HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE II — CONQUÊTE DU MONDE.

CHAPITRE III. Guerre punique, 265-241. - Réduction de la Sicile, de la Corse et de la Sardaigne ; de la Gaule italienne, de l’Illyrie et de l’Istrie, 238-219.

 

 

Ce n’est point sans raison que le souvenir des guerres puniques est resté si populaire et si vif dans la mémoire des hommes. Cette lutte ne devait pas seulement décider du sort de deux villes ou de deux empires ; il s’agissait de savoir à laquelle des deux races, indo-germanique ou sémitique, appartiendrait la domination du monde. Rappelons-nous que la première de ces deux familles de peuples comprend, outre les Indiens et les Perses, les Grecs, les Romains et les Germains ; dans l’autre, se placent les Juifs et les Arabes, les Phéniciens et les Carthaginois. D’un côté le génie héroïque, celui de l’art et de la législation ; de l’autre l’esprit d’industrie, de navigation, de commerce. Ces deux races ennemies se sont partout rencontrées, partout attaquées. Dans la primitive histoire de la Perse et de la Chaldée, les héros combattent sans cesse leurs industrieux et perfides voisins. Ceux-ci sont artisans, forgerons, mineurs, enchanteurs. Ils aiment l’or, le sang, le plaisir. Ils élèvent des tours d’une ambition titanique, des jardins aériens, des palais magiques, que l’épée des guerriers dissipe et efface de la terre. La lutte se reproduit sur toutes les côtes de la Méditerranée entre les Phéniciens et les Grecs. Partout ceux-ci succèdent aux comptoirs, aux colonies de leurs rivaux dans l’Orient, comme feront les Romains dans l’Occident. Voyez aussi avec quelle fureur les Phéniciens attaquent la Grèce à Salamine sous les auspices de Xerxès, la même année où les Carthaginois, leurs frères, débarquent en Sicile l’armée prodigieuse que Gélon détruisit à Himera. Et plus tard, les Grecs, pour en finir, allèrent à leur tour attaquer chez eux leurs éternels ennemis. Alexandre fit contre Tyr bien plus que Salmanasar ou Nabuchodonosor. Il ne se contenta point de la détruire ; il prit soin qu’elle ne pût se relever jamais, en lui substituant Alexandrie et changeant pour toujours la route du commerce du monde. Restait la grande Carthage, et son empire bien autrement puissant que la Phénicie ; Rome l’anéantit. Il se vit alors une chose qu’on ne retrouve nulle part dans l’histoire, une civilisation tout entière passa d’un coup, comme une étoile qui tombe. Le périple d’Hannon, quelques médailles, une vingtaine de vers dans Plaute, voilà tout ce qui reste du monde carthaginois. Il fallut bien des siècles avant que la lutte des deux races pût recommencer, et que les arabes, cette formidable arrière-garde du monde sémitique, s’ébranlassent de leurs déserts. La lutte des races devint celle de deux religions. Heureusement ces hardis cavaliers rencontrèrent vers l’orient les inexpugnables murailles de Constantinople, vers l’occident la francisque de Charles Martel et l’épée du Cid. Les croisades furent les représailles naturelles de l’invasion arabe, et la dernière époque de cette grande lutte des deux familles principales du genre humain.

Pour deviner ce monde perdu de l’empire carthaginois, et comprendre ce que serait devenue l’humanité si la race sémitique eût vaincu, il faut recueillir ce que nous savons de la Phénicie, type et métropole de Carthage.

