LA COMMUNE

 

TROISIÈME PARTIE. — LA COMMUNE.

 

 

I. — LE 18 MARS

 

La germination extraordinaire des idées nouvelles les surprit et les terrifia, l’odeur de la poudre troubla leur digestion ; ils furent pris de vertige et ils ne nous le pardonneront pas.

(La Revanche de la Commune, J. B. Clément.)

 

Aurelle de Paladine commandait, sans qu’elle voulût lui obéir, la garde nationale de Paris qui avait choisi Garibaldi.

Brunet et Piaza choisis également pour chefs, le 28 janvier par les gardes nationaux, et qui étaient condamnés par les conseils de guerre à deux ans de prison, furent délivrés dans la nuit du 26 au 27 février.

On n’obéissait plus : les canons de la place des Vosges qu’envoyait prendre le gouvernement par des artilleurs, sont refusés sans qu’ils osent insister et sont traînés aux buttes Chaumont.

Les journaux que la réaction accusait de pactiser avec l’ennemi, le Vengeur, de Félix Pyat ; le Cri Peuple, de Vallès, le Mot d’Ordre, de Rochefort, fondé le lendemain de l’armistice ; le Père Duchesne, de Vermesch, Humbert, Maroteau et Guillaume ; la Bouche de fer, de Vermorel ; la Fédération, par Odysse Barot ; la Caricature, de Pilotelle, étaient suspendus depuis le 12 mars.

Les affiches remplaçaient les journaux, et les soldats alors, défendaient contre la police celles où on leur disait de ne point égorger Paris, mais d’aider à défendre la République.

M. Thiers, le mauvais génie de la France, ayant le 10 mars terminé ses pérégrinations, Jules Favre lui écrivit l’incroyable lettre suivante.

Paris. 10 mars 1871, minuit.

Cher président et excellent ami, le conseil vient de recevoir avec une grande joie la bonne nouvelle du vote de l’assemblée.

C’est à votre infatigable dévouement qu’il en renvoie l’honneur, il y voit un motif de plus de reconnaissance envers vous, je m’en réjouis à tous les points de vue, il est le gage de votre union avec l’assemblée, vous ramène à nous et vous permet enfin d’aborder l’accomplissement de nos différents devoirs.

Nous avons à rassurer et défendre notre pauvre pays, si malheureux, et si profondément troublé. Nous devons commencer par faire exécuter les lois. Ce soir nous avons arrêté la suppression de cinq journaux qui prêchent chaque jour l’assassinat : Le Vengeur, le Mot d’Ordre, la Bouche de fer, le Cri du Peuple et la Caricature.

Nous sommes décidés à en finir avec les redoutes de Montmartre et de Belleville et nous espérons que cela se fera sans effusion de sang.

Ce soir, jugeant une seconde catégorie des accusés du 31 octobre, le conseil de guerre a condamné par contumace Flourens, Blanqui, Levrault à la peine de mort, Vallès présent à six mois de prison.

Demain matin je vais à Ferrière m’entendre avec l’autorité prussienne sur une foule de points de détail.

Les Prussiens continuent à être intolérables, je vais essayer de prendre avec eux des arrangements qui adouciront la position de nos malheureux concitoyens.

J’espère que vous pouvez partir demain samedi. Vous trouverez Paris et Versailles prêts à vous recevoir et à Paris quelqu’un bien heureux de votre retour.

Mille amitiés sincères.

Jules FAVRE.

 

Le 17 au soir des affiches du gouvernement furent placardées sur les murs de Paris afin d’être lues de bonne heure, mais le 18 au matin personne ne s’occupait plus de ses déclarations.

Celle-là pourtant était curieuse, les hommes qui la firent y crurent déployer de l’habileté ; aveuglés sur les sentiments de Paris, ils y parlaient une langue étrangère, que personne ne voulait entendre, celle de la capitulation.

Habitants de Paris,

Nous nous adressons encore à vous et à votre patriotisme et nous espérons que nous serons écoutés.

Votre grande cité qui ne peut vivre que par l’ordre est profondément troublée dans quelques quartiers, et le trouble de ces quartiers sans se propager dans les autres suffit cependant pour y empêcher le retour du travail et de l’aisance.

Depuis quelque temps, des hommes mal intentionnés, sous prétexte de résister aux Prussiens qui ne sont plus dans vos murs, se sont constitués les maîtres d’une partie de la ville, y ont élevé des retranchements, y montent la garde, vous forcent à les monter avec eux par ordre d’un comité occulte qui prétend commander seul à une partie de la garde nationale, méconnaît ainsi l’autorité du général d’Aurelle si digne d’être à votre tête et veut former un gouvernement légal institué par le suffrage universel.

Ces hommes qui vous ont déjà causé tant de mal, que vous avez dispersés vous-mêmes le 31 octobre, affichent la prétention de vous défendre contre les Prussiens qui n’ont fait que paraître dans vos murs et dont les désordres retardent le départ définitif, braquant des canons qui s’ils faisaient feu ne foudroieraient que vos maisons, vos enfants et vous-mêmes.

Enfin compromettent la République au lieu de la défendre, car s’il s’établissait dans l’opinion de la France que la République est la compagne nécessaire du désordre, la République serait perdue, ne les croyez pas et écoutez la vérité que nous vous disons, en toute sincérité.

Le gouvernement institué par la nation tout entière, aurait déjà pu reprendre ses canons dérobés à l’État, et qui en ce moment ne menacent que vous ; — enlever ces ressouvenirs ridicules qui n’arrêtent que le commerce et mettre sous la main de la justice ces criminels qui ne craindraient pas de faire succéder la guerre civile à la guerre étrangère ; mais il a voulu donner aux hommes trompés le temps de se séparer de ceux qui les trompent.

Cependant le temps qu’on a donné aux hommes de bonne foi pour se séparer des hommes de mauvaise foi est pris sur votre repos, sur votre bien-être, sur le bien-être de la France tout entière, il ne faut donc pas le prolonger indéfiniment.

Tant que dure cet état de choses le commerce est arrêté, vos boutiques sont désertes, les commandes qui viennent de toutes parts sont suspendues, vos bras sont oisifs, le crédit ne renaît pas ; les capitaux dont le gouvernement a besoin pour délivrer le territoire de la présence de l’ennemi hésitent à se présenter. Dans votre intérêt même, dans celui de votre cité comme dans celui de la France, le gouvernement est résolu à agir. Les coupables qui ont prétendu instituer un gouvernement vont être livrés à la justice régulière. Les canons dérobés à l’État vont être rétablis dans les arsenaux, et pour exécuter cet acte urgent de justice et de raison le gouvernement compte sur votre concours.

Que les bons citoyens se séparent des mauvais, qu’ils aident à la force publique au lieu de lui résister, ils hâteront ainsi le retour de l’aisance dans la cité et rendront service à la République elle-même que le désordre ruinerait dans l’opinion de la France.

Parisiens, nous vous tenons ce langage parce que nous estimons votre bon sens, votre sagesse, votre patriotisme ; mais cet avertissement donné vous nous approuverez de recourir à la force, car il faut à tout prix et sans un jour de retard que l’ordre, condition de votre bien-être, renaisse entier, immédiat et inaltérable.

Paris 17 mars 1871.

THIERS, chef du pouvoir exécutif.

 

Bien moins qu’on ne se fût occupé d’une proclamation du roi Dagobert, on ne songeait à celle de M. Thiers.

Tout le monde savait que les canons, soi-disant dérobés à l’État, appartenaient à la garde nationale et que les rendre eût été aider à une restauration. M. Thiers était pris à son propre piège, les mensonges étaient trop évidents, les menaces trop claires.

Jules Favre raconte avec l’inconscience que donne le pouvoir la provocation préparée.

Vinoy, dit-il, aurait voulu qu’on engageât la lutte en supprimant la paie de la garde nationale ; nous crûmes ce moyen plus dangereux qu’une provocation directe[1].

 

La provocation directe fut donc tentée ; mais le coup de main essayé place des Vosges avait donné l’éveil. On savait par le 31 octobre et le 22 janvier de quoi sont capables des bourgeois hantés du spectre rouge.

On était trop près de Sedan et de la reddition pour que les soldats, fraternellement nourris par les habitants de Paris, fissent cause commune avec la répression. — Mais sans une prompte action, on sentait, dit Lefrançais, que comme au 2 décembre c’en était fait de la République et de la liberté.

L’invasion des faubourgs par l’armée fut faite dans la nuit du 17 au 18 ; mais malgré quelques coups de fusil des gendarmes et des gardes de Paris, ils fraternisèrent avec la garde nationale.

Sur la butte, était un poste du 61e veillant au n° 6 de la rue des Rosiers, j’y étais allée de la part de Dardelle pour une communication et j’étais restée.

Deux hommes suspects s’étant introduits dans la soirée avaient été envoyés sous bonne garde à la mairie dont ils se réclamaient et où personne ne les connaissait, ils furent gardés en sûreté et s’évadèrent le matin pendant l’attaque.

Un troisième individu suspect, Souche, entré sous vague prétexte vers la fin de la nuit, était en train de raconter des mensonges dont on ne croyait pas un mot, ne le perdant pas de vue, quand le factionnaire Turpin tombe atteint d’une balle. Le poste est surpris sans que le coup de canon à blanc qui devait être tiré en cas d’attaque ait donné l’éveil, mais on sentait bien que la journée ne finissait pas là.

La cantinière et moi nous avions pansé Turpin en déchirant notre linge sur nous, alors arrive Clemenceau qui ne sachant pas le blessé déjà pansé demande du linge. Sur ma parole et sur la sienne de revenir, je descends la butte, ma carabine sous mon manteau, en criant : Trahison ! Une colonne se formait, tout le comité de vigilance était là : Ferré, le vieux Moreau, Avronsart, Lemoussu, Burlot, Scheiner, Bourdeille. Montmartre s’éveillait, le rappel battait, je revenais en effet, mais avec les autres à l’assaut des buttes.

Dans l’aube qui se levait, on entendait le tocsin ; nous montions au pas de charge, sachant qu’au sommet il y avait une armée rangée en bataille. Nous pensions mourir pour la liberté.

On était comme soulevés de terre. Nous morts, Paris se fût levé. Les foules à certaines heures sont l’avant-garde de l’océan humain.

La butte était enveloppée d’une lumière blanche, une aube splendide de délivrance.

Tout à coup je vis ma mère près de moi et je sentis une épouvantable angoisse ; inquiète, elle était venue, toutes les femmes étaient là montées en même temps que nous, je ne sais comment.

Ce n’était pas la mort qui nous attendait sur les buttes où déjà pourtant l’armée attelait les canons, pour les joindre à ceux des Batignolles enlevés pendant la nuit, mais la surprise d’une victoire populaire.

Entre nous et l’armée, les femmes se jettent sur les canons, les mitrailleuses ; les soldats restent immobiles.

Tandis que le général Lecomte commande feu sur la foule, un sous-officier sortant des rangs se place devant sa compagnie et plus haut que Lecomte crie : Crosse en l’air ! Les soldats obéissent. C’était Verdaguerre qui fut pour ce fait surtout, fusillé par Versailles quelques mois plus tard.

La Révolution était faite.

Lecomte arrêté au moment où pour la troisième fois il commandait feu, fut conduit rue des Rosiers où vint le rejoindre Clément Thomas, reconnu tandis qu’en vêtements civils il étudiait les barricades de Montmartre.

Suivant les lois de la guerre ils devaient périr.

Au Château-Rouge, quartier général de Montmartre, le général Lecomte signa l’évacuation des buttes.

Conduits du Château-Rouge à la rue des Rosiers, Clément Thomas et Lecomte eurent surtout pour adversaires leurs propres soldats.

L’entassement silencieux des tortures que permet la discipline militaire amoncelle aussi d’implacables ressentiments.

Les révolutionnaires de Montmartre eussent peut-être sauvé les généraux de la mort qu’ils méritaient si bien, malgré la condamnation déjà vieille de Clément Thomas par les échappés de juin et le capitaine garibaldien Herpin-Lacroix était en train de risquer sa vie pour les défendre, quoique la complicité de ces deux hommes se dégageât visible : les colères montent, un coup part, les fusils partent d’eux-mêmes.

Clément Thomas et Lecomte furent fusillés vers quatre heures rue des Rosiers.

Clément Thomas mourut bien.

Rue Houdon, un officier ayant blessé un de ses soldats qui refusait de tirer sur la foule fut lui-même visé et atteint.

Les gendarmes cachés derrière les baraquements des boulevards extérieurs n’y purent tenir et Vinoy s’enfuit de la place Pigalle laissant, disait-on, son chapeau. La victoire était complète ; elle eût été durable, si dès le lendemain, en masse, on fût parti pour Versailles où le gouvernement s’était enfui.

Beaucoup d’entre nous fussent tombés sur le chemin, mais la réaction eût été étouffée dans son repaire. La légalité, le suffrage universel, tous les scrupules de ce genre qui perdent les Révolutions, entrèrent en ligne comme de coutume.

Le soir du 18 mars, les officiers qui avaient été faits prisonniers avec Lecomte et Clément Thomas furent mis en liberté par Jaclard et Ferré.

On ne voulait ni faiblesses ni cruautés inutiles.

Quelques jours après mourut Turpin, heureux, disait-il, d’avoir vu la Révolution ; il recommanda à Clemenceau sa femme qu’il laissait sans ressources.

Une multitude houleuse accompagna Turpin au cimetière.

— À Versailles ! criait Th. Ferré monté sur le char funèbre.

— À Versailles ! répétait la foule.

Il semblait que déjà on fût sur le chemin, l’idée ne venait pas à Montmartre qu’on pût attendre.

Ce fut Versailles qui vint, les scrupules devaient aller jusqu’à l’attendre.

 

II. — MENSONGES DE VERSAILES – MANIFESTE – LE COMITÉ CENTRAL

 

Temps futurs, vision sublime !

(Victor Hugo.)

 

Le 19 mars Brunel alla avec des gardes nationaux prendre la caserne du prince Eugène, Pindy et Ranvier occupèrent l’Hôtel-de-Ville ; tandis que se lamentaient sur la mort de Clément Thomas et Lecomte quelques compagnies du centre, des polytechniciens et un petit groupe d’étudiants qui jusque-là pourtant marchaient à l’avant-garde, le comité central se réunit à l’Hôtel-de-Ville et déclare que son mandat étant expiré, il garde le pouvoir seulement jusqu’à la nomination de la Commune.

Oh ! si ces hommes dévoués eussent eu, eux aussi, un moins grand respect de la légalité, comme elle eût été bien nommée la Commune révolutionnairement sur le chemin de Versailles.

Les manifestes du comité central racontaient les événements du 18 mars en réponse à ceux du gouvernement qui continuaient à mentir devant les faits. Les bataillons du centre eux-mêmes lisaient avec stupeur les déclarations de M. Thiers et de ses collègues qui avaient l’air de ne pas comprendre la situation ; peut-être en effet ne la comprenaient-ils pas.

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

18 mars 1871

Gardes nationaux de Paris,

On répand le bruit absurde que le gouvernement prépare un coup d’État.

Le gouvernement de la République ne peut avoir d’autre but que le salut de la République. Les mesures qu’il a prises étaient indispensables au maintien de l’ordre, il a voulu et il veut en finir avec un comité insurrectionnel dont les membres presque tous inconnus à la population ne représentent que des doctrines communistes et mettraient Paris au pillage et la France au tombeau si la garde nationale ne se levait pas pour défendre d’un commun accord la patrie et la République.

Paris 18 mars 1871.

A. Thiers, Dufaure, E. Picard, J. Favre, J. Simon, Pouyet-Quertier, général Le Flo, amiral Pothuau, Lambreght de Sarcy.

 

Le général d’Aurelle de Paladine qui de son coté s’imaginait commander la garde nationale de Paris, lui avait adressé une proclamation.

Paris, 18 mars 1871.

Gardes nationaux,

Le gouvernement vous invite à défendre votre cité, vos familles, vos propriétés.

Quelques hommes égarés se mettant au-dessus des lois, n’obéissant qu’à des chefs occultes dirigent contre Paris les canons qui avaient été soustraits aux Prussiens ; ils résistent par la force à la garde nationale et à l’armée. Voulez-vous le souffrir ?

Voulez-vous, sous les yeux de l’étranger prêt à profiter de nos discordes, abandonner Paris à la sédition ? Si vous ne l’étouffez pas dans son germe, c’en est fait de Paris et peut-être de la France.

Vous avez leur sort entre les mains. Le gouvernement a voulu que vos armes vous fussent laissées.

Saisissez-les avec résolution pour rétablir le régime des lois et sauver la République de l’anarchie qui serait sa perte.

Occupez-vous autour de vos chefs, c’est le seul moyen d’échapper à la ruine et à la domination de l’étranger.

Le ministre de l’intérieur.

E. PICARD.

Le général commandant supérieur des forces de la garde nationale.

D’AURELLE.

 

Jupiter, disaient les anciens, aveugle ceux qu’il veut perdre, ce Jupiter-là c’est la puissance.

Les foudres de Versailles atteignaient mal le but, n’étant pas en harmonie avec la situation.

Le comité central en peu de mots rectifia les mensonges officiels.

Liberté, Égalité, Fraternité.

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

19 mars 1871.

AU PEUPLE,

Citoyens, le peuple de Paris a secoué le joug qu’on voulait lui imposer.

Calme, impassible dans sa force, il a attendu sans crainte comme sans provocation les fous éhontés qui voulaient toucher à la République.

Cette fois nos frères de l’armée n’ont pas voulu porter la main sur l’arche sainte de la liberté ; merci à tous, et que tous et la France jettent ensemble la base d’une République acclamée avec toutes ses conséquences, le seul gouvernement qui fermera pour toujours l’ère des invasions et des guerres civiles.

L’état de siège est levé, le peuple de Paris est convoqué dans ses sections pour faire les élections communales ; la sûreté de tous les citoyens est assurée par le concours de la garde nationale.

Le comité central.

Assi, Billioray, Ferrat, Babiek, Ed. Moreau, Ch. Dupont, Varlin, Boursier, Mortier, Gouhier, Lavalette, Jourde, Rousseau, Ch. Lullier, Blanchet, Grollard, Barroud, H. Deresme, Fabre, Fougeret.

 

Une seconde déclaration complète l’exposé de la situation.

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

Liberté, Égalité. Fraternité.

Citoyens,

Vous nous avez chargés d’organiser la défense de Paris et de vos droits.

Nous avons conscience d’avoir accompli cette mission aidés par votre généreux courage et votre admirable sang-froid.

Nous avons chassé ce gouvernement qui nous trahissait.

À ce moment notre mandat est expiré et nous vous le rapportons, car nous ne voulons pas prendre la place de ceux que le souffle populaire vient de renverser.

Préparez donc, et faites de suite vos élections communales et donnez-nous pour récompense la seule que nous ayons jamais espérée, celle de vous voir établir la véritable République.

En attendant, nous conservons l’Hôtel-de-Ville au nom du peuple français.

Hôtel-de-Ville de Paris, le 19 mars 1871.

Le Comité central de la Garde nationale.

 

Pauvres amis, vous ne vîtes ni les uns ni les autres que nulle déclaration n’était plus éloquente que la révolution terminant son œuvre par la victoire qui assurait la délivrance — on avait tant tourné la tête vers 89 et 93 qu’on en parlait encore la langue.

Mais Versailles parlait un bien plus vieux langage encore, s’essayant à des airs de cape et d’épée sous lesquels perçait le guet-apens.

La province d’abord fit bon marché des mensonges, peu à peu, goutte à goutte ils s’imprégnèrent dans les esprits jusqu’à ce qu’ils en fussent saturés.

Le gnome de Transnonain mettait le temps à profit. Il est curieux d’indiquer quelques-unes des proclamations de cet homme néfaste.

Celle aux employés d’administration, s’explique sans détours.

D’après l’ordre du pouvoir exécutif vous êtes invités à vous rendre à Versailles pour vous mettre à sa disposition.

Par ordre du gouvernement, aucun objet de correspondance originaire de Paris ne doit être acheminé ou distribué.

Tous les objets de cette origine qui parviendraient dans votre service en dépêches closes de Paris ou autrement devront être invariablement expédiées sur Versailles.

 

En vertu de cet ordre exécuté par les postes de province, M. Thiers accusa plus tard la Commune d’intercepter les lettres.

Le Journal officiel de Versailles, expédié d’un bout l’autre de la France, contenait cette appréciation.

Le gouvernement, issu d’une assemblée nommée par le suffrage universel a plusieurs fois déclaré qu’il voulait fonder la République.

Ceux qui veulent la renverser sont des hommes de désordre, des assassins qui ne craignent pas de semer l’épouvante et la mort dans une cité qui ne peut se sauver que par le calme et le respect des lois.

Ces hommes ne peuvent être que des stipendiés de l’ennemi ou du despotisme. Leurs crimes, nous l’espérons, soulèveront la juste indignation de la population de Paris qui sera debout pour leur infliger le châtiment qu’ils méritent.

Le chef du pouvoir exécutif.

A. THIERS.

 

La dépêche de ce vieux bourgeois enragé à la mairie de Rouen est plus explicite encore. Ayant fui Paris, il voulait l’assassiner tranquillement chez lui comme Pierre Bonaparte tuait en chambre.

Versailles, 19 mars 1871, 8 h. 25 du matin.

Le président du conseil du gouvernement, chef du pouvoir exécutif, aux préfets, généraux commandant les divisions militaires, premiers présidents des cours d’appel, procureurs généraux, archevêques et évêques.

Le gouvernement tout entier est réuni à Versailles, l’assemblée s’y réunit également.

L’armée au nombre de 400.000 hommes s’y est concentrée en bon ordre sous le commandement du général Vinoy.

Toutes les autorités, tous les chefs de l’armée y sont arrivés, les autorités civiles et militaires n’exécuteront pas d’autres ordres que ceux du gouvernement régulier résidant à Versailles, sous peine d’être considérés comme en état de forfaiture.

Les membres de l’assemblée nationale sont invités à accélérer leur retour pour être présents à la séance du 20 mars.

La présente lettre circulaire sera livrée à la publicité.

Le chef du pouvoir exécutif.

A. THIERS.

 

Il faut pour revivre l’époque entasser les documents, parler la langue de ce passé de vingt-six années, vieux de mille ans, par les scrupules enfantins des hommes héroïques qui faisaient si bon marché de leur vie.

Le comité central crut de son devoir de se disculper des calomnies de Versailles.

On le traitait d’occulte, ses membres avaient mis leurs noms à toutes les affiches.

Il n’était pas inconnu ayant été élu par les suffrages de deux cent quinze bataillons.

Il avait appelé à lui toutes les intelligences, toutes les capacités.

Ses membres étaient traités d’assassins, ils n’avaient jamais signé un arrêt de mort.

Peu s’en fallut que l’un des plus timorés ne maintint la motion que le comité central devait protester contre l’exécution de Lecomte et de Clément Thomas. — Une apostrophe de Rousseau l’arrêta. — Prenez garde de désavouer le peuple, ou craignez qu’il ne vous désavoue à son tour — elle en finit avec l’idée de dégager sa responsabilité ou celle d’un groupe dans un mouvement révolutionnaire.

Le gouvernement en fuyant à Versailles avait laissé les caisses vides ; les malades dans les hôpitaux, le service des ambulances et des cimetières étaient sans ressources, les services disloqués. Varlin et Jourde obtinrent quatre millions à la banque, mais les clefs étant à Versailles ils ne voulurent point forcer les caisses — ils demandèrent à Rothschild un crédit de un million qui fut alors payé à la banque.

La paye fut distribuée à la garde nationale qui se contentait de ses trente sous, croyant faire un sacrifice utile.

Les hôpitaux et autres services reçurent ce dont ils avaient besoin et les assassins et pillards du comité central commencèrent la stricte économie qui devait durer jusqu’à la fin, continuée par les bandits de la Commune.

Il est effrayant de constater combien le respect de ce cœur du vampire capital, qu’on appelle la Banque eut sauvé de victimes humaines : — c’était là l’otage véritable.

Les adversaires de la Commune avouent aujourd’hui que la Commune, osant se servir pour la cause commune de ces trésors qui étaient à tous, eût triomphé.

La preuve en est facile à faire entre autres par ces traits d’un article du Matin daté du 11 juin 1897.

Sous la Commune, histoire de la Banque pendant et après l’insurrection.

..... Il y avait donc à la Banque de France une fortune de trois milliards trois cent vingt-trois millions, plus de la moitié de la rançon de la guerre.

Que serait-il advenu si la Commune eût pu s’emparer de ce trésor, ce qu’elle eût fait très facilement sans aucune opposition si la banque avait été une banque d’État comme elle fit de tous les établissements publics ?

Nul doute qu’avec un tel nerf de la guerre elle n’eût été victorieuse.

Certes la Banque fut obligée de verser plusieurs sommes à la Commune. Les comptes de Jourde, délégué au ministère des finances, reconnus exacts, accusent des remises s’élevant à 7 750.000 francs ; mais qu’est-ce que cela à côté des trois milliards 1/2 que contenaient les coffres de la Banque… ?

Déjà l’infanterie de ligne qui avait gardé la Banque avait gagné Versailles. La Banque n’avait plus pour se défendre que 430 hommes environ, ses employés, commandés par un employé, M. Bernard, ancien chef de bataillon ; ils étaient mal armés avec seulement dix mille cartouches. Le 23 mars, par suite du départ de M. Rouland pour Versailles, M. de Pleuc se trouva investi du gouvernement de la Banque etc.

Pour ses débuts, M. de Pleuc reçut une lettre comminatoire de Jourde et de Varlin : il envoya le caissier principal au premier et au deuxième arrondissement et à l’amiral Saisset pour demander s’il pouvait engager la lutte et s’il serait secouru.

L’amiral Saisset n’était pas arrivé de Versailles, il fut introuvable.

L’adjoint du premier arrondissement, Méline, fit dire à M. de Pleuc d’éviter la lutte, d’user de conciliation. Il n’y avait pas d’autre conciliation possible que la remise d’argent, M. de Pleuc après avoir consulté son conseil de régence fit verser 350.000 sur 700.000 francs que réclamait Jourde.

