FRAGMENTS INÉDITS SUR LES EMPEREURS ROMAINS

 par Jules Michelet

 

 

Nous devons à l’obligeance de Mme Michelet la communication des fragments que nous publions ici, et qui sont tirés du cours professé à l’École normale de 1827 à 1838. Ils sont empruntés à des leçons préliminaires qui servaient d’introduction à un cours d’histoire du moyen âge. Le texte que nous donnons n’est pas emprunté à un manuscrit autographe de Michelet, mais à deux rédactions d’élèves. L’une, de M. Yanoski, avait été conservée par M. Michelet lui-même dans les cartons où il mettait ses manuscrits ; l’autre, anonyme, a été achetée à la vente de M. Ph. Lebas par M. Tournier qui l’a communiquée à M. Michelet en l’autorisant à en faire usage. Ce n’est donc pas un texte original que nous possédons, et cependant nous pouvons affirmer qu’il se rapproche beaucoup des paroles mêmes sorties de la bouche de M. Michelet. On y retrouve en effet son accent personnel et l’allure même de sa pensée. Tous ceux qui l’ont connu savent quelle était la lenteur incisive de sa parole ; de plus, traçant à grands traits cette introduction à l’histoire du moyen âge, il devait tenir à ce que ses vues d’ensemble fussent recueillies par les élèves dans leur forme exacte et précisément telles qu’il les avait exprimées. Ce qui le prouve du reste, c’est le fait qu’il a conservé cette introduction dans la rédaction de M. Yanoski, comme il aurait fait d’un manuscrit personnel, tandis que pour le reste du cours il n’y a que des notes éparses. A côté de ces vraisemblances je trouve une preuve directe de l’exactitude avec laquelle les rédactions reproduisent les paroles mêmes du cours de Michelet dans l’examen même de leurs textes. Pour la plus grande partie les deux textes sont absolument identiques et ne présentent que des variantes insignifiantes ; mais il y a des paragraphes entiers qui ne sont donnés que par une des deux rédactions et dont l’autre n’offre pas de traces. Nous sommes évidemment en présence d’un même cours reproduit par le professeur à deux époques différentes, mais où il a introduit la seconde fois des modifications par des additions et des coupures, sans changer ce qu’il conservait de la forme première. — J’ai tiré les fragments que je publie des deux rédactions, sans indiquer pour chaque morceau quelle est celle que j’ai suivie. Ce détail serait de peu d’importance puisque nous avons des deux côtés la pensée de Michelet sans avoir jamais la certitude absolue de posséder son texte même. Lorsqu’il y avait des variantes pour la même phrase, j’ai choisi celle qui me paraissait la plus conforme à ses habitudes de style.

Je n’ajoute à ces fragments ni notes ni commentaire. Il serait pédantesque et inutile de les critiquer à quarante années de distance. Ce qui en fait l’intérêt, ce sont les jugements portés par Michelet sur les empereurs et ses idées générales sur l’histoire de l’Empire.

Dans les passages que nous citons, on voit déjà percer chez Michelet la tendance, devenue si forte à la fin de sa carrière, qui le portait à réviser tous les jugements de la postérité en cherchant à atténuer les crimes des personnages qu’elle condamne et les vertus de ceux qu’elle exalte[1]. Il est loin de peindre les Antonins sous des couleurs toujours flatteuses et il cherche des excuses pour les mauvais empereurs, même pour les plus décriés, comme Héliogabale. Sur plus d’un point d’ailleurs, Michelet se trouve avoir pressenti le résultat auquel des recherches et des découvertes nouvelles devaient conduire l’érudition moderne. Il est un des premiers qui aient dit que le régime impérial, même sous les plus méchants princes, a été bienfaisant pour les provinces ; il est un des premiers qui aient cherché les causes politiques des cruautés de Tibère, fait ressortir ses qualités supérieures de souverain, et porté sur lui un jugement équitable[2]. On pourrait retrouver aussi dans les lignes consacrées à Néron le germe des idées développées depuis par Stober et poussées par lui jusqu’au paradoxe.

Les idées générales sur le rôle de l’Empire romain ne sont pas moins intéressantes que les jugements particuliers sur les empereurs. Loin de s’arrêter à faire ressortir le caractère oppressif et corrupteur du régime impérial, il ne s’attache qu’à montrer la nécessité et l’utilité de son rôle pour établir l’égalité sociale et pour amener la fusion des idées de l’Orient et de l’Occident. Sur ce dernier point il a des vues, d’une singulière hardiesse. Pour lui les superstitions orientales qui du premier au IIIe siècle pénètrent à Rome et y triomphent avec Héliogabale, sont une préparation à l’avènement du christianisme. Les cultes syriens et le christianisme sont des manifestations diverses du génie oriental qui devait pénétrer l’Occident pour produire le monde moderne. Cette conception que nous retrouvons dans maint ouvrage contemporain de critique religieuse était, je crois, nouvelle à l’époque ou Michelet l’exprimait[3].

Je n’ai pas cru utile de publier dans leur intégrité les notes du cours de Michelet ; dans un si bref résumé, il y a un grand nombre de passages racontant simplement des faits connus. Je m’en suis tenu aux passages les plus originaux, et qui offrent de l’intérêt soit pour l’appréciation de l’histoire de l’Empire, soit pour la connaissance des idées de Michelet lui-même.

G. M.

 

AUGUSTE

Lorsque la bataille d’Actium et la valeur d’Agrippa eurent remis entre les mains d’Auguste la domination du monde, lorsque l’Orient eut été vaincu avec Antoine qui en avait embrassé les intérêts, à une époque où l’Orient ne pouvait pas triompher, Auguste ne donna pas une forme nouvelle à l’État, et ne fit que continuer avec plus de régularité ce qui existait depuis plus de 600 ans. En effet la République n’avait point péri à Actium, depuis longtemps elle n’était plus. Seulement le principat que Sylla et Marius avaient fondé et dont la succession avait été très irrégulière dans les querelles de Lucullus, de César, de Pompée, devint fixe sous Auguste, et l’ensemble des forces de l’Empire se trouva dans une même main. Ce qui fait l’importance de cette époque, ce n’est donc pas la fondation de l’Empire, mais le grand mouvement qui s’opéra alors dans la religion et dans le droit. Auguste se fit grand en affectant de se rendre petit ; il laissait au Sénat une partie du pouvoir ; il lui confiait le gouvernement des provinces intérieures de l’Empire, et ne prenait pour lui que l’extérieur, les dangers, mais aussi la gloire et la puissance : il refusa constamment le titre de dictateur devenu sinistre depuis la mort de César, et se mit à genoux devant le peuple, quand le peuple le lui donnait par acclamation. Il accepta le titre de tribun, afin de protéger le pauvre peuple ; il ne prit pas celui de censeur des mœurs qui était trop auguste, mais seulement celui de préfet, de surveillant des mœurs. Avec ces travestissements la République parut subsister. Les artifices d’Auguste sont visibles dans Suétone : on voit que Mécène, le principal instrument de sa politique, influa beaucoup sur les mœurs romaines par ses exemples, et cette réputation d’esprit distingué et d’homme de goût qu’il avait dans Rome. Les exercices guerriers du champ de mars furent abandonnés ; on se contenta du jeu de paume. Au lieu des réunions dangereuses où le soir dans le Forum on parlait des affaires publiques, on se retira dans la Bibliothèque palatine où l’on ne parlait pas pour y lire en silence :

Scripta Palatinus quæcumque recepit Apollo.