Sur l’étroite plage que dominaient les cèdres du Liban, fourmillait un peuple innombrable, entassé dans des îles et d’étroites cités maritimes. Sur le rocher d’Arad, pour ne citer qu’un exemple, les maisons avaient plus d’étages qu’à Rome même. Cette race impure, fuyant devant l’épée de Sésostris, ou le couteau exterminateur des Juifs, s’était trouvée acculée à la mer, et l’avait prise pour patrie. La licence effrénée du Malabar moderne, peut seule rappeler les abominations de ces sodomes de la Phénicie. Là, les générations pullulaient sans famille certaine, chacun ignorant qui était son père, naissant, multipliant au hasard, comme les insectes et les reptiles, dont après les pluies d’orages grouillent leurs rivages brûlants. Ils se disaient eux-mêmes nés du limon. Leurs grands dieux c’étaient les Cabires, ouvriers industrieux au ventre énorme. C’était Baal : pour celui-là, dit un poète inspiré du génie hébraïque, aucun esprit plus souillé ne tomba du ciel, aucun n’aima d’un plus sale amour le vice pour le vice... il règne aux cités corrompues, où la voix de la bruyante orgie monte au-dessus des plus hautes tours, et l’injure et l’outrage..., et quand la nuit rend les rues sombres, alors errent les fils de Bélial, ivres d’insolence et de vin. Témoins les rues de Gomorrhe, et cette nuit, etc. La nuit, la lune, Astaroth, était encore adorée des Phéniciens. C’était la mère du monde, et comme Isis et Cybèle, elle l’emportait sur tous les dieux. La prépondérance du principe femelle dans ces religions sensuelles se retrouvait à Carthage, où une déesse présidait aux conseils. Tous les ans, Isis s’embarquant de Péluse à Byblos, et portant une tête d’homme dans un voile mystérieux allait à la recherche des membres de son époux. Là, cet époux prenant le nom d’Adon, était pleuré des filles de la Phénicie. Son sang coulait des montagnes dans le sable rouge d’un fleuve. Alors c'étaient des lamentations, des danses funèbres pendant la nuit, et des larmes mêlées de honteux plaisirs. Mais le dieu ressuscitait, et l’on terminait dans une ivresse furieuse cette fête de la vie et de la mort. Au printemps surtout, quand le soleil reprenant sa force, donnait l’image et le signal d’une renaissance universelle, à Tyr, à Carthage, peut-être dans toutes les villes, on dressait un bûcher, et un aigle, imitant le phénix égyptien, s’élançait de la flamme au ciel. Cette flamme était Moloch lui-même. Ce dieu avide demandait des victimes humaines ; il aimait à embrasser des enfants de ses langues dévorantes ; et cependant des danses frénétiques, des chants dans les langues rauques de la Syrie, les coups redoublés du tambourin barbare, empêchaient les parents d’entendre les cris.

Les Carthaginois comme les Phéniciens d’où ils sortaient, paraissent avoir été un peuple dur et triste, sensuel et cupide, aventureux sans héroïsme. A Carthage aussi, la religion était atroce et chargée de pratiques effrayantes. Dans les calamités publiques, les murs de la ville étaient tendus de drap noir. Lorsque Agathocle assiégea Carthage, la statue de Baal toute rouge du feu intérieur qu’on y allumait, reçut dans ses bras jusqu’à deux cents enfants ; et trois cents personnes se précipitèrent encore dans les flammes. C’est en vain que Gélon, vainqueur, leur avait défendu d’immoler des victimes humaines. La Carthage romaine elle-même au temps des empereurs, continuait secrètement ces affreux sacrifices. Carthage représentait sa métropole, mais sous d’immenses proportions. Placée au centre de la Méditerranée, dominant les rivages de l’Occident, opprimant sa soeur Utique et toutes les colonies phéniciennes de l’Afrique, elle mêla la conquête au commerce, s’établit partout à main armée, fondant des comptoirs malgré les indigènes, leur imposant des droits et des douanes, les forçant tantôt d’acheter et tantôt de vendre. Pour comprendre tout ce que cette tyrannie mercantile avait d’oppressif, il faut regarder le gouvernement de Venise, lire les statuts des inquisiteurs d’état ; il faut connaître la manière despotique et bizarre dont s’exerçait au Pérou le monopole espagnol, lorsqu’on y portait toutes les marchandises de luxe rebutées par l’Europe, que l’on forçait les pauvres Indiens d’acheter tout ce dont Madrid ne voulait plus, qu’on faisait prendre à un homme sans chemise une aune de velours, ou une paire de lunettes à un laboureur sans pain. Sur le monopole de Carthage et sur son empire commercial, il faut lire un beau chapitre de l’esprit des lois : Carthage avait un singulier droit des gens ; elle faisait noyer tous les étrangers qui trafiquaient en Sardaigne et vers les colonnes d’Hercule. Son droit politique n’était pas moins extraordinaire ; elle défendit aux sardes de cultiver la terre sous peine de la vie. Elle accrut sa puissance par ses richesses, et ensuite ses richesses par sa puissance. Maîtresse des côtes d’Afrique que baigne la Méditerranée, elle s’étendit le long de celles de l’océan.... etc. Le vaste empire commercial des carthaginois, répandu sur toutes les côtes de l’Afrique, de la Sicile, de la Sardaigne et de la Corse, de la Gaule, de l’Espagne, et jusque sur les rivages du grand océan, ne peut se comparer aux possessions compactes des Anglais et des Espagnols en Amérique ; mais plutôt à cette chaîne de forts et de comptoirs qui constituaient l’empire portugais et hollandais dans les Indes orientales. Comme ces derniers, les Carthaginois ne s’établissaient point dans leurs colonies sans espoir de retour. C’était la partie pauvre du peuple qu’on y envoyait, pour l’enrichir par les profits soudains d’un négoce tyrannique, et qui se hâtait de revenir dans la mère patrie jouir du fruit de ses rapines ; à peu près comme autrefois les négociants d’Amsterdam, ou comme aujourd’hui les nababs anglais. Il y avait des fortunes soudaines, colossales, des brigandages et des exactions inouïs, des Clive et des Hastings, qui pouvaient se vanter aussi d’avoir exterminé des millions d’hommes par un monopole plus destructif que la guerre.

