HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE I — ORIGINE, ORGANISATION DE LA CITÉ.

CHAPITRE II.  Origine probable de Rome. - République, âge héroïque. Curies et centuries. Lutte des patriciens et des plébéiens. - Tribunat.

 

 

Élevons-nous au-dessus de cette critique minutieuse, dans les arguties de laquelle on tournerait éternellement. Interrogeons le sens commun. Demandons-lui quelques notions vraisemblables auxquelles on puisse s’arrêter. Le vraisemblable est déjà beaucoup dans une histoire si obscure et si confuse.

Rome est une cité d’origine pélasgo-latine. La tradition qui lui donne Albe pour métropole, et fait remonter son origine, par Albe et Lavinium, jusqu’à la grande ville pélasgique de Troie, fut adoptée publiquement par le peuple romain, qui reconnut les habitants d’Ilium pour ses parents. Le culte asiatique de Vesta, celui des pénates, analogues aux Cabires pélasgiques, et représentés comme Romulus et Remus, sous la forme de deux jeunes gens, témoignent encore de cette origine.

Elle explique très bien comment les Romains dont les rapports avec les hellènes furent si tardifs, ont dans leur religion, dans leur langue, une ressemblance éloignée avec la Grèce. Les rites étrusques, conformément auxquels Rome fut fondée, doivent avoir été communs à tous les Pélasges qui occupaient les rivages de l’Italie. Les Pélasges dominaient dans la population du Latium ; mais en Étrurie ils se mêlèrent aux victorieux Rasena, qui changèrent la langue plus que la religion de cette contrée. Les hauteurs principales de la côte occidentale, depuis l’Arno jusqu’au Liris, sont couverts des ruines des cités pélasgiques. Mais si Rome fut originairement une ou plusieurs villes pélasgiques dispersées sur les sept collines, il n’est pas moins probable que ces villes furent ensuite occupées par une bande de pasteurs sabins. La tradition ne cache point que Tatius fut vainqueur, qu’il pénétra dans la ville ; et quoiqu’elle sauve l’honneur national par l’intervention des sabines, il n’est pas moins constant que le second roi de Rome, Numa, fut un Sabin.

On sait comment les Mamertins, Sabins, Sabelliens ou Samnites (c’est le même mot), s’emparèrent de Capoue, comment les Mamertins campaniens se rendirent maîtres longtemps après de Messine et de Rhegium. Ils entrèrent dans ces villes comme alliés et auxiliaires, massacrèrent la plupart des hommes, épousèrent les femmes. C’est vraisemblablement à un événement semblable qu’il faut attribuer la fondation de Rome. Les villages osques ou pélasgiques, dispersés sur les sept collines, auront été occupés de gré ou de force par un ver sacrum des bergers sabins. Le nom de Quirinus et Quirites, n’est autre que celui de Mamertin, puisque mamers était chez les Sabins identique avec quir, lance, et que le Mars sabin n’était autre chose qu’une lance. Ces Mamertins se jetèrent audacieusement sur le Tibre, entre les grandes nations des osques et des étrusques ; de là ils percevaient des contributions noires sur ces peuples agricoles. Se recrutant par un asile, ils purent longtemps se perpétuer sans femmes. Romulus désigne à lui seul un long cycle. L’enlèvement des Sabines, particularisé par la poésie comme un seul événement, dut revenir à chaque campagne. On enlevait des femmes en même temps que des esclaves, des gerbes et des bestiaux.