Le monde alors avait soif de repos et Virgile pouvait louer Auguste. C’était louer la paix qu’il avait ramenée.

 

TIBÈRE

Nous passerons sous silence ces longues scènes de dissimulation entre Tibère et le Sénat, si bien racontées par Tacite, lorsque Tibère refusait l’Empire et prenait partout le serment des légions. Toutefois cet homme si dissimulé, si hypocrite, si barbare, était en même temps un général habile, un grand jurisconsulte, et l’ami du plus illustre jurisconsulte du temps. Tibère est une continuation de cette grande école de jurisprudence fondée par le décemvir Appius. C’était un esprit indifférent à l’équité, mais ami de la loi stricte. Il ne se permit aucun crime qui ne fût autorisé par la loi ; mais tout ce que la loi permettait, il le fit. — Et contre qui s’armait-il de la loi ? ce n’était pas contre le peuple. L’Empire fut heureux sous Tibère, Rome exceptée. Le prince était économe, et sans les prodigalités folles de Caligula on aurait béni le souvenir d’un prince qui gouverna sagement la république et ne lui coûta presque rien. — Il s’arma de la loi contre l’aristocratie qui depuis deux siècles avait pillé le monde. Il fit rendre gorge à tous ces oppresseurs du genre humain, et leur enleva tous ces biens mal acquis. Mais les moyens furent barbares, et d’ailleurs, comme toute cette histoire a été écrite par l’aristocratie romaine, par Suétone, Tacite, Dion Cassius, les empereurs durent y être fort maltraités. Cependant, il faut le dire : cette oppression des grands fut odieuse, et on vit une foule de traits qui font horreur. Mais cette part faite, le principe de leur conduite n’était pas déraisonnable. L’établissement de l’Empire était une révolution populaire exécutée par la main d’un tribun. L’empereur était un tribun élu pour protéger le peuple, et comme tel, l’empereur commença par frapper l’aristocratie. C’est en général la tendance de tous les jurisconsultes qui donnèrent à Rome des droits civils qu’on admire encore aujourd’hui, la tendance à l’égalité, au renversement de tous les anciens privilèges. Le droit romain atteint sa plus haute perfection sous les tyrans. Papinien vécut sous Caracalla, Ulpien sous Héliogabale et Alexandre. Quant aux empereurs, ils succédèrent non aux consuls, mais aux tribuns. La réaction contre les grands fut atroce sous Tibère, sévère mais moins barbare sous Vespasien, odieuse sous Domitien. Lorsque Trajan et les Antonins arrivèrent, ils n’eurent plus rien à faire : la révolution était accomplie : il n’y avait plus de grandes fortunes, plus de raisons de querelles entre le Sénat et l’empereur ; ils purent être doux et cléments à leur aise ; le siècle précédent avait achevé l’ouvrage de l’égalité. Tel est le nœud de l’organisation de ces premiers temps de l’Empire.

 

CLAUDE

Claude fut gouverné pendant la première partie de son règne par l’infâme Messaline, dans la seconde par l’ambitieuse Agrippine, et toujours par des affranchis. Les esclaves, après tant de souffrances, après une si longue soumission aux caprices de l’insolence romaine, régnèrent à leur tour. Cette domination des esclaves sous Claude parut an Sénat le comble de la honte. Niais c’est sous Claude que fut rendue cette loi, la première de l’antiquité qui stipulât pour les esclaves : Il est défendu aux maîtres d’abandonner leurs esclaves dans l’île du Tibre, et de les y laisser mourir de faim... L’empereur est le protecteur des esclaves. Cette belle parole expie bien des choses.

On trouve la même liberté d’esprit dans la manière dont il traita les provinces. Le premier, il ouvrit le Sénat aux Gaulois. On voit à Lyon une table qui conserve une partie du discours qu’il prononça à ce sujet. Ainsi les provinces entrèrent dans le partage de la souveraineté, ainsi la vieille injustice de Rome commença à être réparée. Ces deux actes relèvent singulièrement le règne de Claude.

Montesquieu dans sa Grandeur et décadence des Romains dit à propos de ce règne : Dans les deux derniers siècles de la République, les guerres civiles avaient eu lieu pour savoir qui aurait le pouvoir judiciaire, des chevaliers ou du Sénat. Sous Claude, ce pouvoir fut remis aux agents du prince, à ses domestiques, aux procurateurs. Montesquieu s’étonne que la volonté d’un imbécile ait donné à des affranchis ce que les grands de Rome s’étaient si longtemps disputé. Ce n’est pourtant point une mesure ridicule, et dont il faille s’affliger. Il est tout simple que dans cette réaction générale en faveur du principe de l’égalité civile, un grand de home pût être jugé à son tour par les esclaves qu’il avait tant méprisés.

 

NÉRON

Il arriva au jeune prince ce qui était arrivé à Caligula. Cette puissance sans bornes, ce tourbillon de toutes les choses qui se passaient dans Rome sous ses yeux, cette variété infinie, cette facilité de changer incessamment son existence par des plaisirs nouveaux, enfin cette singulière position d’avoir l’univers à ses pieds, tout cela troubla son jeune esprit. Aussi son règne ne fut-il qu’une parodie de l’antiquité : il court en Grèce disputer les couronnes aux jeux olympiques ; il devient acteur, se fait cocher. Tout ce qui avait jusque-là élevé l’imagination, combats du gymnase, combats de poésie, il le profane. C’est la fin de l’antiquité (suit le récit des crimes de Néron).

Ajoutons un mot sur Néron, sur cet homme qui est resté le type de la cruauté et de l’infamie. Pendant de longues années, soir tombeau ne manqua jamais de fleurs, et les affranchis le paraient tous les jours de guirlandes, ce qui prouve que tous ces tyrans, quelque souvenir qu’ils aient laissé, se présentaient toujours au petit peuple comme défenseurs de l’humanité ; leur barbarie n’avait frappé que les grands. En effet le mal réel qu’ils causèrent à l’État ne fut pas la mort de quelques centaines de personnes, mais l’effrayante prodigalité avec laquelle ils dépensèrent tout ce que Tibère avait amassé. Un autre mal aussi, c’était des mœurs si infâmes dans un si haut rang.