Cette domination violente s’appuyait sur deux bases ruineuses, une marine qu’à cette époque de l’art les autres nations pouvaient facilement égaler, et des armées mercenaires aussi exigeantes que peu fidèles. Les Carthaginois n’étaient rien moins que guerriers de leurs personnes, quoiqu’ils aient constamment spéculé sur la guerre. Ils y allaient en petit nombre, protégés par de pesantes et riches armures. S’ils y paraissaient, c’était sans doute moins pour combattre eux-mêmes que pour surveiller leurs soldats de louage, et s’assurer qu’ils gagnaient leur argent. Encore, le petit nombre de troupes carthaginoises que nous voyons dans leurs armées, devait-il être composé en grande partie d’africains indigènes, soit Lybiens du désert, soit montagnards de l’Atlas. C'est ainsi que l’on a confondu souvent les arabes conquérants de ces mêmes contrées avec les maures leurs sujets. Toutefois cette dualité de races se décèle fréquemment dans l’histoire de Carthage ; le génie militaire des Barca appartient, comme le nom de Barca semble l’indiquer, aux nomades belliqueux de la Libye, plus qu’aux commerçants phéniciens. Les vrais Carthaginois sont les Hannon, administrateurs avides et généraux incapables. La vie d’un marchand industrieux, d’un Carthaginois avait trop de prix pour la risquer, lorsqu’il pouvait se substituer avec avantage un Grec indigent, ou un barbare espagnol ou gaulois. Carthage savait, à une drachme près, à combien revenait la vie d’un homme de telle nation. Un grec valait plus qu’un Campanien, celui-ci plus qu’un Gaulois ou un Espagnol. Ce tarif du sang bien connu, Carthage commençait une guerre comme une spéculation mercantile. Elle entreprenait des conquêtes, soit dans l’espoir de trouver de nouvelles mines à exploiter, soit pour ouvrir des débouchés à ses marchandises. Elle pouvait dépenser cinquante mille mercenaires dans telle entreprise, davantage dans telle autre. Si les rentrées étaient bonnes, on ne regrettait point la mise de fonds ; on rachetait des hommes, et tout allait bien.

