. La nature semble se resserrer et s’engourdir comme à l’approche de l’hiver ; elle est longtemps chétive et laide avant de devenir imposante et terrible. Comme il allait du Rhône à ces montagnes, Hannibal fut pris pour arbitre entre deux frères qui se disputaient la royauté ; il décida pour l’aîné, conformément à l’avis des vieillards de la nation, et reçut de son nouvel ami les vêtements dont ses africains allaient avoir si grand besoin.

Enfin, l’on découvrit les glaciers au-dessus des noirs sapins. On était à la fin d’octobre, et déjà les chemins avaient disparu sous la neige. Quand les hommes du midi aperçurent cette épouvantable désolation de l’hiver, leur courage tomba. Hannibal leur demandait s’ils croyaient qu’il y eût des terres qui touchassent le ciel ? Si les députés des Boïes d’Italie qui étaient dans leur camp, avaient pris des ailes pour passer les Alpes ? Si autrefois les Gaulois n’avaient pas franchi les mêmes montagnes avec des femmes et des enfants ? Pour comble de terreur, on voyait les pics couverts de montagnards qui attendaient l’armée pour l’écraser. Nul autre passage ; d’un côté des roches escarpées, de l’autre des précipices sans fonds. Hannibal dressa son camp, et ayant appris que les montagnards se retiraient la nuit dans leurs villages, il passa avant le jour dans le plus profond silence, et occupa avec des troupes légères les hauteurs qu’ils avaient quittées. Le reste de l’armée n’en fut pas moins attaqué. Les barbares habitués à se jouer des pentes les plus rapides, y jetèrent un affreux désordre, et par leurs traits, et par leurs cris sauvages qui se répétaient d’échos en échos. Les chevaux se cabraient, les hommes glissaient ; tous se heurtaient, s’entraînaient les uns les autres. Les soldats, les chevaux, les conducteurs des bêtes de sommes roulaient dans les abîmes. Hannibal fut obligé de descendre pour balayer les montagnards. Plus loin, les députés d’une peuplade nombreuse viennent à sa rencontre et lui offrent des vivres, des guides, des otages. Hannibal feint de se confier à eux, et n’en prend que plus de précautions. En effet lorsqu’il arrive à un chemin étroit que dominaient les escarpements d’une haute montagne, les barbares l’attaquent de tous les côtés à la fois, coupent l’armée, et parviennent à isoler pour une nuit entière la cavalerie et les bagages. Moins inquiété désormais, Hannibal parvint au bout de neuf jours au sommet des Alpes. Après y avoir campé deux jours, Hannibal se mit à la tête de l’armée, et parvenu à une sorte de promontoire d’où la perspective était immense, il fit faire halte à ses soldats. Il leur montra l’Italie, et le magnifique bassin du Pô et des Alpes. En franchissant les remparts de l’Italie, leur dit-il, ce sont les murs même de Rome que vous escaladez. Et il leur montrait du doigt, dans le lointain, le lieu où devait être Rome. Je ne puis m’empêcher de citer à côté des paroles d’Annibal, celles qu’une situation analogue inspira au plus grand général des temps modernes. Ce fut un spectacle sublime que l’arrivée de l’armée française sur les hauteurs de Montezemoto ; de là se découvraient les immenses et fertiles plaines du Piémont. Le Pô, le Tanaro et une foule d’autres rivières serpentaient au loin : une ceinture blanche de neige et de glace d’une prodigieuse élévation, cernait à l’horizon ce riche bassin de la terre promise... etc. Le revers italique des Alpes se trouva beaucoup plus roide et plus court que l’autre. Ce n’était que des rampes étroites et glissantes qu’on osait à peine descendre, en tâtonnant du pied et s’accrochant aux broussailles. Tout à coup on se trouva arrêté par un éboulement de terre qui avait formé un précipice de mille pieds. Il n’y avait pas moyen d’avancer ni de reculer ; il était tombé de nouvelles neiges sur celles de l’hiver précédent. La première, foulée par tant d’hommes, fondait sur l’autre, et formait un verglas ; les hommes ne pouvaient se soutenir, les bêtes de somme brisaient la glace, et y restaient engagées comme dans un piège. Il fallut tailler un chemin dans le roc vif, en employant le fer et le feu. Il descendit ainsi en Italie, cinq mois après son départ de Carthagène ; le seul passage des Alpes lui avait coûté quinze jours. Son armée était réduite à vingt-six mille hommes, savoir : huit mille fantassins espagnols, douze mille africains et six mille cavaliers, la plupart numides ; il fit graver cette énumération sur une colonne près du promontoire Lacinien. Ce petit nombre d’hommes était dans un état de maigreur et de délabrement hideux. Les éléphants et les chevaux avaient tant pâti de la faim, qu’ils ne pouvaient se soutenir. Il avait, dit-il lui-même à l’historien Cincius, son prisonnier, perdu trente-six mille hommes depuis le passage du Rhône jusqu’à son arrivée en Italie. Quand on compare cette poignée d’hommes qui lui restaient aux forces que Rome pouvait alors lui opposer, l’entreprise d’Hannibal semble plus audacieuse que celle d’Alexandre. Nous avons dans Polybe, liv. II, l’énumération des troupes que les différents peuples de l’Italie tenaient à la disposition des romains sept ans auparavant, lorsque l’on s’attendait à une invasion générale des Gaulois : les registres envoyés au sénat portaient quatre-vingt mille hommes de pied et cinq mille chevaux, parmi les Latins ; chez les Samnites, soixante-dix mille fantassins et sept mille chevaux. Les Japyges et les Mesapyges fournissaient cinquante mille fantassins et seize mille cavaliers ; les Lucaniens trente mille hommes de pied et trois mille chevaux... etc. Il faut avouer que tous ces peuples disposés à se lever en masse pour repousser l’invasion des Gaulois, ne l’étaient point également à combattre Hannibal, qui se présentait comme le libérateur de l’Italie. Le premier plan du sénat avait été de porter la guerre en Afrique, d’envoyer une seconde armée en Espagne, une troisième dans la Gaule cisalpine. La célérité d’Hannibal obligea Rome de rappeler la première armée de Sicile. Les Boïes et les Insubres (Bologne, Milan), poussés à bout par la fondation des deux nouvelles colonies de Plaisance et de Crémone, jetées entre eux sur le cours du Pô, avaient battu le prêteur Manlius dans une forêt près de Mutine (Modène). Ils se trouvèrent avoir conquis eux-mêmes cette indépendance qu’ils n’avaient espéré recouvrer qu’en appelant Hannibal. Aussi lorsque celui-ci descendit des Alpes avec une armée exténuée de faim et de fatigue, aucun de ses alliés ne vint à sa rencontre pour lui donner des renforts ou des vivres. Les premiers Gaulois qu’il rencontra, furent les Taurins, ennemis des Insubres. Il prit et saccagea leur principale bourgade, pour essayer de jeter la terreur dans l’esprit des Gaulois. Rien ne bougeait encore, et l’armée romaine était arrivée sous la conduite de Scipion. Hannibal, au lieu de dissimuler aux siens le danger de leur situation, la leur découvrit toute entière. Il range l’armée en cercle, fait amener quelques jeunes montagnards prisonniers, qu’il avait fait à dessein souffrir de la faim et meurtrir de coups. Il fait placer devant eux des armes pareilles à celles dont leurs rois se servaient dans les combats singuliers, des chevaux, de riches saies gauloises, et il leur propose de combattre entre eux pour se disputer ces prix ; les vainqueurs seront libres, et les vaincus se trouveront aussi affranchis par la mort. Tous bondirent de joie et coururent aux armes. Hannibal se tourne alors vers les siens : vous avez vu, dit-il, votre propre image. Enfermés entre le Pô, les Alpes et les deux mers, il vous faut combattre. Vous savez le chemin que vous avez fait depuis Carthagène ; tant de combats, de montagnes et de fleuves ! Qui serait assez stupide pour espérer qu’en fuyant il reverrait sa patrie ? Jusqu’ici, parcourant les monts déserts de la Celtibérie et de la Lusitanie, vous n’avez guère eu d’autre butin que des troupeaux. Ici, le prix du combat, c’est la riche Italie, c’est Rome. Tout sera pour vous, corps et biens... Et il leur promit de les établir à leur choix en Italie, en Espagne ou en Afrique, de les faire même citoyens de Carthage, s’ils le demandaient. Ce dernier mot, qui peut-être indiquait un grand projet d’Hannibal, était pour la cupidité des mercenaires le plus ardent aiguillon. Il prit alors une pierre, écrasa la tête d’un agneau, et s’écria : m’écrasent ainsi les dieux, si je manque à mes promesses ! La première rencontre lui fut favorable. Dans une reconnaissance qu’Hannibal et Scipion poussaient eux-mêmes sur les bords du Tésin, les cavaliers de Scipion furent enfoncés par les Numides, dont les chevaux rapides comme l’éclair, ne portaient ni selle ni mords. Le consul blessé fut sauvé par un esclave ligurien. D’autres historiens ont trouvé plus beau d’en donner l’honneur au jeune fils de Scipion, alors enfant de quinze ans, qui a bien assez de la gloire d’avoir vaincu Hannibal, et terminé la seconde guerre punique.