Au reste cette histoire a besoin d’être remuée. Le fil conducteur pour la suivre, c’est le progrès de la loi civile. Un gouvernement qui donne de bonnes lois civiles est toujours un bon gouvernement. La loi politique est rarement appliquée, mais la loi civile est d’un usage continuel. Elle est le tissu même de l’existence. Aussi le gouvernement impérial a-t-il été une immense amélioration pour tout l’Empire... Quelle différence entre le temps de Néron et celui de Sylla, où vingt tyrans dépouillaient les provinces : sous un empereur, les gouverneurs des provinces n’osent point piller ; ils savent que le prince les ressaisirait à leur tour pour leur arracher ce qu’ils auraient pris, que sous un homme tel que Tibère, la plus obscure accusation, partie d’un coin de la Grèce ou de la Macédoine, pouvait frapper de mort le proconsul. Cette époque fut donc véritablement une époque de paix et de bonheur.

 

VESPASIEN

Le commencement du règne de Vespasien fut marqué par l’épouvantable révolte des Juifs. Ce peuple, celui de l’antiquité qui conserva le plus opiniâtrement et le plus longtemps l’originalité de sa religion et de ses mœurs, le plus grand peuple de l’Asie sous le rapport moral, avait cru voir réaliser la promesse de l’Écriture. Ce Messie victorieux qu’ils attendaient et dont le Christ ne leur avait point paru offrir l’image, ils s’imaginaient l’avoir rencontré dans un imposteur de l’Égypte qui devait être leur libérateur. Aussitôt Jérusalem fut livrée à la plus affreuse anarchie. Cette ville, capable de contenir 80.000 habitants, en renfermait alors 100.000. On sait que, suivant la loi de Moïse, tout le peuple, quelque dispersé qu’il fût, habitait en droit dans la cité, et que chaque juif devait visiter au moins une fois par an la cité sainte. Peut-être dans ce dernier jour de la patrie et du temple se réunirent-ils tous à Jérusalem. Alors on vit éclater avec fureur toutes les opinions, tous les partis qui la divisaient. Si quelque chose peut donner une idée de l’enfer, et d’un enfer bien autrement terrible que celui de Dante, c’est la position de Jérusalem à ce moment. On ne se délassait la nuit des combats soutenus le jour contre les Romains, qu’en se battant avec acharnement. Des fortifications, dans le sein même de la ville, séparaient les partis. Ce n’était qu’assauts continuels au dedans et au dehors. — Titus, fils de Vespasien, était chargé de la guerre, et avec la discipline romaine, avec la facilité de se recruter sans cesse, il la faisait à coup sûr. Il avait entouré la ville d’une circonvallation et il fallait que les assiégés périssent de faim. On leur offrit des conditions qu’ils repoussèrent avec un courage indomptable, et les Romains se virent forcés d’emporter Jérusalem d’assaut. Titus avait ordonné d’épargner le temple où se trouvaient réfugiés 6.000 habitants, soit par humanité, soit par une sorte de respect pour la religion des vaincus. Mais un soldat par mégarde, ou ignorant les ordres du prince, y lança une torche et le temple fut consumé.

La Judée avait porté son fruit, qui était le christianisme. — Le christianisme, dont le premier germe s’était trouvé en Judée, avait percé son noyau, et ce noyau, qui n’était plus bon qu’à être détruit, Rome le détruisit, et put établir, de l’Euphrate à Cadix, cette universalité de langue et de droit qui était sa mission dans l’humanité.

 

TITUS

Après Vespasien régna Titus, compagnon des débauches de Néron, jeune homme violent dont tous craignaient l’avènement. On l’avait vu à la table de son père poignarder de ses mains un homme soupçonné de conspirer contre l’empereur. Il régna deux ans et mourut les délices du genre humain. Mais que l’on songe que Néron, s’il n’eût vécu que deux ans, eût été aussi un Titus. Il y avait dans ce prince une grande mollesse d’âme et cette sympathie rapide qu’on appelle la bonté, mais qu’on ne devrait ; pas nommer ainsi. Un jour voyant le peuple romain rassemblé dans l’amphithéâtre, et pensant au bonheur précaire dont ce peuple jouissait, il versa des larmes, comme s’il en eût prévu la fin prochaine. Une autre fois des sénateurs ayant conspiré contre lui, il les fit venir et leur dit : Malheureux, vous ne savez donc pas que c’est la fatalité qui fait les princes, fato fieri principes. Ce mot est le commentaire de cette pensée de Tacite : Les dieux ne songent point à nous, ou s’ils y songent, c’est pour nous punir.

Titus avait un jeune frère, Domitien, dont il avait séduit la femme. Soit ambition, soit vengeance, ce frère l’empoisonna. On le rapporta mourant à Rome où il expira en arrivant... Les sénateurs, qu’avait surpris l’extrême douceur de son gouvernement, se rassemblèrent aux portes de la Curie, et lui votèrent, dit l’historien, plus d’actions de grâce et d’honneurs qu’ils n’avaient fait de son vivant.

 

DOMITIEN

Peut-être y a-t-il eu de l’exagération sur le compte de Domitien. D’abord la mort de Titus était une vengeance, et Tacite lui-même avoue que Domitien avait au moins les apparences de la vertu. Il rougissait d’un mot. Cette délicatesse extérieure s’associait peut-être à quelque vertu morale. Quoi qu’il en soit, lorsque les légions élevèrent à l’Empire le vieux jurisconsulte Nerva, Rome se crût délivrée.

 

NERVA ET TRAJAN

Nerva n’était qu’un vieillard très faible, très incapable, qui n’apportait que de bonnes intentions. Il donna Trajan au monde.

Trajan était un Espagnol. L’Empire sortait des mains des Italiens, et bien longtemps avant d’être conquise par les barbares, Rome voit le trône impérial conquis par eux. Toutes les nations du monde viendront s’asseoir sur la chaise curule des empereurs. L’Occident y enverra de grands caractères, des hommes irréprochables, les plus vertueux qui aient paru sur le trône. L’Orient y enverra des hommes odieux peut-être, mais qui importeront en Occident des idées et des religions qui feront beaucoup pour la fusion du monde. Nous verrons même des hommes étrangers à l’Empire, l’arabe Philippe, le goth Maximin.

Les commencements de Trajan sont bien d’un barbare. Il donne l’épée au préfet du prétoire, et lui dit avec cette confiance héroïque qui n’est point italienne : Servez-vous-en pour moi, si je le mérite ; sinon, contre moi.

Comme il se sentait fort, qu’il avait les légions dans sa main et qu’il était le plus grand général de l’Empire, il laissa tout le pouvoir au Sénat. Les sénateurs en ressentirent une joie puérile.