On peut croire qu’en ce genre de commerce comme en tout autre, Carthage choisissait les marchandises avec discernement. Elle usait peu des Grecs qui avaient trop d’esprit, et ne se laissaient pas conduire aisément. Elle préférait les barbares ; l’adresse du frondeur baléare, la furie du cavalier gaulois (la furia francese), la vélocité du Numide maigre et ardent comme son coursier, l’intrépide sang-froid du fantassin espagnol, si sobre et si robuste, si ferme au combat avec sa saie rouge et son épée à deux tranchants. Ces armées n’étaient pas sans analogie avec celles des Condottieri du moyen âge. Toutefois les soldats des carthaginois ne s’exerçant point à porter des armes gigantesques, comme les compagnons d’Hawkood ou de Carmagnola, n’avaient point sur des troupes nationales un avantage certain. Une longue guerre pouvait rendre les milices de Syracuse ou de Rome, égales aux mercenaires de Carthage. Ceux-ci, comme ceux du moyen âge, pouvaient à chaque instant changer de parti, avec cette différence que, faisant la guerre à des peuples pauvres, la trahison devait moins les tenter. Sforza pouvait flotter entre Milan et Venise, et les trahir tour à tour ; mais qu’aurait gagné l’armée d’Hannibal à se réunir aux romains ? Les troupes au service de Carthage ne servaient guère dans leur patrie ; on les dépaysait avec soin ; les différents corps d’une même armée étaient isolés entre eux par la différence de langue et de religion ; souvent elles dépendaient pour les vivres des flottes carthaginoises ; ajoutez que les généraux n’étant pas en même temps magistrats, comme à Rome, avaient moins d’occasions d’opprimer la liberté ; enfin le terrible tribunal des cent tenait des surveillants auprès d’eux et, au moindre soupçon, les faisait mettre en croix. Cette inquisition d’état, semblable à celle de Venise, avait fini par absorber toute la puissance publique. Elle se recrutait parmi les administrateurs des finances qui sortaient de charge. Nommés à vie par le peuple, les cent dominaient tous les anciens pouvoirs, et le sénat, et les deux sophetim ou juges. Une oligarchie financière tenant ainsi tout l’état dans sa main, l’argent était le roi et le dieu de Carthage. Lui seul donnait les magistratures, motivait la fondation des colonies, formait l’unique lien de l’armée. La suite de l’histoire fera suffisamment ressortir tous les inconvénients de ce système.

Lorsque les Romains vainqueurs de Tarente et maîtres de la grande Grèce, arrivèrent au bord du détroit, ils se trouvèrent face à face avec les armées carthaginoises. Trois puissances partageaient la Sicile, Carthage, Syracuse et les Mamertins. Rome appelée par une faction de ces derniers, ne craignit point de protéger à Messine ceux qu’elle venait de punir à Rhegium. Le consul Appius fit passer les légions en Sicile (265), partie sur les vaisseaux des grecs d’Italie, partie sur des radeaux. Le tyran de Syracuse, Hiéron, fut vaincu par les Romains, comme il le disait lui-même, avant d’avoir eu le temps de les voir. Il réfléchit qu’après tout il avait moins à craindre un peuple sans marine, et devint le plus fidèle allié de Rome. En moins de dix-huit mois, les Romains favorisés par les indigènes s’emparèrent de soixante-sept places et de la grande ville d’Agrigente, défendue par deux armées de cinquante mille hommes. Mais pour rester maîtres d’une île, il fallait l’être de la mer. Les romains qui jusque là semblent n’avoir guère eu de marine, prirent pour modèle une galère échouée de Carthage ; au bout de soixante jours ils lancèrent à la mer cent soixante vaisseaux, joignirent la flotte carthaginoise et la vainquirent. Pendant la construction, ils avaient exercé leurs rameurs à sec, en les faisant manoeuvrer sur le rivage. Pour compenser cette infériorité d’adresse et d’habitude, on imagina des mains de fer (corvi), qui, s’abaissant sur les vaisseaux carthaginois, les rendaient immobiles et facilitaient l’abordage (261). Le consul vainqueur, Duillius eut, sa vie durant, le privilège de se faire reconduire le soir avec des flambeaux et des joueurs de flûte. Outre l’ennui de ce triomphe viager, il eut, pour trophée de sa victoire, une colonne ornée d’éperons de vaisseaux, dont le piédestal subsiste encore. L’inscription qu’on y grava est un des plus anciens monuments de la langue latine. Rome s’empara sans peine de la Sardaigne et de la Corse, où le monopole barbare des Carthaginois avait été jusqu’à défendre la culture des terres. De nouveaux succès en Sicile lui donnèrent l’espoir d’accomplir en Afrique ce qu’avait tenté Agathocles. Toutefois les soldats romains s’effrayaient des dangers d’une longue navigation et d’un monde inconnu. Il fallut que le consul Regulus menaçât un tribun légionnaire des verges et de la hache pour décider l’embarquement. L’un des premiers ennemis qu’ils trouvèrent en Afrique fut un boa, un de ces serpents monstrueux, dont l’espèce semble avoir fort diminué. Deux victoires donnèrent deux cents villes aux Romains. Regulus ne voulut point accorder la paix à Carthage si elle conservait plus d’un vaisseau armé. La peur allait faire consentir à tout, lorsqu’un mercenaire lacédémonien, nommé Xanthippe, qui se trouvait à Carthage, déclara qu’il restait trop de ressources pour ne pas résister encore. Mis à la tête de l’armée, il sut attirer les Romains en plaine et les battit par sa cavalerie et ses éléphants. Regulus entra dans Carthage, mais captif ; et les nouveaux revers qu’essuyèrent les romains fixèrent la guerre en Sicile (257).