Scipion se retira derrière le Pô, derrière la Trébie, abandonnant aux ravages les terres des Gaulois, qui restaient fidèles aux Romains. Mais l’autre consul, Sempronius, plus touché du malheur des alliés et de l’honneur de Rome, passa la Trébie, grossie par la fonte des neiges, et jeta une armée affamée et transie dans les embûches où l’attendait Hannibal. Les Gaulois de l’armée romaine furent écrasés par les éléphants. Les Romains eux-mêmes furent enveloppés. Trente mille hommes restèrent sur le champ de bataille. Hannibal au contraire n’avait guère perdu que des Gaulois, presque aucun Espagnol, ni Africain. La victoire de la Trébie donna tous les Gaulois pour auxiliaires au général carthaginois. Son armée se trouva portée sur le champ à quatre-vingt-dix mille hommes. Connaissant la mobilité des barbares, il voulait profiter du moment, passer en Étrurie, et se présenter comme un libérateur aux Étrusques, aux Samnites, aux Campaniens, aux Grecs, à tous ces peuples si durement traités par Rome. Il renvoyait libre et sans rançon tout allié des Romains, tandis qu’il tenait ceux-ci au cachot, leur donnant à peine le nécessaire et les chargeant d’injures et d’opprobres. Mais on ne passe pas aisément les Apennins pendant l’hiver. Il y fut accueilli par un de ces froids ouragans, qui s’élèvent alors fréquemment dans les montagnes.

Il fallut donc passer le reste de l’hiver dans les fanges de la Gaule cisalpine, au milieu d’un peuple qui avait espéré s’enrichir en suivant Hannibal dans le midi, et qui se trouvait lui-même affamé par son armée. Leur impatience devint si forte, que plus d’une fois leurs chefs conspirèrent sa mort. Pour tromper les assassins, il s’était avisé de changer chaque jour de vêtement, de coiffure, se déguisant même avec de faux cheveux, apparaissant tantôt comme un jeune homme, tantôt comme un vieillard ou un homme mûr. Ces surprises occupaient l’esprit mobile et superstitieux des barbares.

Au mois de mars (217), il passa l’Apennin, et se dirigea vers Arretium, par le chemin le plus court. Cette route traversait des marais étendus au loin dans la campagne par l’Arno débordé au printemps. Pendant quatre jours et trois nuits, les soldats d’Hannibal marchèrent dans la vase et dans l’eau jusqu’à la ceinture. En tête, passaient les vieilles bandes espagnoles et africaines, foulant un terrain encore assez ferme. Les Gaulois qui venaient ensuite, glissaient ou enfonçaient dans la fange. Ces hommes mous et faciles à décourager se mouraient de fatigue et de sommeil, mais derrière venaient les Numides qui leur tenaient l’épée dans les reins. Un grand nombre désespérait, et se laissant tomber sur des monceaux de bagages, ou sur des tas de cadavres, ils y attendaient la mort. Hannibal lui-même, qui montait le dernier éléphant qui lui restât, perdit un oeil par la fatigue des veilles et l’humidité des nuits.

Le consul Flaminius l’attendait avec impatience sous les tours d’Arretium. Cependant on racontait une foule de prodiges qui menaçaient les Romains d’un grand malheur. Une pluie de pierres était tombée dans le Picenum ; en Gaule, un loup avait arraché et enlevé l’épée d’une sentinelle. Dans la vieille ville étrusque de Céré, les caractères qui servaient aux réponses de l’oracle, avaient tout à coup paru rapetissés. Les épis tombaient sanglants sous la faucille. Les rivages étincelaient de mille feux.