Selon la tradition, le héros Picus (le pivert, l’oiseau fatidique des Sabins), est père de Faunus-Fauna, ou Fatuus-Fatua, qui a pour fils Latinus ; en d’autres termes, les oracles du pivert ont guidé vers le Latium les colonies sabines. Ce Picus, adoré aussi sous le nom de Picumnus, était chez les Sabins armé d’une lance ou pique. Chez les laboureurs du Latium, il devient Pilumnus, de pilâ, mortier pour broyer et moudre. Toutefois le caractère de la Rome primitive, comme de nos jours celui de la campagne de Rome, n’est pas moins pastoral qu’agricole à n’en juger que par la langue, les premiers Romains durent être en grande partie des pasteurs et des brigands. Roma, rumon (le Tibre), rumina, ruminalis, romulus, viennent de ruma, mamelle, ainsi que cures, quirinus, de curis, cur, queir, lance. Palatium, dérive de palès, déesse du foin. De pecus, troupeau, argent se dit pecunia ; fortune, peculium ; concussion, peculatus. De pascere, paître, vient pascua, revenus. Fruit se dit glans ; celui du chêne était le fruit par excellence pour les pasteurs de ces innombrables troupeaux de porcs, qui ont toujours nourri l’Italie. Les enclos dans lesquels le peuple se rassemblait au champ de Mars, s’appelaient ovilia. Les noms d’hommes rappellent aussi ce caractère originaire des fondateurs de Rome : Porcius, Verres, Scrofa, Vitulus et Vitellius, Taurus, Ovilius, Capricius, Equitius, etc. Le loup, craint et révéré des pasteurs sabins, est au premier siècle, pour Rome, ce que fut l’aigle par la suite. C’était le symbole avoué du brigandage. Les italiens appelaient Rome la tanière des loups ravisseurs de l’Italie. Une louve avait nourri Romulus, dont la naissance miraculeuse se retrouve dans les traditions des pasteurs sabins : du dieu Mars-Quirinus, une jeune fille des environs de Reate a pour fils Modius Fabidius, qui réunit des vagabonds, et fonde avec eux la ville de Cures, c’est-à-dire, la ville de Mars ou de la lance. Ainsi cette formule poétique semblerait avoir été commune à l’histoire des divers établissements de Mamertins.

Les anciens habitants de Rome, soumis par les Sabins, mais sans cesse fortifiés par les étrangers qui se réfugiaient dans le grand asile, durent se relever peu à peu. Ils eurent un chef lorsqu’un lucumon de Tarquinies (Tarquin L’Ancien) vint s’établir parmi eux ; les Pélasges latins furent réhabilités par la splendeur des Pélasges étrusques qui apportaient à Rome les richesses et les arts d’un peuple industrieux et civilisé. Sans doute les douze villes étrusques, qui selon Denys, envoyèrent à Tarquin L’Ancien la prétexte, le sceptre et la chaise curule, insignes de la suprématie, faisaient hommage à leur métropole Tarquinies, dans la personne de ses lucumons devenus maîtres de Rome. Le patriciat sacré des Tarquiniens prévalut sur le patriciat guerrier des Sabins. Les Tarquiniens admirent volontiers dans la cité de nouvelles populations pélasgo-latines qui pouvaient les fortifier contre les guerriers sabins enfermés dans les mêmes murs. Les latins, les plébéiens furent mieux traités encore lorsque le pouvoir passa aux clients des lucumons étrusques, conduits par Servius Tullius, ou plutôt symbolisés par ce nom expressif. Ces clients étaient frères des latins par leur commune origine pélasgique. Servius, ou Mastarna, comme l’appelaient les Étrusques, est l’ami, l’allié des latins. D’après un fragment d’un discours de l’empereur Claude, qui nous a été conservé, un puissant lucumon nommé Coelius Bibenna aurait rassemblé une grande armée au temps de Tarquin L’Ancien ; un de ses compagnons, Mastarna, vint à Rome avec les restes de cette armée et y régna sous le nom de Servius Tullius ; il donna au mont Coelius le nom de son ancien chef : Servius Tullius, si nostros sequimur, captivâ natus ocresiâ, si tuscos, coelî quondam vivenoe sodalis fidelissimus, omnis que ejus casûs comes : postquàm variâ fortunâ exactus cum omnibus reliquiis coeliani exercitûs etruriâ excessit, montem coelium occupavit, et à duce suo coelio ità appellitatus (scr. Appellitavit), mutatoque nomine, nam tusce mastarna ei nomen erat, ità appellatus est ut dixi, et regnum summâ cum reip. utilitate optinuit. Mastarna emmenant, sans doute, une foule de clients et d’hommes d’une classe inférieure, les réunissant aux Latins et Sabins qui s’étaient établis dans Rome, dut renverser le pouvoir sacerdotal des Tarquiniens pour y substituer une constitution toute militaire, qui donna à la ville le caractère guerrier qu’elle a conservé. Il substitua au pouvoir de la noblesse celui de la richesse, les centuries aux curies, l’organisation militaire à la forme symbolique.
Cependant la victoire précoce des plébéiens est peu durable. Les lucumons tarquiniens qui s’étaient d’abord rattachés à eux, redeviennent maîtres, et accablent d’une égale oppression les nobles sabins et les plébéiens latins. C’est le règne de Tarquin Le Superbe, terminé par l’expulsion définitive des étrusques.

Leur ruine ne profite qu’aux patriciens, aux Sabins, fortifiés par l’arrivée du Sabin Appius et de ses cinq mille clients.