Le même jour il fit un payement de 200.000 à un agent du trésor, envoyé de Versailles, etc.

Le Comité central en eut connaissance ; il fit notifier à M. de Pleuc que tout payement pour le compte de Versailles serait considéré comme un crime de haute trahison.

Le 24 mars, M. de Pleuc vit enfin l’amiral Saisset qui lui déclara devant MM. Tirard et Schœlcher qu’il défendrait la Banque. Mais en le reconduisant il lui avoua qu’il n’était pas en mesure de le faire. On ne pouvait songer à évacuer la Banque, car il eût fallu quatre-vingts voitures et un corps d’armée pour les protéger, etc.

M. de Pleuc profita de ces négociations pour faire sortir de Paris trente-deux clichés, et mettre aussi obstacle à la fabrication des billets, si la Commune venait à s’emparer de la Banque…

Il (M. de Pleuc) insinua à Beslay, délégué auprès de lui, qu’il valait mieux nommer un commissaire délégué, qu’il le recevrait, si c’était lui et s’il consentait à borner son mandat à connaître des rapports de la Banque avec Versailles et la ville de Paris. — Voyons, monsieur Beslay, lui dit-il, le rôle que je vous offre a assez de grandeur, aidez-moi à sauver ceci, c’est la fortune votre pays, c’est la fortune de la France.

Beslay fut convaincu et la Commune se contenta d’un commissaire délégué, etc.

Le 24 au matin, pour la première fois depuis soixante-sept jours, des soldats apparurent devant la Banque, mais au lieu de s’occuper immédiatement pour la défendre contre une suprême tentative ils passèrent sans s’arrêter. — Un second bataillon passa encore. M. de Pleuc fit alors hisser le drapeau tricolore ; à 8 heures général l’Héritier entrait à la Banque et y établissait son quartier général, etc.[2].

 

Ces trente sous dont les familles avaient à peine du pain eurent pendant près de trois mois ces trésors à leur disposition ; ils avaient le même sentiment que le pauvre vieux Beslay, si odieusement trompé, ils croyaient garder la fortune de la France.

Une déclaration collective de plusieurs journaux prétendant que la convocation des électeurs étant un acte de souveraineté populaire, ne pouvait avoir lieu sans le consentement des pouvoirs sortis eux-mêmes du suffrage universel, tout en reconnaissant le 18 mars comme une victoire populaire, ils voulurent tenter une conciliation entre Paris et Versailles. Tirard, Desmarets, Vautrin et Dubail se rendirent à la mairie du premier arrondissement, où était resté Jules Ferry ; celui-ci les envoya à Hendlé, secrétaire de Jules Favre, qui déclara ne pas vouloir traiter avec l’émeute.

Millière, Malon, Clemenceau, Tolain, Poirier et Villeneuve demandèrent au comité central de s’en remettre sans lutte ni intervention prussienne aux municipalités qui s’engageaient à ce que les élections municipales fussent faites librement, la préfecture de police étant abolie et le comité central conservant le maintien de la sécurité dans Paris.

Varlin, président de séance au comité central, répondit que le gouvernement avait été l’agresseur, mais que le comité central ni la garde nationale ne désiraient la guerre civile.

Varlin, Jourde et Moreau accompagnèrent les délégués à la mairie de la Banque où ils discutèrent sans pouvoir s’entendre, le comité central ne pouvant déserter son poste.

Le temps jusqu’au 23 s’écoula en pourparlers ; ce jour-là, à la séance de l’assemblée, Millière, Clemenceau, Malon, Lockroy et Tolain, allèrent réclamer les élections municipales pour la ville de Paris.

On ne peut exprimer que par le récit d’un des délégués l’impression de cette séance. Voici celui de Malon.

23 mars 71, 6 h. ½ du matin.

Je quitte le palais de l’assemblée sous le coup de la plus douloureuse émotion. La séance vient de se terminer par l’une de ces épouvantables tempêtes parlementaires dont les seules annales de la Convention nous aient légué le souvenir ; mais du moins quand on relit ces sombres pages de la fin du siècle dernier, le dénouement console toujours des tristesses tragiques du drame. La patrie, la République, sortent plus grandes de ces crises et le débat plus tourmenté enfante quelque héroïque résolution.

Vous ne trouverez rien de pareil au bas de mon récit.

Les deux premières tribunes de droite de la première galerie s’ouvrirent et les spectateurs qui les remplissent se lèvent et sortent, treize maires de Paris, l’écharpe en sautoir apparaissent.

Aussitôt, éclatent, sur tous les bancs de la gauche, des applaudissements frénétiques et des cris répétés de Vive la République ! quelques-uns ajoutent Vive la France !

Alors, sur quelques bancs de la droite ce n’est plus de la colère, c’est de la fureur, du délire, on crie à l’attentat, on montre le poing aux maires.

Bon nombre de députés s’élancent vers la tribune où se démène encore le malheureux Raze, lui montrant le poing ; montrant le poing au président, le tumulte est effroyable, indescriptible.

Enfin, d’épuisement sans doute, le bruit diminue, l’extrême droite se couvre, et commence à gagner la porte.

Le président, qui avait sonné la cloche d’alarme pendant toute cette tempête, se couvre et déclare la séance levée, l’ordre du jour étant épuisé. — L’agitation est à son comble dans les tribunes qui s’évacuent lentement.

Les pauvres maires restaient là debout, la contenance embarrassée, la figure désolée. Arnaud de l’Ariège vient les rejoindre et ils partent les derniers.

À la sortie, je vois des femmes du meilleur monde, de l’esprit le plus distingué, du plus grand cœur, qui pleurent sur le spectacle auquel elles viennent d’assister. Comme je les comprends ! n’est-ce pas avec toutes nos larmes qu’il faudrait écrire la lugubre page d’histoire que nous faisons depuis quelques mois. — C’est ainsi que les gens de Versailles comprenaient et voulaient la réconciliation[3].

 

— Vous porterez, cria Clemenceau à l’assemblée, la peine de ce qui va arriver, et Floquet ajouta : Ces gens-là sont fous.

Ils étaient fous en effet, fous de peur de la révolution. Mais n’était-ce pas bien fait pour ceux qui allaient trouver ces enragés qu’une pareille réception ?

La majorité des maires se rattacha à un dernier arrangement qui n’aboutit pas ; Dorian, maire de Paris — Edmond Adam, préfet de police — Langlois, général de la garde nationale.

Mais tandis qu’on faisait cette proposition, Langlois rassemblait les bataillons de l’ordre et les massait au Grand Hôtel. Edmond Adam refusa.

L’amiral Saisset ayant fait ratifier sa nomination à Versailles fit afficher le maintien de la République ; les franchises municipales ; les élections à bref délai ; une loi sur les échéances et les loyers.

Ne vous semble-t-il pas voir un ministère espagnol légiférer sur l’indépendance de Cuba avec Weyler comme chef d’état-major ?

Paris savait à quoi s’en tenir.

Le 25 mars, une lettre des députés de Paris déposée à l’Assemblée de Versailles suppliait le gouvernement de ne pas laisser plus longtemps la ville sans conseil Municipal.

Jointe au dossier, elle resta sans réponse.

Les pourparlers continuèrent entre le comité central et les maires ; le comité sentait que toute tentative de pacification serait inutile, les maires se rallièrent avec eux, et le comité central.

Déclaration des maires et des députés de Paris, réunis en conseil à Saint-Germain-l’Auxerrois le 25 mars 1871.

Les députés de Paris, les maires et les adjoints réintégrés dans les mairies de leurs arrondissements, et les membres du conseil central fédéral de la garde nationale,

Convaincus que le seul moyen d’éviter la guerre civile, l’effusion du sang à Paris, et en même temps d’affermir la République, est de procéder à des élections immédiates, convoquent pour demain dimanche tous les citoyens dans les collèges électoraux.

Les bureaux seront ouverts à huit heures du matin, et fermés à midi.

Vive la République !

Les maires et adjoints de Paris.

1er Arrondissement Edmond Adam, Méline, adjoint.

2e, Emile Brelay, Loiseau-Pinson.

3e, Bonvalet maire, Ch. Murat, adjoint.

4e, Vautrin, maire, de Chatillon, Loiseau, adjoints.

5e, Jourdan, Collin, adjoints.

6e, A. Leroy, adjoint.

7e,

8e,

9e, Desmarets, maire, E. Ferry, André Nast, adjoints,

10e, A. Murat, adjoint,

11e, Mottu, maire, Blanchon, Poirier, Tolain, adjoints,

12e, Grivot, maire, Denisson, Dumas, Turillon, adjoints,

13e, Combes, Léo Meillet, adjoints,

15e, Jubbes, Duval, Sextus-Michel, adjoints,

16e, Chaudey, Sévestre, adjoints,

17e, François Favre, maire, Malon, Villeneuve, Cacheux, adjoints,

18e, Clemenceau, maire, J. Lafont, Dereure, Juclard, adjoints,

19e, Deveaux, Salory, adjoints.

Les représentants de la Seine présents à Paris.

Lockroy, Floquet, Tolain, Clemenceau, Schœlcher, Greppo.

Le comité de la garde nationale.

Avoine fils, Antoine Arnaud, G. Arnold, Assi, Audignoux, Bouit, Jules Bergeret, Babick, Baron, Billioray, Blanchit, L. Boursier, Castioni, Chonteau, A. Dupont, Fabre, Ferrat, Henri Fortuné, Fleury, Fougeret, G. Gaudier, Gouhier, M. Géresme, Grélier, Grolard, Jourde, Josselin, Lavalette, Lisbonne, Maljournal, Edouard Moreau, Mortier, Prudhomme, Rousseau, Ranvier, Varlin.

 

Sitôt ce manifeste publié, M. Thiers fit télégraphier dans toute la France suivant son mode ordinaire de provocations et de mensonges.

La France résolue et indignée se serre autour du gouvernement de l’Assemblée nationale pour réprimer l’anarchie qui essaye toujours de dominer Paris.

Un accord auquel le gouvernement est resté étranger s’est établi entre la prétendue Commune et les maires pour en appeler aux élections. Elles se feront sans liberté et dès lors sans autorité morale.

Que le pays ne s’en préoccupe point et ait confiance.

L’ordre sera rétabli à Paris comme ailleurs.

A. THIERS.

 

Tandis que M. Thiers et ses complices propageaient ces faussetés, le comité central aidé de quelques révolutionnaires ardents tels qu’Eudes, Vaillant, Ferré, Varlin suffisait à tout et le Journal officiel publiait à Paris les mesures suivantes.

L’état de siège est levé dans le département de la Seine.

Les conseils de guerre de l’armée permanente sont abolis.

Amnistie pleine et entière est accordée pour les crimes et délits politiques.

Il est enjoint à tous les directeurs de prisons de mettre immédiatement en liberté tous les détenus politiques.

Le nouveau gouvernement de la République vient prendre possession de tous les ministères et de toutes les administrations.

Cette opération faite par la garde nationale impose grands devoirs aux citoyens qui ont accepté cette tâche.

L’armée comprenant enfin la position qui lui était faite et les devoirs qui lui incombaient a fusionné avec les habitants de la cité ; troupes de ligne, mobiles et marins se sont unis pour l’œuvre commune.

Sachons donc profiter de cette union pour resserrer nos rangs et une fois pour toutes asseoir la République sur des bases sérieuses et impérissables.

Que la garde nationale unie à la ligne et à la mobile continue son service avec courage et dévouement.

Que les bataillons de marche dont les cadres sont encore presque au complet occupent les forts et toutes les positions avancées afin d’assurer la défense de la capitale.

Les municipalités des arrondissements animés du même zèle et du même patriotisme que la garde nationale et l’armée se sont unies à elle pour assurer le salut de la République et préparer les élections du conseil communal qui vont avoir lieu : point de division, unité parfaite et liberté pleine et entière.

Le Comité central de la garde nationale.

 

III. — L’AFFAIRE DU 22 MARS

 

L’émeute pour vous est trop grande,

Ne jouez pas à ce jeu-là.

(Vieille Chanson.)

 

Les partisans du gouvernement régulier, les hommes de l’ordre, de toutes les réactions non contents de conspirer à Versailles essayèrent à Paris d’une émeute contre-révolutionnaire, mais ils étaient si peu de taille pour l’émeute qu’en voyant leur manifestation s’assembler vers deux heures de l’après-midi du 22 mars, sur la place du nouvel Opéra, on avait l’idée d’une troupe de figurants répétant un drame historique.

Quelque chose pourtant avait transpiré de leurs desseins, ils avaient parlé de poignarder les factionnaires en les embrassant, mais cela ressemblait plutôt à de la mise en scène qu’à toute autre chose ; l’endroit même, était bien choisi pour une répétition dramatique, on attendait où ces gens-là voulaient en venir.

Quand la manifestation fut assez nombreuse, ceux qui la composaient, la plupart élégants et jeunes, s’engagèrent dans la rue de la Paix conduits par des bonapartistes connus, M. de Pène, de Coetlogon, de Heckeren ; un drapeau sans inscription flottait en tête de la colonne.

Des gardes nationaux sans armes s’étant informés du but de la démonstration, furent insultés et grossièrement maltraités ; ils gagnèrent la place Vendôme où étaient des fédérés en armes, qui allèrent en ordre de bataille reconnaître les manifestants, mais avec défense de tirer.

À la rencontre des deux troupes la manifestation devint agressive et aux cris de : À bas le comité ! à bas les assassins ! les brigands, vive l’ordre ! Un coup de revolver blessa Maljournal du comité central.

Quelque débonnaires que fussent les gardes nationaux, il fallut bien voir qu’on n’avait pas affaire à une démonstration pacifique.

Bergeret fit faire une première sommation, puis une seconde, on alla jusqu’à dix.

À la fin de cette dernière les cris : Vive l’Ordre, à bas les assassins du 18 mars ! s’élevèrent mêlés à des coups de feu. Alors les gardes nationaux ripostèrent ; il fallait repousser l’attaque.

Et c’est une caractéristique de ces fédérés au cœur doux, faisant si bon marché de leur vie et si soigneux de celle des autres, bon nombre encore tirèrent en l’air comme au 22 janvier.

Quelle peine ils avaient, ces assassins du 18 mars, à viser des poitrines humaines.

Il n’en était pas de même du côté des assaillants, les fenêtres se mirent de la partie et sans la prudence des fédérés il y aurait eu là une litière de morts.

Beaucoup de manifestants tiraient si mal, il est vrai, qu’ils se blessaient les uns les autres. Tant de rage les animait contre les gardes nationaux que plusieurs furent blessée et deux tués : Vahlin et François. — Il y eut aussi quelques morts du côté des manifestants, un jeune homme, le vicomte de Molinat fut tué par derrière, du côté des siens, il tomba la face contre terre. Sur son corps on trouva un poignard fixé à sa ceinture par une chaînette, comme si ce jeune premier eût craint d’égarer son arme. Ce détail enfantin avait attendri un garde national.

Quant à M. de Pêne il fut presque empalé par une balle venue aussi du côté des siens par derrière.

Après la déroute des manifestants, la terre était jonchée d’armes : poignards, cannes à épée, revolvers, qu’ils avaient jetés en s’enfuyant.

Le docteur Rainlow, ancien chirurgien d’état-major du camp de Toulouse, et plusieurs médecins accourus, firent transporter les morts et les blessés à l’ambulance du Crédit Mobilier.

Il restait une sorte de tristesse aux gardes nationaux qui avaient combattu ces jeunes gens, quoiqu’ils l’eussent fait avec une extrême générosité tant le cœur de ces hommes était tendre.

J’ai souvent songé pendant les sanglantes représailles de Versailles aux gardes nationaux du 22 mars et de toute la lutte.

Le comité central fit placarder une affiche menaçant de peines sévères ceux qui conspiraient contre Paris, mais depuis cette époque, jusqu’à la fin de la Commune, la réaction conspira sans cesse avec impunité.

Braves gens de 71, braves gens de l’hécatombe ! Vous avez emporté cette mansuétude sous la terre empourprée de sang, elle n’y remontera que la lutte terminée dans la paix du monde nouveau.

Nous reprendrons les affiches de la prise de possession de Paris par la Révolution du 18 mars, les paroles émues d’alors font revivre le drame.

Tant de choses se sont entassées saignant les unes sur les autres, tant de poussière humaine fut semée dans le vent, qu’à travers les froides résolutions d’aujourd’hui, nous ne retrouverions pas tels qu’ils étaient les accents généreux d’alors.

Ô cette générosité, cette pure épopée d’hommes d’une merveilleuse bonté.

Et moi, qu’on accuse de cette bonté sans limites, j’aurais sans pâlir, comme on ôte une pierre des rails, pris la vie de ce nain qui devait faire tant de victimes ! Des îlots de sang n’eussent pas coulé, les tas de morts n’eussent point empli Paris aussi haut que des montagnes et changé la ville en charnier.

Pressentant l’œuvre de ce bourgeois au cœur de tigre, je pensais qu’en allant tuer M. Thiers, à l’Assemblée, la terreur qui en résulterait arrêterait la réaction.

Combien je me suis reproché aux jours de la défaite d’avoir demandé conseil, nos deux vies eussent évité l’égorgement de Paris.

Je confiai mon projet à Ferré qui me rappela combien la mort de Lecomte et Clément Thomas avait en province et même à Paris servi de prétexte d’épouvante, presque même à un désaveu de la foule ; peut-être, dit-il, celle-là arrêterait le mouvement.

Je ne le croyais pas et peu m’importait le désaveu si c’était utile à la Révolution, mais cependant il pouvait avoir raison.

Rigaud fut de son avis. — D’ailleurs, ajoutèrent-ils, vous ne parviendriez pas à Versailles.

J’eus la faiblesse de croire qu’ils pouvaient être dans le vrai quant à ce monstre. Mais à propos du voyage de Versailles avec un peu de résolution, j’étais sûre d’y parvenir, et j’ai voulu en faire l’épreuve.

Quelques jours après, si bien vêtue que je ne me reconnaissais pas moi-même, je m’en allai fort tranquillement à Versailles, où j’arrivai sans encombre. Avec non moins de tranquillité j’allai dans le parc même, où étaient les tentes délabrées, qui servaient au campement de l’armée, faire de la propagande pour la Révolution du 18 mars.

Ce délabrement des tentes, sous les arbres dépouillés de feuilles, était lamentable.

Je ne sais plus ce que je disais à ces hommes, mais je le sentais tellement qu’ils écoutaient.

Un officier, le lendemain vint à Paris par Saint-Cyr et en promit d’autres.

L’armée en ce moment n’était pas brillante, la cavalerie n’avait que des fantômes de chevaux.

Sortant du parc, j’allai à une grande librairie versaillaise, il y avait là une dame à qui j’inspirai beaucoup de confiance, j’emportai un tas de journaux, et après avoir demandé l’adresse d’un hôtel où l’on put être en sûreté, je repris le chemin de Montmartre, Je n’avais pas manqué pour m’amuser de dire pis que pendre de moi-même.

Lemoussu, Schneider, Diancourt, Burlot étaient alors commissaires à Montmartre. Je commençai par aller au bureau de Burlot que je savais de l’avis de Ferré et de Rigaud, il ne me reconnaissait pas. — Je viens de Versailles, lui dis-je, et je lui racontai l’histoire que je dis également à Rigaud et à Ferré en les traitant de Girondins, sans être sûre pourtant s’ils n’avaient pas raison, et si le sang de ce monstre n’eût point été fatal à la Commune. Rien ne pouvait être aussi fatal que l’hécatombe de mai, mais l’idée peut-être est plus grande. Quelques mois après mon voyage à Versailles, lorsque j’étais à la prison des Chantiers où le dimanche des officiers, quelques-uns ayant avec eux des drôlesses richement parées qui venaient là comme au Jardin des Plantes, l’un d’eux me dit tout à coup :

— Mais c’est vous, qui êtes venue dans le parc, à Versailles.

— Oui, lui dis-je, c’est moi, vous pouvez le raconter, cela fera bien dans le tableau et du reste je n’ai aucune envie de me défendre.

— Est-ce que vous nous prenez pour des mouchards ? s’écria-t-il avec une véritable indignation.

C’était au moment où l’égorgement finissait à peine, nous étions sous l’impression d’une intense horreur, je lui dis cruellement :

— Vous êtes bien des assassins !

Il ne répondit pas, je compris que beaucoup d’entre eux avaient été indignement trompés — et que quelques-uns commençaient à avoir des remords.

 

IV. — PROCLAMATION DE LA COMMUNE

 

Ils étaient là debout, prêts pour le sacrifice.

(Bardes Gaulois.)

 

La proclamation de la Commune fut splendide ; ce n’était pas la fête du pouvoir, mais la pompe du sacrifice : on sentait les élus prêts pour la mort.

L’après-midi du 28 mars par un clair soleil rappelant l’aube du 18 mars, le 7 germinal an 79 de la République, le peuple de Paris qui, le 26, avait élu sa Commune inaugura son entrée à l’Hôtel-de-Ville.

Un océan humain sous les armes, les baïonnettes pressées comme les épis d’un champ, les cuivres déchirant l’air, les tambours battant sourdement et entre tous l’inimitable frappement des deux grands tambours de Montmartre, ceux qui la nuit de l’entrée des Prussiens et le matin du 18 mars, éveillaient Paris, de leurs baguettes spectrales, leurs poignets d’acier éveillaient des sonorités étranges.

Cette fois les tocsins étaient muets. Le grondement lourd des canons, à intervalles réguliers saluait la révolution.

Et aussi, les baïonnettes, s’inclinaient devant les drapeaux rouges, qui par faisceaux entouraient le buste de la République.

Au sommet, un immense drapeau rouge. Les bataillons de Montmartre, Belleville, La Chapelle, ont leurs drapeaux surmontés du bonnet phrygien ; on dirait les sections de 93.

Dans leurs rangs, des soldats de toutes les armes, restés à Paris, ligne, marine, artillerie, zouaves.

Les baïonnettes toujours plus pressées débordent sur les rues environnantes, la place est pleine ; c’est bien l’impression d’un champ de blé. Quelle sera la moisson ?

Paris entier est debout, le canon tonne par intervalles.

Sur une estrade est le comité central ; devant eux, la Commune, tous avec l’écharpe rouge.

Peu de paroles dans les intervalles que scandent les canons. — Le comité central déclare son mandat expiré, et remet ses pouvoirs à la Commune.

On fait l’appel des noms ; un cri immense s’élève : Vive la Commune ! Les tambours battent aux champs, l’artillerie ébranle le sol.

— Au nom du peuple dit Ranvier, la Commune est proclamée.

Tout fut grandiose dans ce prologue de la Commune, dont l’apothéose devait être la mort.

Pas de discours, un immense cri, un seul, Vive la Commune !

Toutes les musiques jouent la Marseillaise et le Chant du Départ. Un ouragan de voix les reprennent.

Un groupe de vieux baissent la tête vers la terre, on dirait qu’ils y entendent les morts pour la liberté, ce sont des échappés de juin, de décembre, quelques-uns tout blancs, sont de 1830, Mabile, Malezieux, Cayol.

Si un pouvoir quelconque pouvait faire quelque chose, c’eût été la Commune composée d’hommes d’intelligence, de courage, d’une incroyable honnêteté, qui tous de la veille ou de long temps, avaient donné d’incontestables preuves de dévouement et d’énergie. Le pouvoir, incontestablement les annihila, ne leur laissant plus d’implacable volonté que pour le sacrifice, ils surent mourir héroïquement.

C’est que le pouvoir est maudit, et c’est pour cela que je suis anarchiste.

Le soir même du 28 mars, la Commune tint sa première séance, inaugurée par une mesure digne de la grandeur de ce jour : résolution fut prise, afin d’éviter toute question personnelle, au moment où les individus devaient rentrer dans la masse révolutionnaire, que les manifestes ne porteraient d’autre signature que celle-ci : La Commune.

Dès cette première séance, quelques-uns étouffant sous la chaude atmosphère d’une révolution ne voulurent pas aller plus loin, il y eut des démissions immédiates.

Ces démissions entraînant des élections complémentaires, Versailles put mettre à profit le temps que Paris perdait autour des urnes.

Voici la déclaration faite à la première séance de la Commune.

Paris, 28 mars 1871.

Citoyens,

Notre Commune est constituée. Le vote du 26 mars sanctionne la République victorieuse.

Un pouvoir lâchement oppresseur vous avait pris à la gorge, vous deviez dans votre légitime défense repousser ce gouvernement qui voulait vous déshonorer en vous imposant un roi. Aujourd’hui les criminels que vous n’avez pas même voulu poursuivre abusent de votre magnanimité pour organiser aux portes de la cité un foyer de conspiration monarchiste, ils invoquent la guerre civile, ils mettent en œuvre toutes les corruptions, acceptent toutes les complicités, ils ont osé mendier jusqu’à l’appui de l’étranger.

Nous en appelons de ces menées exécrables au jugement de la France et du monde.

Citoyens, vous venez de nous donner des institutions qui défient toutes les tentatives.

Vous êtes maîtres de vos destinées, forte de votre appui la représentation que vous venez d’établir va réparer les désastres causés par le pouvoir déchu.

L’industrie compromise, le travail suspendu, les transactions commerciales paralysées vont recevoir une impulsion vigoureuse.

Dès aujourd’hui, la décision attendue sur les loyers, demain celle sur les échéances.

Tous les services publics, rétablis et simplifiés.

La garde nationale, désormais seule force armée de la cité, réorganisée sans délai.

Tels seront nos premiers actes.

Les élus du peuple ne lui demandent pour assurer le triomphe de la République, que de les soutenir de votre confiance.

Quant à eux, ils feront leur devoir.

La Commune de Paris, 28 mars 1871.

 

Ils firent en effet leur devoir, s’occupant de toutes les sécurités de la vie pour la foule, mais hélas ! la première sécurité eût été de vaincre définitivement la réaction.

Tandis que la confiance renaissait dans Paris, les rats de Versailles trouaient la carène du navire.

Quelques démissions eurent lieu encore avec des motifs divers : Ulysse Parent, Fruneau, Goupil, Lefebvre, Robinet, Méline.