Flaminius ne voyant dans ces récits qu’un artifice des patriciens pour le retenir dans Rome, partit furtivement pour l’armée, sans consulter ni le sénat, ni les auspices. Hannibal profita de son ardeur et l’attira entre le lac Trasimène et les hauteurs dont il était maître. On n’entrait dans ce vallon que par une étroite chaussée. Les Romains la franchissent en aveugles au milieu de l’épais brouillard du matin. Hannibal, qui d’en haut les voyait sans être vu d’eux, les fait prendre en queue par ses numides, et les charge de tous côtés à la fois. L’acharnement des combattants fut si terrible, que dans ce moment même un tremblement de terre détruisit des villes, renversa des montagnes, fit refluer des rivières, sans qu’aucun d’eux s’en aperçut. Hannibal passa dans l’Ombrie, attaqua inutilement la colonie romaine de Spolète, et ne voyant aucune ville se déclarer pour lui, il n’osa point marcher vers Rome. Il se retira dans le Picenum, pour refaire son armée dans ce pays riche et fertile en grains. La faim, les fatigues, les fanges de la Gaule, et surtout le passage des marais d’Étrurie, avaient répandu dans ses troupes d’horribles maladies de peau. Les chevaux aussi, ces chevaux précieux d’Afrique, avaient beaucoup souffert ; on les lavait avec du vin vieux. On cannait l’attachement des Africains pour ce fidèle compagnon du désert. C’est d’ailleurs un trait particulier dans le caractère du soldat mercenaire, sans famille et sans ami.

Cependant le parti des nobles, celui qui ne voulait point de bataille et qui aimait mieux abandonner les alliés aux ravages, avait prévalu dans Rome par la terreur qu’y jeta la défaite de Traiymène. On avait nommé prodictateur le froid et prudent Fabius. Il commença par apaiser les dieux irrités par Flaminius ; on coucha leurs statues devant les tables d’un banquet solennel (lectisternium) ; on leur promit des jeux qui coûteraient trois cent mille trois cent trente-trois livres et un tiers de cuivre ; enfin on leur voua un printemps sacré.

Fabius, sentant le besoin de rassurer les troupes, se tint constamment sur les hauteurs, et laissa Hannibal ravager à son aise les terres des Marses, des Péligniens, l’Apulie, le Samnium et la Campanie. L’armée romaine, promenée de hauteur en hauteur, cachée dans la nue à l’ombre des bois, comme un troupeau qu’on mène paître l’été sur la montagne, voyait de loin l’incendie des belles campagnes de ses alliés de Falerne, et de la colonie romaine de Sinuessa ; la fumée montait jusqu’à eux, et ils s’imaginaient entendre les cris ; rien ne pouvait décider à descendre et à combattre le flegmatique patricien. L’indignation de l’armée était au comble ; Rome la partageait. On avait bien sujet de se défier de Fabius. Les ennemis épargnaient ses terres en ravageant toutes les autres. Il avait pris sur lui d’échanger les prisonniers, sans autorisation du sénat. Il avait laissé échapper Hannibal enfermé dans la Campanie ; et le stratagème qui sauva le Carthaginois semblait bien grossier. Deux mille boeufs, portant aux cornes des fascines enflammés, furent lâchés la nuit dans la montagne, inquiétèrent les Romains, et leur firent abandonner les défilés. Le peuple avait, il faut le dire, droit de soupçonner ou l’habileté, ou la probité de Fabius. On donna à son lieutenant Minutius des pouvoirs égaux. Fabius voulut qu’au lieu de commander chacun son jour, comme c’était l’usage des consuls, l’armée fut partagée par moitié. Minutius devenu trop faible par ce partage, osa attaquer Hannibal, et il aurait péri si Fabius ne fût venu à son secours. Le Carthaginois sourit, et dit : la nuée qui couvrait les montagnes a donc fini par crever et donner la pluie et l’orage.

Le reste de l’année on suivit ce système de honteuse temporisation, qui peut-être était le seul possible avec des soldats découragés, contre la meilleure armée et le premier général du monde. Mais le sentiment de l’honneur national parla enfin plus haut que la prudence et l’intérêt. Abandonner ainsi sans protection les terres des alliés et même les colonies romaines, c’eût été les jeter dans le parti d’Hannibal ; l’empire de Rome eût été bientôt réduit à ses murailles. Le parti populaire, nous l’avons vu souvent, sympathisait davantage avec les Italiens. Le peuple éleva au consulat l’orateur qui avait parlé avec le plus de chaleur en faveur des alliés. M Terentius Varron, sorti d’un métier servile, était devenu par son éloquence, questeur, édile et préteur. Fils d’un boucher, employé d’abord par son père à détailler et colporter la viande, il était l’objet du mépris des patriciens. Pourquoi cependant un boucher n’aurait-il pas sauvé Rome, comme les bouchers de Berne sauvèrent la Suisse à Laupen ? Il faut avouer que l’infortuné Varron, comme Sempronius, Flaminius et Minutius, défendait le parti de l’honneur. Avec quatre-vingt mille hommes contre cinquante mille, les romains ne pouvaient sans honte abandonner leurs alliés. Il était digne d’eux de se faire battre à Cannes et à Trasimène. Non, Athéniens, disait Démosthène, non, vous n’avez pas failli à Chéronée. J'en jure ceux qui ont vaincu à Marathon.

Les patriciens, pour opposer un des leurs à Varron, élevèrent au consulat Paulus Aemilius, l’élève et l’ami du temporiseur. L’opposition des deux généraux perdit la république. L’un voulait combattre Hannibal, sans choisir le lieu ni le temps ; l’autre, au moment décisif, décourageait l’armée en déclarant comme patricien et augure, que les poulets sacrés refusaient de manger, et condamnaient la bataille. La situation d’Hannibal pouvait en effet engager à la différer. Au bout de deux ans, il n’avait pas une ville, pas une forteresse en Italie. Carthage ne lui donnant aucun secours, s’était contentée d’envoyer au commencement de la guerre une misérable expédition de trente galères, pour soulever la Sicile, tandis que vingt autres ravageraient les côtes d’Italie. La plupart des gaulois avaient peu à peu quitté Hannibal pour retourner chez eux et mettre leur butin en sûreté. N’ayant point pris de villes, il n’avait point d’argent ; sans argent, qu’est-ce que le chef d’une armée mercenaire ? Il ne lui restait de blé que pour dix jours. Un historien prétend même qu’il eut l’idée de fuir vers le nord de l’Italie. Dans l’immense plaine de Cannes, on ne pouvait craindre d’embuscades comme à la Trébie ou à Trasimène. Et pourtant ici comme là ce fut le petit nombre qui enveloppa le grand. Hannibal, avait eu l’attention de se mettre à dos le vent et la poussière, chose si importante dans ces plaines poudreuses. Les Romains en étaient aveuglés. L’infanterie espagnole et gauloise recula sur l’africaine, comme elle en avait l’ordre, et les Romains s’enfonçant pour la poursuivre entre les deux ailes victorieuses d’Hannibal, se trouvèrent, ainsi qu’à Trasimène, pris dans une sorte de filet. En même temps s’élevaient sur les derrières de l’armée romaine, cinq cents Numides qui y étaient entrés comme transfuges, sans armes en apparence, mais avec des poignards sous leurs habits. Dans ce moment terrible, Paulus ordonne aux cavaliers de descendre selon l’ancien usage italique, et de combattre à pied. Lorsqu’on dit à Hannibal que c’était le consul qui avait donné un pareil ordre : il aurait aussi bien fait, dit-il, de me les livrer pieds et poings liés. Paulus resta sur le champ de bataille avec cinquante mille hommes, ses deux questeurs, vingt et un tribuns, près de cent sénateurs, et une foule de chevaliers. Hannibal gagna cette grande victoire avec le sang des gaulois ; il en perdit quatre mille contre quinze cents Espagnols et Africains (216 avant J.-C.).