La Rome sacerdotale et royale des Pélasges étrusques et latins s’ouvrait sans peine à l’étranger. La Rome aristocratique de la république ferma le sénat aux plébéiens, la cité aux populations voisines. Le principe héroïque et aristocratique prévalut d’abord contre le principe démocratique que le sacerdoce avait protégé, et ce ne fut que par d’incroyables efforts que le peuple s’assura l’égalité des droits. Il triompha par l’institution des tribuns, chefs civils de la démocratie, qui continuèrent les rois et préparèrent les empereurs ; il triompha par l’admission des Latins, ses frères, par celle des italiens ; il triompha par l’établissement d’un chef militaire, ou empereur, qui consomma l’oeuvre populaire par la proscription de l’aristocratie et l’égalité de la loi civile.
Les plébéiens constituaient dans Rome le principe d’extension, de conquête, d’agrégation ; les patriciens celui d’exclusion, d’unité, d’individualité nationale. Sans les plébéiens, Rome n’eût point conquis et adopté le monde ; sans les patriciens, elle n’eût point eu de caractère propre, de vie originale, elle n’eût point été Rome.

Cicéron appelle le sénat : omnium terrarum arcem. Toutes les nations doivent escalader à leur tour cette roche du capitole, où siège la curie, le sénat. Mais l’héroïque aristocratie qui s’y est enfermée et qui y défend l’unité sacrée de la cité, luttera vigoureusement. Il faudra deux cents ans aux plébéiens, aux latins pour y monter ; deux cents ans pour les Italiens (jusqu’à la guerre sociale) ; trois siècles pour les nations soumises à l’empire (jusqu’à Caracalla et Alexandre Sévère) ; deux de plus pour les barbares (410, prise de Rome par Alaric).

L’occasion première du combat entre les patriciens et les plébéiens, ce n’est pas la cité même, à ce qui semble, c’est la terre. Mais la terre elle-même, l’ager romanus, mesuré par les augures et limité par les tombeaux patriciens, est une partie de la cité ; que dis-je, l’ager est la cité, plus que ne l’est la ville même. Les plébéiens sont admis dans la ville ; ils y habitent, ils y possèdent. Mais pour posséder l’ager, il faut avoir le droit des Quirites, le droit des augures et des armes, le droit des seuls patriciens. Aussi le peuple ne se soucie-t-il pas des terres profanes qu’on lui offre. Ils aimaient mieux, dit Tite-Live, demander des terres à Rome qu’en posséder à Antium. Cette grande querelle ne peut donc se comprendre que par la connaissance de la cité primitive, dont l’ager est une partie, et dans laquelle a son idéal la cité aristocratique que les patriciens ferment aux plébéiens.

Pour arriver à la connaissance de cette cité à la fois humaine et divine, il faut puiser à deux sources, la loi divine et la loi humaine, le droit et la religion, jus et fas. La religion romaine, telle que l’histoire nous en a conservé les vestiges, n’a rien de primitif ni d’original ; singulièrement humaine et politique dans sa tendance, elle semble une application pratique des religions étrusques et latines aux besoins de l’état. Rome consulte l’Étrurie, mais avec défiance, et en modifiant ce qu’elle en reçoit. La religion romaine semble un protestantisme à l’égard de la religion étrusque. Il faut étudier avec précaution cette religion formée par la cité, lorsqu’il s’agit de la cité primitive.

Quant au droit primitif de Rome, nous en possédons un monument dans les fragments des douze tables. Ces fragments rapportés par les anciens comme la source du droit de Rome ont été recueillis par les modernes, rapprochés, classés par ordre de matières, de manière à présenter l’image d’un code. Mais au premier regard, on s’aperçoit bientôt que ces lois écrites dans un esprit si divers, appartiennent à des époques éloignées les unes des autres. Un examen attentif y fait distinguer trois éléments : d’abord les vieux usages de l’Italie sacerdotale, tout empreints d’une barbarie cyclopéenne ; puis le code de l’aristocratie héroïque, qui dominait les plébéiens ; enfin la charte de liberté que ceux-ci lui arrachèrent. Cette dernière partie peut seule se ramener à une époque, à une date ; elle seule est une loi proprement dite. Les deux autres sont des usages, des coutumes écrites à mesure qu’elles risquaient de tomber en désuétude, et que l’on en voulait perpétuer la tradition.

Dans le vieux droit de l’Italie, comme dans sa religion, une critique sévère peut seule écarter les éléments modernes, et reconstruire dans la pureté de son architecture primitive cette cité symbolique, qui s’est déformée en s’étendant par l’agrégation des populations qui y sont entrées peu à peu.