Trajan commença par rompre le traité de Domitien avec les Daces. Celui-ci s’était soumis envers eux à un tribut. Il jeta un pont de marbre sur le Danube. Ce pont annonçait que l’Empire, loin de craindre les barbares, voulait envahir les barbares eux-mêmes. Trajan vainquit les Daces et ramena à Rome leur roi Décébald. Alors il entreprit de compléter l’ouvrage de l’Empire romain, qui était d’ajouter l’empire d’Alexandre à celui de Rome. Il passa l’Euphrate et le Tigre, et tous les jours Rome apprenait les victoires de Trajan par les captifs nombreux qu’il lui envoyait[4]. Il arriva une fois dix mille esclaves qui furent tués dans l’espace de cent jours dans les combats de gladiateurs. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’on l’ait appelé le bon Trajan. Du reste il ressemblait en plusieurs choses aux barbares qu’il combattait : colère, livré aux femmes et au vin, et toutefois, avec ces défauts, ne manquant pas de grandeur et de simplicité. Pline lui ayant demandé ce qu’il y avait à faire des chrétiens, il répondit : Exécutez les lois de l’Empire ; ne cherchez pas les chrétiens, seulement si vous les trouvez, jugez-les selon les lois. Ce mot est bien dans le caractère des Romains. Il y avait en effet des lois contre les associations secrètes, et c’est comme associations secrètes que, dans l’ignorance de la chose, les Romains devaient considérer les assemblées chrétiennes. Comme les Normands du Moyen-Âge, avant d’être soldats et conquérants les Romains étaient surtout légistes.

Trajan mourut comme Alexandre an milieu de ses conquêtes, et laissa l’Empire à son neveu Adrien, aussi grand administrateur que Trajan était grand capitaine.

 

ADRIEN

Adrien était un esprit aiguisé par l’éducation sophistique du temps, entouré de Grecs, imbu lui-même des idées, des superstitions de toute espèce, grecques, alexandrines, etc. ; il représentait l’universalité de l’Empire romain. On voit dans la campagne de Rome, la villa Adriana où se trouvent réunies des imitations de toutes les sculptures et architectures du monde. Toute religion, tout art, toute littérature s’y trouvaient concentrés. Il était ami, rival même des sophistes ; jurisconsulte et législateur non moins habile, il réunit dans un code les lois dispersées de l’Empire et réalisa la pensée qu’avait eue César. On l’accuse de cruauté, et en effet il frappa plusieurs membres du Sénat pour des causes assez légères. On l’accuse aussi de mœurs infâmes, mais c’étaient les mœurs de l’Empire ; seulement elles étaient plus remarquées dans un prince.

 

MARC-AURÈLE

Marc-Aurèle, avec plus de douceur qu’Adrien, fut comme lui livré aux sophistes. Il avait été élevé par eux, et son règne ; s’il n’avait été constamment troublé par des guerres, aurait été celui des juristes et des philosophes. A Athènes, il fonda des chaires de philosophie avec une prodigalité excessive, car il se vit forcé de vendre les meubles du palais impérial pour fournir à la guerre.

On nous parle du bonheur de l’Empire sous ce prince. Cela doit se traduire ainsi : le Sénat n’avait plus rien à craindre. Le magnifique tableau que Gibbon trace de cette époque n’a rien de bien exact. Les Antonins furent de bons princes, mais l’Empire se mourait de faiblesse. Il était rongé par l’esclavage, la population décroissait chaque jour, les provinces devenaient désertes.

Pendant le règne de Marc-Aurèle, l’Empire ont à souffrir de deux invasions des barbares. Ce fut en les repoussant pour la seconde fois qu’il mourut à Sirmium. On trouva dans sa cassette son livre έις έαυτόν : c’est, avec[5] l’Évangile, le plus beau livre de morale qui soit au monde. Nous le sentons bien aujourd’hui, car après les circuits de cette dialectique immense dans laquelle le genre humain s’est, promené, après surtout les tentatives, les efforts des quarante dernières années qui furent les plus grands qu’on ait jamais faits, après tout cela nous retombons sur les pensées de Marc-Aurèle. La morale sociale a pu avancer, celle de l’individu en est restée là. Il y a des choses d’une merveilleuse élévation. Il dit qu’il faut aimer son ennemi. On y trouvé des passages où l’exaltation y est portée au plus haut degré et arrive même à la poésie. Le prince du reste n’était pas un esprit aussi étendu qu’on pourrait le croire ; mais sa philosophie et son âme étaient grandes. Celle-ci de plus était tendre ; il voulut, mais inutilement, supprimer les combats de gladiateurs ; les révoltes occasionnées par cette tentative eussent coûté plus de sang que les combats de gladiateurs eux-mêmes...... Tout ce que Marc-Aurèle put obtenir, ce fut que dans les jeux on mit des matelas sous les cordes des danseurs. Ce fait, de peu d’importance au premier coup d’œil, est pourtant caractéristique. L’âme humaine commençait à s’amollir, la charité venait au monde.

 

COMMODE

...... Commode ne tarda pas à être assassiné. Ce fut un très mauvais empereur ; il avait fermé les yeux sur une infinité d’abus. Alors les associations mystérieuses, chrétiennes et gnostiques commençaient à se répandre dans l’Empire. C’était un dissolvant moral qui peu à peu relâchait l’unité de la cité, romaine et allait bientôt l’anéantir. La cité invisible bâtissait dans la cité visible, comme le lierre s’attache à une vieille muraille qu’il détruit en croissant. Les troubles qui agitaient l’Empire empêchaient de voir ces éléments de dissolution.

 

CARACALLA

Caracalla commence par tuer son frère Geta. Ce prince n’était pas un tyran ordinaire ; c’était un démon exterminateur qui parcourut l’Empire en tuant. Il allait de province en province arracher de l’argent pour ses soldats. Il se flattait d’être l’empereur le plus cruel qui eût encore existé, et se croyait prédit par l’oracle qui annonçait la venue de la bête féroce de l’Ausonie. Quand il arriva à Alexandrie, le peuple ne fit que rire de ce terrible empereur. Les épigrammes abondèrent. Il s’en vengea par un massacre horrible auquel il présida lui-même.

C’est pourtant sous ce monstre que fleurit le plus grand jurisconsulte de l’Empire, Papinien, qui était de Phénicie, mais tout imbu du génie romain. Caracalla s’adressa à lui pour justifier le meurtre de son frère Geta, comme Néron s’adressa à Sénèque pour justifier le meurtre de sa mère. Papinien répondit : Il est plus facile de commettre un meurtre que de le justifier. Cette réponse généreuse lui coûta la vie.

Caracalla fit une chose horriblement vexatoire et à laquelle pourtant l’Empire romain tendait depuis son commencement : il accorda le droit de cité à tout l’Empire. Ce n’était pas en lui libéralité d’esprit, mais c’est que le nom de citoyen obligeait de payer les impôts. Toutefois de grands avantages y étaient joints. Ce droit de cité, donné à l’Empire, soumettait toutes les provinces à la jurisprudence romaine qui devenait une et universelle. Le règne d’un monstre fut une époque importante dans l’histoire de l’humanité.