Des commissions avaient été formées dès les premiers jours sans être pourtant définitives ; suivant leurs aptitudes, les membres d’une commission passaient dans une autre.

La Commune était partagée entre une majorité ardemment révolutionnaire, une minorité socialiste raisonnant trop parfois pour le temps qu’on avait, semblables en ce point, que la crainte de prendre des mesures despotiques ou injustes, les ramènent aux mêmes conclusions.

Un même amour de la Révolution rendit leur destinée semblable. — La majorité aussi sait mourir, dit quelques semaines plus tard Ferré en embrassant Delescluze mort.

Les membres de la Commune élus aux élections complémentaires furent Cluseret, Pottier, Johannard, Andrieu, Serailler, Longuet, Pillot, Durand, Sicard, Philippe, Louelas, A. Dupont, Pompée, Viard, Trinquet, Courbet, Arnold.

Rogeart et Briosne ne voulurent pas siéger par susceptibilité sur le nombre de voix obtenues, ils étaient vraiment, ces hommes de 71, des candidats qui ne ressemblaient guère aux autres.

Menotti Garibaldi fut élu mais ne vint pas, écœuré peut-être encore de l’Assemblée de Bordeaux, où Garibaldi offrant ses fils à la République avait été couvert de huées.

Les commissions souvent remaniées furent ainsi primitivement composées.

Guerre : Delescluze, Tridon, Avrial, Arnold, Ranvier.

Finances : Beslay, Billioray, Victor Clément, Le Français, Félix Pyat.

Sûreté générale : Cournet, Vermorel, Ferré, Trinquet, Dupont.

Enseignement : Courbet, Verdure, Jules Miot, Vallès, J. B. Clément.

Subsistances : Varlin, Parisel, Victor Clément, Arthur Arnould, Champy.

Justice : Cambon, Dereure, Clemence, Langevin, Durand.

Travail et échange : Theisz, Malon, Serailler, Ch. Longuet, Chalin.

Relations extérieures : Léo Meillet, Ch. Gérardin, Amouroux, Johannard, Vallès.

Services publics : Ostyn, Vésinier, Rastoul, Antoine, Arnaud, Pottier.

Délégations.

Guerre, CLUSERET.

Finances, JOURDE.

Subsistances, VIARD.

Relations extérieures, Paschal GROUSSET.

Enseignement, VAILLANT.

Justice, PROTOT.

Sûreté générale, Raoul RIGAUD.

Travail et échanges, FRŒNKEL.

Services publics, ANDRIEU.

 

Quoi qu’il arrive, disaient les membres de la Commune et les gardes nationaux, notre sang marquera profondément l’étape.

Il la marqua en effet si profondément que la terre en fut saturée, il y creusa des abîmes qu’il serait difficile de franchir pour retourner en arrière ainsi que des rouges roses le sang en fleurit les pentes.

 

V. — PREMIERS JOURS DE LA COMMUNE. – LES MESURES. – LA VIE À PARIS

 

Temps futurs, vision sublime.

Les peuples sont hors de l’abîme !

Le désert morne est traversé ;

Après les sables la pelouse,

Et la terre est comme une épouse,

Et l’homme est comme un fiancé.

(Victor Hugo.)

 

Paris respirait ! Ceux qui pendant la marée montante regarderaient venir les flots qui couvriront leur asile, sont dans une semblable situation. — Lentement, sûrement Versailles venait.

Les premiers décrets de la Commune avaient été la suppression de la vente des objets du Mont-de-Piété, l’abolition du budget des cultes et de la conscription ; on s’imaginait alors, on s’imagine peut-être encore, que le mauvais ménage l’Église et l’État, qui derrière eux traînent tant de cadavres, pourraient jamais être séparés ; c’est ensemble seulement, qu’ils doivent disparaître.

La confiscation des biens de main morte. Des pensions alimentaires pour les fédérés blessés en combattant réversibles à la femme, légitime ou non, à l’enfant, reconnu ou non, de tout fédéré tué en combattant.

Versailles se chargea par la mort de ces pensions-là.

La femme, qui demandait contre son mari la séparation de corps, appuyée sur des preuves valables, avait droit à une pension alimentaire.

La procédure ordinaire était abolie et l’autorisation donnée aux parties de se défendre elles-mêmes.

Interdiction de perquisitionner sans mandat régulier.

Interdiction du cumul et le maximum des traitements fixé à 6.000 francs par an.

Les émoluments des membres de la Commune étaient de quinze francs par jour, ce qui était loin d’atteindre le maximum.

La Commune décida l’organisation d’une chambre du tribunal civil de Paris.

L’élection des magistrats, l’organisation du jury et le jugement par ses pairs.

On procéda immédiatement à la jouissance des ateliers abandonnés pour les sociétés de travail.

Le traitement des instituteurs fut fixé à deux mille francs.

Le renversement de la colonne Vendôme, symbole de force brutale, affirmation du despotisme impérial fut décidé, ce monument étant attentatoire à la fraternité des peuples.

Plus tard, afin de mettre un terme aux exécutions de prisonniers faites par Versailles fut ajouté le décret sur les otages pris parmi les partisans de Versailles — ce fut en effet la seule mesure qui ralentit les tueries de prisonniers ; elle eut lieu tardivement, lorsqu’il devint impossible sans trahir de laisser égorger les fédérés prisonniers —. La Commune interdit les amendes dans les ateliers, abolit le serment politique et professionnel, elle fit appel aux savants, aux inventeurs, aux artistes. Le temps passait toujours, Versailles n’en était plus au moment où la cavalerie n’avait que des ombres de chevaux. M. Thiers choyait, flattait l’armée dont il avait besoin pour ses hautes et basses œuvres.

Les objets déposés au Mont-de-Piété pour moins de vingt-cinq francs furent rendus.

On voulait abolir comme trop pénible le travail de nuit dans les boulangeries, mais soit par longue habitude, soit qu’il fût réellement plus rude encore de jour, les boulangers préférèrent continuer comme autrefois.

Partout s’agitait une vie intense. Courbet dans un chaleureux appel disait :

Chacun se livrant sans entraves à son génie, Paris doublera son importance. Et la ville internationale européenne pourra offrir aux arts, à l’industrie, au commerce, aux transactions de toutes sortes, aux visiteurs de tous pays un ordre impérissable, l’ordre par les citoyens qui ne pourra pas être interrompu par les prétextes de prétendants monstrueux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Adieu le vieux monde et la diplomatie.

Paris en effet eut cette année-là une exposition, mais faite par le vieux monde et sa diplomatie, l’exposition des morts. Plutôt cent mille que trente-cinq mille cadavres furent étendus en une Morgue immense dans le cadre de pierre des fortifications.

Mais l’art quand même fit ses semailles, la première épopée le dira.

La commission fédérale des artistes était ainsi composée :

Peintres.

Bouvin, Corot, Courbet, Daumier, Arnaud, Dursée Hippolyte Dubois, Feyen, Perrin, Armand Gautier, Gluck, Jules Hereau, Lançon, Eugène Leroux, Edouard Manet, François Milet, Oulevay, Picchio.

Sculpteurs.

Becquet, Agénor Chapuy, Dalou, Lagrange, Edouard Lindencher, Moreau, Vauthier, Hippolyte Moulin, Otlin, Poitevin, Deblezer.

Architectes.

Boileau fils, Delbrouck, Nicolle, Achille Oudinot, Raulin.

Graveurs lithographes.

Georges Bellanger, Bracquemont, Flameng, André Gill, Huot, Pothey.

Artistes industriels.

Emile Aubin, Boudier, Chabert, Chesneau, Fuzier, Meyer, Ottin fils, Eugène Pottier, Ranber, Rester.

 

Cette commission fonctionnait depuis le milieu d’avril tandis que l’assemblée de Versailles propageait les soi-disant tendances de la Commune à détruire les arts, les sciences.

Les musées étaient ouverts au public comme le jardin des Tuileries et autres aux enfants.

À l’Académie des sciences les savants discutaient en paix, sans s’occuper de la Commune qui ne pesait pas sur eux.

Thénard, les Becquerel père et fils, Elie de Beaumont se réunissaient comme de coutume.

À la séance du 3 avril par exemple, M. Sedillot envoya une brochure sur le pansement des blessures sur le champ de bataille, le docteur Brouet sur les divers traitements du choléra, ce qui était tout à fait d’actualité, tandis que M. Simon Newcombe, un Américain, s’éloignait tout à fait du théâtre des événements et même de la terre en analysant au tableau le mouvement de la lune autour de la terre.

M. Delaunay, lui, rectifiait des erreurs d’observation météorologique sans se préoccuper d’autre chose.

Le docteur Ducaisne s’occupait de la nostalgie morale sur laquelle les remèdes moraux étaient plus puissants que les autres, il aurait pu y joindre les hantises de peur, la soif de sang, des pouvoirs qui s’écroulent.

Les savants s’occupèrent de tout dans une paix profonde, depuis la végétation anormale d’un ognon de jacinthe jusqu’aux courants électriques. M. Bourbouze chimiste, employé à la Sorbonne, avait fait un appareil électrique, par lequel il télégraphiait sans fils conducteurs à travers les courtes distances, l’académie des sciences l’avait autorisé à faire des expériences entre les ponts sur la Seine, l’eau étant un meilleur conducteur pour l’électricité que la terre.

L’expérience réussit, l’appareil fut utilisé au viaduc d’Auteuil pour communiquer avec un point de Passy investi par les lignes allemandes.

Le rapport se terminait par le récit d’une seconde expérimentation faite dans un aérostat afin de recevoir les Messages envoyés d’Auteuil, par M. Bourbouze, le ballon fut entraîné par le vent, un peu moins loin, il est vrai, que celui d’Andrée fut entraîné de nos jours.

M. Chevreul, d’une voix un peu cassée, déclarait que tout en n’étant pas partisan absolu de la classification radiaire, il reconnaissait l’importance des études embryologiques.

On parla de tant et tant de choses, par exemple de la matière noire des météorites, de la reproduction de différents types par le degré de chaleur, auquel est soumise la matière, M. Chevreul encore, s’occupa des mélanges de constitutions semblables, dont les effets sont différents, de la nécessité de ne pas se borner aux phénomènes extérieurs des corps, tandis que la chimie est indispensable : que le jour où Versailles, au nom de l’ordre, apporta la mort dans Paris, on était retourné dans les astres à propos de quelques nouveaux termes du coefficient de l’équateur titulaire de la lune, ce fut, je crois, la dernière séance.

Partout, des cours étaient ouverts, répondant à l’ardeur de la jeunesse.

On voulait tout à la fois, arts, sciences, littérature, découvertes, la vie flamboyait. On avait hâte de s’échapper du vieux monde.

 

VI. — L’ATTAQUE DE VERSAILLES – RÉCIT INÉDIT DE LA MORT DE FLOUENS PAR HECTOR FRANCE ET CIPRIANI

 

Ils conviaient le monde à l’auguste bataille,

À l’enivrement des hauts faits,

Et lui montraient passant à travers la mitraille

Les grands arbres de la paix.

(Victor Hugo.)

 

Comme on avait voulu légaliser, par le suffrage, la nomination des membres de la Commune, on voulut attendre l’attaque de Versailles, sous prétexte de ne pas provoquer à la guerre civile sous les yeux de l’ennemi, comme si le seul ennemi des peuples n’était pas leurs tyrans !

Quand les généraux, attentifs cette fois, jugèrent qu’il ne manquait ni un bouton de guêtre, ni l’affilement d’un sabre, Versailles attaqua.

Toutes les meutes d’esclaves hurlant leurs douleurs sous le fouet, en rendaient responsable la Commune se liguant avec leurs maîtres.

L’habitude d’attendre des ordres est telle encore chez le troupeau humain que ceux qui, dès le 19 mars criaient à Versailles, Montmartre, Belleville, toute une armée ardente n’eurent pas l’idée, armés comme ils l’auraient pu, de s’assembler et de partir. Qui sait si en pareille occasion on ne le ferait point encore ?

Le 2 avril, vers six heures du matin, Paris fut éveillé par le canon.

On crut d’abord à quelque fête des Prussiens qui entouraient Paris, mais bientôt la vérité fut connue : Versailles attaquait.

Les premières victimes furent les élèves d’un pensionnat de Neuilly — sur la porte d’une église ou sans doute elles allaient prier pour M. Thiers et l’Assemblée nationale —. Le canon frappait à la volée. Le Dieu des massacreurs a la coutume de reconnaître les siens ; surtout quand il n’est plus temps.

Deux armées en marche sur Paris, l’une par Montretout et Vaucresson, l’autre par Rueil et Nanterre, se réunirent au rond point des Bergers, surprirent et égorgèrent les fédérés à Courbevoie. Après avoir d’abord reculé, les fédérés, qui restaient vivants, soutenus par les francs-tireurs garibaldiens se replièrent. Le soir même, Courbevoie était repris. On y trouva rangés sur le quai les cadavres des prisonniers.

Cette fois la sortie fut immédiatement décidée.

Les armées de la Commune se mirent en marche le 3 avril à 4 heures du matin.

Bergeret, Flourens et Ranvier commandant du côté du Mont-Valérien, que toujours on croyait neutre ; Eudes et Duval du côté de Clamart et de Meudon, on allait à Versailles.

Tout à coup le fort s’enveloppe de fumée, la mitraille pleut sur les fédérés.

Nous avons raconté que le commandant du Mont-Valérien ayant promis à Lullier, envoyé par le comité Central, la neutralité de ce fort, s’était empressé d’en prévenir M. Thiers qui, afin qu’un officier de l’armée française ne manquât pas à sa parole, l’avait tout simplement remplacé par un autre qui n’avait rien promis ; c’était cet autre qui le matin avait commencé le feu.

La petite armée, sous la conduite de Flourens avec Cipriani comme chef d’état-major se sépara au pont de Neuilly, Flourens prit par le quai de Puteaux, vers Montretout, Bergeret par l’avenue de Saint-Germain vers Nanterre, ils devaient se réunir à Rueil, avec à peu près quinze mille hommes, et malgré la catastrophe du Mont-Valérien la plupart des fédérés poursuivent leur marche vers le point de jonction.

Quelques-uns, égarés dans les champs, autour du Mont-Valérien, rentrèrent à Paris seul à seul, les deux corps d’armée se rencontrèrent à Rueil, où ils soutinrent le feu du Mont-Valérien, qui tonnait toujours.

Seulement quand la terre fut couverte de morts, ceux qui restaient se débandèrent.

Les Versaillais établirent, au rond point de Courbevoie, une batterie qui mitraillait le pont de Neuilly.

Un grand nombre de fédérés avaient été faits prisonniers.

Gallifet, au moment même où Versailles ouvrait le feu, envoyait la circulaire suivante, ne laissant aucun doute sur ses intentions et celles du gouvernement.

La guerre a été déclarée par les bandes de Paris.

Hier et aujourd’hui, elles m’ont tué mes soldats !

C’est une guerre sans trêve ni pitié que je déclare à ces assassins.

J’ai dû faire un exemple ce matin, qu’il soit salutaire ! Je désire ne pas être réduit de nouveau à une pareille extrémité.

N’oubliez pas que le pays, que la loi, que le droit, par conséquent sont à Versailles et à l’Assemblée nationale, et non pas avec la grotesque assemblée qui s’intitule Commune.

Le général commandant la brigade,

GALLIFET.

3 avril 1871.

 

C’est à la mairie de Rueil que Gallifet écrivit cette proclamation, sans même prendre le temps d’essuyer le sang dont il était couvert.

Le crieur qui la lisait, entre deux roulements de tambour dans les rues de Rueil et de Chatou, ajoutait par ordre supérieur : Le président de la commission municipale de Chatou prévient les habitants dans l’intérêt de leur sécurité, que ceux qui donneraient asile aux ennemis de l’assemblée, se rendraient passibles des lois de la guerre. Ce président se nommait Laubeuf.

Et les bonnes gens de Rueil, Chatou et autres lieux, tenant à deux mains leur tête pour s’assurer qu’elle tenait encore sur leurs épaules, regardaient s’il ne passait pas quelque fugitif de la bataille pour le livrer à Versailles.

Le corps d’armée de Duval combattait depuis le matin, contre des détachements de l’armée régulière, réunis à des sergents de ville ; ils ne battirent en retraite sur Châtillon qu’après un véritable massacre.

Duval, deux de ses officiers et un certain nombre de fédérés, faits prisonniers, furent presque tous fusillés le lendemain matin, avec des soldats passés à la Commune et à qui on arrachait leurs galons avant de les mettre à mort.

Le 4 avril au matin, la brigade Déroja et le général Pellé tenaient le plateau de Châtillon.

Sur la promesse du général, d’avoir la vie sauve, les fédérés enveloppés se rendent. Aussitôt les soldats reconnus sont fusillés, les autres envoyés à Versailles accablés d’outrages.

En chemin, Vinoy les rencontre, et n’osant tout fusiller après la promesse de Pellé, il demande s’il y a des chefs.

Duval sort des rangs. — Moi, dit-il. Son chef d’état-major et le commandant des volontaires de Montrouge, sortent également des rangs et vont se ranger près de lui.

— Vous êtes d’affreuses canailles ! crie Vinoy. Il ordonne de les fusiller.

Ils s’adossent d’eux-mêmes contre un mur, se serrent la main et tombent en criant : Vive la Commune !

Un Versaillais vole les bottes de Duval et les promène : l’habitude de déchausser les morts de la Commune était générale dans l’armée de Versailles.

Vinoy disait le lendemain : Les fédérés se sont rendus à discrétion, leur chef, un nommé Duval, fut tué dans l’affaire ; un autre ajoutait : ces bandits meurent avec une sorte de jactance.

Les créatures hideuses de férocité, vêtues avec luxe et venant on ne sait d’où, qui insultaient les prisonniers et du bout de leurs ombrelles fouillaient les yeux des morts apparurent dès les premières rencontres à la suite de l’armée de Versailles.

Avides de sang comme des goules, elles étaient en proie à des rages de mort ; il y en eut, disait-on, de tous les mondes, descendues par d’immondes appétits, perverties par les filières de la société, elles étaient monstrueuses et irresponsables comme des louves.

Parmi les assassins de Paris prisonniers, dont Versailles salua l’arrivée par des hurlements de mort, était le géographe Elisée Reclus. Lui et ses compagnons furent envoyés à Satory d’où on les expédia aux pontons dans des wagons à bestiaux.

Nuls n’étant autant trompés que les soldats, chair à mensonge autant que chair à canon, tous ceux qui avaient habité Versailles, avaient le cerveau imprégné de contes de banditisme et d’entente avec les Prussiens, à l’aide desquels l’armée fut employée à des œuvres de sauvagerie incroyables.

Le récit des derniers instants et de la mort de Flourens me fut donné à Londres, l’an dernier par Hector France qui, le dernier de nos camarades, vit Flourens vivant et par Amilcare Cipriani, son compagnon d’armes et le seul témoin de sa mort pour être publié dans cette histoire.

J’étais, dit Hector France, avec Flourens depuis la veille, il m’avait pris pour aide de camp et je l’avais rejoint à la porte Maillot où les bataillons fédérés étaient rassemblés pour la sortie.

Nous passâmes la nuit sans dormir, il y eut conseil auquel assistèrent tous les capitaines de compagnies ; je revins avec Flourens tout au petit jour, les fédérés alignés le long du chemin et lui à cheval.

On se mit en marche. Arrivés au pont les traverses étaient enlevées : les canons ni les omnibus ni aucun véhicule ne pouvaient passer. Flourens me dit :

— Prenez les canons et les autres munitions et faites le tour par l’autre pont.

Il fallait passer sous le Mont-Valérien qui commençait à tirer sur le corps d’armée de Bergeret dont je rencontrai des bataillons qui se repliaient sur Paris.

Je continuais ma route criant : À Versailles, à Versailles, mais ne sachant plus quel chemin prendre je fus obligé de le demander à un employé du chemin de fer ; il me répondit qu’il ne le savait pas, mais lui ayant mis mon revolver sur le front, il me l’indiqua. Je suivis au grand galop avec trois canons et des omnibus de munitions conduits par des fédérés. Les canons étaient menés par des artilleurs et nous avions avec nous une demi-compagnie de gardes nationaux que Flourens avait chargés de les escorter ; mais ne pouvant suivre au pas de course, ils restèrent en route.

Nous passâmes sous un fort qui ne cessait de tirer.

Je rejoignis Flourens sans accident à quelque distance de Chatou ; il m’envoya aussitôt prévenir Bergeret de mon arrivée et lui demander de se concentrer avec lui.

C’est alors que les obus du Mont-Valérien commencèrent à pleuvoir sur Chatou.

Quand je revins rendre compte à Flourens de ma mission près de Bergeret, je le trouvai entouré de Cipriani et d’une foule d’officiers et de simples gardes qui les accablaient d’invectives, se croyant trahis. Les obus commençaient à tomber sur le village et c’est ce qui les exaspérait.

Flourens se voyant en butte à tant de reproches descendit de cheval et, sans mot dire, très pâle, se dirigea vers la campagne ; je fis part de mes appréhensions à Cipriani en lui disant :

— Vous le connaissez mieux que moi, suivez-le et empêchez-le de faire un mauvais coup.

Cipriani mit pied à terre et suivit Flourens qui déjà était loin.

Je restais seul à cheval, lorsqu’après un obus qui éclata tuant plusieurs fédérés, toute leur colère se tourna sur moi qui avais gardé mon uniforme d’officier de chasseurs à cheval, ils me traitèrent de traître, de Versaillais, disant qu’il fallait me faire mon affaire de suite. Heureusement, les artilleurs que j’avais emmenés et dont plusieurs avaient gardé comme moi leur pantalon de troupe prirent ma défense et calmèrent la colère des fédérés. Pendant ce temps, les obus ne cessèrent de pleuvoir. On me dit :

— Puisque vous êtes monté, allez voir où est Flourens.

Je partis au galop dans la direction qu’il avait suivie.

Après avoir traversé quelques champs, j’arrivai dans des ruelles désertes où je ne vis qu’une vieille dame assise à une fenêtre ; je lui demandai si elle avait vu passer deux officiers supérieurs de la garde nationale, elle me répondit : — C’est Flourens que vous cherchez. Sur ma réponse affirmative, elle m’indiqua une maison complètement close, je frappai à la porte et aux portes voisines, mais je n’eus aucune réponse.

Je revins au galop vers les fédérés ; on apercevait à quelque distance d’une part le corps d’armée de Bergeret, descendant la colline pour rentrer dans Paris, de l’autre beaucoup plus loin les avant-gardes de Versailles qui avançaient avec les plus grandes précautions.

Le premier cri des fédérés fut : — Où est Flourens ? Qu’est-ce que nous allons faire ? D’un geste je leur montrai le corps d’armée de Bergeret et je dis : — Suivons-les, replions-nous. Ils firent ainsi. Je restais le dernier à plus de deux cents mètres, regardant toujours si Flourens revenait.

Bientôt dans les champs, de tous côtés, dans les buissons, dans les haies partirent des coups de fusil sur nous.

La bataille était perdue ; un grand nombre de fédérés tués ou emmenés par l’ennemi pour être fusillés et Flourens aussi était perdu.

Hector FRANCE.

 

Les suprêmes détails donnés par Cipriani sur les derniers instants de la vie de Flourens composent la seconde partie de la lugubre odyssée.

Ce n’est pas, dit Cipriani, de la vie de Flourens que j’ai à m’occuper ; mais de sa mort tragique, véritable assassinat froidement commis par le capitaine de gendarmerie Desmarets.

C’était le 3 avril 1871. La Commune de Paris, ayant décidé une sortie en masse contre les soldats de la réaction qui ne cessaient de fusiller sommairement les fédérés pris hors de Paris, Flourens avait reçu l’ordre de se rendre à Chatou et d’y attendre Duval et Bergeret, qui devaient attaquer les Versaillais à Châtillon et faire la jonction pour marcher sur Versailles et en déloger les traîtres.

Flourens arriva à Chatou vers trois heures de l’après-midi ; là, il apprit la défaite de Duval et de Bergeret à Châtillon et au pont de Neuilly.

Duval avait été pris et fusillé : cet échec des fédérés rendait la position de Flourens non seulement difficile, mais intenable.

Sur sa gauche, les fédérés en fuite et poursuivis par l’armée de Versailles qui, par un mouvement tournant, cherchait à nous cerner.

Derrière nous le fort du Mont-Valérien qui, par la crédulité de Lullier, était tombé entre les mains de nos ennemis et nous faisait beaucoup de mal.

Il était urgent de sortir de Chatou et de se replier sur Nanterre ; si nous ne voulions pas être coupés et pris comme dans une souricière, il fallait former une seconde ligne de bataille qui nous dégageât de toute surprise.

Les fédérés ayant marché toute la journée étaient harassés et affamés ; ce n’était donc pas dans un pareil état que l’on pouvait, à trois heures de l’après-midi, engager un combat contre un ennemi rendu hardi par le succès de Châtillon.

Tout, donc, exigeait de se replier sur Nanterre afin de pouvoir le lendemain matin, avec des troupes fraîches arrivées de Paris, s’emparer des hauteurs de Buzenval et de Montretout et marcher sur Versailles.

Moi, en ma qualité d’ami de Flourens et comme chef d’état-major de la colonne, je soumis ce plan à Flourens et à Bergeret qui était venu nous rejoindre ; celui-ci l’approuva ; Flourens me répondit :

— Moi, je ne bats pas en retraite.

— Mon ami, lui dis-je, ce n’est pas une retraite et encore moins une fuite ; c’est une mesure de prudence, si vous aimez mieux, qui nous est imposée par tout ce que je vous ai déjà exposé.

Il me répondit par un signe affirmatif de la tête.

Je priai Bergeret de prendre la tête de la colonne, Flourens, le centre, et moi, je restais le dernier pour faire évacuer complètement Chatou.

Tout le monde était en marche, je revins sous l’arcade du chemin de fer, où je m’étais entretenu avec Bergeret et Flourens, j’y trouvai celui-ci toujours à cheval, à la même place, pâle, morne, silencieux.