Toutefois les Carthaginois ayant eu à leur tour de mauvais succès, envoyèrent Regulus à Rome pour traiter de la paix et de l’échange des prisonniers. Ils avaient compté sur l’intérêt qu’il avait à parler pour eux. Tous les historiens, excepté Polybe, le plus grave de tous, assurent que Regulus donna au sénat le conseil héroïque de persister dans la lutte, et de laisser mourir captifs ceux qui n’avaient pas su rester libres.

Si l’on en croyait le témoignage des Romains, témoignage à la vérité suspect, mais assez conforme à ce que nous savons d’ailleurs de la lâche barbarie des Carthaginois, Regulus de retour eût été livré par eux aux tourments d’une longue mort. On l’aurait exposé au soleil d’Afrique après lui avoir coupé les paupières, on l’eût privé de repos et de sommeil en l’enfermant dans un coffre hérissé en dedans de pointes de fer. Le sénat de Rome indigné, aurait, par représailles, livré aux enfants de Regulus des prisonniers carthaginois pour les faire mourir par les mêmes supplices. Pendant huit ans, les Romains furent vaincus en Sicile ; ils perdirent successivement quatre flottes. Le plus honteux de ces désastres fut causé par l’imprudence du consul Appius Pulcher. Au moment de livrer bataille, il fit consulter les poulets sacrés, et comme ils refusaient toute nourriture : qu’ils boivent, dit-il, puisqu’ils ne veulent pas manger ; et il les fit jeter à la mer. Les soldats découragés par ce mot impie, étaient vaincus d’avance. Quelques années après, la soeur de Clodius se trouvant à Rome trop pressée par la foule : plût aux dieux, s’écria-t-elle, que mon frère conduisît encore les armées de la république ! Le peuple punit d’une amende ce souhait homicide. Cependant, le plus grand général qu’eût alors Carthage, Hamilcar, père du fameux Hannibal, se jeta sur le mont Ercte, entre Drépane et Lilybée. C’est, dit Polybe, une montagne dont le sommet escarpé de tous côtés a au moins cent stades de circonférence. Au-dessous, tout autour, est un terrain très fertile, où les vents de mer ne se font pas sentir, et où les bêtes venimeuses ne parviennent jamais. Des deux côtés de la mer et de la terre, ce sont des précipices affreux, dont l’intervalle est facile à garder... etc. (248-242 av. J-C) Et c'est au milieu des succès d’Hamilcar que Carthage se crut tout à coup réduite à demander la paix aux Romains. Elle lui avait envoyé sur une flotte de quatre cents vaisseaux de l’argent et des provisions. Ces vaisseaux étaient vides de soldats ; ils devaient être armés par Hamilcar lui-même. Cependant la flotte romaine, tant de fois brisée par les orages, venait d’être équipée de nouveau par les contributions volontaires des citoyens. Cette flotte de deux cents quinquérèmes, rencontra celle d’Hannon avant qu’elle eût touché la Sicile (aux îles Égates), et en détruisit le quart. Cet échec suffit pour ôter tout courage aux Carthaginois. Leur Hamilcar était vainqueur ; ils avaient dans le cours de la guerre perdu cinq cents galères, mais Rome en avait sacrifié plus de sept cents. Les marchands de Carthage commencèrent à s’aviser que la cessation de leur commerce leur nuisait plus que ne pourrait jamais rapporter la guerre la plus heureuse. Ils calculèrent avec effroi ce que leur coûteraient après tant de dépenses les récompenses sans bornes, qu’Hamilcar avait promises à son armée ; et ils aimèrent mieux céder la Sicile aux Romains, s’engageant en outre à leur payer trois mille talents (dix-huit millions de francs) dans l’espace de dix années. Comme compagnie de commerce, les Carthaginois, en concluant ce traité, faisaient sans doute une bonne affaire. Mais ils ne comprenaient point que leur puissance politique, une fois compromise dans une lutte avec Rome, devait, si on ne la soutenait par tous les moyens, entraîner dans sa ruine et leur commerce et leur opulence, à laquelle ils sacrifiaient si facilement l’honneur (241).

