LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

TOME PREMIER

LIVRE TREIZIÈME. — OPÉRATIONS DANS LE NORD ET DANS L'EST DU COMMENCEMENT DE LA GUERRE À LA FIN DE DÉCEMBRE.

 

 

Les Prussiens dans le nord de la France — Capitulation de Laon ; explosion de la citadelle. — Belle résistance de Saint-Quentin ; M. Anatole de La Forge. — Siège de Soissons, — Marche du général Manteuffel sur Amiens. — Formation de l'armée du Nord ; MM. Festelin et le colonel Favre. — Bourbaki prend le commandement de l'armée du Nord ; il est rappelé à l'armée de la Loire. — Combat de Villers-Bretonneux. — Les Prussiers entrent dans Amiens. — Retraite de l'année du Nord à Arras et à Lille. — Nomination du général Faidherbe au commandement de l'armée du Nord. — Les Prussiens en Normandie ; combat de Buchy ; entrée de Manteuffel à Rouen ; le Havre est menacé. — Diversion du général Faidherbe. — Reprise de Ham par le général Lecointe. — Bataille de Pont-Noyelles. — L'armée du Nord derrière les lignes de la Scarpe. — Opérations dans l'Est. — Marche de Werder après la chute de Strasbourg. — Garibaldi commandant en chef de l'armée des Vosges. — Son arrivée à Dôle. — Proclamation à ses troupes. — Combats des bords de l'Oignon. — Escarmouches dans les faubourgs de Gray. — Mouvement du général de Beyer sur Dijon. — Exécutions barbares. — Résistance de Dijon. — Entrée des Prussiens le 31 octobre. — Garibaldi à Dole. — Le général Cambriels est remplacé par le général Michel. — Garibaldi chargé de garder les défilés du Morvan. — Il établit son quartier-général à Autun. — Combats heureux à Châtillon-sur-Seine et à Auxon-sur-Aube. — Combat de Pâques. Tentative sur Dijon. — Attaque de Werder sur Autun. — Succès de Garibaldi. — Bataille de Nuits. — Troubles à Lyon à la suite de la bataille de Nuits. — Assassinat du commandant Arnaud. — Troubles à Marseille ; la ligue du Midi. — Tableau de la France à la fin de l'année 1870.

 

La région du Nord voit arriver les Prussiens aussitôt après notre grand désastre de Sedan. Les armées qui marchent sur Paris s'avancent dans ces contrées sans rencontrer de résistance et font tomber les places fortes sur leur passage. Elles paraissent au commencement de septembre devant la citadelle de Laon. Le général Théremin commandait la place. On le somme de se rendre ; il écrit au ministre de la guerre : « L'armée du duc de Mecklembourg entoure Laon et somme la place de se rendre. Si la reddition n'est pas effectuée demain avant dix heures du matin, Laon subira le sort de Strasbourg. » « Agissez, répond le ministre, selon les nécessités de la situation. » La ville ouvre ses portes au duc de Mecklembourg : Les mobiles qui auraient pu la défendre avec la garde nationale, étaient, aux termes de la capitulation, laissés libres sur parole de ne pas servir contre l'Allemagne pendant la durée de la guerre. Le duc de Mecklembourg venait d'entrer dans la citadelle et il s'entretenait avec le général Théremin, quand une épouvantable secousse ébranle la citadelle ; c'est la poudrière qui a sauté. La caserne est détruite, une partie de la ville est renversée, les maisons s'écroulent avec un horrible fracas. Plus de deux cents mobiles tués ou blessés sont ensevelis sous les décombres. Les Prussiens perdent une centaine d'hommes dans cette catastrophe. Le général Théremin est blessé mortellement à la tête ; quant au duc de Mecklembourg, il n'a reçu que de légères blessures. On crut, dans la stupeur du premier moment, que le général Théremin avait voulu faire sauter la citadelle pour ne point subir la honte d'une capitulation : rien n'était moins exact. Le général français avait engagé son honneur en acceptant la capitulation ; il respecta la parole donnée. Le feu avait été mis aux poudres par un garde d'artillerie, au désespoir de voir entrer l'ennemi dans ces murailles, et il n'avait point consulté son général sur l'acte tragique qu'il allait commettre. Cependant les Prussiens croyaient que l'explosion était l'œuvre du général ou du préfet : ils fusillaient les mobiles qui se sauvaient à travers les décombres, et le duc de Mecklembourg courait éperdu, jurant qu'il infligerait à la ville un châtiment exemplaire. On finit cependant par s'avouer que l'explosion avait fait beaucoup plus de victimes dans les rangs français que dans les rangs allemands, et qu'on s'y serait pris autrement, si la catastrophe eût été préparée par l'autorité militaire. Le général Théremin mourut de ses blessures.

Cet acte de désespoir d'un soldat obscur, nommé Henriot, fut dénoncé en Allemagne comme une trahison, exalté en France comme une sublime inspiration d'héroïsme. L'histoire lui restitue son véritable caractère.

Saint-Quentin voit à son tour apparaître les Prussiens au commencement d'octobre. L'intrépide préfet de l'Aisne, M. Anatole de La Forge, est dans les murs de la vaillante ville ; il enflamme par son exemple le patriotisme de ses habitants ; on fait sauter les ponts, on élève des barricades, on fortifie la gare. Aux premiers sons du tocsin, la garde nationale court à son poste, les boutiques se ferment ; bientôt la fusillade éclate à l'entrée des faubourgs. M. Anatole de La Forge, accouru aux premiers rangs, tombe blessé à la jambe ; les Prussiens ne s'attendaient pas à cette résistance de la part d'une ville ouverte ; ils reculèrent après deux heures de combat, laissant un grand nombre de morts et de blessés et promettant de revenir en force pour dompter cette ville qui osait leur résister. Le 21 octobre, ils revinrent, en effet ; ils étaient nombreux, pourvus d'une puissante artillerie et menaçaient de réduire la ville en cendres, si elle n'ouvrait pas immédiatement ses portes. Saint-Quentin, ne pouvant résister, se rendit et fut écrasé de réquisitions.

Après Saint-Quentin, Soissons, qui tient trente-sept jours, malgré le bombardement et l'incendie. Les faubourgs brûlaient, les obus pleuvaient des hauteurs qui dominent la ville ; la garnison ne voulait cependant pas se rendre, quoique la brèche fût ouverte. Le colonel de Noue, commandant la place, accepte la capitulation. Soissons contenait des vivres et des munitions en abondance : le colonel de Noue les livre à l'ennemi malgré les prescriptions militaires qui enjoignent aux commandants de place d'enclouer les canons, et de détruire les approvisionnements avant de se rendre. Soissons capitula le 16 novembre.

Quelques jours auparavant (9 novembre), Verdun avait ouvert ses portes après une longue et honorable résistance. Le général Guérin de Waldersbach, commandant la place, avait fait insérer dans le texte de la capitulation que le matériel de guerre, les munitions et les approvisionnements devaient faire retour à la France à la signature de la paix. Cette clause faisait honneur à ses sages intentions beaucoup plus qu'à sa prévoyance ; il en coûtait peu sans cloute aux Allemands d'y souscrire, car ils se promettaient bien de ne pas l'observer.

Vers le milieu de novembre, presque toutes les places du Nord ont capitulé ; celles qui tiennent encore sont cernées par des détachements prussiens. Le général de Manteuffel s'avance dans la direction d'Amiens pour détruire l'armée française en formation dans ces parages.