L’élément matériel de la cité, c’est la famille sans doute ; mais le type, l’idéal de la famille elle-même, c’est la cité. Il ne s’agit donc pas ici de la famille naturelle. Dans celle qui nous occupe, le droit public domine.

La pierre du foyer (estia, vesta), la pierre du tombeau qui limite les champs, voilà les bases du droit italique. Sur elles sont bâties le droit de la personne, et celui de la propriété, ou droit agraire. La cité a son foyer comme la famille. Autour du foyer public convergent les foyers privés ; les propriétés particulières, égales entre elles, mesurées, définies par une géométrie sacrée, sont enfermées dans les limites du territoire public, et par elles séparées du terrain vague et profane qu’occupe l’étranger.

Au foyer domestique siègent deux divinités, le lar, génie muet des anciens possesseurs, dieu des morts, et le père de famille, possesseur actuel, génie actif de la maison, dieu vivant pour ses enfants, sa femme et ses esclaves. Ce nom de père n’a rien de tendre, il ne désigne à cette époque que l’autorité absolue. Ainsi tous les dieux, ceux mêmes des morts, sont invoqués sous le nom de pères. Quelque nombreux que soit le cercle de la famille autour du foyer, je n’y vois qu’une seule personne, le père de famille. Le vieux génie de la famille barbare est un génie farouche et solitaire. Les enfants, la femme, les esclaves sont des corps, des choses, et non des personnes. Ils sont la chose du père, qui peut les battre, les tuer ou les vendre. La femme est la soeur de ses fils. Dès que, selon l’ancien usage, le fer d’un javelot a partagé les cheveux de la fiancée, dès qu’elle a goûté au gâteau sacré (confarreatio), ou que l’époux a compté au beau-père le prix de la vierge (coemptio), on lui dicte la formule (ubi tu Gaïus, ego Gaïa) ; on l’enlève, elle passe sans le toucher des pieds le seuil de la maison conjugale, et tombe selon la forte expression du droit, in manum viri ; son mari est son maître et son juge. Pour qu’il ait droit de la mettre à mort, il n’est pas nécessaire qu’elle ait violé sa foi ; il suffit qu’elle ait dérobé les clefs ou qu’elle ait bu du vin. à plus forte raison, le sort de l’enfant est-il abandonné au père sans condition. L’enfant monstrueux est détruit à l’instant de sa naissance. Le père peut vendre son fils jusqu’à trois fois, il peut le mettre à mort. Le fils a beau grandir dans la cité ; il reste le même dans la famille ; tribun, consul, dictateur, il pourra toujours être arraché par son père de la chaise curule ou de la tribune aux harangues, ramené dans la maison et mis à mort aux pieds des lares paternels. Le consul Spurius Cassius fut, dit-on, jugé et exécuté ainsi. Vers la fin même de la république, un sénateur complice de Catilina fut poursuivi et mis à mort par son père.
Le droit civil qui domine ici la famille avec tant de sévérité, en étend les limites bien au-delà de la nature. À côté du fils, se placent tous les membres inférieurs de la gens, ses cliens ou dépendants (cliens de cluere, comme en allemand hoeriger de hoeren, entendre), ses colons (clientes quasi colentes ?) auxquels le père divise ses terres par lots de deux, de sept arpents. Ces clients ou colons sont d’origine diverse ; les uns, anciens habitants du pays, sont devenus par leur défaite, de propriétaires, fermiers ; d’autres sont de pauvres étrangers, des esclaves affranchis ou fugitifs qui ont trouvé un abri sous la lance du quirite, et qui prennent de lui un petit lot de terre aux conditions d’un bail plus ou moins onéreux. Ainsi firent les conquérants de la Thessalie, les doriens du Péloponnèse, les Mamertins-Sabins, qui occupèrent le Samnium (terra olim attributa particulatim hominibus ut in samnium sabellis. Varro) ; enfin, les barbares qui envahirent l’empire. Ceux-ci, comme les Romains à l’égard des Herniques, se contentèrent d’un tiers des terres des vaincus.

Les obligations des clients à l’égard du patron ne sont pas sans analogie avec celles des vassaux à l’égard du seigneur féodal. Ils devaient aider au rachat du patron captif, contribuer pour doter sa fille, etc. J'ai marqué ailleurs l’énorme différence morale qui sépara la clientèle du vasselage. Femme, fils, enfants, clients, esclaves, tous dépendants du père de famille, n’existent comme personnes, ni dans la famille, ni dans la cité. à eux tous ils n’ont qu’un nom, celui de la gens, représentée par son chef. Ils s’appellent tous Claudii, Cornelii, Fabii. Ce nom n’est un nom propre que pour Appius Claudius, Cornelius Scipio, Fabius Maximus. à lui seul est la terre, et la terre se dit nomen, comme au moyen âge, terra en italien signifia au contraire titre seigneurial, seigneurie, forteresse.