À ma demande de nous mettre en route il refusa et, descendant de cheval, il confia sa monture à des gardes nationaux qui se trouvaient là, et il se mit à marcher sur le bord de la rivière.

Je lui fis observer qu’en ma double qualité d’ami intime et de chef d’état-major de la colonne, je ne pouvais ni ne devais l’abandonner dans un endroit qui allait être envahi par l’armée de Versailles, que j’étais bien décidé à ne pas le quitter et que je resterais ou partirais avec lui.

Fatigué, il s’étendit sur l’herbe et s’endormit profondément.

Assis à côté de lui, je voyais au loin les cavaliers de Versailles caracolant dans la plaine et s’avançant vers Chatou.

Il était de mon devoir de tout tenter pour sauver l’ami et le chef aimé de la foule.

Je l’éveillai et le priai de ne pas rester là où il serait fait prisonnier comme un enfant :

— Votre place n’est pas ici, lui dis-je, c’est à la tête de votre colonne ; si vous êtes fatigué de la vie, faites-vous tuer demain matin dans la bataille que nous engagerons à la tête des hommes qui vous ont suivi jusqu’ici par sympathie, par amour.

Vous ne voulez pas vous retirer, dites-vous, la désertion est pire qu’une simple retraite ; en rentrant ici, vous désertez, vous faites pire ! Vous trahissez la Révolution qui attend tout de vous.

Il se leva, me donna le bras : — Allons, dit-il. S’en aller, c’était facile à dire, presque impossible à faire sans être vus et guettés par l’armée de Versailles qui cernait presque le village où nous étions.

Il était indispensable de nous cacher et d’attendre la tombée de la nuit pour rejoindre nos troupes à Nanterre.

En arrivant sur le quai de Chatou, nous entrâmes dans une petite maisonnette, une sorte de cabaret bordé par un terrain vague, qui portait le n° 21. Nous demandâmes à la maîtresse du logis si elle avait une chambre à nous donner ; elle nous conduisit au premier étage.

L’ameublement de cette chambre se composait d’un lit, à droite en entrant, une commode, à gauche, au milieu, une petite table.

Flourens, sitôt entré, déposa sur la commode son sabre, son revolver et son képi et se jeta sur le lit où il s’endormit.

Je me mis à la fenêtre, la persienne fermée, pour guetter.

Quelques instants après, j’éveillai encore Flourens pour lui demander s’il consentait à ce que j’envoie quelqu’un en exploration pour savoir si la route de Nanterre était libre.

Il y consentit, je fis monter la maîtresse de la maison à qui je demandai si elle avait quelqu’un pour faire une course.

— J’ai mon mari, dit-elle.

— Faites-le monter, lui dis-je.

C’était je crois, un paysan ; je le priai de s’assurer si la route de Nanterre était libre et de revenir de suite nous rendre la réponse, en lui promettant vingt francs pour son dérangement. Cet homme s’appelait Lecoq.

Il partit, j’allumai un cigare et je repris ma place derrière la persienne.

Cinq minutes après, je vis débusquer sur la droite d’une petite rue qui donnait sur la rue de Nanterre un sous-lieutenant d’état-major à cheval qui regardait attentivement du côté où nous étions.

Je communiquai le fait à Flourens et je repris encore mon poste d’observation à la fenêtre.

L’officier avait disparu. Quelques minutes après, du même côté, je vis arriver un gendarme.

Puis, venant vers notre demeure et comme un homme sûr de son fait, il se pencha un instant dans le terrain vague qui se trouvait devant la maison pour voir dans la même rue une quarantaine de gendarmes qui le suivaient. J’allai vers Flourens et lui dis :

— Les gendarmes sont devant la maison.

— Que faire ? dit-il, ne pas nous rendre, mille dieux !

— Ma foi, dis-je, pas grand’chose. Occupez-vous de la fenêtre, je me charge de la porte et je pris la manille de la main gauche, mon revolver de la droite.

Au même moment quelqu’un du dehors cherchait à entrer.

J’ouvris et me trouvai face à face avec un gendarme, le revolver braqué sur moi.

Sans lui laisser le temps de tirer, je lui déchargeai le mien en pleine poitrine. Le gendarme blessé se précipita dans l’escalier en appelant aux armes.

Je le poursuivis et dans la salle d’en bas je tombai au milieu des autres gendarmes qui montaient.

Je fus terrassé à coups de baïonnette et de crosse de fusil.

J’avais la tête fracassée en deux endroits, la jambe droite percée de coups de baïonnette, les bras presque rompus, une côte enfoncée, la poitrine abîmée de coups, je perdais le sang par la bouche, les oreilles, le nez, j’étais à moitié mort.

Tandis que l’on m’arrangeait de la sorte, des gendarmes étaient montés dans la chambre et avaient arrêté Flourens.

On ne l’avait pas reconnu. En passant devant moi, il me vit à terre couvert de sang et s’écria : — Ô mon pauvre Cipriani !

On me fit lever et je suivis mon ami.

On le fit arrêter la sortie de la maison et je restai en compagnie des gendarmes à l’entrée du terrain vague.

Flourens ayant été fouillé, on trouva dans sa poche une lettre ou dépêche adressée au général Flourens.

Jusque-là il avait été traité avec certains égards, mais alors la scène changea.

Tous se mirent à l’insulter en criant : — C’est Flourens, nous le tenons, cette fois il ne nous échappera pas.

Au même instant arrivait un capitaine de gendarmerie à cheval. Ayant demandé quel était cet homme, on lui répondit en poussant des cris sauvages : C’est Flourens.

Celui-ci se tenait debout fier, sa belle tête découverte, les bras croisés sur la poitrine.

Le capitaine de gendarmerie avait Flourens à sa droite, il le dominait de toute sa hauteur et lui adressant la parole d’un ton brusque et arrogant il demanda :

— C’est vous Flourens ?

— Oui, dit-il.

— C’est vous qui avez blessé mes gendarmes.

— Non, répondit encore Flourens.

— Menteur, vociféra ce gredin, et d’un coup de sabre appliqué avec l’habileté d’un bourreau il lui fendit la tête en deux, puis partit au grand galop.

L’assassin de Flourens se nommait le capitaux Desmarets.

Flourens se débattait à terre affreusement, un gendarme en ricanant dit : — C’est moi qui vais lui faire sauter la cervelle, — lui ayant appliqué le canon de son fusil dans l’oreille, Flourens resta immobile, il était mort.

Ici je devrais m’arrêter, mais bien d’autres outrages attendaient à Versailles le cadavre de ce grand penseur révolutionnaire, si je ne les avais vus de mes propres yeux, je n’y croirais pas.

Il est donc indispensable que je conduise le lecteur à Versailles, la ville infâme et maudite, pour raconter les faits jusqu’au moment où on me sépara du cadavre de Flourens.

Mon ami avait cessé de souffrir, ma grande souffrance commençait en ce moment.

Le meurtrier de Flourens parti, je restai à la merci des gendarmes qui hurlaient comme des hyènes autour de moi.

On me fit lever et on me plaça debout à côté du cadavre de Flourens pour être fusillé.

Un des gendarmes eut l’idée de m’adresser la parole, lui ayant répondu avec horreur et dégoût, il fit pleuvoir sur moi nous une avalanche de coups et d’insultes.

Ce contre-temps me sauva la vie ; un sous-lieutenant de gendarmerie passant par là demanda qui j’étais.

— C’est l’aide-de-camp de Flourens, répondirent les gendarmes, c’est pour cela que je suis connu avec ce titre.

— C’est malheureux, dit le sous-lieutenant, ce n’était pas ici qu’il fallait le tuer, mais le fusiller à Versailles.

En parlant de moi il dit : — Garrottez ce coquin comme il faut, on le fusillera demain à Versailles avec d’autres canailles que nous avons faits prisonniers.

Je fus solidement garrotté comme il l’avait ordonné ; on me fit venir un tombereau avec du fumier, on me jeta sur les jambes le cadavre de mon pauvre ami.

Nous nous mîmes en route pour Versailles au milieu d’un escadron de gendarmes à cheval.

La nouvelle de l’arrivée de Flourens nous avait précédés.

À la porte était un régiment de soldats qui ignorant sa mort tiraient les baguettes de leurs fusils pour me frapper.

Nous arrivâmes au milieu d’une population ivre et féroce qui hurlait : À mort, à mort !

À la préfecture de police je fus mis dans une chambre avec le cadavre de Flourens à mes pieds.

Des créatures élégamment vêtues, la plus grande partie en compagnie d’officiers de l’armée, venaient toutes souriantes voir le cadavre de Flourens, il ne leur faisait plus peur ; d’une façon infâme et lâche, elles fouillaient du bout de leurs ombrelles la cervelle de ce mort.

Dans la nuit je fus séparé à jamais des restes sanglants de ce pauvre et cher ami et renfermé dans les caves.

Ainsi fut assassiné et outragé après sa mort Gustave Flourens par les bandits de Versailles.

Amilcare CIPRIANI.

 

Flourens eut-il la vision de l’hécatombe d’après les premières horreurs commises par l’armée de Versailles ? jugea-t-il, combien les hommes de la Commune, ainsi que lui confiants, généreux, épris des luttes héroïques, étaient vaincus d’avance, par les trahisons, l’infâme politique de mensonge suivie par le gouvernement ?

Je faisais partie à cette sortie du 61e bataillon de marche de Montmartre, corps d’armée d’Eudes, et j’aurais pu vérifier si je n’en eusse été sûre déjà, que ni la crainte de mourir, ni celle de donner la mort, mais l’appel de l’idée à travers la mise en scène grandiose d’une lutte armée restent dans la pensée.

Après avoir pris les Moulineaux, on entra au fort d’Issy, où l’un de nous eut la tête emportée d’un obus.

Eudes et son état-major s’établirent au couvent des Jésuites à Issy.

Deux ou trois jours après, drapeau rouge déployé, venaient nous retrouver une vingtaine de femmes parmi lesquelles Béatrix Excoffons, Malvina Poulain, Mariani Fernandez, mesdames Goullé, Danguet, Quartier.

Les voyant arriver ainsi, les fédérés réunis au fort saluèrent.

Suivant l’appel que nous avions publié dans les journaux, elles pansaient les blessés sur le champ de bataille et souvent ramassèrent le fusil d’un mort.

Il en fut ainsi de plusieurs cantinières : Marie Schmid, Madame Lachaise, madame Victorine Rouchy, des turcos de la Commune, déjà, citées.

Mises à l’ordre du jour de leurs bataillons, une cantinière des enfants perdus tuée comme un soldat, et tant d’autres que si on les nommait toutes le volume serait plus que rempli.

J’étais souvent avec les ambulancières venues nous retrouver au fort d’Issy, mais plus souvent encore avec mes camarades des compagnies de marche ; ayant commencé avec eux, j’y restais et je crois que je n’étais pas un mauvais soldat. La note du journal officiel de la Commune à propos des Moulineaux au 3 avril — Numéro du 10 avril 71 était exacte. — Dans les rangs du 61e bataillon combattait une femme énergique, elle a tué plusieurs gendarmes et gardiens de la paix.

Lorsque le 61e rentrait pour quelques jours j’allais avec d’autres je n’aurais voulu pour rien au monde quitter les compagnies de marche et depuis le 3 avril jusqu’à la semaine de mai je ne passai à Paris que deux fois une demi journée. Ainsi j’eus pour compagnons d’armes les enfants perdus dans les hautes bruyères, les artilleurs à Issy et à Neuilly, les éclaireurs de Montmartre, ainsi je vis combien furent braves les armées de la Commune, combien mes amis Eudes, Ranvier, La Cecillia, Dombwroski, comptèrent leur vie pour peu.

 

VII. — SOUVENIRS

 

Une fanfare sonne au fond du noir mystère

Et bien d’autres y vont que je retrouverai.

Écoutez, on entend des pas lourds sur la terre ;

C’est une étape humaine, avec ceux-là j’irai.

(L. M. — Le Voyage.)

 

J’avais écrit d’abord ce volume sans rien raconter de moi ; sur l’observation de mes amis, j’ai ajouté quelques épisodes personnels aux premiers chapitres malgré l’ennui que j’en éprouvais ; puis il s’est produit un effet tout opposé : en avançant dans le récit, j’ai aimé à revivre ce temps de la lutte pour la liberté, qui fut ma véritable existence, et j’aime aujourd’hui à l’y laisser mêlée.

C’est pourquoi je regarde au fond de ma pensée comme en une suite de tableaux où passent ensemble des milliers d’existences humaines disparues à jamais.

Nous voici au Champ-de-Mars, les armes en faisceaux, la nuit est belle. Vers trois heures du matin, on part, croyant aller jusqu’à Versailles. Je parle avec le vieux Louis Moreau qui, lui aussi, est heureux de partir ; il m’a donné en place de mon vieux fusil une petite carabine Remington ; pour la première fois j’ai une bonne arme quoiqu’on la dise peu sûre, ce qui n’est pas vrai. Je raconte les mensonges que j’ai dits à ma mère pour qu’elle ne soit pas inquiète, toutes mes précautions sont prises, j’ai dans ma poche des lettres toutes prêtes pour lui donner des nouvelles rassurantes, ce sera daté de plus tard ; je lui dis qu’on a eu besoin de moi dans une ambulance, que j’irai à Montmartre à la première occasion.

Pauvre femme, combien je l’aimais ! Combien je lui étais reconnaissante de la complète liberté qu’elle me laissait d’agir en conscience, et comme j’aurais voulu lui épargner les mauvais jours qu’elle eut si souvent !

Les camarades de Montmartre sont là, on est sûr les uns des autres, sûr aussi de ceux qui commandent.

Maintenant on se tait, c’est la lutte ; il y a une montée où je cours en avant, criant : À Versailles ! à Versailles ! Razoua me jette son sabre pour rallier. Nous nous serrons la main en haut sous une pluie de projectiles, le ciel est en feu, personne n’est blessé.

On se déploie en tirailleurs dans des champs pleins de petites souches, mais on dirait que nous avons déjà fait ce métier-là.

Voici les Moulineaux, les gendarmes ne tiennent pas comme on pensait ; on croit aller plus loin, mais non, on va passer la nuit les uns au fort, les autres au couvent des jésuites. Nous qui croyions aller plus loin, ceux de Montmartre et moi, nous pleurons de rage ; pourtant on a confiance. Eudes ni Ranvier, ni les autres, ne s’attarderaient pas à rester sans une raison majeure. On nous en dit des raisons, mais nous n’écoutons pas. Enfin on reprend espérance ; il y a maintenant des canons au fort d’Issy, ce sera bonne besogne de s’y maintenir. On était parti avec d’étranges munitions — restes du siège —, des pièces de douze pour des boulets de vingt-quatre.

Maintenant passent comme des ombres ceux qui étaient là dans la grande salle du bas au couvent : Eudes, les frères May, les frères Caria, trois vieux, braves comme des héros, le père Moreau, le père Chevalet, le père Caria, Razoua, des fédérés de Montmartre ; un nègre d’un noir de jais, avec des dents blanches pointues comme celles des fauves ; il est très bon, très intelligent et très brave ; un ancien zouave pontifical converti à la Commune.

Les jésuites sont partis, à part un vieux qui n’a pas peur, dit-il, de la Commune et qui reste tranquillement dans sa chambre, et le cuisinier qui, je ne sais pourquoi, me fait penser à frère Jean des Eutomures. Les tableaux qui ornent les murs ne valent pas deux sous, à part un portrait qui donne bien l’idée d’un caractère, il ressemble à Méphistophélès, ce doit être quelque directeur des jésuites ; il y a aussi une adoration des Mages dont l’un ressemble, en laid, à notre fédéré noir, des tableaux de chronologie sainte et autres bêtises.

Le fort est magnifique, une forteresse spectrale, mordue en haut par les Prussiens et à qui cette brèche va bien. J’y passe une bonne partie du temps avec les artilleurs, nous y recevons la visite de Victorine Eudes, l’une de mes amies de longtemps quoiqu’elle soi bien jeune ; elle aussi ne tire pas mal.

Voici les femmes avec leur drapeau rouge percé de balles que saluent les fédérés ; elles établissent une ambulance au fort, d’où les blessés sont dirigés sur celles de Paris, mieux agencées. Nous nous disséminons, afin d’être plus utiles ; moi je m’en vais à la gare de Clamart, battue en brèche toutes les nuits par l’artillerie versaillaise. On va au fort d’Issy par une petite montée entre des haies, le chemin est tout fleuri de violettes qu’écrasent les obus.

Tout proche est le moulin de pierre, souvent nous ne sommes pas assez de monde dans les tranchées de Clamart. Si le canon du fort ne nous soutenait pas, une surprise serait possible ; les Versaillais ont toujours ignoré combien on était peu.

Une nuit même, je ne sais plus comment, il arriva que nous étions deux seulement dans la tranchée devant la gare ; l’ancien zouave pontifical et moi avec deux fusils chargés, c’était toujours de quoi prévenir. Nous eûmes la chance incroyable que la gare ne fut pas attaquée cette nuit-là. Comme nous allions et venions dans la tranchée, il me dit en me rencontrant :

— Quel effet vous fait la vie que nous menons ?

— Mais, dis-je, l’effet de voir devant nous une rive à laquelle il faut atteindre.

— Moi, reprit-il, ça me fait l’effet de lire un livre avec des images.

Nous continuâmes à parcourir la tranchée dans le silence des Versaillais sur Clamart.

Quand Lisbonne vint le matin amenant du monde, il fut à la fois content et furieux, secouant ses cheveux sous les balles qui recommençaient à siffler ainsi qu’il eut chassé des mouches importunes.

Il y eut à Clamart une escarmouche de nuit dans le cimetière, à travers les tombes éclairées tout à coup d’une lueur, puis retombant sous la seule clarté de la lune qui faisait voir, tout blancs, pareils à des fantômes, les monuments derrière lesquels partait le rapide éclair des fusils.

Une expédition, de nuit aussi, avec Berceau, de ce même côté ; ceux qui nous avaient quittés d’abord, revenant nous joindre sous le feu de Versailles, avec mille fois plus de danger.

Je revois tout cela comme en un songe dans le pays du rêve, du rêve de la liberté.

Un étudiant, nullement de nos idées, mais bien moins encore du côté de Versailles, était venu à Clamart faire le coup de feu, surtout pour vérifier ses calculs sur les probabilités.

Il avait apporté un volume de Baudelaire dont nous lisions quelques pages quand on avait le temps.

Un jour que plusieurs fédérés, de suite, avaient été frappés d’un obus à la même place, une petite plateforme au milieu d’une tranchée, il voulut vérifier doucement ses calculs, et m’invita à prendre avec lui une tasse de café.

Nous nous établissons commodément et tout en lisant dans le volume de Baudelaire la pièce intitulée : La charogne ; le café était presque achevé, quand les gardes nationaux se jettent sur nous, nous ôtent violemment en criant :

— Sacré nom de Dieu ! en voilà assez.

Au même moment l’obus tomba brisant les tasses restées sur la plate-forme, réduisant le livre en impalpables miettes.

— Cela donne pleine raison à mes calculs, dit l’étudiant en secouant la terre dont il était couvert.

Il resta encore quelques jours, je ne l’ai jamais revu.

Les seuls que j’aie vus sans courage pendant la Commune sont un gros bonhomme venu pour inquiéter la jeune femme qu’il venait d’épouser, et qui fut tout heureux d’emporter à Eudes un mot de moi le priant, de le renvoyer à Paris. J’avais abusé de sa confiance en mettant à peu près ceci :

Mon cher Eudes,

Pouvez-vous renvoyer à Paris cet imbécile, qui serait bon à jeter ici des paniques s’il y avait des gens capables d’en avoir. Je lui fais prendre les coups de canon du fort pour ceux de Versailles, afin qu’il se sauve plus vite ; seriez-vous assez bon pour le renvoyer.

 

Nous ne l’avons jamais plus revu tant il avait eu peur.

Si, à l’entrée de l’armée de Versailles il avait conservé son uniforme de fédéré, il aura été fusillé sur le tas avec les défenseurs de la Commune, il y en eut bien d’autres.

L’autre du même genre, était un jeune homme. Une nuit que nous étions une poignée à la gare de Clamart, et que justement l’artillerie de Versailles faisait rage, l’idée de se rendre le prit comme une obsession, il n’y avait pas de raisonnement à avoir avec l’impression qui le tenait. — Faites le si vous voulez, lui dis-je, moi je reste là, et je fais sauter la gare si vous la rendez. Je m’assis avec une bougie, sur le seuil d’une petite chambre, où étaient entassés les projectiles, et ma bougie allumée j’y passai la nuit. Quelqu’un était venu me serrer la main, et je vis qu’il veillait aussi : c’était le nègre. — La gare tint comme à l’ordinaire. Le jeune homme partit le lendemain et ne revint plus.

Clamart, de ce côté encore, il arriva à Fernandez et à moi une assez étrange aventure.

Nous étions allées avec quelques fédérés vers la maison du garde champêtre où on appelait des hommes de bonne volonté.

Tant de balles sifflaient autour de nous, que Fernandez me dit : — Si je suis tuée, vous aurez soin de mes petites sœurs. Nous nous embrassons et poursuivons notre chemin. Des blessés, au nombre de trois ou quatre étaient dans la maison du garde couchés à terre sur des matelas, lui était absent, la femme seule, avait l’air affolé.

Comme nous voulions enlever les blessés, elle se mit à nous supplier de partir, Fernandez et moi, en laissant les blessés qui, disait-elle, n’étaient pas transportables, sous la garde des deux ou trois fédérés qui nous accompagnaient.

Sans pouvoir comprendre quel motif avait cette femme d’agir ainsi, nous n’aurions voulu pour rien au monde, quitter les autres en cet endroit suspect.

Avec beaucoup de peine nous enlevâmes nos blessés, sur les civières d’ambulance qu’on avait apportées, tandis que la femme se traînait à genoux, nous suppliant de partir toutes les deux seulement.

Voyant qu’elle n’obtenait rien, elle se tut, et sortit sur le devant de sa porte pour nous regarder nous éloigner, emportant nos malades sur lesquels pleuvait la mitraille, Versailles ayant coutume de tirer sur les ambulances.

On a su depuis que des soldats de l’armée régulière se cachaient dans les caves du garde champêtre. Cette femme craignait-elle de voir égorger d’autres femmes, ou était-elle simplement en délire ?

Nous avions emporté avec nos blessés un petit soldat de Versailles à moitié mort, qui fut conduit comme les autres à une ambulance de Paris où il commençait à se rétablir. Au moment de l’invasion de Paris par l’armée, il aura été égorgé par les vainqueurs comme les autres blessés.

Quand Eudes alla à la Légion d’honneur, j’allai à Montrouge avec La Cecillia, ensuite à Neuilly avec Dombrowski. — Ces deux hommes qui physiquement n’avaient aucune ressemblance faisaient la même impression pendant une action, le même coup d’œil rapide, la même décision, la même impassibilité.

C’est dans les tranchées des Hautes Bruyères que j’ai connu Paintendre, le commandant des enfants perdus. Si jamais ce nom d’enfants perdus a été justifié, c’est par lui, par eux tous ; leur audace était si grande qu’il ne semblait plus qu’ils pouvaient être tués, Paintendre le fut pourtant et bien d’autres d’entre eux.

En général, on peut voir aussi braves que les fédérés, plus, jamais ; — c’est cet élan qui eût pu vaincre dans la rapidité d’un mouvement révolutionnaire.

Les calomnies sur l’armée de la Commune couraient la province ; des bandits et repris de justice de la pire espèce la composaient, disait Foutriquet.

Cependant Paule Mink, Amouroux, et d’autres vaillants révolutionnaires, avaient ému les grandes villes, où se déclaraient des Communes envoyant leur adhésion à Paris ; le reste de la province, les campagnes en étaient aux rapports militaires de Versailles. Celui par exemple sur l’assassinat de Duval épouvantait les villages.

Nos troupes, disait ce rapport, firent plus de mille cinq cents prisonniers et l’on put voir de près la figure des misérables qui, pour assouvir leurs passions de bêtes fauves, mettaient de gaîté de cœur le pays à deux doigts de sa perte. Jamais la basse démagogie n’avait offert aux regards attristés des honnêtes gens visages plus ignobles : la plupart étaient âgés de quarante à cinquante ans, mais il y avait des vieillards et des enfants dans ces longues files de hideux personnages. On y voyait aussi quelques femmes. Le peloton de cavalerie qui les escortait avait grand’peine à les soustraire aux mains d’une foule exaspérée. On parvint cependant à les conduire sains et saufs aux grandes écuries.

Quant au nommé Duval, cet autre général de rencontre, il avait été dès le matin fusillé au Petit Bicêtre avec deux officiers d’état-major de la Commune.

Tous trois ont subi en fanfarons le sort que la loi réserve à tout chef d’insurgés pris les armes à la main[4].

 

Nous savions nous, à quoi nous en tenir sur les généraux de l’empire passés au service de la République à Versailles, sans qu’eux ni l’assemblée changeassent autre chose que le titre.

Une des vengeances futures de l’égorgement de Paris sera de découvrir les infâmes trahisons coutumières de la réaction militaire.

 

VIII. — LE FLOT MONTE

 

Il est temps qu’enfin le flot monte.

(Victor Hugo.)

 

Il montait de partout, le flot populaire, il battait en rase marée tous les rivages du vieux monde, il grondait tout proche et aussi on l’entendait au loin.

Cuba, comme aujourd’hui, voulant la liberté, il y avait eu un grand combat près de Mayan entre Maximo Gomez, avec cinq cents insurgés, contre les détachements espagnols qui avaient dû se retirer.

Quatre cents autres insurgés avec Bembetta et José Mendoga l’africain, avaient battu en brèche une tour fortifiée.

Les républicains espagnols ne trempaient pas alors dans les crimes de la royauté, Castelar et Orense d’Albaïda, réclamaient à Picard du gouvernement de Versailles, la mise en liberté de ce José Guisalola, qui, condamné à mort, dans son pays, avait été, en traversant la France arrêté à Touillac, par le maire, sur l’ordre du préfet Backauseut, d’après les instructions de son gouvernement.