Cette armée se composait alors d'environ 20.000 hommes réunis sous le commandement du général Bourbaki et qu'on avait équipés à grand'peine. Tout manquait à la fois dans les régions du Nord : hommes, chevaux, vêlements, matériel. M. Testelin, commissaire délégué du gouvernement pour les départements de l'Aisne, du Nord, de la Somme et du Pas-de-Calais, s'était dévoué à cette œuvre pressante avec toute l'ardeur dont il était capable. Les généraux auxquels il s'adressait répondaient qu'ils pouvaient tout au plus défendre les places ; encore étaient-elles mal armées. Il n'y avait à Lille qu'une seule batterie d'artillerie, et elle n'était pas en état de marcher. M. Testelin s'adressa au colonel Faire, directeur des fortifications à Lille, auquel il fit donner le titre de général de brigade. Quand le général Bourbaki vint prendre possession du commandement (22 octobre), l'armée du Nord comptait environ 20.000 hommes. Une foule d'officiers évadés de Metz étaient accourus et avaient aidé à la formation des cadres ; parmi eux les colonels Lecointe et Villenoisy, et le lieutenant-colonel Rittier, qui devaient jouer un rôle très-important dans la nouvelle armée. Le colonel Lecointe, promu général, ne larda pas à prendre le commandement abandonné par le général Bourbaki. Celui-ci ne fit, en effet, que traverser l'armée du Nord, fort désenchanté d'ailleurs, peu confiant dans ces troupes improvisées, et suspect, en outre, aux populations à cause du voyage qu'il avait fait en Angleterre à sa sortie de Metz. Ceux qui suspectaient le patriotisme du général oubliaient qu'il était venu de son propre mouvement offrir son épée au gouvernement de la Défense nationale, et que rien ne l'obligeait à cette démarche. Quoi qu'il en soit, Bourbaki reçut un commandement dans l'armée de la Loire (18e corps) et laissa l'armée du Nord aux mains des généraux Farre et Lecointe. L'ennemi menaçait Amiens. Les troupes furent concentrées le 24 novembre : elles se composaient de trois brigades : la 1re, sous les ordres du général Lecointe, la 2% sous les ordres du colonel Derroja, la 3e, sous les ordres du colonel du Bessol. Elles comprenaient, en outre, deux escadrons de dragons, deux escadrons de gendarmes, six batteries d'artillerie : en tout 17.500 hommes qui, joints aux 8.000 hommes de la garnison d'Amiens, sous les ordres du général Paulze d'Ivoy, formaient un effectif de 25.000 combattants.

A l'approche de Manteuffel ; cette petite armée fut portée en avant d'Amiens menacé, et cantonnée dans les villages situés à l'est de la ville jusqu'à Corbie et Villers-Bretonneux. La Somme coule presque horizontalement de Péronne à Amiens et forme par sa rive droite une bonne ligne de défense qu'il était important de garder pour rester maître de la voie ferrée d'Arras et de Douai. Les ponts furent détruits et trois bataillons appelés de Lille et d'Arras gardèrent la rivière. Par suite des dispositions prises, les trois brigades se trouvaient placées dans les positions suivantes : la 1re était à Amiens, avec le général Lecointe ; la 2e sous les ordres du colonel Derroja, à Boves, sur le ruisseau de l'Avre, et à Camons, sur la Somme ; la 3e sous les ordres du colonel du Bessol, s'étendait de Corbie à Villers-Bretonneux, Cachy et Gentelles.

Les Prussiens parurent le 24 sur la route de Noyon ; le colonel du Bessol les fit charger à la baïonnette ; ils reculèrent, emportant sept voitures de morts et de blessés. Le surlendemain, une véritable bataille se livra autour de Villers-Bretonneux. La journée commença bien ; le général Lecointe repoussa l'ennemi de Gentelles ; le village de Cachy, très-vigoureusement attaqué, resta en notre pouvoir grâce on l'héroïque résistance du 43e de ligne ; mais sur la droite de Villers-Bretonneux, les gardes mobiles abandonnèrent leurs positions et entraînèrent les troupes de ligne dans leur retraite. Au surplus, les munitions manquaient à l'artillerie. Le général Farre fit retirer une partie de ses troupes à Corbic, tandis que l'autre se rabattait sur Amiens. Une attaque des Prussiens contre Amiens était imminente. Les généraux ne crurent pas leurs troupes capables de la soutenir avec succès ; l'évacuation de la ville fut décidée ; toutefois on laissa une garnison de de 450 hommes dans la citadelle. L'armée se retira vers le nord par la route de Doullens.

Les Prussiens se présentent aux portes de la citadelle et somment le commandant Vogel de se rendre ; celui-ci répond qu'il est prêt à se défendre. Deux nouvelles sommations n'ayant pas produit plus d'effet que la première, les Prussiens ouvrirent de l'intérieur de la ville une fusillade bien nourrie. Aux premiers coups de feu, la garnison réduite par les désertions à 40 hommes court à ses postes de combat et riposte à l'assaillant par un feu d'artillerie et de mousqueterie. Le brave capitaine Vogel parcourait les remparts pour soutenir par son exemple le courage de ses soldats, lorsque, percé d'une balle, il tomba et mourut. Le drapeau parlementaire était arboré le lendemain sur les instances de quelques habitants de la ville, et la citadelle d'Amiens était remise aux Prussiens[1].

La bataille de Villers-Bretonneux (ou d'Amiens) avait coûté à l'armée du Nord 266 tués et 1.117 blessés. Un millier d'hommes étaient disparus ; en outre, pendant la retraite sur Corbie, un grand nombre de mobiles avaient pris la fuite pour se retirer dans leurs foyers. Tous les corps furent dirigés sur leurs dépôts pour se réorganiser ; les munitions avaient manqué pendant la bataille ; le matériel d'artillerie était insuffisant. Les généraux redoublèrent d'activité pour rendre l'armée capable de reprendre l'offensive. Un nouveau chef allait en prendre le commandement : c'était le général Faidherbe qu'un décret du gouvernement rappelait de Constantine[2].

Pendant que le général Faidherbe reconstitue à Lille et à Arras l'armée dont il vient de prendre le commandement, le général Manteuffel envahit la Normandie et marche sur Rouen. Cette province riche et fertile tentait depuis longtemps l'avidité prussienne. Manteuffel se dirige sur Rouen à marches forcées avec 25.000 hommes et 50 pièces d'artillerie ; il s'avançait par trois routes dans la direction de Buchy où se trouvait un noyau de troupes françaises en formation sous les ordres du général Briand. Cette armée, peu solide encore, se composait de 15.000 mobiles, 2.000 marins, 1.200 éclaireurs du corps Mocquart, en tout un peu moins de 20.000 hommes, et 3 batteries d'artillerie. Un combat très-vif s'engagea autour de Buchy. Les marins et les éclaireurs firent bonne contenance ; mais les mobiles effrayés par les obus lâchent pied et se précipitent sur Rouen, où leurs récits désordonnés jettent l'épouvante. Une grande confusion paraît alors avoir régné dans les esprits ; les uns voulaient que Rouen se défendît, les autres taxaient cette résolution d'imprudence inutile. Les autorités municipales se montraient fort hésitantes ; le général Briand à qui incombait le devoir de la défense était lui-même très-perplexe, si bien que le temps s'écoula sans qu'on eût pris une détermination ; les Prussiens étaient aux portes de Rouen, ils y entrèrent sans tirer un coup de fusil. Le général Briand avait donné l'ordre à ses troupes de battre en retraite sur Honfleur et le Havre. Maîtres de Rouen, les Prussiens frappèrent la Normandie de contributions, mais ils ne pénétrèrent jamais au Havre qui, s'étant fortifié sous la direction de l'habile capitaine de vaisseau Mouchez, n'entendait pas se résigner à l'invasion comme Rouen.

Le général Manteuffel s'imaginait avoir anéanti l'armée du Nord à Villers-Bretonneux ; il restait en Normandie dans une sécurité complète, cherchant à s'emparer du Havre, port très-avantageux à l'armée allemande pour se ravitailler, lorsque Faidherbe se mit en campagne. Son but en opérant une diversion était d'obliger Manteuffel à revenir sur ses pas, à dégager le Havre et peut-être Rouen. Le 8 décembre, Faidherbe se met en mouvement ; son armée compte maintenant trois divisions de deux brigades chacune, formant un effectif de 30.000 hommes. La 1re division est commandée par le général Lecointe, la 2e, par le général Paulze-d'Ivoy, la 3e, par l'amiral Moulac. Chacune d'elles est pourvue de trois batteries ; il y a en outre deux batteries de réserve. En quittant le grand quartier général de Lille, le commandant en chef avait laissé aux colonels Villenoisy et Rittier le soin d'achever l'organisation déjà commencée des bataillons, des escadrons et des batteries, et de les lui envoyer aussitôt qu'ils seraient en état de tenir la campagne.

Le général Lecointe, à la tête de la 1re division, s'était dirigé vers Saint-Quentin ; à son approche, l'ennemi se retire sur La Fère. Le général français poursuit sa marche, arrive à Ham vers la fin du jour, et envoie trois colonnes d'un bataillon vers le fort occupe par les Prussiens. Ce détachement somme la garnison allemande de se rendre ; sur son refus, on tire quelques coups de canon contre les tours du château. Les Prussiens, vers le milieu de la nuit, demandent à capituler ; ils étaient au nombre de 210, dont 11 officiers. Le général Lecointe enhardi par le succès s'avança jusque sous les murs de La Fère : mais désespérant d'enlever cette place de vive force, il se rabattit sur Amiens. Ce même jour, un petit détachement commandé par le chef de bataillon Tramon enlevait brillamment un convoi ennemi dans le village de Vouel et ramenait plus de cent prisonniers.