Malgré la fatigue de Rome et l’épuisement de Carthage, l’intervalle de la première à la seconde guerre punique (241-219) fut rempli par une suite d’expéditions, qui devaient affermir ou étendre l’empire des deux républiques. Hamilcar soumit les côtes de l’Afrique jusqu’au grand océan, et de là envahit celles de l’Espagne, pendant que Rome domptait les Gaulois, les Liguriens, s’assurait des portes de l’Italie, et étendait son influence par Marseille et Sagonte jusque sur le Rhône et sur l’Ebre. Ainsi les deux rivales, ayant cessé de se combattre de front et de se prendre corps à corps, semblaient aller à la rencontre l’une de l’autre par un immense circuit. Les liguriens, cachés aux pieds des Alpes, entre le Var et la Macra, dans des lieux hérissés de buissons sauvages, étaient plus difficiles à trouver qu’à vaincre ; races d’hommes agiles et infatigables, peuples moins guerriers que brigands, qui mettaient leur confiance dans la vitesse de leur fuite et la profondeur de leurs retraites... etc. (238-233).

Depuis un demi-siècle que Rome avait exterminé le peuple des Sénons, le souvenir de ce terrible événement ne s’était point effacé chez les Gaulois. Deux rois des Boïes (pays de Bologne), At et Gall, avaient essayé d’armer le peuple pour s’emparer de la colonie romaine d’Ariminum ; ils avaient appelé d’au-delà des Alpes des Gaulois mercenaires. Plutôt que d’entrer en guerre contre Rome, les Boïes tuèrent les deux chefs, et massacrèrent leurs alliés. Ils avaient goûté d’une vie tout autre que celle de leurs ancêtres. La paix, l’abondance avaient captivé ces barbares. Dans la Gaule Cisalpine, dit Polybe, on a pour quatre oboles un boisseau de froment, mesure de Sicile, pour deux, un boisseau d’orge ; pour une mesure d’orge, une égale mesure de vin. Le mil et le panis y abondent ... etc.

Rome, inquiète des mouvements qui avaient lieu chez les gaulois, les irrita encore en défendant tout commerce avec eux, surtout celui des armes. Leur mécontentement fut porté au comble par une proposition du tribun Flaminius. Il demanda que les terres conquises sur les Sénons depuis cinquante ans, fussent enfin colonisées et partagées au peuple. Les Boïes qui savaient par la fondation d’Ariminum tout ce qu’il en coûtait d’avoir les romains pour voisins, se repentirent de n’avoir pas pris l’offensive, et voulurent former une ligue entre toutes les nations du nord de l’Italie. Mais les Vénètes, peuple slave, ennemi des Gaulois, refusèrent d’entrer dans la ligue ; les Ligures étaient épuisés ; les Cénomans secrètement vendus aux romains. Les Boïes et les Insubres (Bologne et Milan) restés seuls, furent obligés d’appeler d’au-delà des Alpes, des Gésates, des Gaisda, hommes armés de gais ou épieux, qui se mettaient volontiers de la solde des riches tribus gauloises de l’Italie. On entraîna à force d’argent et de promesses leurs chefs Anéroeste et Concolitan. Les Romains, instruits de tout par les Cénomans, s’alarmèrent de cette ligue. Le sénat fit consulter les livres sibyllins, et l’on y lut avec effroi que deux fois les Gaulois devaient prendre possession de Rome. On crut détourner ce malheur en enterrant tout vifs deux Gaulois, un homme et une femme, au milieu même de Rome, dans le marché aux boeufs. De cette manière, les Gaulois avaient pris possession du sol de Rome, et l’oracle se trouvait accompli ou éludé. La terreur de Rome avait gagné l’Italie entière ; tous les peuples de cette contrée se croyaient également menacés par une effroyable invasion de barbares. Les chefs gaulois avaient tiré de leurs temples les drapeaux relevés d’or qu’ils appelaient les immobiles ; ils avaient juré solennellement, et fait jurer à leurs soldats qu’ils ne détacheraient pas leurs baudriers avant d’être montés au Capitole. Ils entraînaient tout sur leur passage, troupeaux, laboureurs garrottés, qu’ils faisaient marcher sous le fouet ; ils emportaient jusqu’aux meubles des maisons. Toute la population de l’Italie centrale et méridionale se leva spontanément pour arrêter un pareil fléau, et sept cent soixante-dix mille soldats se tinrent prêts à suivre, s’il le fallait, les aigles de Rome.