Rome est une initiation pour le monde. Il faut que toutes les nations prennent place, non seulement dans l’Empire, mais dans la cité. Le dernier terme semble arrivé quand Caracalla donne à tous les habitants des provinces le titre de citoyens ; mais il ne l’est pas encore. Le monde barbare réclame. L’Empire romain n’est pas l’empire universel, pas plus qu’il n’est éternel. L’invasion des barbares n’est autre chose que cette réclamation. Quand ils entrèrent dans l’Empire, ils déclarèrent qu’ils venaient chercher dans le midi une cité, patrie antique de leurs ancêtres, des Ases, enfants d’Odin, prêtres et guerriers. Asia leur patrie avait été abandonnée des nations gothiques qui revenaient la chercher dans l’Empire romain. Nous trouvons là, sous la forme poétique, l’indication très réelle de ce que signifie l’invasion des barbares. Ils venaient chercher la cité. Elle était incomplète, car il fallait qu’elle enfermât le monde. Un second degré d’initiation était nécessaire. Mais la cité matérielle était trop petite, et la cité spirituelle seule pouvait opérer ces résultats, contenir le inonde en s’étendant à tous les peuples qui venaient la chercher sans la connaître.

Ne perdons pas de vue ce que nous avons dit, c’est-à-dire que Rome était une initiation. Au premier siècle de l’empire, elle fut gouverne par des Italiens, les Césars ; au second par des hommes d’origine espagnole ou gauloise ; au troisième par des hommes de toutes nations, de toutes races, par des Syriens, par des Goths ; au quatrième, les barbares viendront en personne prendre possession de l’Empire, non plus seulement par des empereurs qui les représentent les empereurs le seront de nations campées sur le sol de l’empire ; au cinquième siècle cet Empire deviendra barbare, c’est-à-dire que le inonde romain et que le monde barbare seront mariés, et pourront commencer l’union féconde dont nous sommes les enfants.

 

HÉLAGABALE

Il se trouvait en Syrie un jeune enfant qu’on croyait fils de Caracalla, et qui malgré son jeune âge occupait une des premières dignités, puisqu’il était prêtre de Baal ; et comme chez tous les étrangers le prêtre portait le nom de son dieu, on l’appelait Hélagabale. Les légions ramenèrent dans Rome ce jeune homme que gouvernait sa mère. Horace, deux siècles auparavant, avait dit : Græcia capta forum victorem cepit. Un siècle plus tard Juvénal disait : In Tiberim defluxit Orontes, et au troisième sa prédiction se réalisait. Voici un empereur syrien, qui conserve l’habit syrien, les mœurs et les coutumes syriennes, qui amène à Rome la religion syrienne. C’est le triomphe des divinités orientales. Le dieu du naturalisme oriental entre dans Rome sous la forme d’une pierre noire tombée du ciel : c’est le dieu physique de l’Orient qui entre dans cette ville avant que le dieu moral en prenne possession par le christianisme. Tous les sénateurs, tous les jurisconsultes, qui parlent encore de l’ancienne république, sont forcés de suivre le char du dieu vainqueur. C’est là l’invasion des barbares, bien plus que celles d’Alaric.

Un jeune homme de 18 ans, d’une jolie figure, couronné de fleurs, inondé de parfums, élevé dans l’excès de la mollesse orientale, corrompu comme on l’était en Syrie : tel était le nouveau maître de l’Empire et des légions. Il dut inspirer un dégoût singulier au peuple fier et grave des Romains, et il faut voir aussi comment les historiens en ont parlé. Mais on a accusé également et les excès d’Hélagabale et ce qui était la suite naturelle de sa religion[6]. Il importait dans Rome des costumes nouveaux, des habitudes nouvelles, et ne tarda pas à inspirer de l’horreur à ses sujets romains encore étrangers à l’Orient. Tôt ou tard il fallait pourtant que Rome reçût les idées de l’Orient qui, avec ses profondes religions, était le véritable précepteur de Rome. Parmi les prêtres de Baal qui suivaient le grand prêtre, sa mère Jocemis et son aïeule Julia Mœsa, il y avait mille vues, mille idées que les Romains n’avaient pas et qu’on peut regarder comme une préparation au christianisme. La religion phénicienne triomphe avec Hélagabale comme le christianisme avec Constantin à un siècle de distance. Ces religions avaient une idée commune, un dieu mort et ressuscité. Seulement le dieu d’Hélagabale n’était qu’un symbole de la nature qui renaît, ce n’était pas cette résurrection morale de l’âme dans le repentir qu’apporta le christianisme ; mais comme le symbole précède en toutes choses le sens spirituel, la religion syrienne devait précéder dans Rome le christianisme et lui préparer ses voies.

Hélagabale fut gouverné par sa mère et par son aïeule qui s’entouraient des hommes les plus sages de l’Empire, de jurisconsultes qui lurent la gloire du nom romain, quoique tous ne fussent pas nés romains (Ulpien était phénicien). Aussi le gouvernement d’Hélagahale ne fut pas aussi déraisonnable que quelques historiens l’ont représenté. Nous n’avons que l’histoire scandaleuse du palais ; l’histoire de l’Empire même nous manque. Mais qu’importe l’intérieur du palais ? Il serait plus curieux pour nous de savoir comment Ulpien avait dirigé l’administration de cette vaste machine, que de connaître les sottises d’un fou qui n’était pour rien dans le gouvernement.

 

ALEXANDRE SÉVÉRE

Le successeur d’Hélagabale fut son cousin Alexandre Sévère, bien supérieur au point de vue moral. C’était une âme douce et docile, qui fut toujours gouverné par sa mère, gouvernée elle-même par les hommes les plus sages. Ce fut en quelque sorte le règne d’Ulpien qui était alors préfet du prétoire.

Ce gouvernement de femmes et d’hommes de loi ne semblait pas présenter un caractère conquérant. Que serait donc devenu l’Empire, si des hommes aussi sages, mais aussi pacifiques qu’Ulpien, eussent régné, si cette molle sagesse de la Syrie eût continué à régir Rome ? L’indolence byzantine aurait commencé plusieurs siècles plus tôt. L’Empire avait besoin, à l’approche des barbares, d’une main plus ferme, et quand les légions refusèrent d’obéir à Ulpien et le tuèrent aux pieds de son maître, elles suivaient un instinct aveugle, mais conforme aux intérêts du monde romain. Il fallait un barbare sur le trône pour résister aux barbares. Aussi après Alexandre Sévère, l’Empire eut le goth Maximin.