Les Allemands furent surpris de voir reparaître celle armée du Nord qu'ils croyaient anéantie. Manteuffel revint aussitôt de Normandie ; le général Faidherbe avait donc atteint son but. Il fallait maintenant se préparer à soutenir le choc de l'armée allemande dont la concentration était annoncée au sud d'Amiens, dans les environs de Breteuil et de Montdidier.

Faidherbe s'établit sur la rive droite de la Somme, sur une série de hauteurs qui dominent la rive gauche. Couvert au sud par le cours de la rivière qui forme sur ce point de vastes marécages, l'armée avait devant elle les villages semés dans la vallée de la Hallue : ces villages sont Daours, Dussy, Querrieux, Pont-Noyelles, Ravelincourt et Contay. Elle faisait face à la citadelle d'Amiens toujours occupée par l'ennemi et surveillait la route qu'il devait suivre pour aborder nos lignes. Le général Faidherbe venait d'appeler du renfort de Lille ; il avait sous la main 4 divisions complètes et 78 bouches à feu.

Le 20 décembre, une reconnaissance ennemie de 2.000 hommes environ pousse jusqu'au village de Querrieux au centre de nos lignes. Deux bataillons (le 18e chasseurs à pied et le 35e), sans donner à l'artillerie le temps d'avancer, se jettent sur les Allemands et les refoulent vers Amiens. Cette escarmouche préludait à une action générale. L'attaque sérieuse commença le 23. Au jour naissant, de fortes colonnes prussiennes sortant d'Amiens marchent vers nous par différents chemins ; la fusillade s'engagea sur toute la longueur de la Hallue, depuis Daours, à gauche, jusqu'à Contay, à l'extrême droite. 80 pièces de canon avaient été placées par les Prussiens sur les bords du ruisseau ; notre artillerie était moins nombreuse sur la rive opposée, mais elle fit bonne contenance. Au centre, les mobiles de la Marne et de la Somme chassaient les Prussiens de Pont-Noyelles incendié ; sur l'extrême gauche, les marins de l'amiral Moulac repoussaient les Prussiens de Daours, mais ceux-ci, profitant de l'obscurité de la nuit, purent par surprise revenir dans le village en y faisant prisonniers quelques-uns des nôtres.

La bataille de Pont-Noyelles n'en fut pas moins un succès pour l'armée du Nord[3]. Nos troupes couchèrent sur leurs positions par une nuit glaciale qui les soumit à de vives souffrances ; la température était descendue à 8 degrés au-dessous de zéro, et nos soldats bivouaquaient sur les collines sans pouvoir faire du feu, faute de bois, et n'ayant que du pain gelé pour tout aliment. Cependant les munitions étaient complétées avec la réserve et l'armée était prête, au jour naissant, à recommencer la lutte. Mais l'ennemi ne renouvela pas son attaque. Le général Faidherbe avait suffisamment affirmé sa victoire par sa contenance ; la température ne cessant pas d'être rigoureuse, il ne jugea point prudent de laisser son armée passer encore une nuit sur ses positions et il lui ordonna de rentrer dans les cantonnements. L'ennemi n'inquiéta point sa retraite opérée en plein jour. Nos pertes à la bataille de Pont-Noyelles s'étaient élevées à 141 tués, dont 5 officiers, et 905 blessés dont 45 officiers. Un millier d'hommes appartenant à la garde mobile avaient disparu pour rentrer dans leurs foyers. Ils revinrent, il est vrai, reprendre leur poste ; et le général en chef dut faire quelques exemples pour éviter le retour de ces désordres.

Satisfait d'avoir dégagé le Havre par la bataille de Pont-Noyelles, Faidherbe pensa qu'il serait imprudent d'attendre une attaque de l'ennemi, qui venait de recevoir des renforts. Ses troupes avaient besoin de repos ; il les ramena entre Arras et Douai derrière la Scarpe, la droite appuyée à Arras, la gauche à Douai. L'ennemi ne le poursuivit pas.

 

Telle était la situation de l'armée du Nord au 31 décembre 1870, pendant que la deuxième armée de la Loire venait d'arriver au Mans. Avant de voir Faidherbe sortir de ses cantonnements et engager de nouveaux combats, nous devons tourner nos regards vers la région de l'est et retracer les événements qui s'y sont accomplis jusqu'à la fin décembre.

Dès que Strasbourg eut succombé, le général de Werder franchit les Vosges et se répandit à travers le pays compris entre le plateau de Langres au nord et les vignobles de Bourgogne au sud. Sa marche est signalée par des combats presque quotidiens entre le cours de la Saône et la rivière de l'Oignon. Quelques francs-tireurs, des gardes mobiles, des troupes de ligne, en petit nombre, sous les ordres du général Cambriels, défendaient les défilés des montagnes ; et, dans leurs embuscades, tuaient beaucoup de monde aux Prussiens. Ceux-ci se vengeaient en fusillant sans pitié tout paysan suspect. De Werder attachait une grande importance à occuper cette partie de la France : sa possession assurait les communications de l'Allemagne avec les armées qui assiégeaient Paris. A la tête du 14e corps, qui avait été constitué aussitôt après la chute de Strasbourg, Werder avait reçu l'ordre de disperser les soldats français qui se réunissaient entre Besançon et Dijon. Le général-major Degenfeld est envoyé en avant pour éclairer la marche du 14e corps : il rencontre d'abord les Français à Champenay, puis à Raon-1'Etape ; il marche sur Épinal, lorsque des troupes françaises venues de Rambervilliers fondent sur son flanc droit. Les Allemands s'arrêtent près d'Epinal et engagent un combat qui ne dure pas moins de sept heures. Ce jour-là l'ennemi ne put pas arriver jusqu'à Saint-Dié, il perdit environ 400 hommes dans cette rencontre ; nous autant, plus environ 500 prisonniers. Le 12 octobre, de Werder apprend que les Français s'étaient retirés sur Vesoul, il se dirige aussitôt sur cette ville.

Les choses en étaient là lorsque Garibaldi, accouru de Caprera au secours de la France, prenait le commandement des corps francs des Vosges et arrivait à Dôle. L'illustre patriote italien n'avait pas marchandé, comme son pays, ses services à la République française. Un de ses anciens compagnons d'armes de l'expédition des Deux-Siciles, M. Bordonne, était allé le trouver à Caprera où deux canonnières italiennes le gardaient à vue. Il montre à M. Bordonne la canne sur laquelle il s'appuie : « Vous le voyez, dit-il, ce que vos amis appellent une vaillante épée n'est plus maintenant qu'un bâton ; mais, tel que je suis, je me mets tout entier au service de la République française[4]. »

Il déjoue la surveillance de ses gardiens, débarque à Marseille, arrive à Tours en même temps que M. Gambetta. Quelques jours après, il était à Dôle explorant les routes et les bois où il devait, avec ses deux fils, livrer d'importants combats aux troupes allemandes. Tous les corps francs répandus dans le pays passèrent sous son commandement et formèrent l'armée des Vosges[5].

De Werder avait divisé ses troupes en trois colonnes pour marcher de Vesoul sur Besançon. Le 22 octobre, il arrivait sur les bords de l'Oignon avec l'intention de traverser ce cours d'eau, qui se trouvait en ce moment gonflé par les pluies et dont les passages étaient gardés par des francs-tireurs. L'aile droite, commandée par le prince Guillaume, reçut l'ordre de traverser la rivière au Pin, pendant que la colonne du centre, conduite par le général de Degenfeld, livrait un combat à Etuz, fortement occupé. Le prince Guillaume devait remonter la rive gauche de l'Oignon et nous prendre à revers. Il n'avait pas achevé son mouvement tournant que nos troupes étaient successivement chassées d'Étuz et de Cussey. A partir de ce moment, les passages de l'Oignon étaient libres. Une dernière résistance eut lieu à Auxon-le-Dessus et à Châtillon-le-Sec. Nos troupes n'étaient malheureusement pas assez nombreuses pour arrêter l'ennemi. A la suite de ces divers engagements, Werder touchait aux portes de Besançon ; mais il ne se crut pas en état de s'emparer de cette place et revint sur ses pas pour remonter vers Gray, tête de ligne du chemin de fer importante à occuper. C'était là d'ailleurs, que Garibaldi concentrait l'armée des Vosges. Maître de Gray, le général prussien se proposait de pousser jusqu'à Dijon. Après quelques combats partiels livrés dans les faubourgs, Gray tomba, le 27 octobre, au pouvoir des Prussiens, et déjà Werder avait donné l'ordre de marche sur Dijon, lorsqu'on lui manda du quartier général de ne pas bouger, car il devait protéger la marche de Frédéric-Charles qui, venant de Metz à travers la Champagne, se dirigeait vers les bords de la Loire. Le général de Beyer fut chargé d'opérer le mouvement sur Dijon. De Gray à Dijon, on traverse des pays accidentés, coupés de bois très-propres aux embuscades et aux surprises et dont les populations sont très-patriotes. Leur résistance exaspéra les soldats de Beyer, qui, sur toute leur route, se livrèrent à d'atroces exécutions. Des paysans, enlevés à leurs travaux paisibles, furent fusillés sans jugement. Les bombardeurs de Strasbourg trouvèrent le moyen d'accroitre leur renom de férocité dans leur passage à travers la Bourgogne.