A la nouvelle d’une telle défaite, chacun crut Rome perdue. Tout le midi de l’Italie l’abandonna. De jeunes patriciens même songeaient déjà à chercher des vaisseaux pour fuir au-delà des mers. Les officiers d’Hannibal croyaient qu’il ne s’agissait plus que de marcher sur Rome. L’impétueux Maharbal disait au général carthaginois : laissez-moi prendre les devants avec ma cavalerie ; il faut que vous soupiez dans cinq jours au capitole. Hannibal ne voulut pas s’expliquer, mais il savait bien qu’on ne prenait pas ainsi Rome. Eloignée de plus de quatre-vingts lieues, elle avait le temps de se mettre en état de défense. Dans la ville et dans les environs, il y avait plus de cinquante mille soldats ; et tout le peuple était soldat. En déduisant les morts et les blessés, le Carthaginois ne pouvait guère avoir plus de vingt-six mille hommes. Tous ces peuples qui se déclaraient ses amis, Samnites, Lucaniens, Brutiens, Grecs, n’avaient garde d’augmenter une armée barbare dont ils n’entendaient point la langue, et dont ils avaient les moeurs en exécration. C’était le bruit public en Italie, que les soldats d’Hannibal se nourrissaient au besoin de chair humaine. Les Italiens ne quittaient le parti de Rome qu’afin de ne plus recruter ses armées, et de ne plus prendre part à la guerre. Aussi Hannibal se trouva-t-il si faible après sa victoire, qu’ayant besoin d’un port en face de l’Espagne, il attaqua la petite ville de Naples et ne put la prendre. Il ne fut pas plus heureux devant Nole, Acerres et Nucérie. Partout il trouva les Romains aussi forts qu’avant leurs défaites. Rome fut un prodige de constance. Après les journées du Tésin, de Trébie et de Trasimène, après celle de Cannes, plus funeste encore, abandonnée de presque tous les peuples d’Italie, elle ne demanda point la paix... Rome fut sauvée par la force de son institution... etc. (Montesquieu, gr et déc des rom, ch 4). Hannibal trop faible pour attaquer avec avantage le centre de l’Italie, prit ses quartiers d’hiver à Capoue. Des deux grandes cités du midi, Capoue et Tarente, la seconde était encore tenue par une garnison romaine ; l’autre, encouragée par la défaite de Cannes, demanda aux romains que désormais sur deux consuls, ils en prissent un Campanien. Les Capuans firent ensuite main basse sur les Romains qu’ils avaient dans leur ville, et les étouffèrent dans les étuves des bains, qui se trouvaient en grand nombre dans cette ville voluptueuse. Ce fut le chef du parti populaire de Capoue, Pacuvius, allié aux plus illustres patriciens de Rome, gendre d’un Appius Claudius, beau-père d’un Livius, qui introduisit Hannibal dans Capoue. Il avait grand besoin du séjour de cette riche ville pour refaire un peu son armée, pour guérir ses blessés. Peut-être aussi les soldats d’Hannibal lui rappelaient-ils ses promesses et voulaient-ils enfin du repos. Les vétérans d’Hamilcar, ceux qui duraient encore, après le passage des Alpes et tant de batailles, croyaient sans doute qu’il fallait, au moins un instant avant leur mort, goûter le fruit de la conquête. Combattre, jouir, voilà la vie du soldat mercenaire. Le chef d’une telle armée la suit souvent, tout en paraissant la conduire. On a dit que le séjour de Capoue avait corrompu cette armée. Mais les vainqueurs de Cannes, devenus riches, auraient partout trouvé Capoue. Hannibal ne pouvait pas, comme Alexandre, mettre le feu au bagage de ses soldats. D’ailleurs, ce lieu de repos lui convenait ; il était à portée et de Casilinum qu’il assiégeait, et de la mer d’où il attendait des secours. De là, il pouvait chercher aux Romains de nouveaux ennemis, et remuer le monde contre eux. Si l’on me demande, dit Polybe, qui était l’âme de tout ce qui se passa alors à Rome et à Carthage, c’était Hannibal. Il faisait tout en Italie par lui-même, en Espagne par Hasdrubal son aîné, et ensuite par Magon. Ce furent ces deux capitaines qui défirent en Espagne les généraux romains... etc. Le premier espoir d’Hannibal, son appui naturel, c’était l’Espagne. Il y avait laissé son frère et ses lieutenants ; il comptait en tirer sans cesse de nouvelles recrues. C’est pour cela qu’il avait tracé avec tant de peine une route des Pyrénées aux Alpes. Mais la guerre d’Italie était trop lointaine pour y entraîner facilement les barbares. Cette guerre ne pouvait être nationale pour des hommes qui connaissaient à peine les Romains, et qui n’avaient pas encore éprouvé leur tyrannie. Ils avaient éprouvé celle des Carthaginois, leur rapacité, la dureté avec laquelle ils levaient des hommes pour les envoyer au-delà des Pyrénées dans un monde inconnu. Cette haine qu’Hannibal trouva partout en Italie contre Rome, les deux Scipions la trouvèrent en Espagne contre les lieutenants d’Hannibal. Les Celtibériens avaient déjà taillé en pièces quinze mille carthaginois. Les Scipions remportèrent d’abord de brillantes victoires ; et Hasdrubal, retenu par eux, ne put passer en Italie.