Le père seul a le jus quiritium, le droit de la lance et du sacrifice. Qui a la lance et le sacrifice, a aussi la terre, et son droit est imprescriptible. Le droit d’héritage, le droit sur le bien de l’ennemi, entrent également dans le jus quiritium ; insolente définition. C’est le droit d’occuper par la main, par la force, mancipatio. Et lorsqu’il faut témoigner devant le conseil public des terres et des choses vivantes ou inanimées que l’on possède, c’est la lance (cur, quir) à la main, que s’y présente le Quirite, symbolisant et soutenant à la fois son droit par ses armes. Point de testament dans cette forme primitive de la cité. La terre quiritaire passe avec la lance du père au fils, succession nécessaire et fatale. Si le père en voulait disposer autrement, il ne pourrait le faire que dans le conseil des curies (calatis comitiis). La curie qui répond de ses membres (comme le hundred germanique), à qui, faute d’héritiers, échoit leur bien, peut seule autoriser une déviation fondée sur la volonté de l’individu.

Ce père de famille, ce nomen, cette personne quiritaire, identifiée avec la terre et la lance, siège seul, nous l’avons vu déjà, au foyer domestique. Autour, femme, fils, enfants, clients, esclaves, ont les yeux fixés sur lui. Lui seul a les sacra privata, auxquels est communiquée la force des sacra publica. Que le père dise sur l’un d’eux : sacer esto, il mourra ; le père a l’autel et la lance ; il parle au nom des dieux et au nom de la force. Comme les dieux, il s’exprimera par signe, par symbole. Le signe de sa tête a une vertu terrible ; il met tout en mouvement. Dans la cité, dans la famille, même silence. C’est par une vente simulée avec l’airain et les balances qu’il émancipera son fils ; pour disputer la possession d’un fonds, il simulera un combat. S’il sort de ce langage muet, s’il parle, sa parole est irrévocable (uti lingua nuncupassit, ità jus esto). Dans cette langue sacrée tous les droits sont des dieux : lar, est la propriété de la maison ; dii hospitales, l’hospitalité ; dii penates la puissance paternelle, deus genius le droit de mariage, deus terminus le domaine territorial, dii manes la sépulture. Mais plus la parole matérielle est sacrée, moins elle admet l’explication, l’interprétation ; la lettre, la lettre étroite est tout ce qu’il faut y chercher. Elle hait et repousse l’esprit, qui virgula cadit, causa cadit. Ainsi les Romains croiront pouvoir détruire Carthage, parce que, dans le traité, ils ont promis de respecter, non pas urbem, mais civitatem. La violation du traité des fourches caudines offre encore un exemple frappant de cette superstition de la lettre sans égard à l’esprit. La parole du père, la loi de la famille, celle des pères réunis qui fait la loi de la cité, ont également la forme nombreuse, la précision rythmique des oracles. La cité elle-même, qui est la loi matérialisée, n’est que rythme et que nombre. Les nombres trois, douze, dix et leurs multiples, sont la base de toutes ses divisions politiques : martia roma triplex, equitatu, plebe, senatu, hoc numero tribus et sacro de monte tribuni. Trois tribus, trente curies, trois cents sénateurs, trente villes latines, etc., etc. Dans la forme sévère, dans la précision rythmique de la cité se trouve l’exclusion, la haine de tout élément étranger qui vient en altérer les proportions. Voilà pourquoi les législateurs de la Grèce, suivis par Aristote et Platon, enseignent les moyens de retenir la cité dans les dimensions étroites qui sont conciliables avec le nombre et l’harmonie. Dans Rome, faite pour s’agrandir, ces préceptes d’une étroite sagesse ne furent point suivis. Les gentes se grossirent des laboureurs qui, ne pouvant cultiver leurs terres dans le voisinage hostile de Rome, demandèrent la sauvegarde d’un des chefs Romains, et se déclarèrent dans sa clientèle ; souvent encore, elles reçurent les étrangers qui, chassés de leur patrie, vinrent dans la cité victorieuse se placer sous la protection de quelque famille puissante. Ceux-ci, amenant souvent eux-mêmes un grand nombre de clients et d’esclaves, se trouvaient quelquefois plus riches et plus distingués que leurs patrons. Ils n’en perdaient pas moins, comme vaincus, leurs dieux et leur droit augural. Or tout droit était dans la religion, et dépendait des augures.