Dijon n'avait dans ses murs qu'une poignée de francs-tireurs et de gardes mobiles. Le colonel Fauconnet, qui les commandait, fit occuper les vignes entourées de murs qui s'étendent à l'entrée de la ville. Quand les Badois parurent, une fusillade meurtrière les accueillait, un violent combat ne tardait pas à s'engager dans le faubourg Saint-Apollinaire. De Beyer ne s'attendait pas à cette résistance ; voyant ses troupes décimées, il leur donna l'ordre de reculer et il mit en batterie trente-six bouches à feu qui jetèrent sur Dijon une pluie d'obus. La nuit était venue, des incendies avaient éclaté sur plusieurs points et une profonde émotion régnait dans la ville. Dijon capitula dans la nuit pour s'épargner le danger d'un nouveau bombardement ou les horreurs d'une prise d'assaut qu'il n'était pas possible d'empêcher avec les forces dont on disposait. La ville fut occupée par les Allemands le 31 octobre.

De Dijon, l'ennemi menaçait notre armée en formation à Bourges et à Nevers. Garibaldi prit ses dispositions pour lui barrer le passage dans la vallée de la Saône, vers Nuits et Beaune ; il place une partie de ses troupes à Saint-Jean-de-Losne et à Jeurre, il fait couvrir Auxonne par la brigade du général polonais Bossack-Hauké et fixe son quartier général à Dôle d'où il peut accourir au premier danger. Le général Michel venait de remplacer à Besançon le général Cambriels, malade des suites d'une blessure à la tête qu'il avait reçue à Sedan. Des engagements partiels à Genlis et à Saint-Jean-de-Losne tournèrent entièrement à notre avantage : la marche des Badois sur Auxonne fut arrêtée par ces brillants faits d'armes.

 

Cependant le ministère de la guerre se décidait à abandonner la ligne du Jura, en laissant toutefois des garnisons à Besançon et à Auxonne ; l'ennemi paraissait se porter sur le Morvan et vouloir gagner Nevers en évitant Chagny. En conséquence, le délégué à la guerre, M. de Freycinet, écrit à Garibaldi de conduire ses troupes dans les montagnes du Morvan et d'en occuper les défilés. « Merci de votre confiance, répond Garibaldi, j'exécuterai le mouvement commandé. » Le commandant en chef de l'armée des Vosges continuait à se plaindre de manquer d'armes à tir rapide, de munitions et d'artillerie. L'armée des Vosges commença son mouvement et se replia sur Autun. Tandis que s'opérait cette marche de Dôle sur Autun, l'armée dite de l'Est, dont le général Crouzat venait d'être nommé commandant en chef à la place du général Michel, quittait Besançon et était dirigée par les voies ferrées sur les bords de la Loire. Nous avons raconté ailleurs la part qu'elle prit aux opérations de Beaune-la-Rolande et de Montargis. L'armée des Vosges restait seule chargée de la défense de l'est. On était alors au 11 novembre.

Des travaux de fortification étaient entrepris autour d'Autun, tandis que Garibaldi faisait garder par ses troupes les défilés du Morvan et méditait de se jeter brusquement sur Dijon et d'en chasser de Werder. Ricciotti Garibaldi fut chargé d'opérer une diversion vers Semur pour détourner l'attention de l'ennemi de cette tentative. Deux engagements très-brillants avaient lieu sur ces entrefaites et par leur issue exaltaient les courages. Dans la première, à Châtillon-sur-Seine, l'avant-garde de Ricciotti avait surpris pendant la nuit un détachement prussien d'un millier d'hommes, en avait tué une partie et fait le reste prisonnier. Dans la seconde, à Auxon-sur-Aube, les francs-tireurs du Doubs avaient dispersé un détachement de trois cents hommes environ. Garibaldi pensa qu'il fallait agir immédiatement contre Dijon.

Le 21 novembre, il part en voiture pour Arnay-le-Duc ; toutes les troupes qui doivent concourir à l'attaque se concentrent et les instructions sont données aux chefs : Menotti Garibaldi commande l'aile gauche, Bossack l'aile droite ; un détachement des meilleures troupes doit éclairer notre marche sur la route de Lartenay. Le village de Pâques fut enlevé le premier ; on attaqua ensuite Prenois, entouré de jardins crénelés. Garibaldi, entraînant ses soldats par son admirable sang-froid, y pénètre le premier. Restait à enlever Parois, où l'ennemi installe son artillerie. A la tombée de la nuit, les Prussiens sont en pleine déroute et fuient vers Dijon. « Eh bien ! colonel, dit Garibaldi à son chef d'état-major Bordonne, allons-nous souper à Dijon ? » On marche sur Dijon. A l'entrée de la ville, le commandant en chef debout sur sa voilure stimule les troupes qui passent devant lui : « Allons enfants, du courage, à la baïonnette, pas un coup de fusil, » et le clairon sonne la charge. Les troupes s'élancent et pénètrent dans Dijon, chassant l'ennemi qui se replie ; mais il met son artillerie sur la rue principale où débouchent les soldats de Garibaldi. Quelques décharges répétées déterminent une véritable panique. Il faut abandonner dès lors l'attaque. Garibaldi donne l'ordre de battre en retraite. L'armée revint occuper le plateau de Lartenay. Elle se retira bientôt à Autun, après avoir essuyé divers combats sur les hauteurs de Pâques[6]. De Werder s'apprêtait à l'attaque dans Autun même, avec des renforts qui lui arrivaient du plateau de Langres. Son avant-garde rencontrait les troupes de Ricciotti à Arnay-le-Duc. Garibaldi se hâta de visiter les travaux de défense entrepris autour de la ville et de pratiquer des meurtrières aux murs des faubourgs. La possession d'Autun était la clef des routes de Nevers et de Lyon ; sa perte pouvait donc entraîner les plus graves conséquences. Malheureusement toutes ses précautions se trouvèrent déjouées par le départ subit de la guérilla d'Orient, qui gardait l'un des faubourgs. Les Prussiens pénétraient déjà dans la ville, lorsque Garibaldi, prévenu de ce déplorable incident, fit ouvrir le feu de son artillerie sur les batteries prussiennes déjà installées à l'entrée des faubourgs. En même temps, Ricciotti à la tête de ses francs-tireurs se précipitait sur l'ennemi et le chassait des faubourgs. Les masses prussiennes essayèrent alors de se concentrer non loin de la forêt de la Planoise, mais les troupes cachées dans les bois sortirent brusquement et, combinant leur feu de mousqueterie avec le feu des canons, refoulèrent les Prussiens. La nuit protégea leur retraite : Garibaldi n'avait pas de cavalerie pour les poursuivre ; il le regretta plus que jamais. L'échec d'Autun aurait pu, en effet, se changer en déroute. Garibaldi avait remporté ce brillant succès avec la moitié seulement de son effectif, l'autre moitié étant chargée de couvrir la vallée d'Ouche et les routes du Creusot, dont les établissements avaient été transformés en un vaste atelier national où l'on fabriquait les engins de guerre.

La bataille d'Autun avait eu lieu le 1er décembre.