Il fallut donc qu’Hannibal se tournât du côté de Carthage. Magon, son frère, fit verser dans le vestibule du sénat un boisseau d’anneaux d’or, enlevés aux chevaliers et aux sénateurs romains. Cette preuve éclatante des pertes de Rome et des succès d’Hannibal ne fit qu’augmenter la défiance des Carthaginois. Sans exprimer ses craintes, Hannon, chef du parti opposé aux Barcas, se contenta de dire : si Hannibal exagère ses succès, il ne mérite point de secours ; s’il est vainqueur, il n’en a pas besoin. Toutefois on lui envoya de l’argent, quatre mille Numides et quarante éléphants. Un commissaire du sénat fut adjoint à Magon pour lever en Espagne vingt mille fantassins et quatre mille chevaux. La politique de Carthage était d’alimenter seulement la guerre. Hannibal une fois maître de l’Espagne et de l’Italie, que lui serait-il resté à faire, sinon d’assujettir Carthage ? Si mal soutenu par sa patrie et par l’Espagne, Hannibal tourna les yeux du côté du monde grec, vers Syracuse et la Macédoine. Hiéron persistait dans son alliance avec les Romains, et leur avait même envoyé après Cannes une victoire d’or massif qui pesait plus de trois cents livres ; mais la mort imminente du vieillard allait ouvrir la Sicile aux intrigues de l’ennemi de Rome. Quant au roi de Macédoine, l’inquiétude que lui donnaient les romains, devenus ses voisins par la conquête de l’Illyrie, le détermina à s’unir aux Carthaginois. Il semble que le successeur d’Alexandre aurait consenti volontiers à un partage du monde qui lui eût donné l’Orient et laissé l’Occident pour Hannibal. Il fallait donc une diversion puissante en faveur de ce dernier. Mais on le croyait si fort après Cannes, que Philippe craignit qu’il ne vainquît trop vite ; il agit mollement, et se laissa battre à l’embouchure du fleuve Aoüs. Plus tard, les romains lui suscitèrent pour ennemis les étoliens, brigands qui ne demandaient que guerre et pillage ; et ils finirent par se mettre au coeur de la Grèce en s’emparant d’Anticyre. Hannibal ne laissait pas d’agir lui-même en Italie ; mais cette armée qui perdait toujours sans se renouveler, était devenue si faible, que les Romains l’affrontaient partout avec avantage. Leur général était alors le bouillant Marcellus, héros des temps barbares, fier de sa force et de sa bravoure, célèbre pour ses combats singuliers, qui avait jadis vaincu les Gaulois, et qui leur ressemblait par sa fougue. Grâce à la supériorité du nombre, ce vaillant soldat défit plusieurs fois Hannibal devant Nole, devant Casilinum, et finit par l’obliger à sortir de la Campanie (215-4). Dans une seule rencontre à Bénévent, son lieutenant Hannon perdit seize mille hommes. Au milieu de tous ces revers, le grand capitaine surprit Tarente, la seconde ville du midi, dont le port lui assurait des communications faciles avec la Macédoine. En même temps, profitant de la mort d’Hiéron et de l’extinction de sa famille, il avait trouvé le moyen d’attirer dans son parti Syracuse, et de la mettre entre les mains de deux Grecs nés d’une mère carthaginoise. Agrigente, Héraclée, presque toute la Sicile échappa en même temps aux Romains. Ainsi Hannibal manoeuvrant avec une poignée d’hommes à travers de nombreuses armées, de Capoue à Tarente, et de Tarente à Capoue, inactif en apparence, mais les yeux fixés sur les deux détroits, remuait la Macédoine et la Sicile, comme deux bras armés contre Rome. Les Italiens, peu frappés de ce vaste plan, s’étonnaient de son impuissance, et dans leur langage rustique le comparaient à l’abeille qui n’a de force que pour un coup, et qui, son aiguillon une fois lancé, tombe dans l’engourdissement.

L’année 213 fut un moment de repos pour les deux partis épuisés ; mais à la campagne suivante, Rome fit un prodigieux effort pour terminer la lutte et étouffer son antagoniste. Elle leva jusqu’à trois cent trente-cinq mille hommes ; elle parvint à enlever au Carthaginois les deux grandes villes qui soutenaient son parti en Italie et en Sicile, Capoue et Syracuse. Hannibal se surpassa lui-même pour sauver Capoue. Il battit les armées romaines devant ses murs, il les battit en Lucanie. Rome ne lâcha pas prise ; c’était pour elle une affaire de vengeance autant que d’intérêt. Ce n’était pas seulement à cause de ses citoyens égorgés ; Hannibal entrant à Capoue avait promis qu’elle deviendrait la capitale de l’Italie.

Il fit alors une chose singulièrement audacieuse ; il laissa les Romains devant Capoue, et marcha sur Rome. Il campa à quarante stades de ses murs, et profitant du premier effroi, il allait donner l’assaut ; mais deux légions s’y rencontraient par bonheur. Les historiens romains prétendent que, loin de rien craindre, on prit ce moment pour faire partir des troupes destinées à l’armée d’Espagne, et qu’on vendit le champ sur lequel campait Hannibal, sans qu’il perdît rien de sa valeur. Selon eux, le Carthaginois, prenant avec lui trois cavaliers seulement, se serait approché la nuit de Rome, et du haut d’une colline, en aurait observé la situation, remarqué le trouble et la solitude. Les Romains dirigèrent des forces considérables contre lui, mais il se joua de leurs poursuites, repassa par le Samnium, traînant après lui un butin prodigieux, et revint par la Daunie et la Lucanie au détroit de Sicile, après la plus rapide et la plus périlleuse campagne qu’aucun général ait jamais faite. Un cri d’admiration échappe à Polybe. Capoue désormais sans espoir, tomba au pouvoir des Romains. Elle finit comme elle avait vécu. Après un voluptueux banquet, où ils s’étaient soûlés de toutes les délices qu’ils allaient quitter, les principaux citoyens firent circuler un breuvage qui devait les soustraire à la vengeance de Rome (211).