Le patricien sabin ou étrusque, revêtu seul du caractère augural, avait seul le droit public et privé. Sa parole était la loi, une loi d’une barbarie cyclopéenne : adversùs hostem oeterna auctoritas esto, droit éternel de réclamer contre l’ennemi. Hostis, ennemi, est synonyme d’hospes, étranger, et le plébéien est étranger dans la cité. Contre le patricien, ministre des dieux, dieu lui-même dans la famille et dans la cité, il n’y a point d’action (nulla auctoritas), il ne peut être puni, et s’il commet un forfait, la curie déclare seulement qu’il a fait mal, improbe factum. Sous les rois, les plébéiens illustres entrèrent dans le patriciat, et furent admis à la participation du droit divin et humain, qui leur assurait la liberté et la propriété. Les plébéiens pauvres furent employés dans les constructions prodigieuses auxquelles les lucumons étrusques attachaient les classes inférieures. Ils souffrirent, ils crièrent. Ils aidèrent à renverser le patriciat sacerdotal des étrusques, et se trouvèrent alors sans ressources et sans protection contre les patriciens guerriers qui restaient. Deux cris s’élevèrent du peuple contre les patriciens dès les premiers temps de la république. Les plébéiens réclamèrent, les uns des droits, et les autres du pain. Tous les droits étaient compris sous un seul mot : ager romanus. celui qui avait part à ce champ sacré, limité par les augures et les tombeaux, se trouvait patricien de fait. Le mot d’ager a fait confondre ces deux réclamations si différentes dans leur motif et dans leur résultat. Les plébéiens les plus nécessiteux cédèrent, acceptèrent des terres profanes, mesurées à l’image de l’ager ; ils formèrent des colonies, et étendirent au loin la puissance de Rome. Les autres persistèrent ; ils obtinrent part à l’ager sacré, ou du moins aux droits de l’ager, et fondèrent les libertés plébéiennes.

La création de deux rois annuels, appelés consuls, le rétablissement des assemblées par centuries, où les riches avaient l’avantage sur les nobles, les lois du consul Valerius Publicola qui baissait les faisceaux devant l’assemblée, et permettait de tuer quiconque voudrait se faire roi, tous ces changements politiques n’amélioraient pas la condition du pauvre plébéien. Le droit de provocation établi par Valerius, était un privilège des patriciens, comme tous les autres droits.
Que ceux qui méprisent l’industrie, et qui, nourris, vêtus par elle, usent de ses bienfaits en la blasphémant, que ceux-là lisent l’histoire, qu’ils voient le sort de l’humanité dans les temps anciens. L’industrie est la conquête de la nature physique pour la satisfaction des besoins de l’homme ; c’est là son but direct. Mais ses bienfaits indirects sont plus grands encore. Elle élève peu à peu les hommes à l’aisance et à la richesse, les rapproche peu à peu de l’égalité, réconcilie le pauvre avec le riche, en laissant au premier l’espoir de s’asseoir un jour sur une terre à lui, de pouvoir enfin essuyer la sueur de son front, et reprendre haleine.
Il n’en était pas ainsi dans les cités antiques. Le riche n’avait jamais besoin du pauvre ; le travail de ses esclaves lui suffisait. Le pauvre et le riche, enfermés dans la même cité, placés en face l’un de l’autre, et séparés par une éternelle barrière se regardaient d’un oeil de haine. Le riche n’assurait sa richesse qu’en devenant plus riche et achevant d’accabler le pauvre. Le pauvre ne pouvant sortir autrement de la misère, rêvait toujours des lois de meurtre et de spoliation. Tel est le tableau des cités grecques. La victoire alternative des riches et des pauvres est toute leur histoire ; à chaque révolution, une partie de la population fuit ou périt, comme dans cette hideuse histoire de Corcyre que nous a conservée Thucydide.