Cependant le général Cremer s'avançait de Beaune dans la direction de Bligny-sur-Ouche, à la recherche de l'ennemi qui, à la suite de son échec d'Autun, s'était aventuré dans la vallée dans l'espoir d'y prendre une revanche, Cremer ne commandait que cinq ou six mille mobilisés et ne possédait que huit pièces à longue portée. Il atteignit vers Bligny les Prussiens refoulés d'Arnay-le-Duc par Garibaldi et leur fit essuyer un échec très-sensible. Quatre cents hommes hors de combat restèrent sur le champ de bataille, Cremer fit, en outre près de trois cents prisonniers. L'ennemi fut poursuivi jusque sous les murs de Dijon, et les troupes de Ricciotti seraient entrées dans la ville, si les Prussiens n'avaient eu la précaution de garnir ses abords de pièces d'artillerie auxquelles nous ne pouvions opposer une artillerie suffisante. A la suite de ce brillant fait d'armes Ricciotti fut nommé chevalier de la Légion d'honneur. Garibaldi refusa pour son fils cette distinction, qu'il n'avait pas sollicitée.

Vers le 15 décembre, le cercle de nos troupes se resserrait de plus en plus autour de Dijon ; tout le pays environnant était semé d'embuscades fatales aux coureurs prussiens devenus, du reste, très-prudents depuis leur arrivée en Bourgogne. Le général Cremer reçut l'ordre de tenter un coup de main sur Dijon après s'être concerté avec Garibaldi pour le succès de l'opération. Cremer devait quitter son quartier général de Beaune et s'avancer par la route de Nuits, tandis que les forces de Garibaldi, venant d'Autun, protégeraient son flanc gauche pendant la marche. Le 18 décembre, Cremer est attaqué dans trois directions différentes par dix-huit mille hommes et plus de quarante pièces d'artillerie ; il n'avait que douze mille hommes et dix-huit bouches à feu. La bataille, autour de Nuits, dura toute la journée avec des alternatives émouvantes.

Vers quatre heures, les munitions faisant défaut[7], on sonne la retraite. Nuits tomba au pouvoir des Allemands, mais ils n'osèrent pas y rester, parce qu'ils étaient menacés sur leur flanc droit par les troupes de Ricciotti, et, qu'en outre, ils pouvaient craindre un retour offensif de Cremer ; ils se replièrent donc précipitamment sur Dijon. C'est ainsi que, par d'habiles mouvements de Garibaldi, cette défaite équivalait à une victoire. Les pertes des Allemands étaient considérables : on évalue à 1.000 le nombre des hommes mis hors de combat ; le général Glümer et le prince Guillaume de Bade étaient blessés. Les légions du Rhône et de la Gironde étaient, de leur, côté, fort éprouvées ; elles s'étaient admirablement battues. La bataille de Nuits fut célébrée par les Allemands comme une victoire ; mais on vient de montrer que cet avantage était plus apparent que réel, eu égard aux pertes subies par l'ennemi et à la précipitation qu'il mit à remonter vers Dijon. Ici, comme dans la vallée de la Loire, il ne s'était pas attendu à cette résistance opiniâtre, qui, brisée sur un point, s'affirmait immédiatement sur un autre avec une nouvelle énergie.

Cette bataille de Nuits eut à Lyon un sinistre contre-coup.

La légion du Rhône, qui venait de se couvrir de gloire, était composée en grande partie d'ouvriers de la Croix-Rousse et de la Guillotière, hommes très-ardents, très-indisciplinés au départ, braves cependant et ne marchandant pas leur vie en présence de l'ennemi. La légion avait, en effet, perdu six cents hommes ; son colonel, Celler, était mortellement blessé ; le commandant Clot, du troisième bataillon, était blessé également ; un grand nombre d'officiers étaient morts. Quand ces tristes nouvelles, grossies par la distance, parvinrent dans la grande cité, on considéra la bataille de Nuits comme un désastre, comme une trahison du gouvernement ; de perfides agitateurs prétendirent dans les clubs que la légion lyonnaise avait été massacrée sous les yeux de l'armée, qui était, restée indifférente. Aussitôt l'émotion la plus vive s'empare des quartiers populaires ; le préfet, M. Challemel-Lacourt, est condamné à mort dans les clubs, on sonne le tocsin, on bat le rappel, une grande manifestation se prépare. On résout de marcher sur l'hôtel de ville, de mettre à mort le préfet et d'instituer la Commune. C'est ainsi qu'une poignée de malfaiteurs excitent une population crédule et affolée.

Le quartier de la Croix-Rousse était le centre de l'agitation. Les meneurs venaient d'arrêter un officier de la garde nationale, et ils étaient en train de le juger, lorsque le commandant Arnaud veut pénétrer dans la salle et modérer la foule. Antoine Arnaud est un chef d'atelier, très-connu pour la fermeté de ses opinions démocratiques ; il se flatte qu'on écoutera ses conseils ; il veut avancer on l'arrête ; il essaye de parler, sa voix est couverte sous les huées ; une lutte s'engage ; Arnaud veut forcer l'entrée et arriver jusqu'au simulacre de tribunal qui juge le commandant Chavant ; des femmes déchirent ses vêtements et lui crachent au visage ; un homme le menace d'un coup de sabre. Il tire alors un coup de pistolet en l'air pour intimider la populace. La foule se rue sur lui et l'accuse d'avoir voulu massacrer le peuple. Il est désarmé, traîné devant de lâches bandits qui s'érigent en juges et le condamnent à mort. On décide que la sentence sera immédiatement exécutée. On entraîne le malheureux Arnaud dans un jardin, en plein midi, au milieu des cris de fureur de quelques femmes sans nom qui agitent un drapeau noir et un drapeau rouge Pendant cette promenade lugubre à travers la ville, personne ne tente d'arracher l'infortuné à l'horrible mort qui l'attend. Arrivé au pied du mur où il doit être assassiné, Arnaud ôte sa tunique et son gilet découvre bravement sa poitrine et s'écrie trois fois : « Vive la république ! » Un feu de peloton le renverse. On le voit, sanglant, se débattre dans les convulsions de l'agonie : « Achevez-le, » criaient les uns ; « Grâce ! grâce ! » disaient les autres. Quelques minutes après, il était mort.

En apprenant cette horrible nouvelle, la ville fut saisie d'épouvante et d'horreur. Cet assassinat commis en plein jour dans une ville de trois cent mille âmes, par un ramassis de scélérats frappa tous les honnêtes gens au cœur, et les bandits eux-mêmes furent si effrayés de leur crime qu'ils renoncèrent à renverser le gouvernement. Les funérailles du commandant Arnaud furent célébrées le lendemain au milieu d'une foule immense, protestant par sa douleur indignée contre l'assassinat perpétré dans le clos Jouve. Pendant la cérémonie, le drapeau noir fut hissé sur l'hôtel de ville ; le conseil municipal, le préfet, M. Gambetta, de passage à Lyon, les autorités civiles et militaires accompagnèrent le cercueil de l'honnête républicain. La garde nationale et des détachements de troupes complétaient l'imposant cortège. La ville de Lyon adopta les trois enfants d'Antoine Arnaud. Les misérables impliqués dans le crime furent arrêtés, déférés aux tribunaux et punis.

L'assassinat d'Arnaud et l'agitation qui en fut le prélude dévoilent une situation politique qui appelle quelques éclaircissements. Au 4 septembre, il s'était formé à Lyon un comité de salut public qui prétendait agir en dehors du gouvernement central. M. Challemel-Lacourt, nommé préfet du Rhône, comparut le 6 septembre devant ce comité. Le président lui demanda de quel droit il se présentait à Lyon. Il répond qu'il est préfet et envoyé par le ministre de l'intérieur ; cette réponse ne parut pas satisfaisante. Le comité de salut public voyait avec dépit cet agent du pouvoir central qui venait contrarier le gouvernement de la Commune lyonnaise. Cette Commune était divisée en comités des finances,' des intérêts publics, de la police et des approvisionnements ; elle occupait l'hôtel de ville et prétendait gouverner seule. M. Challemel-Lacourt put néanmoins rentrer à la Préfecture, maie il y fut comme prisonnier. On lui déclara qu'une carte de circulation lui serait nécessaire pour entrer et sortir. Il fut considéré comme un simple intermédiaire entre la Commune souveraine et le pouvoir central, et l'on n'eut recours à lui que dans des cas extrêmement rares. Cette situation anormale se prolongea assez longtemps ; le préfet parvint à force d'adresse et d'habileté à ressaisir les pouvoirs qui lui revenaient de droit. L'autorité préfectorale fut reconnue à la fin de septembre. Le 28, l'hôtel de ville avait été envahi par des bandes conduites par le Russe Bakounine et par le général Cluseret, cet agitateur qui avait été forcé de quitter Paris peu de jours avant l'investissement ; les fauteurs de désordre furent chassés de l'hôtel de ville par deux bataillons de la garde nationale, commandés par Chavant et par Arnaud, dont les noms devaient se retrouver unis plus tard dans le lugubre drame du 21 décembre. Le conseil municipal fut aussitôt réinstallé, et si l'ordre complet ne fut pas rétabli dans Lyon à dater de ce jour, le désordre, du moins, cessa d'y régner. Comme à Paris, les révolutionnaires socialistes attendirent pour se montrer de nouveau qu'une faute ou un malheur public leur en fournît le prétexte. La bataille de Nuits fut l'occasion désirée ; on sait comment l'assassinat d'Arnaud suspendit brusquement leurs mauvais desseins.