Le siége de Syracuse ne fut pas moins difficile. Le génie d’Archimède la défendit deux ans contre tous les efforts de Marcellus. Ce puissant inventeur était si préoccupé de la poursuite des vérités mathématiques, qu’il en oubliait le manger et le boire ; traîné au bain par ses amis, il traçait encore des figures avec le doigt sur les cendres du foyer et sur son corps frotté d’huile. Un tel homme ne devait se soucier ni des Romains ni des Carthaginois. Mais il prit plaisir à ce siège, comme à tout autre problème, et voulut bien descendre de la géométrie à la mécanique. Il inventa des machines terribles qui lançaient sur la flotte romaine des pierres de six cents livres pesant, ou bien qui s’abaissant dans la mer, enlevaient un vaisseau, le faisait pirouetter et le brisait contre les rochers ; les hommes de l’équipage volaient de tous côtés, comme des pierres lancées par la fronde ; ou bien encore des miroirs concentriques réfléchissant au loin la lumière et la chaleur, allaient brûler en mer la flotte romaine. Les soldats n’osaient plus approcher ; au moindre objet qui paraissait sur la muraille, ils tournaient le dos en criant que c’était encore une invention d’Archimède. Marcellus ne put s’emparer de la ville que par surprise, pendant la nuit d’une fête. Il fit chercher Archimède. Mais il était si absorbé dans ses recherches, qu’il n’entendit ni le bruit de la ville prise, ni le soldat qui lui apportait l’ordre du général, et qui finit par le tuer. Un siècle et demi après, Cicéron, alors questeur en Sicile, fit chercher le tombeau du géomètre. On retrouva sous les ronces une petite colonne qui portait la figure de la sphère inscrite au cylindre. Archimède n’avait pas voulu d’autre épitaphe.

La Sicile retourna ainsi aux Romains par la prise de Syracuse, et surtout par la défection du Libyen Mutton ou Mutine, général habile, qui après avoir battu Marcellus, finit par passer du côté de Rome. Mais la même année où Marcellus prenait Syracuse, les Romains avaient éprouvé de grands revers en Espagne ; les deux Scipions ayant divisé leurs forces, furent vaincus et tués (212) ; l’armée romaine ne fut sauvée que par le sang-froid de Marcius, simple chevalier romain. Personne n’osait demander le commandement de l’armée d’Espagne funeste par la mort de deux généraux. Le jeune Scipion, fils de Publius, à peine âgé de vingt-quatre ans, osa se porter pour le successeur et le vengeur de son père et de son oncle. Le peuple le nomma d’enthousiasme. C’était un de ces hommes aimables et héroïques, si dangereux dans les cités libres. Rien de la vieille austérité romaine ; un génie grec plutôt, et quelque chose d’Alexandre. On l’accusait de moeurs peu sévères, et dans une ville qui commençait à se corrompre, ce n’était qu’une grâce de plus. Du reste, peu soucieux des lois, les dominant par le génie et l’inspiration ; chaque jour il passait quelques heures enfermé au Capitole, et le peuple n’était pas loin de le croire fils de Jupiter. Tout jeune encore et longtemps avant l’époque légale, il demanda l’édilité : que le peuple me nomme, dit-il, et j’aurai l’âge. Dès lors Fabius et les vieux Romains commencèrent à craindre ce jeune audacieux.

Dès qu’il arriva en Espagne, il déclare aux troupes à peine rassurées, que Neptune lui a inspiré d’aller à travers toutes les possessions ennemies, attaquer la grande ville de l’Espagne, Carthagène, le grenier, l’arsenal de l’ennemi. Il prédit le moment où il prendra la ville. Deux soldats lui demandaient justice : demain, dit-il, à pareille heure, je dresserai mon tribunal dans tel temple de Carthagène. Et il tint parole. Il trouva dans la ville les otages de toutes les tribus espagnoles ; il les accueillit avec bonté, leur promit de les renvoyer bientôt chez eux, caressa les enfants et leur fit des présents selon leur âge ; aux petites filles, des portraits et des bracelets, aux garçons des poignards et des épées. Lorsque la vieille épouse du chef Mandonius vint le supplier de faire traiter les femmes avec plus d’égard, et pleura sur les outrages que leur avaient faits les Carthaginois, il se prit lui-même à pleurer.

Quelques jeunes soldats qui connaissaient bien le faible de leur général, lui offrirent en présent une captive d’une rare beauté. Scipion n’affecta point de sévérité : si j’étais particulier, leur dit-il, vous ne me pourriez donner rien de plus agréable. Puis il fit venir le père de la jeune fille, et la remit en ses mains. Il acheva de gagner les Espagnols par la confiance héroïque avec laquelle il leur rendit leurs otages. Ils en vinrent alors au point de se prosterner devant lui, et de lui donner le nom de roi. Scipion leur imposa silence. Hasdrubal, désormais sans espoir, ramassa tout l’argent qu’il put pour passer en Italie. Scipion ne se soucia point de barrer le passage à des gens désespérés ; il les laissa, au grand péril de Rome, marcher vers les Alpes pour rejoindre Hannibal. Que serait devenue l’Italie, si cette armée recrutée par les Gaulois, eût dégagé du midi de la péninsule le terrible ennemi de Rome ? Il y avait, il est vrai, perdu toute sa cavalerie numide, exterminée ou séduite par l’argent des Romains ; mais Rome elle-même n’en pouvait plus. Douze colonies épuisées par les dernières levées, lui avaient refusé leur secours. Le consul Claudius Néron, qu’on avait chargé de contenir Hannibal, comprit que tout était perdu, si son frère perçait jusqu’à lui ; il prit ses meilleures troupes, traversa toute l’Italie en huit jours, et se réunit à son collègue près du Métaure. L’armée d’Hasdrubal, voyant les enseignes des deux consuls, crut qu’Hannibal avait péri, et se laissa vaincre. Néron, revenu avec la même célérité, fit jeter dans le camp d’Hannibal la tête de son frère. Cet homme invincible ne prit pas pour lui ce dernier revers, et dit avec une froide amertume : je reconnais la fortune de Carthage. Il s’enferma alors dans le pays des Brutiens, à l’angle de l’Italie. Son frère Magon, qui renouvela pour le joindre la tentative d’Hannibal, n’eut pas un meilleur succès. Cependant Scipion avait compris qu’on ne pouvait délivrer l’Italie qu’en attaquant l’Afrique, que Carthage n’était nulle part plus faible ; qu’une pareille invasion serait à la fois plus facile et plus glorieuse qu’une guerre de tactique dans les âpres montagnes du Brutium ; qu’au lieu d’attaquer le monstre dans son repaire, il fallait le traîner au grand jour, sur la plage nue de l’Afrique, où le nombre et la force matérielle donneraient plus d’avantage. L’opposition jalouse de Fabius rendant le sénat peu favorable à cette proposition, le jeune consul déclara qu’il la porterait devant le peuple. Le sénat céda ; mais il ne tint pas à lui que les moyens ne manquassent à Scipion. On ne lui donna que trente galères, et il ne lui fut point permis de faire des levées d’hommes. L’enthousiasme des Italiens, l’impatience qu’ils avaient de voir enfin Hannibal sorti de l’Italie, suppléèrent à la mauvaise volonté du sénat. Les peuples de l’Étrurie s’engagèrent les premiers à venir au secours du consul, chacun selon ses facultés ; Céré promit de fournir aux équipages tout le blé et tous les approvisionnements nécessaires ; Populonia, le fer ; Tarquinies, la toile à voiles ; Volaterre, du blé, de la poix et du goudron ; etc. Pendant qu’il hâtait les préparatifs à Syracuse, on présentait au sénat diverses accusations contre lui ; il avait, disait-on, corrompu la discipline par une alternative de molle indulgence et de cruauté ; les soldats n’étaient plus ceux de la république, mais ceux de Scipion ; lorsqu’il tomba malade en Espagne et qu’ils le crurent mort, ils se regardèrent comme affranchis de tout serment ; ce ne fut que par une odieuse perfidie qu’il put étouffer la révolte ; en Italie, il ferme les yeux sur la tyrannie atroce de Pléminius à Locres. Et maintenant à Syracuse il oublie l’expédition imprudente qu’il a proposée lui-même ; le consul du peuple romain flatte les alliés en se promenant au gymnase en mules et en manteau grecs, écoutant les vaines disputes et les déclamations des sophistes.