 

MAXIMIN

Maximin persécuta les chrétiens. Ce n’est pas que, ce cyclope s’occupât de théologie ; mais les chrétiens pour lui représentaient l’Orient, cet Orient proscrit dans Alexandre Sévère. Ce dernier prince avait réuni dans une chapelle les fondateurs des, principales religions, Orphée, Abraham, Jésus-Christ. De la sorte il avait accepté toutes les religions. On sent combien cette doctrine, pourtant si belle, si élevée, ôtait à l’Empire de sa force, de sa personnalité. On n’est plus soi-même, quand on prend un caractère d’universalité. Que reste-t-il à celui qui veut devenir l’univers ? L’Empire, en acceptant tout, n’eût plus été l’Empire romain, et pour résister aux barbares, il fallait qu’il continuât d’être l’Empire romain. C’était la condition de son existence. Le système d’Alexandre Sévère le dissolvait. Au contraire le gouvernement militaire en resserrait les liens et le rendait capable de vivre et de résister. C’est ce que Maximin avait en vue quand il persécuta ainsi le christianisme.

 

ODÉNAT

L’Orient eut aussi son empire gouverné par l’empereur Odenat. C’était un émir qui campait dans les plaines de Palmyre, et que les marchands avaient mis à la tête de leurs soldats. Le premier il montra ce que pouvaient faire des Arabes, et conquit la Syrie. Sa femme Zénobie conquit l’Égypte. C’est là qu’il faut voir le commencement des progrès que firent les Arabes au moyen âge sous l’impulsion de Mahomet. Vopiscus a dit : Odenathus vir acer in bello qui totum orbem terrarum reformasset. C’est une espèce de prédiction, mais il manquait le mobile de la religion qui dirigea depuis les Arabes. Comme tous les peuples marchands, comme Gênes, comme Venise, les Palmyréens avaient réuni dans un espace étroit d’immenses constructions, ainsi que l’attestent de magnifiques débris. Alexandrie sur la mer et Palmyre sur la terre étaient les entrepôts du commerce du monde.

 

AURÉLIEN

Nous avançons à travers les ruines qui se forment de toutes parts. L’Empire va périr sous la main des Goths qui se précipitent vers lui, ou il faut qu’il produise ses ressourcés, qu’il déploie ses forces, s’il lui en reste encore. Puisque les Antonins sortis de l’Occident n’ont rien fait pour l’Empire, puisque les empereurs syriens, loin de lui être utiles, n’ont fait que l’amollir, puisqu’en un mot l’Orient et l’Occident n’ont pu le sauver, adressons-nous au centre, et voyons s’il y a quelque homme capable de le faire durer. Voyons l’Illyrie quia toujours donné les meilleurs soldats ou les plus redoutables ennemis de Rome et aujourd’hui encore de l’empire turc. Nous allons en voir sortir deux empereurs qui ont restauré l’Empire et protégé sa durée, deux paysans élevés par leur valeur, Aurélien et Probus.

...... Aurélien frappa aux deux bouts de l’Empire les deux empires rivaux qui se formaient. Il soumit Tetricus en Gaule et Zénobie dans l’Orient.

Zénobie[7] fit une faute qui fut sa perte. Palmyre renfermait deux éléments : un élément barbare et un élément grec. Odenat était resté arabe et barbare ; il allait à la chasse au lion avec les soldats du désert. Zénobie, pendant qu’il régnait, l’avait imité. Elle buvait avec les capitaines de son mari. Elle haranguait les soldats le casque en tête et les bras nus. Mais à la mort d’Odenat, Zénobie changea de mœurs. Elle attira dans Palmyre les Grecs, dont les monuments subsistent encore. Aussi quand Aurélien vint attaquer Palmyre, les tribus ne défendirent pas la ville devenue grecque. Ils vendirent même leurs services à Aurélien, et cette Grèce bâtarde qui se formait dans Palmyre périt. C’est en vain que les riches marchands, sous leur pesante armure, livrèrent deux combats aux Romains. Armés presque comme nos chevaliers du moyen âge, ils étaient étouffés sous leur cuirasse et abattus après une ou deux charges. Du reste on a remarqué que les riches marchands ont toujours tenu à la vie, et qu’ils la regardent comme trop précieuse pour être aveuglément exposée. Zénobie vaincue trahit son ministre Longin et le déclara l’auteur de la lettre hardie qu’elle avait écrite en réponse aux sommations d’Aurélien. Longin fut mis en croix, et Zénobie transportée à Rome pour vieillir en paix sur le mont Palatin à côté de l’empereur des Gaules Tetricus.

 

PROBUS

Probus remporte de grands succès sur les Perses. Un biographe nous le représente assis à terre dans sa tente, lorsque l’ambassadeur du Schah vint lui demander la paix. Il y prenait son repas consistant en quelques légumes. Apercevant l’ambassadeur, il se contenta d’ôter son bonnet, et lui dit : Annoncez à votre maître que, s’il ne cède pas, je rendrai son pays aussi dépourvu d’arbres que ma tête est dépourvue de cheveux. Probus frappa un grand coup contre les barbares du nord. Son système était fort remarquable. Ayant entrepris de rajeunir l’Empire en lui donnant un sang nouveau, il enlevait dans les pays barbares des nations entières, les transportait à l’autre bout du monde, où elles devaient périr ou se civiliser. Il prenait de nombreuses tribus de Francs aux bouches du Rhin et les portait au bord du Pont-Euxin, espérant que ces barbares deviendraient Romains et lui seraient soumis. Mais on ne passe si brusquement d’un état à un autre. C’est ainsi qu’en Amérique les nations barbares ne se sont pas encore fondues avec les nations civilisées. Mais tous les jours elles diminuent, sont resserrées et finiront par disparaître. C’est ainsi que les highlanders d’Écosse sont aujourd’hui réduits à 400.000 âmes. Pour qu’il y ait fusion entre les deux peuples, il faut de part et d’autre un degré à peu près égal de civilisation. De même dans l’Empire romain les premiers barbares qui vinrent ne purent rien fonder. Pour que l’Empire s’accordât avec les barbares, pour que la société nouvelle commençât, il fallut que l’Empire fût devenu à demi barbare par les diverses invasions ; alors seulement commença l’union. Aussi la grande entreprise de Probus tomba. Il n’en fut pas moins un homme de génie. Une grande partie du commerce de la France tient à ses vignes, et avant Probus il n’y en avait pas un cep. Pendant qu’il desséchait les marais de l’Illyrie et surveillait les travaux des légions, elles se révoltèrent, l’assiégèrent dans une tour d’où il les examinait, et le massacrèrent, puis le pleurèrent et lui donnèrent pour successeur l’homme qui lui ressemblait le plus par sa sévérité ; c’était Carus.