Quelques-uns de ces hommes étaient égarés de bonne foi par les espérances qu'ils avaient placées dès la première quinzaine de septembre sur une vaste association connue sous le nom de ligué du Midi. Cette ligue, qui n'a jamais eu d'organisation régulière, s'était formée alors que les communications de Paris avec la province avaient été interrompues, à un moment où l'action de la délégation de Tours ne se faisait pas suffisamment sentir. Elle agita beaucoup les esprits, mais elle ne produisit rien. Des délégués de plusieurs départements étaient venus à Marseille pour organiser la ligue : le but était de pourvoir à la défense des départements du sud-est et de former une sorte de gouvernement local indépendant du pouvoir central. M. Esquiros, préfet de Marseille, en fut nommé président. Le ministre de l'intérieur M. Gambetta, ayant destitué M. Esquiros et lui ayant donné pour successeur à la préfecture de Marseille M. Alphonse Gent, des scènes violentes signalèrent l'arrivée de ce dernier. Les gardes civiques, dévoués à Esquiros, ne voulurent pas reconnaître le pouvoir du nouveau préfet. Cette garde civique, composée d'ouvriers travaillant dans les ports, occupait la préfecture ; elle s'était rendue coupable d'arrestations arbitraires et de vexations qui l'avaient rendue odieuse à la population marseillaise. M. Gambetta résolut de la supprimer et de rétablir l'action du gouvernement central en faisant disparaître les traces de cette ligue du Midi dont quelques membres peu instruits professaient des doctrines dangereuses au point de vue du patriotisme. A cet effet, il nomme Gent à la préfecture des Bouches-du-Rhône, Gent, républicain énergique et convaincu, auquel certains groupes avaient offert la présidence de la ligue et qui l'avait refusée. La joie causée à Marseille par l'arrivée du nouveau préfet fut très-grande. La garde nationale alla au-devant de lui, sans armes ; les gardes civiques, tout dévoués à Esquiros, vinrent aussi et armés. Sur le parcours de la gare à la préfecture, les uns criaient : Vive Gent ! les autres : Vive Esquiros ! A peine M. Gent était-il arrivé à la préfecture qu'on lui disait : « Gouvernez avec Esquiros, ou donnez votre démission. » Il répondit courageusement : « Je suis ici par les ordres du gouvernement, je dois accomplir la mission qui m'a été donnée, je ferai mon devoir. On obtiendra peut-être de moi ce qu'on n'obtiendrait pas de tout autre, mais je ne peux pas abdiquer des pouvoirs qui m'ont été remis par le gouvernement : tuez-moi, si vous voulez. »

A l'instant une voix s'écria en patois : « Fè véni li caïmans. Faites venir les crocodiles. » Une porte s'ouvre : quelques hommes entrent, la baronnette au bout du fusil, et se précipitent sur le préfet. Des amis s'interposent pour le sauver et cherchent à l'entraîner, un civique lui tire un coup de pistolet à bout portant et le blesse à l'aine. Gent fut renversé et on le crut mort ; il resta prisonnier des bandits qui avaient attenté à ses jours. Le même jour, les gardes civiques, faisait une décharge sur la foule dans les allées de Meilhan, tuaient et blessaient plusieurs personnes. L'indignation était à son comble. Bien que le général Cluseret, que l'on retrouve encore au milieu de ces abominables violences, eût menace de faire fusiller quiconque battrait le rappel, la garde nationale se réunit spontanément et vint mettre le siège devant la préfecture occupée par les gardes civiques. Le combat allait s'engager, lorsque les civiques, voyant le sort qui les attendait, demandèrent à capituler. A partir de ce jour, l'ordre fut rétabli et la ligue du Midi disparut, sans avoir eu jamais d'influence que sur quelques esprits exaltés.

La situation militaire et politique de la France départementale à la fin de l'année 1870 est celle-ci : La 1re armée de la Loire sous les ordres du général Bourbaki, va être portée par les voies rapides à Châlons-sur-Saône, Beaune et Dôle, ayant pour aile droite l'armée de Lyon à Besançon, dont l'objectif est de débloquer Belfort assiégé par le général de Trescow, et pour aile gauche l'armée des Vosges. a l'ouest, Chanzy a reconstitué ses troupes au Mans et se trouve prêt à reprendre l'offensive et à opérer entre Dreux et Chartres. Au nord, Faidherbe n'attend qu'un signal pour coopérer aux opérations de Chanzy. « Nos bonnes chances augmentent tous les jours, écrit M. Gambetta à ses collègues de Paris. Les Prussiens s'inquiètent de la prolongation de la guerre, nos ressources s'accroissent et les leurs diminuent ; ils reconnaissent que la guerre est entrée dans une phase nouvelle et que la France voit chaque jour surgir de nouveaux soldats. Malgré la plus prodigieuse activité, nous n'avons pu acheter et surtout réaliser jusqu'ici autant d'armes que nous aurions voulu, ce qui limite le nombre de nos soldats, mais le pays tout entier comprend et veut la guerre sans merci, même après la chute de Paris, si cet horrible malheur doit nous arriver... La France, continue le ministre de la guerre, est complétement changée depuis deux mois ; l'âme de Paris s'est répandue sur elle et l'a transfigurée, et si vous veniez à succomber, c'est un cri de vengeance qui sortirait de toutes les poitrines. »

L'esprit public est tout entier tourné à la guerre, mais il s'inquiète de la présence des fonctionnaires du régime déchu dans toutes les branches de l'administration. C'est, dit M. Gambetta, parce que les ennemis de la République redoutent de le voir assurer la délivrance de la patrie, qu'ils profilent de l'extrême liberté dont ils jouissent pour entraver, dénigrer ou travestir les mesures militaires prises par le gouvernement. Les conseils généraux de l'Empire ont été dissous à la demande des préfets. Ces corps, refuges des candidatures officielles, peuplés d'agents plébiscitaires, étaient en opposition directe avec les représentants du pouvoir et constituaient plutôt une menace qu'un secours dans les conjonctures actuelles ; leur dissolution fut favorablement accueillie par l'opinion publique.

Le tableau politique de la France à la fin de l'année 1870, tracé par M. Gambetta, se terminait par ces mots : « J'ai parcouru plusieurs fois la France depuis que je vous ai quittés et partout, dans les villes comme dans les villages, je recueille les mêmes sentiments et les mêmes acclamations pour la République. Cet état de l'esprit public nous permet d'envisager sans trouble, sans passion, les intrigues des partis réactionnaires et monarchiques. Les bonapartistes n'ont d'autre force que celle qu'ils tirent de la présence inexplicable et injurieuse des anciens agents décembristes dans l'administration. Un décret suffirait pour nous débarrasser, quand il vous plaira de le rendre. Le parti légitimiste se divise en deux fractions : les braves qui vont au feu et se font tuer pour la France, même sous le drapeau de la République ; les intrigants qui spéculent sur les malheurs du pays pour nous couvrir d'injures dans leurs feuilles et chercher à la suite de l'invasion une restauration de la branche aînée. Leur thème quotidien est la convocation immédiate d'une Assemblée pour choisir la forme du gouvernement, trancher la paix ou la guerre, et restaurer les anciens principes d'autorité et de religion de l'État. Ils sont assez en veine d'anachronismes pour demander, quatre-vingts ans après la Révolution française des états généraux où l'on ne dit pas si la France serait partagée de nouveau en trois ordres : clergé, noblesse et tiers état. Tout cela est parfaitement innocent et usé.