Carthage en était encore à interroger les voyageurs sur les projets du consul, lorsqu’il débarqua en Afrique il espérait l’alliance du Numide Syphax, dont il avait gagné l’amitié dans une visite téméraire qu’il fit au barbare dès le temps qu’il était prêteur en Espagne. Mais depuis, Syphax avait épousé la belle et artificieuse Sophonisbe, fille du général carthaginois Hasdrubal Giscon. On connaît la faiblesse des hommes de ces races africaines ; que de fois les juifs et leurs rois furent entraînés à l’idolâtrie par les séductions des filles de la Phénicie ! La dangereuse étrangère tourna sans peine du côté des carthaginois l’esprit mobile du numide ; elle le flatta de l’orgueilleuse idée de se porter pour arbitre entre les deux plus grandes puissances du monde, de faire sortir les romains de l’Afrique et Hannibal de l’Italie. À ce compte, Carthage eût tout gagné, puisqu’au fond Hannibal ne combattait pas pour elle.

Scipion feignit d’écouter ces propositions, profita de la confiance et de la facilité de Syphax, disant toujours qu’il voulait la paix, mais que son conseil était pour la guerre, prolongeant ainsi la négociation jusqu’à ce que ses envoyés eussent bien reconnu les camps de Syphax et d’Hasdrubal. Instruit par eux que les huttes des africains étaient toutes construites de matières combustibles, il attaque les deux camps, et, chose horrible, brûle les deux armées en une nuit. Elles étaient fortes de quatre-vingt-treize mille hommes. Le camp était embarrassé des dépouilles arrachées aux flammes ; Scipion y fit venir des marchands pour les acheter. Les soldats se croyant bientôt maîtres de toute l’Afrique, donnèrent leur butin presque pour rien ; ce qui, selon Polybe, fut pour le général un profit considérable. Scipion avait ramené en Afrique le roi numide Massanasès, ou Massinissa, que Syphax avait dépouillé de son royaume. Longtemps Syphax avait poursuivi son compétiteur dans le désert. Celui-ci qui était le meilleur cavalier de l’Afrique, qui jusqu’à quatre-vingts ans se tenait tout un jour à cheval, sut toujours éluder son ennemi. Dès qu’il était serré de près, il congédiait ses cavaliers en leur assignant un lieu de ralliement. Il lui arriva une fois de se trouver lui troisième dans une caverne, autour de laquelle campait Syphax. C’est à peu près l’histoire de David caché dans l’antre où vient dormir son persécuteur Saül, ou celle de Mahomet séparé de ses ennemis par une toile d’araignée dans la caverne de Thor. Massanasès ramené par les ennemis de la Numidie, jouit du plaisir cruel de prendre son ennemi, d’entrer dans sa capitale, et de lui enlever Sophonisbe. Cette femme perfide, autrefois promise à Massanasès, lui avait envoyé en secret pour s’excuser auprès de lui d’un mariage involontaire. Le jeune Numide, avec la légèreté de son âge et de son pays, lui promit de la protéger, et le soir même la prit pour épouse. Le malheureux Syphax, ne sachant comment se venger, fit entendre à Scipion que celle qui avait su l’enlever lui-même à l’alliance de Rome, pourrait bien exercer le même empire sur Massanasès. Scipion goûta l’avis, et au nom de Rome, réclama durement Sophonisbe comme partie du butin. Massanasès monte à cheval avec quelques Romains ; sans descendre, il présente à Sophonisbe une coupe de poison, et s’enfuit à toute bride. Je reçois, dit-elle, le présent de noces ; et elle but tranquillement. Le barbare montra le corps aux Romains. Cela fait, il se présenta avec l’habit royal à Scipion qui le combla d’éloges, de présents, et lui mit sur la tête cette couronne qu’il avait si chèrement achetée.

Les Carthaginois privés du secours de Syphax, et voyant toutes les villes ouvrir leurs portes à Scipion, se décidèrent à appeler Hannibal et Magon, et pour gagner du temps demandèrent la permission d’envoyer des ambassadeurs à Rome. Ce message ouvrait à Hannibal une carrière nouvelle. Enfermé dans le Brutium, il ne pouvait plus rien faire en Italie. En Afrique, il pouvait devenir maître de Carthage, soit qu’il y entrât vainqueur de Scipion, soit qu’il la trouvât affaiblie et épuisée par une dernière défaite. Il laissa à l’Italie, qu’il avait désolée pendant quinze années, d’horribles adieux. Dans les derniers temps, il avait accablé de tributs ses fidèles Brutiens eux-mêmes. Il faisait descendre en plaine les cités fortes dont il craignait la défection ; souvent il fit brûler vif les familles de ceux qui quittaient son parti. Pour subvenir aux besoins de son armée il mettait à mort, sur de fausses accusations, les gens dont il envahissait les biens. Au moment du départ, il envoya un de ses lieutenants sous le prétexte de visiter les garnisons des villes alliées, mais en effet pour chasser les citoyens de ces villes, et livrer au pillage tout ce que les propriétaires ne pouvaient sauver. Plusieurs villes le prévinrent et s’insurgèrent ; les citoyens l’emportèrent dans les unes, les soldats dans les autres ; ce n’était partout que meurtres, viols et pillages. Hannibal avait beaucoup de soldats italiens, qu’il essaya d’emmener à force de promesses ; il ne réussit qu’auprès de ceux qui étaient bannis pour leurs crimes. Les autres, il les désarma, et les donna pour esclaves à ses soldats ; mais plusieurs de ceux-ci rougissant de faire esclaves leurs camarades, il réunit ceux qui restaient, avec quatre mille chevaux et une quantité de bêtes de somme qu’il ne pouvait transporter, et fit tout égorger, hommes et animaux.