 

DIOCLÉTIEN

Dioclétien est le vrai fondateur de l’Empire qui jusque-là n’avait été qu’un principat. Le règne de ce prince est en quelque sorte une victoire de l’Orient. Il prit le diadème des rois de l’Asie et le séjour qu’il préférait, c’était Nicomédie. Il créa une administration régulière et tout un monde d’employés remplit l’Empire. Jusque-là, le principe militaire et le principe judiciaire avaient été les deux principes dont vivait l’Empire. Mais dans notre organisation moderne, à côté de ces deux pouvoirs, il y en a un autre non moins important, c’est le pouvoir administratif qui règle, non pas les devoirs des citoyens envers les citoyens, mais les rapports des citoyens avec l’État. Ce pouvoir fut créé par Dioclétien.

Dioclétien partagea, non pas l’Empire, mais la puissance impériale. Il créa un autre empereur, un autre Auguste, Maximien, brave soldat qui n’avait guère d’autre mérite. Lui-même fut désigné comme le Jupiter de cette hiérarchie nouvelle, dont Maximien était l’Hercule. Dioclétien habitait Nicomédie, et Maximien, Milan. Ils se trouvaient ainsi au centre des Empires d’Orient et d’Occident. Chacun des deux Augustes se choisit un César. Le pacifique Dioclétien s’associa le belliqueux Galérius. Le belliqueux Maximien prit le doux Constance Chlore. On devait s’attendre que Galérius prendrait bientôt de l’ascendant sur Dioclétien : en effet, il obtint de lui qu’il persécutât l’esprit oriental qu’il aimait. Le palais de Dioclétien était chrétien ; sa femme l’était aussi ; mais Galérius était barbare : de là cette persécution qui fut la dernière et la plus sanglante contre l’Église. De l’autre côté, Constance Chlore aimait les chrétiens. La cause de cette prédilection était probablement la haine qu’il portait à son rival Galérius. Quel singulier tableau présente alors l’Empire. Le christianisme est persécuté en Orient dans son berceau ; il est au contraire favorisé en Occident, dans un pays qui lui est étranger : mais c’était par l’Occident que L’esprit oriental devait triompher. Il triompha en effet lorsqu’il monta sur le trône avec Constantin, fils de Constance Chlore.

 

CONSTANTIN

Constantin resté seul maître de l’Empire lui rend sa première unité et se déclare pour le christianisme. Il assemble à Nicée le premier concile général des évêques chrétiens. Ainsi cette religion de l’Orient que nous avons vue entrer dans Rome sous une forme grossière avec Hélagabale, nous la voyons maintenant triompher dans son caractère moral, spirituel, avec Constantin.

Résumons-nous : Rome est une initiation : elle donne au monde la loi civile la plus parfaite des temps anciens. L’instrument de cette égalité générale, ce sont les empereurs ; les uns la commencent par la proscription des grands, par l’humiliation de l’aristocratie, les autres la continuent par le perfectionnement de la loi civile qui assure à tous les mêmes droits. Mais cette initiation du monde par Rome est incomplète, sous ce point de vue que le droit règle bien les rapports des individus entre eux, mais n’en pénètre pas la vie intérieure. Rome ne donna pas une même religion au monde, elle lui donna seulement un même droit. Il fallait quelque chose de plus pour que le monde fût uni intérieurement par la foi ; il fallait le christianisme. Ainsi cette union du monde se complète à l’intérieur par l’introduction du christianisme, à l’extérieur par l’invasion des barbares. Tel est le résumé de cette histoire.

Le règne de Dioclétien a été la victoire politique de l’Orient, l’établissement du monde politique oriental dans l’Empire ; celui de Constantin nous présente la victoire religieuse de l’Orient, le triomphe de ses idées dans la capitale du monde civilisé.

Constantin fit deux choses : il fit rédiger sous ses yeux la charte du christianisme au concile de Nicée, et donna de plus à l’empire chrétien une capitale chrétienne. Rome avait vieilli dans le culte des idoles. Il fallut beaucoup de temps pour faire disparaître les vieilles habitudes du paganisme. Constantin réalisa le projet conçu par Antonin deux siècles auparavant, de transporter le siège de l’Empire. Antonin n’avait pas réussi parce que l’Orient n’avait pas encore conquis le monde par ses idées victorieuses. Constantinople est dans la position la plus belle et la plus avantageuse. Située entre deux mers, entre le Danube et l’Euphrate, adossée à l’Europe et regardant l’Asie, elle est faite pour le commerce et la guerre.

Constantinople fut créée d’un seul coup. A force de dépenses et de privilèges onéreux, on entassa dans la Rome nouvelle une immense population. Tout ce qu’avait accumulé à Rome la gloire de l’Empire en statues, en arcs de triomphe, en monuments de toute espèce, on le fit tout d’un coup à Constantinople. Rome était nourrie par des distributions de vivres, Constantinople le fût également. On a parlé pour et contre la fondation de cette ville. Mais Constantin fit une chose qui a duré mille ans. Qui aurait cru, en voyant l’Empire romain déjà si faible, si abattu par le flot des barbares, qu’il recommençait dans cette nouvelle capitale une carrière de dix siècles ! Et cependant Constantinople a duré comme siège de l’Empire depuis 555 jusqu’à 1453, malgré les barbares du nord et du midi, malgré les Goths, les Perses et les Sarrasins. Ils vinrent plusieurs fris sous ses murs, mais elle renfermait dans son sein tous les arts, toutes les richesses, toute la puissance, tout le génie mécanique du monde ancien. Ils furent obligés de dire qu’ils ne faisaient pas la, guerre aux murailles, et se retirèrent. Constantinople à proprement, parler n’était pas une ville ; c’était un monde, un peuple, une agglomération de population qui réunissait toute une province dans une seule cité ; c’était l’image de l’ancienne Babylone, l’image que présente Londres aujourd’hui. La merveille de Constantinople., c’est que tout le génie grec s’y était réfugié : elle présentait le spectacle d’une ville où il n’y avait pas de peuple, où tout le monde discutait, où tous les habitants, mérite les ouvriers, étaient théologiens et philosophes. Voici ce qu’un envoyé de l’empereur d’Allemagne racontait à son retour de Constantinople : Cette ville est étrange, disait-il ; si vous entrez dans les maisons de bain ou de commerce, on vous demande ce que vous pensez du Saint-Esprit. On s’est moqué de tout cela ; mais gardons-nous d’une pareille moquerie. Il est beau de voir une population dont tous les membres cherchent à exercer leur esprit, et à développer leur intelligence. C’est ici un des grands spectacles donnés au monde.

Constantinople était une ville d’une splendeur dont nous n’avons pas idée, et dont les villes modernes les plus magnifiques ne nous offrent pas d’image. Lorsque les croisés, dit Ville-Hardouin, se trouvèrent sous les murs, et qu’ils virent tous ces dômes, tous ces clochers, des quartiers entièrement bâtis en marbre, ils se crurent dans un pays de féerie. Mais la Constantinople de l’empire grec est bien différente de la Constantinople actuelle. Celle-ci n’est plus qu’une ville de, bois ou kiosques, et des édifices légers ont succédé à tous les monuments qui la remplissaient jadis et qui ont été en partie la proie des flammes : car plus d’une fois les incendies ont dévasté cette ville. Une fois entre autres, le feu a détruit une lieue carrée d’édifices, de monuments où se trouvait réuni tout ce que les arts avaient jusque-là produit de plus magnifique.