« Reste le parti orléaniste, dont les menées méritent plus d'attention et une description plus détaillée. Remis de leurs premières inquiétudes sur le maintien de l'ordre à l'intérieur, la protection des personnes et des propriétés, toutes choses que notre gouvernement a su assurer sans effort et rien que par son ascendant moral, les chefs de ce parti se sont mis à l'œuvre depuis déjà deux mois pour substituer à la République, qu'ils se chargeraient de conduire à sa perte sous le couvert d'une Assemblée nationale, le gouvernement de leurs vœux, l'installation de M. le comte de Paris et le rétablissement de cette monarchie constitutionnelle qu'ils se représentent entre eux comme le port de refuge dans lequel le vaisseau de la France viendra enfin se reposer des orages et des tourmentes de la haute mer. J'emprunte cette image à une lettre de M. Dupanloup adressée à M. Thiers, à l'époque où il était notre ambassadeur extraordinaire, et dans laquelle l'éloquent évêque, interprétant finement le concours prêté par M. Thiers à cette République abominée des honnêtes gens, le considérait comme le pilote de ce vaisseau déjà en rade. La persistance avec laquelle les anciens amis de M. Thiers ont depuis lors traité notre gouvernement d'usurpateur, la guerre d'insensée, la prolongation de la résistance de criminelle, l'héroïsme de Paris de bataillerie sans résultat, l'adhésion hautement donnée aux propositions de M. de Bismarck offrant de garantir la liberté des élections sans armistice, l'exagération de tous nos revers, l'apologie timide mais sans cesse reprise en sous-œuvre de l'abominable Bazaine, le dénigrement systématique de toutes les mesures politiques, financières et militaires de notre gouvernement, la défiance et l'inertie partout encouragées, les prédictions les plus sinistres sur l'avenir de la France et l'impuissance du régime républicain ; telles sont les pratiques et les manœuvres familières aux serviteurs de la branche cadette. Plusieurs de ses membres ont été signalés comme ayant tenté des visites sur notre territoire. J'ai donné des ordres formels pour faire respecter les lois et ne pas permettre à des prétendants de venir, sous couleur de patriotisme, jeter la discorde et exciter des luttes civiles dans le pays et commettre par là des actes de haute trahison contre la France. L'un d'eux s'est glissé jusqu'au milieu de notre armée de la Loire[8]. Il a été découvert sous un nom d'emprunt, et je le fais mettre en état d'arrestation. On doit me l'amener ici même. J'exigerai de lui un engagement écrit de ne plus remettre le pied sur le territoire, et s'il n'y consent, je le ferai purement et simplement reconduire à la frontière.

« Le gouvernement a l'œil ouvert sur ces intrigues et ces agitations, d'ailleurs sans aucune importance, et il trouverait, s'il était besoin, dans le dévouement de la garde nationale sur tous les points du territoire, un concours dont il n'y a pour le moment qu'à modérer l'ardeur. Le reste du pays tout entier est exclusivement absorbé par les préoccupations de la guerre et l'anxiété patriotique que nous inspire Paris. »

Les difficultés politiques n'étaient guère plus redoutables que ne l'était pour le gouvernement le problème financier. Les dépenses occasionnées par la guerre étaient considérables ; elles n'exigeaient pas moins de huit ou dix millions par jour : l'achat des armes, les marchés conclus sur toutes les places du monde, l'équipement des soldats, leur nourriture absorbaient ces sommes immenses. La rentrée des impôts était devenue très-difficile et très-irrégulière ; il fallait chercher ailleurs des ressources nouvelles. La Banque de France prêta 150 millions ; quand cet argent fut épuisé, on eut recours à un emprunt de 250 millions : mais, comment contracter cet emprunt, dans l'état où nos revers avaient mis le crédit de la France ?

M. Laurier, secrétaire général du ministère des finances, homme très-versé dans la connaissance des questions financières, se rendit en Angleterre. Il se fit accompagner de M. de Germiny, ancien inspecteur des finances et régent de la Banque de France. Arrivés à Londres, les deux négociateurs trouvent notre crédit national dans un état d'avilissement qui rappelait les temps les plus désastreux. Les banquiers hésitaient à prêter à un gouvernement non reconnu et à la merci des vicissitudes d'une guerre désastreuse. MM. Laurier et de Germiny ne perdirent pas courage ; avec une habileté et une prudence qui les honorent, ils réussirent à trouver des prêteurs au taux de 7.44 % et ils conclurent un traité aussi avantageux qu'il pouvait l'être dans le moment. Ils avaient emprunté pour un temps très-court ; la France avait ainsi l'avantage de rembourser au moment où elle le voudrait et de se décharger promptement de ce fardeau. C'était donc une opération de trésorerie plutôt qu'un emprunt. Les négociateurs disaient : le véritable emprunt se fera le jour où les finances de la France seront assez rétablies pour qu'elle puisse emprunter à 4 ou 5 % ; ce jour-là usant de la faculté que nous lui avons réservée, le gouvernement remplacera notre emprunt à 7.40 par un emprunt à 5 %. Ce dernier seul sera l'emprunt définitif et véritable ; l'autre n'aura été qu'un expédient coûteux, mais passager.

C'était peu cependant qu'un emprunt de 250 millions, qui n'en donne que 210 en chiffres ronds, pour faire face à une situation qui dévore près de 10 millions par jour. Le comité des finances fit un nouvel appel à la Banque de France. On dit à la Banque : Vous êtes une institution d'État qui bat monnaie avec le crédit de l'État. Le droit d'émettre des billets payables au porteur et à vue vous appartient en vertu d'un contrat : mais le droit de donner cours forcé à vos billets appartient à l'État. Si vous refusez de nous prêter et que l'État soit obligé d'émettre du papier à lui, quelle en sera la conséquence ? C'est qu'il y aura deux papiers-monnaies : le papier de la Banque et le papier du gouvernement. Or, quand deux papiers-monnaies coexistent ayant cours forcé l'un et l'autre, il arrive qu'un cours identique s'établit. Si nous émettons un papier d'Etat qui ne peut manquer d'être déprécié à l'instant même, les billets de banque vont baisser d'autant. Ainsi votre stock de billets, qui est à peu près de deux milliards, va immédiatement baisser de 25 %, ce qui revient à dire que, si vous ne voulez pas nous prêter, nous allons infliger du jour au lendemain à votre papier une perte de 500 millions qui va rejaillir sur l'ensemble de la fortune publique et privée. Ces considérations étaient trop justes pour n'être pas écoutées. La Banque ouvrit au gouvernement un nouveau crédit, crédit illimité, avec lequel on put, jusqu'à la fin de la campagne, faire face aux dépenses de la guerre[9].

Pendant que la France se préparait à ouvrir l'année 1871 par un effort suprême au nord, à l'ouest, à l'est et sous les murs de Paris, l'Europe, toujours indifférente au spectacle sanglant qui se déroulait devant elle, commençait à prêter son attention à une revendication subite de la Russie touchant le traité qui lui avait été imposé en 1856. Depuis la guerre de Crimée, la Russie supportait impatiemment l'article 14 de ce traité qui neutralisait les eaux de la mer Noire et limitait le nombre des bâtiments qu'elle pouvait y entretenir pour le service des côtes. Elle attendit nos désastres pour déclarer hautement qu'elle entendait s'affranchir de cette chaîne. La France et l'Angleterre étaient, comme on sait, avec la Russie, les principaux garants du traité de 1856. Envahie par l'Allemagne et tout occupée à se défendre, le France était dans l'impossibilité de faire entendre sa voix ; l'Angleterre, inquiète de l'alliance secrète de l'Allemagne avec la Russie, privée du concours de la France meurtrie, oserait-elle seule s'opposer aux prétentions du cabinet de Saint-Pétersbourg ? Le prince Gortschakoff était tranquille à cet égard ; il lança donc la circulaire qui dénonçait le traité et provoquait une réunion des puissances cosignataires. Le 10 novembre, notre ambassadeur à Vienne, M. de Mosbourg, télégraphiait à M. de Chaudordy, délégué du ministre des affaires étrangères à Tours, « que le ministre de Russie lui avait fait la veille une communication de laquelle il résultait que son gouvernement ne se considérait plus comme lié par les stipulations du traité de 1856. » Le gouvernement français se berça de l'espoir que ce conflit naissant lui créerait une situation diplomatique nouvelle et lui ouvrirait peut-être les portes d'un armistice.