Une dizaine d’années auparavant, l’Europe entière avait frissonné d’horreur quand Van Benert avait livré le hongrois Tebeki, à l’Autriche, qui pourtant avait refusé de le mettre à mort ; les pouvoirs en allant vers leur décrépitude progressant dans cette voie, ils réunissaient de plus en plus leurs forces contre tout peuple voulant être libre.

Quelques Français, soupçonnés d’appartenir à l’Internationale ayant dû quitter Barcelone où ils étaient établis, les républicains interpellèrent le gouvernement.

C’est à cette occasion que M. Castelar prononça les paroles suivantes :

Quand la patrie est la nation espagnole, cette nation fière de son indépendance et de sa liberté, cette nation qui a vu avec horreur le nom de Sagonte remplacé par un nom étranger, cette nation qui vainquit Charlemagne le plus grand guerrier du moyen-âge à Ronceveaux, qui vainquit François Ier le grand capitaine de la Renaissance à Pavie, qui vainquit Napoléon le plus grand général des temps modernes à Bailen et à Talavera, cette nation dont la gloire ne peut tenir dans les espaces, dont le génie a une force créatrice capable de lancer un nouveau monde dans les solitudes océaniques, cette nation qui quand elle marchait sur son char de guerre, voyait les rois de France, les empereurs d’Allemagne et les ducs de Milan humiliés suivre ses étendards, cette nation qui eut pour hallebardiers, pour mercenaires, les pauvres, les obscurs, les petits ducs de Savoie fondateurs de la dynastie actuelle (Interruption).

M. CASTELAR. — Vous me rappellerez à l’ordre si vous le voulez, Monsieur le président, mais je ne suis pas ici pour défendre ma faible personnalité, à cette heure je défends mon inviolabilité et la liberté de cette tribune (Nouvelle interruption).

M. CASTELAR. — Je m’en rapporte à l’histoire qui, par la plume des Tacite et des Suétone a, libre et inattaquée, frappé les tyrans en bravant les Néron et les Caligula, j’ai dit, c’est de l’histoire, que Filberto de Savoie, que Carlos Manuel de Savoie, que tous les ducs de Savoie ont suivi pauvres et mendiants le char triomphal de nos aïeux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quelle Parole n’est pas offensante si je n’ai pas le droit de parler des aïeux des rois, si leur personne est sacrée ! Pourquoi quand madame Isabelle de Bourbon rentrait par cette porte, pourquoi voyait-elle devant ses yeux les noms de Mariano, de Pineda, de Riego, de Lacy et de l’Empecinado, victimes de son père, et je le répète les ducs de Savoie suivaient pauvres et mendiants le char de Charles-Quint, de Philippe II et de Philippe V.

 

Combien est loin de nous cet orgueil de la vieille Espagne de la séance du 20 avril 71, cet orgueil tragique qui, involontairement, faisait penser au Cid, si bien qu’on croyait, en écoutant, voir passer des spectres dans des gloires. Voilà qu’après vingt-six années, en place de ces fantômes montrant du doigt leurs ancêtres, on tombe à la forteresse horrible de Montjouich avec ses bourreaux tortureurs et sur les assassins de Maceo.

La proclamation de la République en France avait enthousiasmé la jeunesse russe ; la santé de la République et celle de Gambetta avaient été portées à Saint-Pétersbourg et à Moscou : de loin, elle était si belle !

Le tzar, épouvanté, se concerta avec la police : il y eut des arrestations dans toute la Russie et, pour rassurer son maître, le chef de la police prétendit tenir entre ses mains les fils d’un grand complot ; mais il ne tenait que les clefs des cachots et les instruments de torture.

La légion fédérale belge, les sections de l’Internationale en Catalogne et dans l’Andalousie envoyaient à la Commune le salut des fils de Van Artevelde et celui des artistes peintres, écrivains, savants, héritiers des Rubens, des Grétry, des Vesale et des véritables fils de l’Espagne fière et libre. L’horizon était enfin pour la délivrance de l’humanité tandis que, donnant de la voix dans la chasse abominable contre Paris, les journaux de l’ordre, à Versailles, inséraient de lâches appels à l’égorgement :

Moins d’érudition et de philanthropie, messieurs, mais plus d’expérience et d’énergie ; si cette expérience n’a pu monter jusqu’à vous, empruntez celle des Victimes !

Nous jouons la France, en ce moment : le temps est-il aux morceaux de littérature ? Non, mille fois non ; nous savons le prix de ces morceaux-là !

Faites un peu ce que les grands peuples énergiques feraient en pareil cas :

Pas de prisonniers !

Si, dans le tas, il se trouve un honnête homme réellement entraîné de force, vous le verrez bien ; dans ce monde-là, un honnête homme se désigne par son auréole.

Accordez aux braves soldats liberté de venger leurs camarades en faisant, sur le théâtre et dans la rage de l’action, ce que de sang-froid ils ne voudraient plus faire le lendemain[5].

 

À cette besogne, qui devait être faite seulement dans la rage du combat, on employa l’armée, ivre de mensonges, de sang et de vin ; l’assemblée et les officiers supérieurs sonnant l’hallali. Paris fut servi au couteau.

 

IX. — LES COMMUNES DE PROVINCE

 

Il entre dans les vues du sanglant Tom Pouce qui tient entre ses mains les forces organisées de la France de consommer la scission entre Paris et les départements, de faire la paix à tout prix, de décapitaliser Paris révolutionnaire, d’écraser les revendications ouvrières, de rétablir une monarchie, nul crime ne lui coûtant.

(Rochefort, le Mot d’Ordre.)

 

Dans un livre, paru longtemps après la Commune : Un diplomate à Londres, chez Plon, 10, rue Garancière à Paris, 1895, on lit, entre mille choses du même ordre prouvant l’entente cordiale de M. Thiers avec ceux qui, dans leurs rêves, voyaient danser des couronnes sur des brouillards de sang :

M. Thiers avait fait placer à l’ambassade de Londres des orléanistes : le duc de Broglie, M. Charles Gavard, etc.

Il était, dit l’auteur de ce livre, bien difficile de saisir la nuance exacte des termes pleins de déférence, mais exclusivement respectueux, dans lequel il (le comte de Paris) s’exprimait à l’égard de M. Thiers. J’ai eu la bonne idée de prier le prince de prendre lui-même la plume et il a écrit sur ma table la dépêche suivante :

Le comte de Paris est venu samedi à Albert-Gate-House, il m’a dit que l’ambassade était territoire national, il avait hâte d’en franchir le seuil ; sa visite avait d’ailleurs spécialement pour objet d’exprimer au représentant officiel de son pays la joie profonde que lui causait la décision par laquelle l’Assemblée nationale venait de lui ouvrir les portes d’une patrie qu’il n’a jamais cessé d’aimer par dessus tout.

Il m’a demandé tout particulièrement d’être l’interprète de ses sentiments auprès du chef du pouvoir exécutif et de lui transmettre l’assurance de son respect.

La dépêche est partie le soir même, avec la simple addition : S. A. R. Mgr devant le nom du comte de Paris.

Londres, 12 janvier 1871[6].

 

On lit, à la page 5 de ce même livre : On avait les d’Orléans sous la main, les derniers événements ayant rendu les Bonaparte impossibles.

Il est superflu d’en citer plus, ce serait tout le volume.

Oh ! si, de nos jours, quelque prétendant avait un cœur d’homme, comme il jetterait les sanglantes défroques dont veulent l’affubler des gens vivant dans le passé ! Comme il prendrait sa place dans le combat, parmi ceux qui veulent la délivrance du monde !

Tandis que M. Thiers s’occupait des prétendants qu’on avait sous la main, il n’oubliait rien pour noyer dans le sang les mouvements vers la liberté qui se produisaient en France :

Les Communes de Lyon et de Marseille, déjà étouffées par Gambetta, renaissaient de leurs cendres.

Nous voulons, écrivait la Commune de Marseille à la commune de Paris, le 30 mars 1871, la décentralisation administrative, avec l’autonomie de la Commune, en confiant au conseil municipal élu de chaque grande cité les attributions administratives et municipales.

L’institution des préfectures est funeste à la liberté.

Nous voulons la consolidation de la République par la fédération de la garde nationale sur toute l’étendue du territoire.

Mais, par dessus tout et avant tout, nous voulons ce que voudra Marseille.

 

Les élections devaient avoir lieu le 5 avril, à 6 heures du matin ; c’est pourquoi le général Espivent réunit aux équipages de la Couronne et Magnanime toutes les troupes dont il put disposer et, le 4, il bombarda la Ville.

Un coup de canon à blanc avait averti les soldats ; mais, comme ils rencontrèrent une manifestation sans armes suivant un drapeau noir et criant : Vive Paris ! ils se laissèrent entraîner par la foule, avec les artilleurs et la pièce de canon qui venait de tirer deux autre coups.

Espivent, de l’autre côté, par le fort Saint-Nicolas, faisait bombarder la préfecture où il supposait la Commune.

Landeck, Megy, Canlet de Taillac, délégués de Paris, allèrent avec Gaston Crémieux trouver Espivent et lui exposèrent qu’il ne voudrait pas faire égorger des hommes sans défense.

Espivent, pour toute réponse, fit arrêter Gaston Crémieux et les délégués de Paris, contre l’avis formel de ses officiers.

Il fut obligé, cependant, de laisser aller ces derniers, qui avaient mission de lui signifier les volontés de Marseille ; — les élections libres et les gardes nationaux seuls chargés de la sécurité de la ville.

Moi, dit Espivent, je veux la préfecture dans dix minutes, ou je la prends de force dans une heure.

Vive la Commune ! s’écrièrent les délégués et à travers la foule et les soldats fraternisant avec le peuple, ils partirent.

Espivent fit cacher derrière les fenêtres des réactionnaires et des chasseurs. La fusillade dura sept heures, soutenue par les canons du fort Saint-Nicolas.

Quand cessa le feu, la terre était couverte de cadavres.

Tandis que le sang coulait dans les rues pleines de morts, le Galiffet de Marseille donna l’ordre de fusiller les prisonniers à la gare — c’étaient des garibaldiens qui avaient combattu contre l’invasion de la France et des soldats qui n’avaient pas voulu tirer sur le peuple —. Une femme, son enfant dans ses bras, et un passant qui trouvaient sévères les ordres d’Espivent, furent passés par les armes ainsi que quelques autres citoyens de Marseille, entre autres le chef de gare, dont le jeune fils demandait grâce pour son père. Espivent écrivait à son gouvernement, à Versailles :

Marseille, 5 avril 1871.

Le général de division à M. le ministre de la guerre.

J’ai fait mon entrée triomphale dans la ville de Marseille avec mes troupes ; j’ai été beaucoup acclamé.

Mon quartier général est installé à la préfecture. Les délégués du comité révolutionnaire ont quitté la ville individuellement hier matin.

Le procureur général près la cour d’Aix qui me donne le concours le plus dévoué lance des mandats d’amener dans toute la France ; nous avons cinq cents prisonniers que je fais conduire au château d’If.

Tout est parfaitement tranquille en ce moment à Marseille.

Général ESPIVENT.

 

Ainsi fut définitivement égorgée la Commune de Marseille, par ce même Espivent, qui sur des données fantastiques mena dans le port de Marseille la fameuse chasse aux requins dont pas un seul n’existait.

Malgré les épouvantables répressions de Marseille, Saint-Étienne se leva.

Le préfet de Lespée y rétablit d’abord l’ordre à la façon d’Espivent, on cita de lui cette phrase : Je sais ce que c’est qu’une émeute : la canaille ne me fait pas peur !

La canaille, comme il disait, le connaissait si bien, qu’ayant momentanément repris Saint-Étienne, elle le fit arrêter et conduire à l’Hôtel-de-Ville où sa mort arriva dans des circonstances inattendues.

De Lespée avait été confié à deux hommes, nommés l’un Vitoire, l’autre Fillon ; ils devaient simplement veiller sur lui.

Vitoire était une sorte de Girondin, Fillon au contraire était si exalté, qu’il s’était mis deux écharpes, souvenirs de luttes passées, l’une autour de la taille, l’autre flottant à son chapeau.

Bientôt, une discussion s’éleva entre Vitoire qui cherchait à excuser le préfet, et Fillon, qui citait le propos tenu par de Lespée.

Vitoire continuant à soutenir de Lespée, Fillon, hors de lui, tira un coup de revolver à Vitoire, un autre au préfet, et reçut lui-même, un coup de fusil, d’un des gardes nationaux accourus au bruit. — Il avait tant vu trahir, le pauvre vieux, qu’il en était devenu fou, ne s’imaginant partout que trahisons.

La mort de Lespée fut reprochée à tous les révolutionnaires, celle de Fillion à son meurtrier.

Étant, il y a quelques années, en tournée de conférences, d’anciens habitants de Marseille, me racontèrent avoir été frappés comme d’une vision, lorsque le vieux Fillion, en avant de tous, marchait à l’Hôtel-de-Ville, son écharpe rouge flottant à son chapeau, ses yeux, lançant des éclairs.

La bouche largement ouverte, jetant par dessus tout ces cris qu’on entendait au loin : En avant ! En avant la Commune ! la Commune ! déjà c’était un spectre, celui des représailles.

Les mineurs remontés des puits s’étaient joints au soulèvement, mais ce ne fut point la garde nationale qui maintint la sécurité dans la ville ; l’ordre fut fait par la mort.

Narbonne alors se leva. Digeon, caractère de héros, avait entraîné la ville.

Une première fois les soldats sont, eux aussi, entraînés.

Raynal aîné, ayant été l’auteur d’une attaque de la réaction, est pris comme otage.

La proclamation de Digeon se terminait ainsi :

Que d’autres consentent à vivre éternellement opprimés ! qu’ils continuent à être le vil troupeau dont on vend la laine et la chair !

Quant à nous, nous ne désarmerons que lorsqu’on aura fait droit à nos justes revendications, et si on a recours encore à la force, pour les repousser, nous le disons, à la face du ciel, nous saurons les défendre jusqu’à la mort !

 

Brave Digeon ! il avait vu tant de choses, qu’au retour de Calédonie nous l’avons retrouvé anarchiste de révolutionnaire autoritaire qu’il avait été, sa grande intégrité lui montrant le pouvoir comme la source de tous les crimes entassés contre les peuples.

Narbonne, ne voulant pas se rendre, on fit venir des troupes et des canons. Les autorités de Montpellier envoyèrent deux compagnies du génie, celles de Toulouse fournirent l’artillerie, celles de Foix, l’infanterie. Carcassonne envoya de la cavalerie ; Perpignan, des Compagnies d’Afrique. Le général Zents prit le commandement de cette armée, à qui on suggérait qu’il fallait traiter comme des hyènes et des ennemis de l’humanité, ces gens qui se soulevaient pour la justice et l’humanité.

Quand on leur eut fait sentir l’odeur du sang, on découpla ces meutes.

Le combat commencé de nuit, dura jusqu’à deux heures de l’après-midi.

La ville n’étant plus qu’un cimetière, elle se rendit.

Digeon resté seul à l’Hôtel-de-Ville ne voulait pas capituler, la foule l’emporta ; le lendemain seulement, il fut arrêté, ne voulant pas se dérober.

Dix-neuf soldats du 52e de ligne, condamnés à mort, pour avoir refusé de tirer sur le peuple, ne furent pas exécutés parce qu’on craignit les vengeances populaire ; on se contenta de passer par les armes sommairement ceux qu’on rencontra dans la lutte.

Narbonne conserva les noms des dix-neuf du conseil guerre.

C’étaient : Meunier, Varache, Renon, Bossard, Meyer, Parrenain Malaret, Lestage, Arnaud, Royer, Monavent, Legat, Ducos, Adam, Delibessart, Garnier, Charruet, René.

Au Creusot, le soulèvement avait eu lieu avant la Commune de Paris, il commença par un guet-apens, contre les ouvriers sur la route de Montchanin, où à chaque révolte ils se rendaient d’abord pour avertir leurs camarades.

Des individus suspects, ayant été vus sur la route, en voulant se rendre compte, quinze hommes y furent tués, par l’explosion d’une bombe qui y avait été placée : c’est ainsi que le gouvernement pensait avoir arrêté le mouvement.

Le Creusot s’éveilla, à la nouvelle du 18 mars ; une première fois les troupes furent retirées : Faites votre Commune, avait dit le commandant. Le Creusot se mît en fête, criant : Vive la République ! Vive la Commune !

Alors, la troupe revenue en plus grand nombre dissipa les manifestants, qui cependant purent faire prisonniers des agents de Schneider, qui se mêlaient dans leurs rangs, en criant : Vive la guillotine ! Ils avouèrent leur mission d’agents provocateurs.

Les révolutionnaires du Creusot envoyèrent des délégués à Lyon et à Marseille, où régnait une grande agitation.

À Lyon, la place de la Guillotière était pleine de foule, un appel affiché dans toute la ville, conviait les populations à ne pas être assez lâches, pour laisser assassiner Paris et la République.

Non, les Lyonnais n’étaient pas lâches, mais le préfet Valentin et le général Crauzat, disposant de forces considérables, ils s’en servirent comme ils ne l’eusse jamais fait contre l’invasion.

La garde nationale de l’ordre se réunit à l’armée ; l’écrasement de la Commune de Lyon commença.

Le combat dura cinq heures à la Guillotière et à nombreuses places dans la ville ;

Albert Leblanc, délégué de l’Internationale, n’ayant pu passer pour aller à la Guillotière, prit dans la ville sa place de combat.

Après ces cinq heures de lutte terrible d’hommes mal armés contre des bataillons, la Commune de Lyon fut morte.

 

Des secousses, pareilles à celles qui agitent les membres de quelqu’un frappé mortellement en pleine vie, se firent sentir longtemps dans les grandes villes après que le mouvement y eut été saigné à la gorge.

De nombreux documents existent sur les soulèvements de Bordeaux, Montpellier, Cette, Béziers, Clermont, Lunel, L’Hérault, Marseillan, Marsillargnes, Montbazin, Gigan, Maraussan, Abeilhan, Villeneuve les Béziers, Thibery.

Toutes ces villes et nombre d’autres avaient résolu d’envoyer des délégués à un congrès général qui devait s’ouvrir le 14 mai, au grand théâtre de Lyon.

Des lettres de réprobation furent envoyées à Versailles, par les villes de province. On sait les noms de Grenoble, Nyons, Mâcon, Valence, Troyes, Limoges, Pamiers, Béziers, Limoux, Nîmes, Draguignan, Charolles, Agen, Montélimar, Vienne, Beaune, Roanne, Lodève, Tarare, Châlons. Malon, bien informé, comptait par milliers les lettres indignées de province à la ville maudite,

En apprenant la nomination de la Commune de Paris, Le Mans se leva. Deux régiments de ligne envoyés de Rennes et des cuirassiers appelés pour écraser les manifestants, fraternisèrent avec eux.

Le comité radical de Mâcon inscrivit à la tête de son manifeste envoyé à la Commune :

La République est au-dessus du suffrage universel…

Les coups d’État et les plébiscites sont les causes directes de tous les malheurs qui nous accablent.

 

Le plébiscite venait encore de le montrer et la nomination de l’assemblée de Bordeaux n’est pas sans mystères quand on se rend compte du mouvement qui agita la France entière. Du reste, les dessous du suffrage universel ne peuvent être un secret pour personne ; si on ajoute l’effroi des répressions, on verra que les villages seuls purent être complètement dupes, tout le reste du pays fut maintenu par la terreur.

L’adresse du comité radical de Mâcon à la Commune de Paris était signée : P. Ordinaire, Pierre Richard, Orleat, Lauvernier, Seignot, Verge, Chachuat, Jonas, Guinet, en date du 9 mars 71.

Les républicains de Bordeaux publièrent également leur manifeste, et le projet d’un congrès convoqué a Bordeaux, dans le but de déterminer les mesures les plus propres à terminer la guerre civile, assurer les franchises municipales et consolider la République.

La Commune était alors la forme qui semblait la plus facile pour assurer la liberté. Ce manifeste était signé : Léon Billot, journaliste, Chevalier, négociant, Cousteau, armateur, Delboy, conseiller municipal, Deligny, ingénieur civil, Depuget, négociant, Sureau, capitaine de la garde nationale, Martin, négociant, Milliou, chef de bataillon de la garde nationale, Parabère, idem, Paulet, conseiller municipal sortant, Roussel, négociant, Docteur Sarreau, journaliste, Saugeon, ancien conseiller général de la Gironde, Tresse, propriétaire.

Tous gens venant à la Commune non par entraînement, mais en considération des tendances générales, peut-être aussi en dégoût des menées de Versailles, dont on peut avoir une idée par la circulaire qui suit, transmise hiérarchiquement, et dont on eut connaissance par une mairie de Seine-et-Oise.

Note pour M. le maire,

Surveiller journellement les hôtels et les garnis, tenir la main à ce que les maîtres de ces établissements inscrivent sur leurs registres de police le nom des personnes admises à loger, faire représenter ces registres à la mairie, au commissaire de police, ou à la gendarmerie.

Inviter, par un arrêté spécial, les particuliers qui logeraient momentanément des étrangers à la localité, à en faire la déclaration à la mairie, en donnant le nom des personnes, avec le lieu et la date de la naissance, leur domicile et profession.

Surveiller les auberges, cafés et cabarets. Empêcher qu’aucun journal, de Paris, puisse y être lu.

 

Toute la hiérarchie des employés, hauts ou petits, du gouvernement de Versailles, devait s’occuper de besognes policières, et la France entière était devenue une souricière. — À mesure que se découvraient ces indignités, les consciences se révoltaient.

À Rouen, dès les premiers jours d’avril, les francs-maçons déclarèrent adhérer pleinement au manifeste officiel du conseil de l’ordre, qui porte inscrits sur son drapeau, les mots liberté, égalité, fraternité. — Prêche la paix parmi les hommes, et au nom de l’humanité, proclame inviolable la vie humaine et maudit toutes les guerres, il veut arrêter l’effusion du sang et poser les bases d’une paix définitive, qui soit l’aurore d’un avenir nouveau.

Voilà, disaient les signataires, ce que nous demandons énergiquement, et si notre voix n’est pas entendue, nous vous disons ici que l’humanité et la patrie l’exigent et l’imposent.

Le président d’honneur de la maçonnerie rouennaise Desseaux. — Le vénérable des Arts réunis, Hédiard ; le vénérable de la Constance éprouvée, Loraud ; le vénérable de la Persévérance couronnée, E. Vienot.

Les T : S. des Arts réunis et de la Persévérance Couronnée, Hédiard et Goudy ; le président du conseil philosophique, Dieutie, et par mandements des ateliers réunis, et de l’Orient de Rouen ; le secrétaire Jules Godefroy.

L’effusion du sang ! L’humanité ! Combien ces gens-là, malgré leurs titres moyen-âge, parlaient une langue inconnue encore des sauvages de Versailles !

Le 26 avril, cinq cents membres répondant à l’appel du comité fédéral, se réunirent salle de la Fédération, à deux heures de l’après-midi. Le parquet fit cerner la salle, et le commissaire central Gérard, avec vingt-cinq agents, firent leur entrée, pour procéder à des arrestations, ils trouvèrent la salle vide, l’heure de la réunion ayant été avancée, ils saisirent quelques papiers, et se rendirent chez les membres de la fédération de l’Internationale. Quelques-uns furent arrêtés : Vaughan, Cord’homme, Mondet, Fristch, Boulanger.

Ceux qu’on pensait les meneurs étant sous les verrous, les autorités craignant encore, parlaient de les envoyer à Belle-Isle-en-Mer, ou même plus loin ; vingt-cinq composaient cette première fournée.

Le Gaulois publia à Versailles, des détails effrayants sur les prisonniers.

Il y avait tant de découvertes et ramifications, que malgré la diligence faite au parquet criminel de Rouen, pour terminer l’instruction du procès des Communeux, l’affaire trop complexe ne pourrait être évoquée immédiatement.

Le secret qui avait d’abord été appliqué aux prisonniers venait d’être levé.

Nous pouvons, ajoutait le Gaulois, fournir quelques détails sur les principaux accusés.

Cord’homme le principal est à la fois riche propriétaire et marchand de vins en gros ; il avait été élu conseiller général pour le faubourg de Saint-Séver lors des élections de 70.

Opinions politiques à part, il est assez aimé dans le pays, c’est un honnête homme qui a toujours eu la manie révolutionnaire.

Vaughan, adjoint au maire de Darnetal près Rouen, membre très influent et très actif de l’Internationale, passe pour un chimiste distingué, est-ce à cela qu’il a dû la verve plus que gauloise, avec laquelle il a écrit un poème sur certain sujet ; Cambronne fait dans sa cellule des vers sur le directeur de la prison ; attitude très ferme.

Delaporte, ancien rédacteur du journal le Patriote, supprimé par l’autorité prussienne, jeune homme qu’on dit être très intelligent.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les pièces relevées par M. Leroux, juge d’instruction, sont au nombre de deux.

La première est un appel à l’abstention pour les dernières élections municipales.

Appel formulé d’une façon blâmable, vis-à-vis du gouvernement légal de Versailles.

La seconde, est une adhésion à la Commune de Paris, ou du moins une copie non signée de cet acte, cette pièce trouvée chez le nommé Frossart, cordonnier à Elbeuf ; également impliqué dans le complot[7].

 

Ce n’est pas d’aujourd’hui, que les brouillons non signés, comptent comme revêtus de signatures. Ce n’est pas d’aujourd’hui non plus, que ceux qui réclament leur liberté, se défient de celle que leur offre l’ennemi, les élections auxquelles les révolutionnaires de Rouen refusaient de prendre part, devaient être quelque chose comme un plébiscite gouvernemental.

La population apeurée de Versailles, devant ces accusations qui n’en étaient même pas, tremblait d’épouvante, conseillant de se tenir sur ses gardes, parce qu’un des accusés Ridnet, ancien officier d’état-major de l’armée du Havre, contre lequel on ne trouvait absolument rien, avait été mis en liberté provisoire, sur sa parole, de se présenter à la prison si on découvrait quelque chose.