Voyons quelle était, à Rome, la situation des plébéiens. Le cens du consul Valerius Publicola donna cent trente mille hommes capables de porter les armes, ce qui ferait supposer une population de plus de six cent mille âmes, sans compter les affranchis et les esclaves. Il fallait que cette multitude tirât sa subsistance d’un territoire d’environ treize lieues carrées. Nulle autre industrie que l’agriculture ; entourées de peuples ennemis, les terres étaient exposées à de continuels ravages, et la ressource incertaine du butin enlevé à la guerre ne suffisait pas pour les compenser. La guerre ôte plus au vaincu qu’elle ne donne au vainqueur ; quelques gerbes de blé que rapportait le plébéien ne compensaient pas la perte de sa chaumière incendiée, de ses charrues, de ses boeufs, enlevés l’année précédente par les Èques ou les Sabins. Lorsqu’il rentrait dans Rome vainqueur et ruiné, et que ses enfants l’entouraient en criant pour avoir du pain, il allait frapper à la porte du patricien ou du riche plébéien, demandait à emprunter jusqu’à la campagne prochaine, promettant d’enlever aux Volsques ou aux Étrusques de quoi acquitter sa dette, et hypothéquant sa première victoire. Cette garantie ne suffisait pas : il fallait qu’il engageât son petit champ, et le patricien lui donnait quelque subsistance en stipulant le taux énorme de douze pour cent par année. Depuis l’institution des comices par centuries, le pouvoir politique ayant passé de la noblesse à la richesse, l’avidité naturelle du Romain fut stimulée par l’ambition, et l’usure était le seul moyen de satisfaire cette avidité. La valeur du champ engagé était bientôt absorbée par les intérêts accumulés. La personne du plébéien répondait de sa dette ; quand on dit la personne du père de famille, on dit sa famille entière, car sa femme, ses enfants ne sont que ses membres. Dès lors il pouvait encore voter au forum, combattre à l’armée, il n’en était pas moins nexus, lié ; ce bras qui frappait l’ennemi sentait déjà la chaîne du créancier. La terrible diminutio capitis était imminente. Le malheureux allait, venait, et déjà il était mort. Enfin l’époque fatale arrive. Il faut payer. La campagne n’a pas été heureuse. L’armée rentre dans Rome. Que deviendra le plébéien ? Les douze tables donnent la réponse. Elles n’ont fait que consacrer les usages antérieurs. Écoutons ce chant terrible de la loi. Qu’on l’appelle en justice. S’il n’y va, prends des témoins, contrains-le. S’il diffère et veut lever le pied, mets la main sur lui. Si l’âge ou la maladie l’empêchent de comparaître, fournis un cheval, mais point de litière. Eh ! Quoi ! Le malheureux est revenu blessé dans Rome ; son sang coule pour le pays ; le jetterez-vous mourant sur un cheval ? N’importe, il faut aller. Il se présente au tribunal avec sa femme en deuil, et ses enfants qui pleurent. Que le riche réponde pour le riche ; pour le prolétaire, qui voudra. — La dette avouée, l’affaire jugée, trente jours de délai. Puis, qu’on mette la main sur lui, qu’on le mène au juge. — Le coucher du soleil ferme le tribunal. La destinée du plébéien et de toute sa famille sera décidée entre midi et le soir. S’il ne satisfait au jugement, si personne ne répond pour lui, le créancier l’emmènera, et l’attachera avec des courroies ou avec des chaînes qui pèseront quinze livres au plus ; moins de quinze livres, si le créancier le veut. — Que le prisonnier vive du sien. Sinon, donnez-lui une livre de farine, ou plus à votre volonté. Grâce soit rendue à l’humanité de la loi ! Elle permet au créancier d’alléger la chaîne et d’augmenter la nourriture ; elle lui permet bien d’autres choses en ne les défendant pas, et les fouets, et l’humidité d’une prison ténébreuse, et la torture d’une longue immobilité... j’aime encore mieux m’arrêter dans l’horreur de ce cachot, que de chercher ce qu’est devenue la famille du pauvre misérable, esclave aujourd’hui comme lui. Heureux si par une émancipation prudente, il a su préserver à temps ses enfants. Sinon, leur père pourra, de l’ergastulum obscur où on le retient, les entendre crier sous le fouet, ou peut-être au milieu des derniers outrages, l’appeler à leur secours... S’il ne s’arrange point, tenez-le dans les liens soixante jours ; cependant produisez-le en justice par trois jours de marchés, et là, publiez à combien se monte la dette. Hélas ! Lorsque l’infortuné sortira des tortures du cachot pour subir le grand jour et l’infamie de la place publique, ne se trouvera-t-il donc personne pour l’arracher à ces mains cruelles ? Au troisième jour de marché, s’il y a plusieurs créanciers, qu’ils coupent le corps du débiteur. S’ils coupent plus ou moins, qu’ils n’en soient pas responsables. S’ils veulent, ils peuvent le vendre à l’étranger au-delà du Tibre. Ainsi dans Shakespeare, le juif Shylock, stipule, en cas de non paiement, une livre de chair à prendre sur le corps de son débiteur.