Dès que les Carthaginois eurent l’espoir de voir arriver Hannibal, ils se crurent déjà vainqueurs ; ils ne se souvinrent plus de la trêve, ils se jetèrent sur les vaisseaux romains que la tempête avaient poussés sur leurs côtes. Ils renvoyèrent avec honneur les ambassadeurs romains qui venaient réclamer, les escortèrent, les embrassèrent au départ, et essayèrent de les faire périr. Cependant, Hannibal ne se pressait point. Lorsque les Carthaginois le priaient de combattre et de terminer la guerre, il répondait froidement qu’à Carthage on devait avoir autre chose à penser ; que c’était à lui à prendre son temps pour se reposer ou pour agir. Cependant au bout de quelques jours il vint camper à Zama, à cinq journées de Carthage du côté du couchant. Il essaya avant de combattre ce que pourraient l’adresse et l’astuce sur l’esprit du jeune général romain. Il lui demanda une entrevue, le loua beaucoup et finit par lui dire : nous vous cédons la Sicile, la Sardaigne et l’Espagne ; la mer nous séparera ; que voulez-vous de plus ? Il était trop tard pour faire accepter de pareilles conditions. Hannibal, forcé de combattre, plaça au premier rang les étrangers soudoyés par Carthage, Liguriens, Gaulois, Baléares et Maures ; au second, les Carthaginois. Ces deux lignes devaient essuyer la première furie du combat et émousser les épées romaines. Derrière, mais loin, bien loin, à la distance d’un stade, hors de la portée des traits, venaient les troupes qu’il avait amenées d’Italie et qui lui appartenaient en propre ; dans ce petit noyau d’armée ménagé avec tant de soin, devaient se trouver plusieurs des soldats d’Hamilcar, nés avec Hannibal, et ses compagnons au passage du Rhône et des Alpes. Leur présence seule rassurait tous les autres ; le général avait dit aux deux premières lignes : espérez bien de la victoire ; vous avez avec vous Hannibal et l’armée d’Italie ! Les mercenaires soudoyés par Carthage se piquèrent d’émulation, et soutinrent quelque temps tout l’effort de l’armée romaine. Cependant la seconde ligne n’avançait pas pour la soutenir ; ils se crurent trahis par les carthaginois, se retournèrent et se jetèrent sur eux. Ceux-ci, pressés à la fois par les Romains et par les leurs, voulurent se réfugier dans les rangs des vieux soldats d’Hannibal ; mais il ne voulut pas recevoir les fuyards, et sans pitié leur fit présenter la pointe des piques. Tout ce qui ne put s’écouler vers les ailes, périt entre les Romains et Hannibal. Les vétérans de celui-ci étaient intacts, et les monceaux de morts qui couvraient la plaine auraient empêché Scipion de la tourner. Mais à ce moment, les Numides de Rome, vainqueurs aux deux ailes, revinrent par derrière, et prirent à dos Hannibal. Cette même cavalerie, qui l’avait fait vaincre si souvent en Italie, décida sa défaite à Zama (202).

Scipion, considérant les ressources immenses de Carthage, n’entreprit point de la forcer. Il lui accorda les conditions suivantes : les Carthaginois restitueront aux romains tout ce qu’ils leur ont pris injustement pendant les trêves ; leur remettront tous les prisonniers ; leur abandonneront leurs éléphants et tous leurs longs vaisseaux, à l’exception de dix... etc. Ainsi on leur enlevait leur marine, et l’on plaçait à leur porte l’inquiet et ardent Massanasès, qui devait s’étendre sans cesse à leurs dépens, et les insulter à plaisir, tandis que Rome, tenant Carthage à la chaîne, l’empêcherait toujours de s’élancer sur lui.

Quand on lut ces conditions dans le sénat, Hasdrubal Giscon fut d’avis de les rejeter. Hannibal alla à lui, le saisit et le jeta à bas de son siége. Tout le monde s’indignait. Le général allégua que, sorti enfant de sa patrie, il n’avait pu se former à la politesse carthaginoise ; et qu’il croyait que Giscon perdait son pays en repoussant le traité. Cette apologie superbe cachait mal le mépris du guerrier pour les marchands parmi lesquels il siégeait. Et quel mépris mieux mérité ? Lorsque l’ambassadeur de Carthage alla solliciter à Rome la ratification du traité, un sénateur lui dit : par quels dieux jurerez-vous, après tous vos parjures ? Le Carthaginois répondit bassement : par les dieux qui les ont punis avec tant de sévérité. Carthage livra cinq cents vaisseaux qui furent brûlés en pleine mer à la vue des citoyens consternés. Mais ce qui leur fut plus sensible, ce fut de payer le premier terme du tribut ; les sénateurs ne pouvaient retenir leurs larmes. Hannibal se mit à rire. Ces dérisions amères caractérisent ce véritable démon de la guerre, le Wallenstein de l’antiquité. Vous avez supporté, dit-il, qu’on vous désarmât, qu’on brûlât vos vaisseaux, qu’on vous interdît la guerre ; la honte publique ne vous a pas tiré un soupir ; et aujourd’hui vous pleurez sur votre argent. Hannibal seul avait gagné à la guerre. Rentré à Carthage avec six mille cinq cents mercenaires, et grossissant aisément ce nombre, il se trouvait maître d’une ville désarmée par la défaite de Zama. Il se fit nommer suffète ; et pour mettre Carthage en état de recommencer la guerre, il entreprit de la réformer. Il abattit l’oligarchie des juges qui étaient devenus maîtres de tout, et qui vendaient tout ; il fit défendre de les continuer deux ans dans leurs fonctions. Il porta dans les finances une sévérité impitoyable, arracha leur proie aux concussionnaires, et apprit au peuple étonné que, sans nouvel impôt, il était en état d’acquitter ce qu’on devait aux Romains. Il ouvrit de nouvelles sources de richesses à sa patrie. Il employa le loisir de ses troupes à planter sur la plage nue de l’Afrique ces oliviers dont il avait eu lieu d’apprécier l’utilité en Italie. Ainsi Carthage, devenue un état purement agricole et commerçant, réparait promptement ses pertes sous la bienfaisante tyrannie d’Hannibal, qui la destinait à devenir le centre d’une ligue universelle du monde ancien contre Rome.