À Montpellier, Toulouse, Bordeaux, Grenoble, Saint-Étienne, le mouvement toujours étouffé se réveillait toujours : les journaux poursuivis renaissaient de leurs cendres, emplissant Versailles d’effroi, malgré ses canons bombardant Issy, Neuilly, Courbevoie, et les armées de volontaires appelés contre Paris, sans grand résultat, étaient si infime minorité que Versailles attirait par la peur de voir partager ce qu’ils n’avaient pas.

À Paris, naïfs au contraire par générosité, les Communeux laissaient le vieux et non moins naïf Beslay, coucher à la Banque pour la garder au besoin de sa vie, s’imaginaient l’honneur de la Commune attaché là. Sur la foi de de Pleuc, il crut avoir sauvé la révolution en sauvegardant la forteresse capitaliste.

Il y eut un moment où tous, à Paris, venaient à la Commune, tant Versailles se montrait féroce, toutes les villes de France demandaient la fin des tueries — elles ne faisaient que commencer.

Le manifeste de Lyon, en date du 5 mai, disait que de tous côtés des adresses avaient été envoyées à l’Assemblée et à la Commune pour leur porter des paroles d’apaisement, la Commune seule répondait.

Paris assiégé par une armée française après l’avoir été par les hordes prussiennes, tend une fois encore ses mains vers la province ; il ne demande pas son concours armé mais son appui moral ; il demande que son autorité pacifique s’interpose pour désarmer les combattants. La province pourrait-elle rester sourde à ce suprême appel ?

Ce manifeste était signé par les membres de l’ancien conseil municipal, Barodet, Barbecat, Baudy, Bouvalier, Brialon, Chepié, Colon, Condamin, Chaverot, Cotlin, Chrestin, Degoulet, Despagnes, Durand, Ferouillat, Henon, membres du conseil sortants ; Hivert, Michaud-Vathier, Pascot, Ruffin, Vaille, Vallier, Chapuis, Verrières, élus du 30 avril, démissionnaires.

La ville de Nevers envoya à la Commune, un manifeste demandant l’union indissoluble entre Paris et la France, la prompte dissolution, et au besoin la déchéance de l’Assemblée de Versailles, dont le mandat était expiré.

Le comité républicain de Melun, dont la devise était : l’ordre dans la liberté ! déclara se rallier à ceux qui cherchaient à guérir les maux du pays, non en rétablissant un ordre de choses suranné, mais en assurant l’avenir. Les membres de ce comité se nommaient Auberge, Baucal fils, Derougemont, Daudé, Despagnat, Delhiré, Dormoy, Drouin, Dupuy, Finot père, Hensé, Nivet, Pernetaini, Fouteau, Riol, Robillard, Saby, Thomas, Ninnebaux. Le manifeste fut envoyé dès le 24 mars 1871.

À Limoges, le 4 avril, les soldats d’un régiment de ligne qui y était caserné ayant reçu l’ordre d’aller renforcer l’armée de Versailles, la foule les conduisit à la gare, leur fit jurer de ne pas s’employer à l’égorgement de Paris, ils le jurèrent en effet, et remirent leurs armes à ceux qui les reconduisaient, puis retournèrent à la caserne, où devant leurs officiers la ville tout entière leur fit une ovation.

Les autorités se réunirent à l’hôtel-de-ville, et le préfet étant en fuite, le maire se chargea de la répression, il ordonna aux cuirassiers de s’emparer du détachement qui refusait d’obéir, et de charger la multitude ; alors le combat s’engagea et bientôt devint terrible, le parti de l’ordre, en force, eut la victoire, mais le colonel des cuirassiers et un capitaine furent tués.

Dans le Loiret, le mouvement révolutionnaire fut considérable, il y avait à Paris un comité d’initiative énergique ayant pour secrétaires François David, de Batile-sur-Loiret, Garnier et Langlois, de Meung-sur-Loire, ils envoyèrent des délégués chargés de s’entendre avec la Commune.

L’association jurassienne, les habitants de plusieurs villes de Seine-et-Marne, — et même de Seine-et-Oise — malgré Versailles avaient également à Paris des comités correspondants.

Au nord de la France, toutes les villes industrielles aussi bien que les villes du Midi voulaient leur Commune.

L’Algérie, dès le 28 mars, donna son adhésion par l’adresse suivante.

À la Commune de Paris,

La Commune de l’Algérie.

Citoyens,

Les délégués de l’Algérie déclarent au nom de tous leurs commettants, adhérer de la façon la plus absolue à la Commune de Paris.

L’Algérie tout entière revendique les libertés communales ;

Opprimés pendant quarante années par la double concentration de l’armée et de l’administration, la colonie a compris depuis longtemps que l’affranchissement complet de la Commune est le seul moyen pour elle d’arriver à la liberté et à la prospérité.

Paris, le 28 mars 1870.

Alexandre LAMBERT,

Lucien RABUEL,

Louis CALVINHAC.

 

L’Émancipation de Toulouse quelques jours après le 18 mars jugeait ainsi les hommes de Versailles.

Il y a en effet un complot, organisé pour exciter à la haine des citoyens les uns contre les autres, et pour faire succéder à la guerre contre l’étranger la hideuse guerre civile. Les auteurs de cette criminelle tentative sont les drôles qui se gratifient indûment du titre de défenseurs de l’ordre, de la famille et de la propriété.

L’un des agents les plus actifs de ce complot contre la sûreté publique s’appelle Vinoy ; il est général et il fut sénateur[8].

 

Les premières histoires de 71, écrites lorsque le gouvernement était encore en délire de sang, n’osèrent à cause des répressions, toujours à craindre, mentionner tous les soulèvements révolutionnaires de France, correspondants à la Commune, à ceux d’Europe, et du monde, Espagne, Italie, Russie, Asie, Amérique. L’histoire en est partout à écrire comme prologue de la situation présente.

 

X. — L’ARMÉE DE LA COMMUNE – LES FEMMES DE 71

 

Les cadavres sont la semaille,

L’avenir fera les moissons,

(L. M.)

 

Depuis le 5 avril les batteries du Sud et de l’Ouest établies par les Allemands contre Paris, servaient aux Versaillais qu’on appelait les Prussiens de Paris ; pour rendre justice à qui de droit, ajoutons que jamais les plus grossiers uhlans ne se rendirent coupables d’autant de férocité.

Les balles explosibles dont se servait l’armée de Versailles contre les fédérés ne furent employées que contre Paris. Je vis entre autres un malheureux qui dans les tranchées des hautes bruyères avait reçu un de ces projectiles au milieu du front. Nous avions gardé un certain nombre de ces projectiles qui auraient pu figurer dans quelque exposition de moyens à employer pour la chasse aux éléphants ; ils ont disparu dans les diverses perquisitions.

Tout le côté des Champs-Élysées était balayé de balles.

Le Mont-Valérien, Meudon, Brimborion, ne cessaient de vomir la mitraille sur les malheureux qui habitaient de ce côté.

De l’autre, la redoute des Moulineaux, le fort d’Issy pris et repris sans cesse, laissaient la lutte au même point apparent.

L’armée de la Commune était une poignée devant celle de Versailles, il fallait qu’elle fût brave pour résister aussi longtemps, malgré les trahisons constamment essayées et la perte de temps du commencement. Les militaires de profession y étaient en petit nombre, Flourens étant mort, Cipriani prisonnier, il restait Cluseret, les frères Dombrowski, Wrobleski, Rossel, Okolowich, La Cecillia, Hector France, quelques sous-officiers et soldats restés avec Paris, des marins restés également à la Commune ; parmi eux quelques officiers, Coignet venu en même temps que Lullier était aspirant de marine, Perusset capitaine au long cours : il y a mieux à faire, disaient les marins, que de payer l’indemnité aux Prussiens, quand on aura fini avec Versailles, on reprendra les forts à l’abordage. L’un d’eux, Kervisik, déporté avec nous à la presqu’île Ducos, en parlait encore, là-bas, quand on disait ce temps de la Commune qui à travers l’océan nous semblait loin déjà dans le passé.

Aux premiers jours, d’avril, Dombrowski fut nommé commandant en chef de la ville de Paris. On espérait, la lutte se soutenant, et pourtant les Versaillais attaquaient à la fois Neuilly, Levallois, Asnières, le bois de Boulogne, Issy, Vanves, Bicêtre, Clichy, Passy, la porte Bineau, les Ternes, l’avenue de la Grande-Armée, les Champs-Élysées, l’Arc-de-Triomphe, Saint-Cloud, Auteuil, Vaugirard, la porte Maillot.

Foutriquet, en même temps déclarait que seuls, les bandits de Paris tiraient force coups de canon, pour faire croire qu’on les attaquait.

Ainsi, disait le Mot d’Ordre, les nombreux blessés qui encombrent les ambulances de Versailles, faisaient semblant d’être blessés, ceux des Versaillais qu’on enterrait après le combat, faisaient semblant d’être tués, ainsi le voulait la logique du sanglant Tom Pouce qui couvrait Paris de feu et de mitraille et annonçait dans ses circulaires ou faisait dire par ses journaux que Paris n’était pas bombardé[9].

Le capitaine Bourgouin fut tué en attaquant la barricade du pont de Neuilly ; c’était une perte pour la Commune.

Dombwroski avait à peine deux ou trois mille hommes, quelquefois moins, pour soutenir l’assaut continuel de plus de dix mille de l’armée régulière.

Le général Wolf, qui menait la guerre à la façon des Weyler d’aujourd’hui, ayant fait cerner une maison dans laquelle se trouvaient deux cents fédérés, ils furent surpris et égorgés.

On entendait incessamment sur le parc de Neuilly grêler les balles à travers les branches avec ce bruit des orages d’été que nous connaissons si bien. L’illusion était telle qu’on croyait sentir l’humidité tout en sachant que c’était la mitraille.

Il y eut à la barricade Peyronnet, près de la maison où était Dombwroski avec son état-major, des déluges d’artillerie versaillaise, pendant certaines nuits, on eût dit que la terre tremblait et qu’un océan se versait du ciel.

Une nuit que les camarades avaient voulu que j’allasse me reposer, je vis près de la barricade, une église protestante abandonnée dont l’orgue n’avait que deux ou trois notes cassées ; j’étais en train de m’y amuser de tout mon cœur quand apparut tout à coup un capitaine de fédérés avec trois ou quatre hommes furieux.

— Comment, me dit-il, c’est vous qui attirez ainsi les obus sur la barricade ; je venais pour faire fusiller celui qui répondait ainsi.

Ainsi finit mon essai d’harmonie imitative de la danse des bombes.

Dans le parc, devant quelques maisons il y avait des pianos abandonnés, quelques-uns étaient encore entiers et bons quoiqu’ils fussent exposés à l’humidité. Je n’ai jamais compris pourquoi on les avait laissés plutôt dehors que dedans.

À la barricade de Neuilly crevée d’obus, il y eut d’horribles blessures, des hommes avaient les bras arrachés jusque derrière le dos, laissant l’omoplate à découvert, d’autres la poitrine trouée, d’autres la mâchoire emportée. On les pansait sans espérance. Ceux qui avaient encore une voix disaient vive la Commune ! avant de mourir. Je n’ai jamais vu si horribles blessures.

À Neuilly, à certains endroits on était tout près des Versaillais, du poste d’Henri Place on les entendait parler.

Fernandez, madame Danguet, Mariani étaient venues, nous avions fait une ambulance volante, près de la barricade Peyronnet, en face de l’état-major ; les moins blessés restaient, les autres étaient conduits dans les grandes ambulances suivant ce qu’en décidaient les médecins, mais un premier pansement en sauva un certain nombre.

Il y avait comme partout au milieu des choses tragiques des choses grotesques.

Un paysan de Neuilly avait semé sur couche, des melons qu’il gardait debout près de ses semis, comme s’il eut pu les préserver des obus ; il fallut l’emporter de force, et détruire la couche, dont les vitraux étaient déjà fracassés pour l’empêcher d’y revenir.

Ceux qui aimaient à rire racontaient aussi que dans Paris, quelques agents de Versailles, envoyés par M. Thiers pour se réunir à un point donné et organiser la trahison, devaient s’introduire par des bouches d’égout, mais ils avaient si mal calculé leur affaire, que plusieurs d’entre eux, pris comme des rats à l’orifice et n’en pouvant sortir, durent appeler pour les tirer de là des ennemis de bonne volonté : la mèche était éventée.

D’autres agents, cherchant à fomenter des haines entre le comité central et la Commune, s’étaient montrés si bassement flatteurs, qu’ils s’étaient dénoncés eux-mêmes.

On riait de tout cela, entre les obus et les balles, explosibles ou autres.

La porte Maillot tenait toujours avec ses légendaires artilleurs, en petit nombre, des vieux, des jeunes, quelquefois servis par des enfants.

Dans la matinée du 9 avril, un marin nommé Fériloque avait eu le ventre ouvert sur sa pièce. On connaissait ce nom-là.

On connut Craon, d’autres sont restés inconnus. Qu’importe leur nom, à tous ; c’est la Commune, c’est sous ce nom-là que leurs légions seront vengées.

Comme des formes de rêve ainsi passent les bataillons de la Commune, fiers avec leur libre allure de révoltés, les vengeurs de Flourens ; les zouaves de la Commune, les éclaireurs fédérés semblables aux guérillas espagnols, prêts aux audacieuses entreprises, enfants perdus, qui avec tant d’entrain sautaient de tranchée en tranchée en avant.

Les turcos de la Commune, les lascars de Montmartre avec Gensoule et d’autres encore.

Tous ces braves au cœur tendre que Versailles appelait des bandits, leur cendre est à tous les vents, les os furent mordus par la chaux vive ; ils sont la Commune, ils sont le spectre de mai !

Les armées de la Commune aussi comptèrent des femmes cantinières, ambulancières, soldats, elles sont avec les autres.

Quelques-unes seulement ont été connues : Lachaise la cantinière du 66e, Victorine Rouchy des turcos de la Commune, la cantinière des enfants perdus, les ambulancières de la Commune : Mariani, Danguet, Fernandez, Malvina Poulain, Cartier.

Les femmes des comités de vigilance : Peirier, Excoffons, Blin.

Celles de la Corderie et des écoles : Lemel, Dimitrieff, Leloup.

Celles qui organisaient l’instruction en attendant la lutte de Paris où elles furent héroïques : mesdames André Léo, Jaclar, Périer, Reclus, Sapia.

Toutes peuvent compter avec l’armée de la Commune et elles aussi sont légions.

Le 17 mai le fort de Vanves étant cerné, les Versaillais tiraient de Bagneux entre les deux barricades.

Il y avait eu dans la nuit du 16, à Neuilly, un violent combat d’artillerie ; mais de Saint-Ouen au Point-du-Jour à Bercy, et du Point-du-Jour à Bercy étaient toujours les deux corps d’armées de la Commune.

La porte Maillot tenait toujours, Dombrowski également.

Des membres de la Commune Paschal Grousset, Ferré, Dereure, Ranvier, venaient souvent, si braves qu’on leur pardonnait leur épouvantable générosité.

L’armée de la Commune était si peu nombreuse que les mêmes se retrouvaient toujours ; qu’importe ! Cela durait ainsi. Malgré les soins de la Commune, il y avait encore des misères terribles. Des enfants, à plusieurs places, entre autres rue Pergolèse, ramassait des engins qu’ils vendaient pour quelques sous à des étrangers, les uns, abandonnés ignorant qu’ils pouvaient être recueillis par la Commune ; les autres, pour chez eux. Des petits avaient les sourcils, les mains brûlés ; on ne savait comment il ne leur arrivait rien de pire ! — De temps à autre ils allaient se récréer au théâtre Guignol, qui tint jusqu’à fin mai, avenue de l’Étoile, une femme les conduisit à l’Hôtel-de-Ville.

Jusque-là, l’armée de la Commune était l’armée de la liberté ; elle allait devenir l’armée du désespoir.

Je termine ce chapitre par deux citations de Rossel : la première antérieure à son entrée dans l’armée de la Commune et qui contient son jugement sur elle ; c’est un fragment de sa lettre du 19 mars 71 du camp de Nevers au général ministre de la guerre à Versailles :

Il y a deux partis en lutte dans le pays, je me range sans hésitation du côté de celui qui n’a pas signé la paix et qui ne compte pas dans ses rangs des généraux coupables de capitulation.

La seconde qu’il avait sur l’armée régulière au moment de sa mort, il en fit part à son avocat Albert Joly : Vous êtes républicain, lui dit-il, si, avant peu, vous n’avez pas refait l’armée, c’est l’armée qui défera la République. Je meurs pour les droits civiques du soldat, c’est bien le moins que vous me croyez là-dessus.

 

XI. — DERNIERS JOURS DE LIBERTÉ

 

Ainsi qu’au fond des bois se rassemblent les loups — les fauves en rumeur venaient hurlant pour l’ordre.

 

Les fédérés furent héroïques. Mais ces héros eurent des faiblesses, souvent suivies de désastres.

Les maisons des francs-fileurs, malgré le décret qui autorisait les sociétés ouvrières à se servir des appartements abandonnés, avaient été respectées ; on monta même la garde devant quelques rues, tout comme devant la Banque, si bien que nombre de ces lâcheurs qui avaient fui, sentant Paris en péril, revenaient de province ou tout simplement de Versailles ; l’insulte à la bouche, ils pouvaient offrir l’hospitalité aux espions du gouvernement, bientôt il y en eut des bandes.

Quelques-uns, ayant élu domicile dans des maisons de plaisir, durent être recherchés par les commissaires de la Commune qui, grâce à la complicité des femmes de ces maisons, ne trouvèrent pas les espions qui y étaient cachés et furent en revanche, les objets d’accusations calomnieuses.

Quelques décisions furent exécutées, la colonne Vendôme renversée mais les morceaux conservés, de sorte qu’elle fut depuis rétablie afin que, devant ce bronze fatidique, la jeunesse pût s’hypnotiser éternellement du culte de la guerre et du despotisme.

Peut-être en y gravant les dates des hécatombes, on atténuait ce fatidique entraînement.

L’échafaud avait été brûlé, dénoncé à l’indignation publique par une commission composée de Capellaro, David, André Idjiez, Dorgal, Faivre, Périer, Colin.

Le 6 avril, à dix heures du matin, la honteuse machine à boucherie humaine, avait été brûlée. C’était une guillotine toute neuve, remplacée maintenant par plusieurs autres, plus neuves encore. On en doit user, à l’usage fréquent qui en est fait, plus qu’on en usa jamais.

Les quatre dalles maudites arrachées ont également repris leur place.

Une petite vieille toute tremblotante avait été envoyée par un mauvais plaisant, ce matin-là, pour brûler un dernier cierge à l’abbaye de Monte à regret et, tenant le cierge dans sa main, elle s’enquérait de l’abbaye quand elle comprit, aux rires dont on l’accueillait, qu’on s’était joué de sa crédulité.

Les témoignages de sympathie affluaient, de partout à la Commune, mais ce n’étaient toujours que des paroles ; le délégué aux relations extérieures, Paschal Grousset, s’écriait avec raison dans sa lettre aux grandes villes de France :

Grandes villes ! le temps n’est plus aux manifestes : le temps est aux actes, ce que la parole est au canon.

Assez de sympathies, vous avez des fusils et des munitions, debout ! les grandes villes de France !

Paris vous regarde, Paris attend que votre cercle se serre autour de ces lâches bombardeurs et les empêche d’échapper au châtiment qu’il leur réserve.

Paris fera son devoir, et le fera jusqu’au bout, mais n’oubliez pas, Lyon, Marseille, Lille, Toulouse, Nantes, Bordeaux, et les autres.

Si Paris succombait pour la liberté du monde, l’histoire vengeresse aurait le droit de dire que Paris a été égorgé parce que vous avez laissé s’accomplir l’assassinat.

Le délégué de la Commune aux relations extérieures,

Paschal GROUSSET.

 

La lettre de Grousset ne parvint pas, celles de Versailles, seules passaient et, quant aux communications des provinces à Paris, elles étaient dirigées sur Versailles, où elles encombraient, au château, la galerie des batailles.

Malgré tout le courage déployé par les délégués de Paris à la province, entre autres par l’infatigable Paule Mink, les dépêches de Paris, enlevées au bureau où elles arrivaient, prenaient le chemin de Versailles, et beaucoup qui, individuellement, en portaient ne revinrent jamais. — Sa lettre aux habitants des campagnes, œuvres d’André Léo, était soigneusement détruite.

Le 21 mai, à midi, M. Thiers, en qui l’esprit réactionnaire tout entier semblait s’être incarné, envoyait à Jules Favre le télégramme suivant :

Que M. de Bismark soit bien tranquille. La guerre sera terminée dans le courant de la semaine. Nous avons une brèche faite du côté d’Issy, on est occupé à l’élargir en ce moment.

La brèche la Muette est commencée et très avancée ; nous en entreprenons une à Passy et au Point-du-Jour. Mais nos soldats travaillent sous la mitraille et, sans notre grande batterie de Montretout, ces témérités seraient impossibles.

Mais des œuvres de ce genre sont sujettes à tant d’accidents qu’on ne peut assigner de terme fixe à leur accomplissement. Je supplie M. de Bismark, au nom de la cause de l’Ordre, de nous laisser accomplir nous-mêmes cette répression du brigandage antisocial qui a pour quelques jours établi son siège à Paris.

Ce serait causer un nouveau préjudice au parti de l’ordre en France et des lois en Europe, que d’agir autrement.

Que l’on compte sur nous : l’Ordre social sera vengé dans le courant de la semaine.

Quant à nos prisonniers, je vous ai mandé ce matin les vrais points d’arrivage ; il est trop tard pour recourir aux transports maritimes.

Les cadres des régiments sont tout prêts à nos frontières de terre et les prisonniers arrivés y seront versés immédiatement.

Du reste, on ne les attend pas pour agir, mais c’est une réserve prête à tout événement.

Mille tendres amitiés.

A. THIERS[10].

 

Insensiblement venait la débâcle. Certains journaux qui d’abord avaient eu un mouvement d’indignation contre Versailles, commençaient à exhorter hautement à la trahison.

Au Comité de Salut Public passaient ceux, surtout, qui avaient plus souci de la défense de la Commune que de leur mémoire : Cournet, Rigaud, Ranvier, Ferré, Vermorel, y recueillirent avec la plus grande indifférence les haines de la réaction.

Le vieux Delescluze était à la commission de la guerre. Le 21 avait été fixé par la fédération des artistes pour un concert aux Tuileries au bénéfice des veuves et des orphelins de la guerre.

Votre triomphe sera celui de tous les peuples, disait Delescluze à l’armée de la Commune.

 

XII. — LES FRANCS-MAÇONS

 

Tandis que le bombardement démolissait les Ternes, les Champs-Élysées, Neuilly, Levallois, M. Thiers avec son ordinaire bonne foi, assurait qu’on se contentait d’attaquer les ouvrages avancés, mais que si Paris ouvrait ses portes et livrait les membres de la Commune, on ne bombarderait pas.

L’imminence du péril souffla sur les dernières discordes. Le temps de l’intolérance d’idées était passé, entre ceux qui allaient mourir ensemble, en hommes libres combattant pour la liberté.

Ceux-là mêmes que hantait le soupçon, résultat de longues luttes à travers les perfidies impériales, sentaient que le moment était proche, où la Commune, ainsi qu’elle mettait un seul nom à ses manifestes, présenterait une seule poitrine à la mort qui s’approchait.

Il y avait un mouvement général des ligues des départements et de Paris.

La Commune allait mourir ! Qu’avait donc servi l’enthousiasme universel ? De grandes manifestations avaient eu lieu, mais Versailles avec son cœur de pierre n’avait senti que la Banque en péril ; les Francs-Maçons, le 26 avril, avaient envoyé des deux orients de Paris, une délégation des vénérables et des députés des loges, adhérer à la révolution ; il avait été convenu que le 29, ils iraient en cortège sur les remparts entre le Point-du-Jour et Clichy, qu’ils planteraient la bannière de paix, mais que si Versailles refusait cette paix ils prendraient, les armes à la main, parti pour la Commune.

En effet, le 29 avril au matin, ils allèrent à l’Hôtel-de-Ville où Félix Pyat, au nom de la Commune prononça un discours ému et leur remit une bannière.

Ce fut un spectacle comme ceux des rêves que ce défilé étrange.

Aujourd’hui encore il me semble en en parlant, revoir cette file de fantômes allant avec une mise en scène d’un autre âge, dire les paroles de liberté et de paix qui se réaliseront dans l’avenir.

L’impression était grande, il fut beau de voir l’immense cortège marchant au bruit de la mitraille comme en un rythme.

Il y avait les chevaliers Kadoshs avec l’écharpe noire frangée d’argent.

Les officiers rose-croix, le cordon rouge au cou, et tant d’insignes symboliques que cela faisait rêver.

En tête, marchait une délégation de la Commune avec le vieux Beslay, Ranvier, et Thirifocq, délégué des francs-maçons.

Des bannières étranges passaient, la fusillade, le canon, les obus faisaient rage.

Ils étaient là six mille représentant cinquante mille loges.

Le cortège spectral parcourut la rue Saint-Antoine, la Bastille, le boulevard de la Madeleine, et par l’Arc de Triomphe et l’avenue Dauphine, vint sur les fortifications, entre l’armée de Versailles et celle de la Commune.

Il y avait des bannières plantées de la porte Maillot à la porte Bineau ; à l’avancée de la porte était la bannière blanche de paix, avec ces mots écrits en lettres rouges : Aimez-vous les uns les autres. Elle fut trouée de mitraille. Des signes s’étaient échangés aux avancées entre les fédérés et l’armée de Versailles ; mais ce fut seulement passé cinq heures que cessa le feu ; on parlementa et trois délégués francs-maçons se rendirent à Versailles où ils ne purent obtenir que vingt-huit heures de trêve.

À leur retour les francs-maçons publièrent un appel, avec le récit des événements et leur protestation contre la profanation de la bannière de paix, adressé à la fédération des francs-maçons et compagnons de Paris.