Quant au concile de Nicée, ce fut la première réunion de l’Église chrétienne, le premier concile œcuménique, c’est-à-dire la première assemblée de la terre habitable (οίxουμένη) sous la présidence de l’empereur. Cette assemblée eut pour résultat principal de condamner la première et la plus grande hérésie, celle d’Arius. Regardant le Christ comme une créature, Arius faisait descendre le christianisme de l’état de religion à celui de philosophie. Le Moyen-Âge est l’époque où la civilisation humaine allait se réfugier dans le sein de la religion pendant l’invasion des barbares. Que serait devenu le inonde, si le christianisme n’eût pas été une religion ? Il ne pouvait être constitué en religion que par le principe de la divinité. Voilà ce qui fit condamner Arius. Quel que soit notre jugement sur ce point, n’oublions pas que c’est comme religion que l’Église chrétienne condamne Arius.

 

 

 

 



[1] Dans la préface du second volume de l’Histoire du XIXe siècle, intitulée : Des justices de l’histoire, Michelet a montré qu’il avait pleinement conscience de ce travail de révision qu’il faisait subir aux idées reçues. Dans des notes autographes sur l’histoire romaine, on trouve comme titres : pour Tibère, Néron fondateur, contre Tacite, contre Marc-Aurèle...

[2] M. Duruy, qui avait été à l’École normale élève de Michelet (1830-1833), et plus tard son secrétaire, a dans sa thèse sur Tibère, (1854) développé et prouvé ce que son maître n’avait fait qu’indiquer. Ce rapprochement montre combien était peu fondée l’émotion causée par cette thèse et l’indignation de ceux qui y voyaient un écho des préoccupations contemporaines.

[3] Ces passages nous permettent d’apprécier ce qu’on a appelé le catholicisme de Michelet. Sans doute il éprouvait pour le christianisme et pour l’Église une sympathie et une admiration profondes ; mais il faut avouer qu’il se faisait du christianisme une idée fort romantique et peu orthodoxe. Le christianisme n’était évidemment à ses yeux qu’une des formes, la plus élevée sans doute, du développement de l’esprit humain. Aussi ne pouvons-nous admettre l’exactitude d’une anecdote rapportée par M. Maury dans sa remarquable notice sur M. Guigniaut (Revue politique du 22 avril 1876), et qu’il tenait de M. Guigniaut lui-même. Vatimesnil, en nommant Guigniaut directeur de l’École normale en 1828, aurait promis à ceux qui blâmaient cette nomination, de ne pas laisser ses coudées franches au jeune directeur et d’en faire surveiller l’enseignement par un maître de conférences à l’abri de tout soupçon de philosophisme, d’un catholicisme, d’un royalisme manifeste. Le surveillant donné à Guigniaut était Michelet... Quelques années plus tard, ses hardiesses dépassaient de beaucoup les velléités d’indépendance philosophique de celui dont on l’avait fait le mentor occulte. Cette anecdote est en elle-même très invraisemblable. Imagine-t-on un maître de conférences chargé de surveiller son directeur ? M. de Vatimesnil, dont on sait le libéralisme, chargeant Michelet d’une mission occulte ? et enfin Michelet, l’âme la plus droite et la plus loyale, s’abaissant à un rôle d’espionnage ? Par qui d’ailleurs Guigniaut aurait-il eu connaissance de cette surveillance occulte, par Vatimesnil ou par Michelet ? — Rappelons de plus que celui-ci avait publié son précis d’Histoire moderne en 1827 et 1829, son discours sur Vico en 1828 ; qu’il faisait à l’École normale le cours dont nous publions ici les fragments. Comment admettre que celui qui écrivait ces ouvrages et parlait ainsi, fut chargé de surveiller Guigniaut au nom des saines doctrines catholiques et royalistes ? Il montre partout un esprit émancipé, qui n’a pour le christianisme et le catholicisme qu’une sympathie toute d’imagination et de cœur, une sorte d’admiration historique et de reconnaissance filiale. Ce que j’imagine, c’est que peut-être Vatimesnil aura dit, non sans sourire, à Michelet de recommander la prudence et la sagesse à Guigniaut, et que Michelet aura transmis à celui-ci les recommandations du ministre. A vingt ou trente ans de distance, ce souvenir devait paraître piquant à Guigniaut. Peut-être même ce souvenir a-t-il pris dans son esprit des couleurs un peu différentes de la réalité et une teinte défavorable à Michelet. Les relations longtemps cordiales des deux professeurs s’altérèrent en effet en 1854, lorsque Guigniaut fut nommé au Collège de France. Il vint à cette occasion voir Michelet, qui n’avait pas donné sa démission comme le dit M. Maury, mais qui avait été illégalement révoqué en 1852, contrairement au principe de l’inamovibilité des professeurs du Collège de France. Guigniaut demanda à son ancien collègue de vouloir bien, par amitié pour lui, donner sa démission officielle puisqu’il n’avait aucune chance d’être réintégré dans sa chaire, afin que la nouvelle nomination frit entièrement régulière. Michelet refusa, disant qu’il n’était pas seul destitué, que Quinet l’avait été avec lui, et que donner sa démission serait porter atteinte en quelque mesure à l’inamovibilité. Guigniaut passa outre, et éprouva depuis lors à l’égard de Michelet une disposition hostile dont ses souvenirs de jeunesse se sont peut-être ressentis.

[4] On voit au Vatican deux bustes représentant deux de ces Daces. Leur figure n’indique pas la cruauté qu’on croirait devoir attribuer aux destructeurs de l’Empire. Il y a bien quelque chose d’inculte, une expression très faible, pleine d’indécision. C’est un milieu entre la créature matérielle (il faudrait, je pense : animale) et humaine. Le caractère humain y paraît peu avancé. On sent que, très peu d’idées ont pu rider le front de ces hommes.

[5] La rédaction Yanoski porte : après.

[6] Je lis dans une note autographe de Michelet : Les infamies d’Hélagabale pourraient bien avoir une intention symbolique, et être seulement une forme de culte, une pantomime religieuse, comme les acta legitima étaient une pantomime juridique : Ses changements d’homme en femme, etc., semblent se rapporter au caractère hermaphrodite des dieux de l’Orient... Il semble très fervent... se renverse en entrant dans Rome pour ne pas perdre de vue son Dieu.

[7] Michelet est l’auteur de l’excellent article Zénobie dans le dernier volume de la biographie Michaud (1828).