Il ne faut pas s’étonner s’il y eut un grand tumulte sur la place, lorsqu’on vit pour la première fois un pauvre vieillard, s’élancer couvert de haillons, hâve et défait comme un mort, les cheveux et le poil longs, hérissés, comme d’une bête sauvage, et qu’on reconnut dans cette figure effrayante un brave soldat, dont la poitrine était couverte de cicatrices. Il conta que dans la guerre des Sabins, sa maison avait été brûlée, ses troupeaux enlevés, puis les impôts tombant sur lui à contretemps... De là des dettes, et l’usure nourrie par l’usure, ayant, comme un cancer rongeur, dévoré tout ce qu’il avait, le mal avait fini par atteindre son corps. Il avait été emmené, par un créancier, par un bourreau... Tout son dos saignait encore de coups de fouet... un cri d’indignation s’éleva. Les débiteurs, ceux même qui n’y avaient d’autre intérêt
que celui de la pitié, lui prêtèrent main-forte et s’ameutèrent. Les sénateurs qui étaient sur la place faillirent être mis en pièces. Leurs maisons étaient pleines de captifs qu’on y amenait chaque jour par troupeaux.

Les consuls étaient alors un Appius et un Servilius, noms expressifs du chef de l’aristocratie et du partisan du peuple (servius, servilius à servo). Ce dernier rôle passe à divers individus, aux Valerius, aux Menenius, aux Spurius Cassius, Spurius Melius, Mecilius, Metilius, Manlius. Les favoris du peuple apparaissent un instant et font place à d’autres.
Ni la violence d’Appius, ni la condescendance de Servilius, ou de Valerius, qui fut créé dictateur l’année suivante, n’aurait apaisé les plébéiens. Les Volsques approchaient pour profiter du trouble. Deux fois le même danger força le sénat d’ordonner la délivrance des débiteurs. Les plébéiens vainquirent plus tôt que le sénat ne l’aurait voulu. Mais ils furent retenus sous les armes. Engagés par leur serment, ces hommes religieux eurent un instant l’idée de se délier en égorgeant les consuls, auxquels ils avait juré obéissance. Ensuite ils enlevèrent les aigles et se retirèrent sur le mont sacré ou sur l’Aventin. Là ils se fortifièrent, se tinrent tranquilles, ne prenant autour de Rome que les choses nécessaires à leur nourriture. La tradition nationale s’était plue à parer de cette modération le berceau de la liberté.

Ceux qui connaissent la race romaine, qui ont retrouvé dans Rome et sur les montagnes voisines cette sombre population, orageuse comme son climat, qui couve toujours la violence et la frénésie, ceux-là sentiront le récit de Tite-Live. L’armée pouvait d’un moment à l’autre descendre dans la ville, où les plébéiens l’auraient reçue ; l’ennemi pouvait en six heures venir du pays des Èques ou des Herniques. Les patriciens envoyèrent au peuple celui des leurs qui lui était le plus agréable, Menenius Agrippa. Il leur adressa l’apologue célèbre des membres et de l’estomac, véritable fragment cyclopéen de l’ancien langage symbolique. L’envoyé eut peu de succès. Les plébéiens voulurent un traité. Un traité entre les patriciens et les plébéiens, entre les personnes et les choses ! Ce mot seul, a dit un grand poète, vieillit l’apologue de Menenius d’un cycle tout entier.

Ils refusèrent de rentrer dans Rome, s’il ne leur était permis d’élire parmi eux des tribuns qui les protégeassent. Les deux premiers furent Junius Brutus et Sicinius Bellutus (à belluâ, c’est sans doute un synonyme de Brutus). Humbles furent d’abord les pouvoirs et les attributions de ces magistrats du peuple. Assis à la porte du sénat, ils en écoutaient les délibérations sans pouvoir y prendre part. Ils n’avaient aucune fonction active. Tout leur pouvoir était dans un mot : veto, je m’oppose. Avec cette unique parole, ils arrêtaient tout. Le tribun n’était que l’organe, la voix négative de la liberté. Mais cette voix était sainte et sacrée. Quiconque mettait la main sur un tribun était dévoué aux dieux : sacer esto. C’est de ce faible commencement que partit cette magistrature qui devait emprisonner les consuls et les dictateurs descendant de leur tribunal. Le pauvre eut mieux qu’il ne voulait. Muet jusque-là, il acquit ce qui distingue l’homme : une voix ; et la vertu de cette voix lui donna tout le reste.