Les francs-maçons, disaient-ils, sont des hommes de paix, de concorde, de fraternité, d’étude, de travail ; ils ont toujours lutté contre la tyrannie, le despotisme, l’hypocrisie, l’ignorance.

Ils défendent sans cesse les faibles courbés sous le joug, contre ceux qui les dominent.

Leurs adeptes couvrent le monde : ce sont des philosophes qui ont pour précepte la morale, la justice, le droit.

Les compagnons sont aussi des hommes qui pensent, réfléchissent et agissent pour le progrès et l’affranchissement de l’humanité.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les francs-maçons et les compagnons sortirent les uns et les autres de leurs sanctuaires mystérieux, tenant de la main gauche la branche d’olivier, symbole de la paix, et de la main droite le glaive de la revendication.

Attendu que les efforts des francs-maçons ont été trois fois repoussés par ceux-là mêmes qui ont la prétention de représenter l’ordre, et que leur longue patience est épuisée, tous les francs-maçons et compagnons doivent prendre l’arme vengeresse et crier :

Frères, debout ! que les traîtres et les hypocrites soient châtiés.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le feu, interrompu le 29 à quatre heures de relevée, recommença plus formidable, accompagné de bombes incendiaires, le 30 à 7 h. 45 m. du soir. La trêve n’avait donc duré que 27 h. 45 m.

Une délégation de francs-maçons placée à la porte Maillot a constaté la profanation de la bannière.

C’est de Versailles, que sont partis les premiers coups, et un franc-maçon en a été la première victime.

Les francs-maçons et compagnons de Paris, fédérés à la date du 2 mai s’adressent à tous ceux qui les connaissent.

Frères en maçonnerie et frères compagnons, nous n’avons plus à prendre d’autre résolution que celle de combattre et de couvrir de notre égide sacrée le côté du droit.

Sauvons Paris !

Sauvons la France !

Sauvons l’humanité !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vous aurez bien mérité de la patrie universelle, vous aurez assuré le bonheur des peuples pour l’avenir !

Vive la République ! Vivent les Communes de France fédérées avec celle de Paris !

Paris, 5 mai 1871.

Pour les francs-maçons, et les délégués compagnons de Paris.

Thirifocq, anc vénér de la loge JE Orat de la L E L E

Masse, trésorier de la fédération, président de la réunion des originaires de l’Yonne.

Baldue, anc vén de la Loge la Ligne droite.

Deschamps, Loge de la Persévérance.

J. Remy, de l’or de Paris, or de la Californie.

J.-B. Parche, de l’or de Paris.

De Beaumont, de la Tolérance.

Grande-Lande, orat de Bagneux.

Lacombe, de l’or de Paris.

Vincent, de l’or de Paris.

Grasset, orat de la Paix, union de Nantes.

A. Gambier, de la Loge J.-J. Rousseau, Montmorency.

Martin, ex-secrét de la Loge l’Harmonie de Paris.

E. Louet, du Chapitre des Vrais amis de Paris.

A. Lemaître, des Philadelphes, or de Londres.

Conduner, de la Loge des Acacias.

Louis Lebeau, de la Loge la Prévoyance.

Gonty, de la Loge la Prévoyance.

Emm. Vaillant, de la Loge de Seules.

Jean-Baptiste Elin, des Amis triomphants.

Léon Klein, de l’Union parfaite de la Persévérance.

Budaille, des Amis de la Paix.

Pierre Lachambeaudie, de la Rose du parfait silence,

Durand, garant d’amitié de la Loge le B de Marseille.

Magdelenas, de la Clémente Amitié cosmopolite.

Mossurenghy, du gr or du Brésil.

Fauchery, des Hospitaliers de Saint-Ouen.

Radigue, de l’Étoile polaire.

Rudoyer, des Amis de la paix d’Angoulême.

Rousselet, des Travailleurs de Levallois.

Les délégués compagnons :

Vincent, dit Poitevin, l’Ami de l’intelligence.

Cartier, dit Draguignan, le bien-aimé.

Chabanne, dit Nivernais-noble-cœur.

Thevenin, dit Nivernais, l’Ami du tour de France.

Dumnis, dit Gâtinais, le Protecteur du devoir.

Gaillard, dit Angevin, l’Ami des arts.

Thomas, dit Poitevin Sans-gêne.

Ruffin, dit Comtois, le Fidèle courageux.

Auriol, dit Carcassonne, C M D D

Franccœur, de Marcilly.

La Liberté, le Nantais.

Lassat, la Vertu.

Lagenais, compagnon chapelier.

Lyonnais, le Flambeau du devoir.

 

N’est-il pas vrai que, comme les symboliques bannières, ces noms étranges de Loges ou d’hommes : la Rose du parfait silence, l’Étoile polaire, le Garant d’amitié donnent bien à cet épisode le double caractère de passé et d’avenir, de tombe et de berceau où se mélangent les choses mortes et les choses à naître.

Ces fantômes étaient bien à leur place, entre la réaction en furie et la révolution cherchant à se lever. Plusieurs combattirent comme ils l’avaient promis et moururent bravement.

Souvent, dans les longues nuits de prisons, j’ai revu la longue file des francs-maçons sur les remparts et j’ai peine à m’imaginer ces croyants à l’avenir, écrivant, d’après les histoires à dormir debout de Dianah Vaughan, pour avoir une entrevue avec Lucifer.

Ne quittons pas ce chapitre, surtout anecdotique, sans parler de l’affaire de l’église Saint-Laurent et de celle du couvent de Picpus.

À Saint-Laurent, je ne sais quelle circonstance fit découvrir des squelettes dans une crypte située derrière le chœur. Cette trouvaille fut rapprochée de bruits sinistres rapportés par d’anciens habitants du quartier. Un témoin oculaire donna cette description.

Le caveau est un hémicycle voûté, ayant eu jour par deux étroits soupiraux, fermés à une époque relativement récente.

Trois entrées, en forme d’arceaux, donnent sur la crypte ; les squelettes y sont sans bière dans de la terre sur laquelle a été déposée une couche de chaux.

Quatre sont couchés pieds à pieds, neuf autres sur deux rangs, les pieds du premier sur la tête du second.

Les mâchoires sont distendues comme s’ils avaient crié dans l’angoisse suprême.

Les têtes, presque toutes penchées de droite à gauche, ont presque toutes conservé leurs dents.

On inclinait à croire ces inhumations antérieures de beaucoup à notre époque, au temps ou l’on enterrait encore dans les églises, quand un entomologiste découvrit là un insecte qui se nourrit de ligaments : il ne pouvait être resté si longtemps à jeun.

Quelques noms sont écrits : Bardoin, 1712, Jean Serge, 1714, Valent…., sans date. Dans un enfoncement, un squelette de femme avec des cheveux blonds.

Un petit escalier de pierre est de récente construction (Journal officiel de la Commune.)

Les squelettes ont été photographiés par Étienne Carjat à la lumière électrique.

L’enquête, commencée avec un grand désir de connaître la vérité, n’était pas achevée quand Versailles fit oublier les squelettes anciens par des cadavres nouvellement couchés sous la chaux vive.

L’affaire du couvent de Picpus est du même ordre de choses.

Je la trouve également dans le Moniteur officiel de la République, sous la Commune, cette appréciation par un témoin oculaire :

Bien que j’aie toujours cru le catholicisme congréganiste capable de tout, depuis qu’il enlevait à Jeanne d’Arc prisonnière ses vêtements de femme afin de l’obliger à revêtir des habits d’homme et de pouvoir le lui reprocher plus tard, j’avais quelque peine à admettre les révélations qui m’étaient apportées sur le couvent de Picpus. Le plus simple était de m’y rendre, je m’y rendis donc.

J’y fus reçu par le capitaine du bataillon, qui me prouva n’avoir, en quoi que ce fût, molesté les sœurs, n’exigeant rien d’elles et ne les considérant pas du tout comme prisonnières.

Je n’aurais guère songé qu’à étendre la liberté qui leur était laissée et, si l’une d’elles eût manifesté la moindre plainte, je me serais certainement employé pour qu’on y fit droit ; mais, pour les nonnes cloîtrées, mon nom était un épouvantail. L’annonce de mon arrivée parmi elles y sema la terreur.

Elles déléguèrent, pour me faire les honneurs de l’établissement, une tourière quelconque, bâtie sur pilotis et d’une carrure à faire reculer les plus braves.

Je dois reconnaître que son audace répondait à son développement physique.

L’espèce d’appareil dont j’étais entouré quand elle se présenta à moi ne l’intimida pas le moins du monde. Elle débuta même par ces mots, jetés d’un ton hautain qui me plut par l’énergie morale qu’il m’indiquait.

— Vous avez des questions à me poser, monsieur ?

— Mademoiselle, lui dis-je poliment, bien que la plus cruelle injure à faire à une sœur soit de l’appeler mademoiselle, des bruits assez lugubres courent sur le régime de votre couvent ; je tiendrais à m’assurer par moi-même qu’ils sont complètement faux. Est-ce que vous pourriez bien, par exemple, me montrer les espèces de cellules où, m’assure-t-on, sont confinées deux sœurs, que vous soumettez ainsi à une véritable séquestration arbitraire.

Elle ne répondit pas et se dirigea silencieusement vers un coin du jardin où je la suivis.

L’une des deux recluses se promenait dans une allée flanquée d’une nonne qui l’exhortait, l’autre tricotait assise sur son lit, lequel tenait toute la cage qui était à claire-voie, et à travers les barreaux de laquelle la bise et la pluie devaient passer avec la plus grande facilité.

— Comment demandai-je à cette tourière pendant que des têtes affairées se dessinaient aux fenêtres du bâtiment principal, comment pouvez-vous admettre que des pensionnaires de votre cloître puissent être ainsi enfermées dans une cabane à peine assez salubre, pour élever des lapins.

— Pardon, fit l’interpellée, elles ne sont pas séquestrées puisqu’elles ont la faculté de se promener.

— C’est nous, qui vous avons forcées à les faire sortir de leurs boîtes.

La sœur nous décrocha alors cette réponse, qui me stupéfia.

— C’est leur faute, pourquoi refusent-elles de se conformer à la règle du couvent.

Ce fut, j’en donne ici ma parole d’honneur, toute sa justification.

On m’a assuré quelques jours plus tard, que les deux persécutées avaient été délivrées par les fédérés et rendues à leurs familles.

Je dois constater que l’une des deux, m’avait paru non pas précisément folle. Mais un peu idiote, ou tout au moins idiotisée.

Les ferrailles qu’on m’étala sous les yeux, étaient incontestablement étranges, et il était mensonger au premier chef d’essayer de les faire passer pour des pièces d’orthopédie. S’en servait-on encore, s’en était-on servi quelquefois, étaient-elles employées à l’heure où on me les montra ou remisées au magasin des accessoires ? Je n’eus, et n’ai pas à me prononcer à ce sujet. Mais comme instruments orthopédiques, ce bric-à-brac était inacceptable.

H. ROCHEFORT.

 

Qui sait s’il ne faudrait pas chercher à Montjuick, où les épaves des tortures ont été exhumées et remises en usage aujourd’hui, si ce n’est pas à des usages semblables que servirent les objets étranges du couvent de Picpus.

Le fanatisme religieux ne conduit-il pas en ce moment même une secte d’illuminés de Russie, à se faire murer vivants, dans leurs tombes ?

Qui sait si les bizarres instruments ne servaient pas pour torturer les religieuses d’une foi chancelante, dans le but de leur faire gagner le paradis ?

Qui sait si celles que le délire mystique prenait ne s’en servaient pas pour se torturer elles-mêmes ?

Ceux qui ont chanté dans les églises sombres, aux lueurs pâles des cierges, où l’orgue roule des flots d’ondes sonores, qui vous emportent dans d’âpres nuages d’encens ; ceux-là, savent qu’à ces heures, il semble que la voix bat des ailes en montant, qu’elle n’est plus dans votre poitrine, et que vous-même vous l’écoutez.

Qui sait où conduisent des sensations de ce genre à chaque jour répétées, sans que la raison vous ait dit : tout ce qui peut prendre un être, harmonie, mise en scène, parfums, est une impression du temps futur de l’humanité où les sens seront plus puissants, où il y en aura d’autres. Mais cette impression en l’entourant de superstitions devient grossière, elle entraîne en arrière au lieu de porter en avant.

Comme il y a l’ivresse du sang, il y a l’ivresse mystique de l’ombre, et dans toutes les ivresses se font de monstrueuses choses.

Le jour où Montjuick démoli sera fouillé jusqu’en ses entrailles, combien de têtes de morts auront comme celles de l’église Saint-Laurent, leurs orbites vides tournées du côté d’où elles espéraient revoir le jour ! Elle sera venue alors la vraie lumière, la science triomphante, l’éternel orient.

Combien de victimes jusque-là encore ? En lisant l’incroyable affaire du tueur de bergers, on se rend compte de la rage de tuerie, qui tient parfois un être, parfois une collection d’êtres ; ainsi enragée de sang, fut l’armée de Versailles.

Ce sont des épidémies morales pires que la peste, mais qui disparaîtront avec l’assainissement des esprits dans la consciente liberté.

 

XIII. — AFFAIRE DE L'ÉCHANGE DE BLANQUI CONTRE L'ARCHEVÊQUE ET D'AUTRES OTAGES

 

Certain nombre de notes biographiques ayant paru sur Blanqui, je me bornerai à quelques lignes.

Blanqui fut tout d’abord condamné à une détention perpétuelle pour tentative insurrectionnelle le 12 mai 1839 ; il subissait sa condamnation au Mont-Saint-Michel, avec quelques-uns de ses compagnons de lutte, quand la République du 24 février 1848 le délivra :

Bientôt lâchement accusé par ceux qui craignaient sa clairvoyance, il se contenta de répondre.

Qui a bu aussi profondément que moi à la coupe d’angoisse, pendant un an l’agonie d’une femme aimée s’éteignant loin de moi, dans le désespoir et depuis quatre années entières, en tête-à-tête éternel dans la solitude de la cellule avec le fantôme de celle qui n’était plus.

Tel a été mon supplice à moi seul dans cet enfer de Dante.

J’en sors les cheveux blancs, la tête et le cœur brisés, et c’est moi, triste débris qui traîne par les rues un cœur meurtri sous des habits râpés, c’est moi qu’on foudroie du nom de vendu tandis que les valets de Louis-Philippe métamorphosés en brillants papillons républicains voltigent sur les tapis de l’hôtel-de-ville, flétrissant du haut de leur vertu nourrie à quatre services le pauvre Job échappé des prisons de leur maître.

 

De nouveau condamné, la révolution du 4 septembre lui ouvrit les prisons de Belle-Isle.

Après le plébiscite du 3 novembre, il avait prédit la capitulation.

Le dénouement n’est pas loin, écrivait-il ; les comédies de préparatifs de défense, sont désormais superflues. L’armistice et ses garanties ; la peur de la défaite ensuite dans tout son opprobre. Voilà ce que l’hôtel-de-ville, va imposer à la France.

 

La capitulation vint après les serments du 31 octobre, les mitraillades et les serments, elle fut publiée le 28.

Blanqui fut arrêté comme ayant participé au mouvement du 31 octobre, il ne sortit qu’à l’amnistie ; son arrestation fut faite le 19 mars 71, sur l’ordre de M. Thiers, dans le Midi de la France.

Il était condamné par contumace à la peine de mort, quoique le gouvernement eût promis qu’il n’y aurait pas de poursuites pour l’affaire du 31 octobre.

Quoique Blanqui eût été nommé membre de la Commune, on ignorait absolument quel sort lui avait été fait ; on ne savait s’il était mort ou vivant, ou plutôt on craignait qu’il ne fût mort.

Quelques-uns de ses amis espérant encore, pourtant songèrent à payer pour sa liberté.

Le gouvernement de Versailles semblait tenir particulièrement à l’archevêque de Paris, et à quelques autres prêtres. Une commission dont faisait partie Flotte, ancien compagnon de cachot de Blanqui, tenta de négocier l’échange.

Flotte alla d’abord trouver l’archevêque à Mazas, et de concert avec lui, prépara l’affaire qui semblait à tous les points de vue une heureuse idée.

Il fut décidé que le grand vicaire Lagarde irait à Versailles proposer l’échange à M. Thiers, et rapportait la réponse.

L’affaire fut conduite par Rigaud, avec une grande délicatesse, ce procureur de la Commune qui cachait une grande sensibilité sous un scepticisme voulu.

La pensée ne vint ni à lui ni à personne, que Lagarde ne reviendrait pas.

— Dussé-je être fusillé, dit-il à Flotte, en le quittant à la gare de Versailles, je reviendrai ; pourriez-vous croire que j’aie la pensée de laisser monseigneur seul ici ?

Le grand vicaire emportait à M. Thiers une lettre de l’archevêque, longue et explicative.

Darboy, archevêque de Paris,

À M. Thiers, chef du pouvoir exécutif.

Prison de Mazas.

Monsieur,

J’ai l’honneur de vous soumettre une communication que j’ai reçue hier soir, et je vous prie d’y donner la suite que votre sagesse et votre humanité jugeront la plus convenable.

Un homme influent très lié avec M. Blanqui, par certaines idées politiques et surtout par les sentiments d’une vieille et solide amitié, s’occupe activement de faire qu’il soit mis en liberté ; dans cette vue il a proposé de lui-même aux commissions que cela concerne cet arrangement :

Si M. Blanqui est mis en liberté, l’archevêque de Paris sera rendu à la liberté avec sa sœur, M. le président Bonjan, M. Deguerry, curé de la Madeleine, Lagarde, vicaire général de Paris, celui-là même qui vous remettra la présente lettre.

La proposition a été agréée, et c’est à cet état qu’on me demande de l’appuyer près de vous.

Quoique je sois en jeu dans l’affaire, j’ose la recommander à votre haute bienveillance ; mes motifs vous paraîtront plausibles, je l’espère.

Il n’y a déjà que trop de causes de dissentiment et d’aigreur parmi nous, une occasion se présente de faire une transaction qui du reste ne regarde que les personnes et non les principes ; ne serait-il pas sage d’y donner les mains, et de contribuer ainsi à préparer l’apaisement des esprits ? L’opinion ne comprendrait peut-être pas un tel refus.

Dans les crises aiguës comme celle que nous traversons, des représailles, des exécutions par l’émeute quand elles désignent les uns à la colère des autres aggravent encore la situation.

Permettez-moi de vous dire sans autres détails, que cette question d’humanité mérite de fixer toute votre attention dans l’état présent des choses à Paris.

Oserai-je, monsieur le président, vous avouer ma dernière raison ? Touché du zèle que la personne dont je parle déployait avec une amitié si vraie en faveur de M. Blanqui, mon cœur d’homme et de prêtre n’a pas su résister à ses sollicitations émues, et j’ai pris l’engagement de vous demander l’élargissement de M. Blanqui, le plus promptement possible ; c’est ce que je viens de faire.

Je serais heureux, monsieur le président, que ce que je sollicite ne vous parût point impossible ; j’aurais rendu service à plusieurs personnes et à mon pays tout entier.

DARBOY, archevêque de Paris.

 

Flotte anxieux reçut enfin le 16 avril cette lettre de Lagarde.

Versailles, 15 avril 1871.

Monsieur Flotte,

Monsieur,

J’ai écrit à monseigneur l’archevêque sous le couvert de M. le directeur de la prison de Mazas, une lettre qui lui sera parvenue, je l’espère, et qui sans doute a été communiquée ; je tiens à vous écrire directement comme vous m’y avez autorisé pour vous faire connaître les nouveaux retards qui me sont imposés.

J’ai vu quatre fois déjà le personnage à qui la lettre de monseigneur était adressée, et je dois, pour me conformer à ses ordres, attendre encore deux jours la réponse définitive.

Quelle sera-t-elle ? Je ne puis vous dire qu’une chose, c’est que je n’ai rien négligé pour qu’elle soit le sens de vos désirs et des nôtres.

Dans ma dernière visite, j’espérais qu’il en serait ainsi et que je reviendrais sans beaucoup tarder avec cette bonne nouvelle.

On m’avait bien fait quelques difficultés, mais on m’avait témoigné des intentions favorables. Malheureusement la lettre publiée dans l’Affranchi et apportée ici après cette publication aussi bien qu’après la remise de la mienne a modifié les impressions : il y a eu conseil et ajournement pour notre affaire, puisqu’on m’a formellement invité à différer mon départ de deux jours : c’est que tout n’est pas fini, et je vais me remettre en campagne. Puissé-je réussir encore une fois, vous ne pouvez douter ni de mon désir, ni de mon zèle.

Permettez-moi d’ajouter qu’outre les intérêts si graves qui sont en jeu et qui me touchent de si près, je serais heureux de vous prouver autrement que par des paroles, la reconnaissance que m’ont inspiré vos procédés et vos sentiments. Quoi qu’il arrive et quel que soit le résultat de mon voyage, je garderai, croyez-le bien, le meilleur souvenir de notre rencontre.

Veuillez à l’occasion me rappeler au bon souvenir de l’ami qui vous accompagnait et agréez, Monsieur, la nouvelle assurance de mon estime et de mon dévouement.

E. F. LAGARDE.

Devant cette première reculade, l’archevêque douta plus que Flotte, qu’ils étaient terriblement honnêtes, et naïfs les hommes de 71.

Il reviendra, disait-il encore. L’archevêque laissa voir quelque émotion, il connaissait mieux Thiers et Lagarde.

Quelques jours après, Flotte lui demanda une lettre qu’il voulait porter lui-même ; mais après les premiers faits, on commençait à se défier ; une personne sûre partit à la place de Flotte, qui comme ami de Blanqui pouvait être conservé.

 

Voici cette lettre :

L’archevêque de Paris à M. Lagarde, son grand vicaire.

M. Flotte inquiet du retard que parait éprouver le retour de M. Lagarde, et voulant dégager vis-à-vis de la Commune, la parole qu’il avait donnée, part pour Versailles à l’effet de communiquer son appréhension au négociateur.

Je ne puis qu’engager M. le grand vicaire à faire connaître au juste à M. Flotte, l’état de la question, et s’entendre avec lui, soit pour prolonger son séjour encore de vingt heures si c’est absolument nécessaire, soit pour rentrer immédiatement si c’est jugé plus convenable.

De Mazas le 23 avril 1871.

L’archevêque de Paris.

 

Lagarde fit remettre au porteur de la lettre les mots suivants écrits au crayon en hâte.

M. Thiers me retient toujours ici et je ne puis qu’attendre ses ordres. Comme je l’ai plusieurs fois écrit à Monseigneur, aussitôt que j’aurai du nouveau je m’empresserai d’écrire.

LAGARDE.

 

Il ne s’empressa que de rester, et fut lâchement complice de Thiers, qui voulait rendre impossible à la Commune, d’éviter à moins de trahison, la mort des otages.

Blanqui avait été arrêté très malade, chez son neveu Lacambre, il était possible qu’il fût mort ; madame Antoine, la sœur, écrivit alors à M. Thiers ce qui suit :

À M. Thiers, chef du pouvoir exécutif.

Monsieur le président,

Frappée depuis plus de deux mois d’une maladie qui me prive de toutes mes forces, j’espérais néanmoins en retrouver assez pour accomplir auprès de vous la mission à laquelle ma faiblesse prolongée me force aujourd’hui de renoncer.

Je charge mon fils unique, de se rendre à Versailles, pour vous présenter une lettre en mon nom, et j’ose espérer, Monsieur le président, que vous voudrez bien accueillir sa demande.

Quels qu’aient été les événements, ils n’ont en aucun temps, proscrit les droits de l’humanité, ni fait méconnaître ceux de la famille, et c’est au nom de ces droits que je m’adresse à votre justice, pour connaître l’état de la santé de mon frère, Louis Auguste Blanqui, arrêté étant fort malade, le 17 mai dernier, sans que, depuis ce temps, un seul mot de sa part, soit venu calmer mes douloureuses inquiétudes sur sa santé, si sérieusement compromise.

Si c’est une demande au delà de ce que vous pouvez accorder, monsieur le président, que de solliciter une permission pour le voir, ne fût-ce que pendant de courts instants, vous ne pouvez refuser à une famille désolée, dont je suis l’interprète, l’autorisation, pour mon frère, de nous adresser quelques mots, qui nous rassurent, et pour nous, celle de lui faire savoir, qu’il n’est point oublié, dans son malheur, par les parents qui le chérissent à juste titre.

Veuve ANTOINE née BLANQUI.

 

M. Thiers fit répondre que la santé de Blanqui était fort mauvaise, sans donner cependant pour sa vie, des inquiétudes sérieuses, mais que malgré cette considération et les inquiétudes de madame Antoine, il refusait formellement toute communication, soit écrite, soit verbale, avec le prisonnier.

Flotte s’entêtait à l’échange. Il demanda une seconde lettre à l’archevêque, elle fut remise pour M. Lagarde, grand vicaire de l’archevêque de Paris.

M. Lagarde, au reçu de cette lettre, et en quelque état que se trouve la négociation dont il est chargé, voudra bien reprendre immédiatement le chemin de Paris et rentrer à Mazas.

On ne comprend pas ici, que dix jours ne suffisent pas à un gouvernement, pour savoir s’il veut accepter ou non, l’échange proposé — le retard nous compromet gravement, et peut avoir les plus fâcheux résultats.

De Mazas le 23 avril 1871.

L’archevêque de Paris.

 

Lagarde ne revint pas.

Jamais pour ma part, je n’avais eu le moindre doute sur la manière d’agir de M. Thiers en cette circonstance, mais l’idée que Lagarde pouvait ne pas revenir, ne me fût jamais venue ni à qui que ce fût.

Autrefois, le docteur Nélaton, plus généreux que le représentant de la République bourgeoise, après que l’un de ses internes eut aidé à une évasion de Blanqui, avait complété la chance, en ajoutant l’argent du voyage ; mais, comme toutes les castes qui achèvent de disparaître, la bourgeoisie de plus en plus se corrompt.

 

XIV. — LA FIN

 

Les états vermoulus craquent dans leurs mâtures.

Toute l’étape humaine est debout : c’est le temps

Où vont s’émietter les vieilles impostures.