De trois armées romaines, l’une devait garder les passages des Apennins qui conduisent en Etrurie. Mais déjà les Gaulois étaient au coeur de ce pays, et à trois journées de Rome (225). Craignant d’être enfermés entre la ville et l’armée, les barbares revinrent sur leurs pas, tuèrent six mille hommes aux Romains qui les poursuivaient, et les auraient détruits, si la seconde armée ne se fût réunie à la première. Ils s’éloignèrent alors pour mettre leur butin en sûreté ; déjà ils s’étaient retirés jusqu’à la hauteur du cap Télamone, lorsque par un étonnant hasard, une troisième armée romaine, qui revenait de la Sardaigne, débarqua près du camp des Gaulois, qui se trouvèrent ainsi enfermés. Ils firent face de deux côtés à la fois. Les Gésates, par bravade, mirent bas tout vêtement, se placèrent nus au premier rang avec leurs armes et leurs boucliers. Les Romains furent un instant intimidés du bizarre spectacle et du tumulte que présentait l’armée barbare. Outre une foule de cors et de trompettes qui ne cessaient de sonner, il s’éleva tout à coup un tel concert de hurlements, que non seulement les hommes et les instruments, mais la terre même et les lieux d’alentour semblaient à l’envie pousser des cris. Il y avait encore quelque chose d’effrayant dans la contenance et les gestes de ces corps gigantesques qui se montraient aux premiers rangs sans autre vêtement que leurs armes ; on n’en voyait aucun qui ne fût paré de chaînes, de colliers et de bracelets d’or. L’infériorité des armes gauloises donna l’avantage aux Romains ; le sabre gaulois ne frappait que de taille, et il était de si mauvaise trempe, qu’il pliait au premier coup. Les Boïes ayant été soumis par suite de cette victoire, les légions passèrent le Pô pour la première fois, et entrèrent dans le pays des Insubriens. Le fougueux Flaminius y aurait péri, s’il n’eût trompé les barbares par un traité, jusqu’à ce qu’il se trouvât en forces. Rappelé par le sénat, qui ne l’aimait pas et qui prétendait que sa nomination était illégale, il voulut vaincre ou mourir, rompit le pont derrière lui, et remporta sur les Insubriens une victoire signalée. C'est alors qu’il ouvrit les lettres où le sénat lui présageait une défaite de la part des dieux.

Son successeur, Marcellus, était un brave soldat. Il tua en combat singulier le Brenn Virdumar, et consacra à Jupiter Férétrien les secondes dépouilles opimes (depuis Romulus). Les Insubriens furent réduits (222), et la domination des romains s’étendit sur toute l’Italie jusqu’aux Alpes. En même temps ils s’assuraient des deux mers qui les séparaient de l’Espagne et de la Grèce ; ils enlevaient la Sardaigne et la Corse aux Carthaginois, occupés par une guerre en Afrique ; d’autre part, sous prétexte de punir les pirateries des Illyriens et des Istriotes, ils s’emparaient de leur pays (230, 219) ; et enfermaient ainsi dans leur empire, d’une part l’Adriatique, de l’autre la mer de Toscane.