Un souffle d’épopée emplit les ouragans :

Tocsin, tocsin, sonne dans les vents.

(L. MICHEL.)

 

On eût dit que le triomphe venait, les ligues républicaines sortaient de leur réserve des premiers jours. L’Internationale se faisait plus affirmative, à la Corderie du Temple.

La fédération des chambres syndicales était venue, le 6 mai, adhérer à la Commune ; cette fédération comprenait trente mille hommes.

Les députés de Paris présents à Versailles, Floquet et Lockroy avaient donné en termes énergiques leur démission à Versailles.

Tolain restait toujours.

Maintenant, Paris a une physionomie tragique, les chars funèbres aux quatre trophées de drapeaux rouges, s’en vont plus nombreux, suivis par les membres de la Commune et des délégations des bataillons au son des Marseillaises.

Les clubs des églises flamboient le soir ; là aussi montent des Marseillaises ; ce n’est pas le sourd roulement des tambours funèbres, qui les accompagne, l’orgue les gronde dans les grandes nefs sonores.

À l’église de Vaugirard c’est le club des Jacobins ; leur idée de se réunir dans le sous-sol faisait penser à la cave où travaillait Marat ; ceux-là c’était un souffle de 93 passant sous la terre. Le club de la Révolution sociale, à l’église Saint-Michel, aux Batignolles, Combault, à la première séance parla comme devant les tribunaux de Bonaparte, de cette idée que les persécutions activaient sans cesse la liberté du monde !

Du club Saint-Nicolas-des-Champs, le 1er mai, une députation envoyée à la Commune, déclare que tout homme qui parle de conciliation entre Paris et Versailles est un traître.

Quelle conciliation en effet peut exister entre le long esclavage et la délivrance ?

Dans dix ou douze églises, montait tous les soirs un chœur immense saluant la liberté.

J’en entendis parler avec enthousiasme. Les femmes surtout y exhortaient à la liberté, mais du 3 avril à la semaine sanglante je ne suis venue que les deux seules fois dont j’ai parlé et pendant de courtes heures, quelque chose m’attachait à la lutte au dehors ; une attirance si forte, que je ne cherchais pas à vaincre.

La première fois j’allais à l’Hôtel-de-Ville avec une mission de La Cecillia dont je devais lui rapporter la réponse.

À peu près à moitié chemin, je rencontre trois ou quatre gardes nationaux qui après m’avoir examinée s’approchent de moi.

— Nous vous arrêtons, me dit l’un d’eux. Évidemment j’avais quelque chose de suspect ; je pensais que c’étaient mes cheveux courts, passant sous mon chapeau, et qu’ils prenaient pour une coiffure d’homme.

— Où voulez-vous être conduite ?

Je crois qu’ils prononcèrent conduit.

— À l’Hôtel-de-Ville, puisque vous voulez bien conduire vos prisonniers où ils veulent.

Le brave homme qui m’interrogeait rougit de colère.

— Nous allons bien voir, dit-il.

Nous nous mettons en chemin, eux m’examinant toujours, moi très grave, tout en m’amusant beaucoup.

Une fois devant la grille, celui qui m’avait déjà parlé me dit :

— À propos, comment vous appelez-vous ?

Je lui dis mon nom.

— Ah ! cela c’est impossible, dirent-ils tous les trois, nous ne l’avons jamais vue, mais ce n’est pas elle, bien sûr, qui se chausse comme ça !

Je regarde, j’avais mes godillots que le matin j’avais oublié de changer pour des bottines, et qui passaient sous ma robe.

Eh bien si ! pourtant c’était bien moi.

Et tout en les remerciant de leur bonne opinion je pus les assurer qu’elle n’était pas justifiée. J’avais suffisamment de papiers pour ne pas leur laisser le moindre doute. — Ils m’avaient prise en effet pour un homme déguisé en femme, grâce aux godillots qui faisaient un effet particulier sur les trottoirs.

La seconde fois, je ne sais plus si c’était à l’Hôtel-de-Ville ou à la Sûreté, il y avait des malheureuses qui en sortaient en pleurant parce qu’on ne voulait pas qu’elles allassent soigner les blessés, car ils voulaient des mains pures, les hommes de la Commune, pour panser les blessures.

Elles me dirent leur douleur, qui donc avait autant de droit qu’elles ? les plus tristes victimes du vieux monde, de donner leur vie pour le nouveau !

Je leurs promets que la justice de leur demande sera comprise et qu’il y sera fait droit.

Je ne sais ce que j’ai dit, mais la douleur de ces infortunées m’avait tant saigné le cœur que je trouvais des paroles qui allaient au cœur des autres ; elles furent adressées à un comité de femmes dont l’esprit était assez généreux pour qu’elles fussent bien accueillies.

Cette nouvelle leur causa une si grande joie qu’elles avaient encore des larmes, mais ce n’était plus de douleur.

Ainsi que des enfants, elles voulurent de suite des ceintures rouges ; comme je pus, je leur partageai la mienne, en attendant.

— Nous ne ferons jamais honte à la Commune, me dirent-elles.

En effet, elles sont mortes pendant la semaine de mai, la seule que je revis à la prison des Chantiers, me raconta comment deux d’entre elles, avaient été tuées à coups de crosse de fusil, en portant secours à des blessés.

Au moment où elles venaient de me quitter, elles, pour aller à leur ambulance à Montmartre, moi, pour retourner à Montrouge, près de La Cecillia, un paquet enveloppé de papier, me fut jeté sans que je visse personne : c’était une écharpe rouge, qui remplaça la mienne.

Les agents de Versailles devenus plus habiles, fomentaient de nouvelles divisions, il s’en était élevé une à la Commune à propos d’une proposition de M. de Montant, l’un des traîtres glissés par Versailles, dans les états-majors, il annonçait le meurtre d’une ambulancière tuée et insultée par les soldats de Versailles.

La majorité offensée par le manifeste de la minorité, lui avait fait comprendre que devant la situation il fallait dire comme autrefois : qu’importent nos mémoires, pourvu que la Commune soit sauvée !

La nouvelle d’une catastrophe interrompt la séance.

La cartoucherie Rapp venait de sauter. Il y avait de nombreux morts et blessés, quatre maisons écroulées, et, si les pompiers n’avaient au péril de leur vie, arraché des flammes les fourgons de cartouches, le sinistre ne s’en fût pas borné là.

La première pensée de tous, fut que la trahison en était cause : c’était, disait-on, la vengeance de la colonne Vendôme. Quatre personnes, dont un artilleur furent arrêtés, le Comité de salut public annonça que l’affaire serait poursuivie, mais ils n’avaient pas la coutume, les terribles procureurs de la Commune, de juger sans preuves et elle ne fut jamais éclaircie.

Les premiers qui ont pénétré dans la fournaise, disait Delescluze dans son rapport au Comité de salut Public, sont : Abeaud, Denier, Buffot, sapeurs-pompiers, 6e compagnie ; puis sont accourus presque en même temps, les citoyens Dubois, capitaine de la flottille, Jagot, marin, Boisseau, chef du personnel à la délégation de la marine, Février, commandant de la batterie flottante.

Grâce à leur héroïsme, des fourgons chargés de cartouches dont les roues commençaient à s’enflammer ainsi que des tonneaux de poudre ont été retirés du foyer de l’incendie.

Nous ne parlons pas du sauvetage des blessés et des habitants ensevelis, prisonniers dans leurs maisons réduites en débris. Pompiers et citoyens ont à cet égard rivalisé de courage et de dévouement.

Les citoyens Avrial et Sicard membres de la Commune étaient aussi des premiers sur les lieux du danger.

Douze chirurgiens de la garde nationale se sont rendus à l’avenue Rapp et ont organisé le service médical avec un empressement que je ne saurais trop louer.

En somme une cinquantaine de blessés, la plupart des blessures légères, voilà tout ce qu’auront gagné les hommes de Versailles.

La perte en matériel est sans importance eu égard aux immenses approvisionnements dont nous disposons ; il ne rentrera à nos ennemis que la honte d’un crime aussi inutile qu’odieux, lequel ajouté à tant d’autres à défaut de ses invincibles moyens de défense suffirait à tout jamais pour leur fermer les portes de Paris.

Tout le monde a fait plus que son devoir ; nous avons peu de morts à déplorer.

Le Délégué civil à la guerre,

Ch. DELESCLUZE.

Paris, le 28 floréal, an 78.

 

Comme on le crut, il serait possible que la vengeance de la colonne eût été la catastrophe de la cartoucherie Rapp, infâme vengeance pour l’effigie de bronze sur des victimes de chair.

Quelques jours après la catastrophe, une femme restée inconnue, envoyai à la préfecture de police, à Paris, une lettre qu’elle avait trouvée dans un wagon de première classe entre Versailles et Paris, racontant qu’un homme assis en face d’elle lui semblait agité.

Aux fortifications, comme il entendit sonner les crosses de fusils des fédérés, il jeta un paquet de papiers sous la banquette où la femme trouva la lettre qu’elle envoyait.

État-major des gardes nationales.

Versailles, le 16 mai 1871.

Monsieur,

La deuxième partie du plan qui vous a été remis devra être exécutée le 19 courant à trois heures du matin, prenez bien vos précautions, de manière à ce cette fois, tout aille bien.

Pour vous seconder, nous nous sommes arrangés avec un des chefs de la cartoucherie pour la faire sauter le 17 courant.

Revoyez bien vos instructions, la partie qui vous concerne et que vous commandez en chef.

Soignez toujours la Muette.

Le Colonel chef d’état-major,

Ch. GORBIN.

Le deuxième versement a été opéré à Londres à votre crédit.

 

Un timbre bleu portant : état-major de la garde nationale en exergue.

Ces événements ne permirent pas de vérifier si cette lettre était un moyen employé par Versailles même pour égarer les soupçons et les femmes mystérieuses qui disposent de lettres ou en trouvent n’ayant jamais inspiré de confiance à la Commune, mais il n’était pas douteux que le crime vint de la réaction.

Cela n’empêchait pas le fameux quatrain qui pour quelques heures changea la colonne en pilori d’être vrai.

Tireur juché sur cette échasse,

Si le sang que tu fis verser,

Pouvait tenir sur cette place,

Tu le boirais sans te baisser.

 

Blanchet et Émile Clément, membres de la Commune, qui n’avaient jamais donné prise au soupçon, furent découverts comme ayant eu un passé réactionnaire ; peut-être on fut sévère, car tout converti a été hostile à l’idée, qu’il découvre vraie ; cette conversion était leur droit, mais aussi en ces derniers jours, où tout était piège, il n’en pouvait être autrement, toute négligence en pareil cas n’est-elle point trahison.

Le manifeste de la mairie du 18e contenait l’exacte vérité sur la situation. Oui, il fallait vaincre et vaincre vite. De la rapidité de l’action dépendait la victoire, voici quelques fragments de ce manifeste adressé aux révolutionnaires de Montmartre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

De grandes et belles choses se sont accomplies depuis le 18 mars ; mais notre œuvre n’est pas achevée, de plus grandes encore doivent s’accomplir et s’accompliront parce que nous poursuivrons notre tâche sans trêve, sans crainte dans le présent ni dans l’avenir.

Mais pour cela il nous faut conserver tout le courage, toute l’énergie que nous avons eus jusqu’à ce jour, et qui plus est, il faut nous préparer à de nouvelles abnégations, à tous les périls, à tous les sacrifices : plus nous serons prêts à donner, moins il nous en coûtera.

Le salut est à ce prix, et votre attitude prouve suffisamment que vous l’avez compris.

Une guerre sans exemple dans l’histoire des peuples nous est faite ; elle nous honore et flétrit nos ennemis.

Vous le savez, tout ce qui est vérité, justice ou liberté n’a jamais pris sa place sous le soleil sans que le peuple ait rencontré devant lui et armés jusqu’aux dents les intrigants, les ambitieux et les usurpateur qui ont intérêt à étouffer nos légitimes aspirations.

Aujourd’hui, citoyens, vous êtes en présence de deux programmes.

Le premier, celui des royalistes de Versailles confits par la chouannerie légitimiste et dominés par des généraux de coup d’État et des agents bonapartistes trois partis qui se déchireraient eux-mêmes après la victoire et se disputeraient les Tuileries.

Ce programme c’est l’esclavage à perpétuité, c’est l’avilissement de tout ce qui est peuple ; c’est l’étouffement de l’intelligence et de la justice ; c’est le travail mercenaire ; c’est le collier de misère rivé à vos cous ; c’est la menace à chaque ligne ; on y demande votre sang, celui de vos femmes et de vos enfants, on y demande nos têtes comme si nos têtes pouvaient boucher les trous qu’ils font dans vos poitrines, comme si nos têtes tombées pouvaient ressusciter ceux qu’ils vous ont tués.

Ce programme, c’est le peuple à l’état de bête de somme, ne travaillant que pour un amas d’exploiteurs et de parasites, que pour engraisser des têtes couronnées, des ministres, des sénateurs, des maréchaux, des archevêques et des Jésuites.

C’est Jacques Bonhomme à qui l’on vend depuis ses outils jusqu’aux planches de sa cahute, depuis la jupe de sa ménagère jusqu’aux langes de ses enfants pour payer les lourds impôts qui nourrissent le roi la noblesse, le prêtre et le gendarme.

L’autre programme, citoyens, c’est celui pour lequel vous avez fait trois révolutions, c’est celui pour lequel vous combattez aujourd’hui, c’est celui de la Commune, le vôtre, enfin.

Ce programme, c’est la revendication des droits de l’homme, c’est le peuple maître de ses destinées ; c’est la justice et le droit de vivre en travaillant ; c’est le sceptre des tyrans brisé sous le marteau de l’ouvrier, c’est l’outil légal du capital, c’est l’intelligence punissant la ruse et la sottise, c’est l’égalité d’après la naissance et la mort.

Et disons-le, citoyens, tout homme qui n’a pas son opinion faite aujourd’hui n’est pas un homme ; tout indifférent qui ne prendra pas part à la lutte ne pourra jouir en paix des bienfaits sociaux que nous préparons sans avoir à en rougir devant ses enfants......

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce n’est plus un 1830 ni un 48, c’est le soulèvement d’un grand peuple qui veut vivre libre ou mourir.

Et il faut vaincre parce que la défaite ferait de vos veuves des victimes pourchassées, maltraitées et vouées au courroux de vainqueurs farouches, parce que vos orphelins seraient livrés à leur merci et poursuivis comme de petits criminels, parce que Cayenne serait repeuplé et que les travailleurs y finiraient leurs jours rivés à la même chaîne que les voleurs, les faussaires et les assassins, parce que demain les prisons seraient pleines et que les sergents de ville solliciteraient l’honneur d’être vos geôliers et les gendarmes vos gardes-chiourme, parce que les fusillades de juin recommenceraient plus nombreuses et plus sanglantes.

Vainqueurs, c’est non seulement votre salut, celui de vos femmes, de vos enfants, mais encore celui de la République et de tous les peuples.

Pas d’équivoque : celui qui s’abstient ne peut même pas se dire républicain.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Courage donc, nous touchons au terme de nos souffrances, il ne se peut pas que Paris s’abaisse au point de supposer qu’un Bonaparte le reprenne d’assaut ; il ne se peut pas qu’on rentre ici régner sur des ruine et sur des cadavres ; il ne se peut pas qu’on subisse le joug des traîtres qui restèrent des mois entiers sans tirer sur les Prussiens et qui ne restent pas une heure sans nous mitrailler.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Allons, pas d’inutiles ; que les femmes consolent les blessés, que les vieillards encouragent les jeunes gens, que les hommes valides ne regardent pas à quelles années près pour suivre leurs frères et partager leurs périls.

Ceux qui ayant la force se disent hors d’âge se mettent dans le cas que la liberté les mette un jour hors la loi et quelle honte pour ceux-là.

C’est une dérision. Les gens de Versailles, citoyens, vous disent découragés et fatigués, ils mentent et le savent bien. Est-ce quand tout le monde vient à vous ? Est-ce quand de tous les coins de Paris on se range sous votre drapeau ? Est-ce quand les soldats de la ligne, vos frères, vos amis, se retournent et tirent sur les gendarmes et les sergents de ville qui poussent à vous assassiner ? Est-ce quand la désertion se met dans les rangs de nos ennemis, quand le désordre, l’insurrection règnent parmi eux et que la peur les terrifie, que vous pouvez être découragés et désespérer de la victoire.

Est-ce quand la France tout entière se lève et vous tend la main, est-ce quand on a su souffrir si héroïquement pendant huit mois qu’on se fatiguerait de n’avoir plus que quelques jours à souffrir, surtout quand la liberté est au bout de la lutte ? Non, il faut vaincre vite, et avec la paix le laboureur retournera à sa charrue, l’artiste à ses pinceaux, l’ouvrier à son atelier, la terre redeviendra féconde et le travail reprendra. Avec la paix nous accrocherons nos fusils et reprendrons nos outils et heureux d’avoir bien rempli notre devoir, nous aurons le droit de dire un jour : Je suis un soldat citoyen de la grande révolution.

Les Membres de la Commune.

DEREURE, J.-B. CLÉMENT, VERMOREL,

Paschal GROUSSET, CLUSERET,

ARNOLD, Th. FERRÉ.

 

La prédiction s’est réalisée, il y eut pire que juin et décembre, la faute en fut aux fatalités réunies de la trahison bourgeoise, et de la connaissance trop imparfaite pour les chefs de l’armée de la Commune, du caractère des combattants et des circonstances de la lutte.

Dans l’alternative, tout pouvait servir aussi bien une véritable armée disciplinée, telle que la voulait Rossel, que l’armée de la révolte telle que la voulait Delescluze, les fanatiques de la liberté eussent trouvé beau pour vaincre de s’astreindre à la discipline de fer, il fallait les deux armées, l’une d’airain, l’autre de flamme.

Rossel ignorait ce qu’est une armée d’insurgés ; il avait la science des armées régulières.

Les délégués civils à la guerre ne connurent que la grandeur générale de la lutte, aller en avant offrant sa poitrine ; levant la tête sous la mitraille, c’était beau, mais les deux étaient nécessaires contre tels ennemis que Versailles.

Dombwroski parfois eut les deux.

Dans un ordre à l’armée, Rossel s’exprima ainsi.

Il est défendu d’interrompre le feu pendant un combat, quand même l’ennemi lèverait la crosse en l’air ou arborerait le drapeau parlementaire.

Il est défendu sous peine de mort de continuer le feu après que l’ordre de le cesser a été donné, ou de continuer à se porter en avant lorsqu’il a été prescrit de s’arrêter. Les fuyards et ceux qui resteront en arrière isolément seront sabrés par la cavalerie, s’ils sont nombreux ils seront canonnés ; les chefs militaires ont pendant le combat tout pouvoir pour faire marcher et faire obéir les officiers et soldats placés sous leurs ordres.

 

Si ce même ordre eût été donné de manière à faire comprendre qu’il s’agissait d’assurer la victoire, ceux qu’il froissait l’eussent accepté. Certes les révoltés ne sont pas des fuyards, mais l’armée de Versailles étant le nombre, il fallait tactique et ardeur. La Commune n’eut jamais de cavalerie ; quelques officiers seulement étaient montés. Les chevaux servaient pour les prolonges d’artillerie et divers usages semblables ; l’avantage en outre a des chances pour celui qui attaque.

Rossel, habitué à la discipline des armées régulières et dont un arrêt avait été commué par la Commune, l’accusa de faiblesse, il se retira sans qu’on se fût compris, réclamant dans l’ardeur de sa colère une cellule à Mazas.

Avec le concours de son ami Charles Gérardin, il s’échappa d’autant plus volontiers, que la Commune le préférait ainsi.

Ce fut une perte réelle. Versailles le prouve en l’assassinant.

Le délégué civil à la guerre, Delescluze, vieux d’années, jeune de courage, s’écriait dans son manifeste :

La situation est grave, vous le savez ; cette horrible guerre que vous font les féodaux conjurés avec les débris des régimes monarchiques, a déjà coûté bien du sang généreux, et cependant, tout en déplorant les pertes douloureuses, quand j’envisage le sublime avenir qui s’ouvrira pour nos enfants, et lors même qu’il ne nous serait pas permis de récolter ce que nous avons semé, je saluerais encore avec enthousiasme la révocation du 18 mars qui a offert à la France et à l’Europe, des perspectives que nul de nous n’osait espérer, il y a trois mois. Donc à vos rangs, citoyens, tenez ferme devant l’ennemi.

Nos remparts sont solides comme vos cœurs. Vous n’ignorez pas d’ailleurs, que vous combattez pour votre liberté et pour l’égalité.

Avec cette promesse qui vous a si longtemps frappés, que si vos poitrines, sont exposées aux balles et aux obus des Versaillais, le prix qui vous est donné, c’est l’affranchissement de la France et du monde, la sécurité de votre foyer et la vie de vos femmes et de vos enfants.

Vous vaincrez donc ; le monde qui applaudit à vos magnanimes efforts, s’apprête à célébrer votre triomphe qui sera celui de tous les peuples.

Vive la République universelle !

Vive la Commune !

Paris le 10 mai 1871.

Le délégué civil à la guerre,

DELESCLUZE.

 

On se hâtait et tout était encore à venir.

La liberté de Nouris avait été décrétée dans les premiers jours, il ne revint jamais.

La maison de M. Thiers démolie, avait empli la place Saint-Georges de la poussière de ses nids à rats, elle devait lui rapporter un palais.

Mais qu’importent les questions d’individus ? nous sommes plus près qu’alors du monde nouveau ; à travers les transformations qu’il a subies, il mourrait, si l’éclosion tardait.

Dans les maisons des francs fileurs, et dans les maisons de plaisir les plus infectes, sous tous les déguisements, se cachaient les émissaires de l’ordre.

On crut, en exigeant des cartes d’identité, les empêcher d’entrer. Mais individu à individu, comme goutte à goutte, ils s’infiltraient dans Paris.

M. Thiers, dès le 11 mai, avait demandé à l’assemblée apeurée et féroce, huit jours encore, pour que tout fût consommé.

La conspiration des brassards avait été découverte, il en était d’autres restées inconnues.

Versailles renonçant à acheter les hommes qui ne voulaient pas se vendre, cherchait à mêler les siens où ils pouvaient livrer un mot d’ordre, ouvrir une porte.

Ils avaient été mal inspirés en cherchant par l’offre d’un million et demi à acheter Dombwroski, qui en avertit le comité de salut public.

Comment les gens de Versailles avaient-il pu s’adresser si mal. Dombwroski, chef de la dernière insurrection polonaise, qui avait résisté presque un an à l’armée russe, qui depuis avait fait la guerre du Caucase et comme général de l’armée des Vosges avait montré que ses qualités n’étaient point celles d’un traître, ne pouvait servir la réaction.

Versailles pourtant gagnait du terrain, puis semblait le reperdre, la souris victorieuse faisait tête, mordant le chat qui reculait.

Le 21 mai au soir, devait être donné un concert au bénéfice des victimes de la guerre sociale, veuves, orphelins, fédérés blessés en combattant.

Le nombre et le talent des exécutants faisaient de ces concerts de véritables triomphes. Agar y disait des vers des Châtiments. Elle y chantait la Marseillaise, d’une voix si puissante qu’elle hurlait, disaient les Versaillais.

Le dimanche 21 mai, deux cents exécutants formaient une masse d’harmonie énorme. De bonne heure l’auditoire débordait, avide d’entendre ; pourtant les cœurs se serraient, c’était la trahison qu’on sentait monter.

Un peu avant cinq heures, un officier d’état-major de la Commune, s’avança sur l’estrade et dit :

Citoyens, M. Thiers avait promis d’entrer hier dans Paris, M. Thiers n’est pas entré, il n’entrera pas. Je vous convie pour dimanche prochain 28, à la même place, à notre concert, au profit des veuves et des orphelins de la guerre !

Furieusement on applaudit.

Pendant ce temps, une partie des avant-postes de Versailles entraient par la porte de Saint-Cloud.

Un ancien officier d’infanterie de marine, nommé Ducatel, traître, encore sans emploi, rôdait, cherchant pour en avertir Versailles, les côtés faibles de la défense de Paris ; avec le peu d’hommes dont on disposait, il ne doutait pas d’en trouver. Il remarqua que la porte de Saint-Cloud était sans défense, et avec un mouchoir blanc appela un poste de l’armée de l’ordre.

Un officier de marine se présenta, au même moment, les batteries versaillaises cessèrent le feu, et par petits pelotons les soldats pénétrèrent dans Paris.

La cessation du feu ne fut pas remarquée de suite, l’oreille y était si accoutumée que plusieurs semaines après la défaite, on croyait encore l’entendre. Enfin on s’aperçut de cette cessation de feu. Quelques-uns en tiraient favorable augure ; à d’autres cela semblait étrange.

Réunis au Mont-Valérien, M. Thiers, Mac-Mahon, l’amiral Pothuau télégraphiaient partout.

21 mai 7 heures du soir.

La porte de Saint-Cloud vient de s’abattre sous le feu de nos canons, le général Douay s’y est précipité ; il entre en ce moment dans Paris avec ses troupes. Les corps des généraux Ladmirault et Clinchamp s’ébranlent pour les suivre.

A. THIERS.

 

Vingt-cinq mille hommes de Versailles, par trahison et sans combat, couchèrent cette nuit-là dans Paris.

 

 

 



[1] Jules FAVRE, Histoire du Gouvernement de la défense nationale, 2e volume, page 209.

[2] Le Matin, 11 juin 1897.

[3] Benoit MALON, La Troisième Défaite du Prolétariat.

[4] La guerre des Communeux de Paris, par un officier Supérieur de l’armée de Versailles.

[5] Journal de Versailles, 3e semaine d’avril 1871.

[6] Un diplomate à Londres, pages 46 et 47.

[7] Le Gaulois, 14 avril 1871.

[8] L’Émancipation de Toulouse, fin mars 71.

[9] ROCHEFORT, le Mot d’Ordre.

[10] Jules FAVRE, Simple récit d’un membre de la défense nationale, 3e partie, pages 428 et 429.