« Je ne sais, écrit M. Jules Favre à M. de Chaudordy le 19 novembre, je ne sais quelle sera la réponse de la Prusse, mais c'est le cas pour nous, en restant sur ce point dans une réserve absolue, de presser l'Angleterre d'amener une solution. Elle a tout intérêt à obtenir un arrangement entre nous et la Prusse, et maintenant elle doit comprendre la faute qu'elle a commise en laissant aller les choses si avant. Si, par son intermédiaire, nous avions traité au mois de septembre sur la base de l'intégrité du territoire, ces complications européennes n'auraient pas été soulevées. Je suppose que l'Angleterre se retire et laisse les événements s'épuiser, elle court forcément à un congrès dans lequel peuvent s'opérer des modifications qui lui seraient défavorables. Elle a donc un intérêt considérable à terminer les hostilités. Pour cela, il nous faut une Assemblée, et pour une Assemblée un armistice avec ravitaillement. »

L'Angleterre était, en effet, blessée du langage hautain de la circulaire russe, non moins que de la brusque dénonciation du traité ; mais, retenue par l'alliance secrète de la Russie et de la Prusse, elle se contenta de proposer la réunion d'une conférence à Londres entre les puissances signataires du traité. La France y fut invitée d'une manière pressante. Devait-elle y envoyer un représentant ? Le gouvernement français se prononçait pour l'affirmative, mais à la condition que la réunion du congrès serait précédée d'un armistice pendant lequel une Assemblée serait élue pour faire cesser la guerre. « Mais si la guerre continue comme elle est engagée, écrit M. Jules Favre, si les puissances ne jugent pas à propos d'en arrêter les inutiles massacres, je trouve exorbitant qu'elles nous demandent de siéger dans un congrès où l'on débattrait avec nous la question d'Orient. Sans doute nous avons à la solution de cette question un intérêt de premier ordre ; sans doute encore, tant qu'il reste quelque chose de nous, il est difficile d'oublier que nous étions partie aux conventions de 1856 ; mais c'est précisément parce que les puissances ont quelque peine à se passer de nous que je suis d'avis de leur refuser absolument notre concours, si elles ne veulent pas résoudre notre question en même temps que la leur. Mon esprit se révolte à la pensée d'une conversation diplomatique sur la mer Noire, conversation dans laquelle, un plénipotentiaire français discuterait gravement des embouchures du Danube et des Dardanelles, pendant que son voisin, le Prussien, ouvrirait une dépêche lui annonçant que Paris est en flammes, bombardé par les philosophes qui le tiennent à la gorge pour le piller et le détruire. Je n'accepterai jamais une telle humiliation. Je ne consens pas à ce que ma malheureuse patrie, trahie, abandonnée par ceux qui devaient la soutenir, écrasée par la force brutale de ceux qui abusent de leur victoire, aille, en compagnie des potentats qui la perdent, jouer le jeu dérisoire qu'on voudrait lui imposer[10]. »

Cette opinion ne fut point partagée par la délégation de Bordeaux. M. Gambetta conseillait d'aller à Londres, même alors que nous n'aurions ni armistice, ni promesses préalables, et il pressait M. Jules Favre de sortir de Paris, « Faites, écrit-il le 12 décembre, faites ce que vous croyez possible pour sortir de Paris et venez négocier ou préparer la paix. » La majorité du gouvernement de l'Hôtel-de-Ville semblait, au contraire, incliner vers l'abstention. Il se décida cependant, après une longue délibération (17 décembre), à se faire représenter à la conférence de Londres, pour ne pas encourir la responsabilité d'un refus. Le représentant désigné par le gouvernement de Bordeaux fut M. Jules Favre : « Vous devez venir, écrit M. de Chaudordy au ministre des affaires étrangères. Agir autrement serait commettre une faute irréparable. » M. Gambetta écrit à son tour (31 décembre) : « Je me figure les déchirements que vous allez éprouver d'abandonner Paris et vos collègues au moment de la crise suprême, j'entends d'ici l'expression de vos douleurs et de vos premiers refus, et cependant je dois à l'intérêt de notre cause de vous dire qu'il le faut. Il le faut pour deux raisons supérieures : la première, c'est qu'une fois sorti de la capitale et prêt à vous asseoir au milieu des représentants de l'Europe qui vous attendent, vous les forcerez à reconnaître la République française comme gouvernement de droit... La seconde raison pour laquelle je désire ardemment vous voir sortir de Paris, c'est que vous pouvez échapper à l'atmosphère troublée et obscure qui vous entoure. Vous pourrez voir par vous-même où en est la France, reconnaître ses ressources, visiter ses armées, apprendre enfin quels sont ses efforts, quelles sont aussi ses espérances, et quelle admiration sa résistance héroïque inspire à l'univers entier. Vous vous rendrez compte de l'état des esprits, de la légitimité de nos demandes, de la détresse dans laquelle on nous a laissés et de l'appareil formidable que nous avons réussi à créer. Vous nous prêterez alors l'autorité de votre intervention pour la solution des questions politiques et de la ratification de nos, opérations financières, dont la calomnie jointe à l'imprévoyance a pu seule suspecter un instant la nécessité et la probité ! Enfin, effort plus grand encore, vous nous aiderez à soutenir le sentiment national et à poursuivre la guerre jusqu'à la victoire, même après la chute de Paris, si un tel malheur ne peut être évité. » M. Gambetta ajoutait que la chute d'une capitale, si grande qu'elle soit, ne doit pas entraîner la chute de la patrie elle-même, et que l'unité française devait survivre à Paris, si Paris succombait. Nous prolongerons, disait-il, la guerre jusqu'à l'extermination, nous empêcherons qu'il y ait en France un homme ou une Assemblée pour ratifier les victoires de la force.

Cette dépêche, expédiée de Bordeaux le 31 décembre, n'arriva à Paris que le 9 janvier, un froid intense ayant retenu les pigeons voyageurs. Pendant l'intervalle, des sauf-conduits avaient été demandés pour M. Jules Favre par l'ambassadeur d'Angleterre. M. de Bismarck profita du bombardement de Paris pour priver le ministre des affaires étrangères du moyen de sortir de la ville. C'était pour lui une façon de gagner du temps et d'empêcher l'arrivée de M. Jules Favre à la conférence en temps opportun. La conférence avait été renvoyée une première fois afin de donner au plénipotentiaire français le temps de faire son voyage ; elle fut remise au 3 janvier ; quand la dépêche fut connue à Paris, il n'était donc plus temps. D'ailleurs, le bombardement sévissait avec fureur. M. Jules Favre ne croyait plus pouvoir s'éloigner de ses collègues. La fin du drame lugubre approchait : le ministre des affaires étrangères estimait que sa présence était désormais plus utile à Paris qu'à Londres.

 

FIN DU PREMIER VOLUME

 

 

 



[1] Le général Faidherbe raconte le fait de la manière suivante :

« Vers minuit, et alors que personne ne s'y attendait, le médecin et le vicaire représentèrent au commandant et aux chefs de corps qu'une lutte plus longue était devenue impossible, le commandant de la citadelle ayant été tué et les artilleurs de la mobile, tous enfants d'Amiens, se trouvant dans la situation pénible d'être obligés, pour se défendre, de diriger leur feu sur leurs propres demeures. Un conseil de guerre fût réuni et il fut décidé d'entrer en pourparlers. »

(Campagne de l'armée du Nord, par le général de division Faidherbe, p. 28.)

[2] En prenant possession de son commandement, le général Faidherbe publia l'ordre du jour suivant :

« Officiers, sous-officiers et soldats,

« Appelé à commander le 22e corps d'armée, mon premier devoir est de remercier les administrateurs et les généraux qui ont su, en quelques semaines, improviser une armée qui s'est affirmée si honorablement les 24, 26 et 27 novembre sous Amiens.

« J'exprime surtout ma reconnaissance au général Farre qui vous commandait, et qui, par une habile retraite devant des forces doubles des siennes, vous a conservés pour le service du pays.

« Vous allez reprendre tout de suite les opérations avec des renforts considérables qui s'organisent chaque jour, et il dépendra de vous de forcer l'ennemi à vous céder de nouveau le terrain.

« Le ministre Gambetta a proclamé que, pour sauver la France, il vous demande trois choses : la discipline, l'austérité des mœurs, et le mépris de la mort.

« La discipline, je l'exigerai impitoyablement.

« Si tous ne peuvent atteindre à l'austérité des mœurs, j'exigerai du moins la dignité et spécialement la tempérance. Ceux qui sont aujourd'hui armés pour ; délivrance du pays sont investis d'une mission trop sainte pour se permettre les moindres licences en public.

« Quant au mépris de la mort, je vous le demande au nom même de votre salut. Si vous ne voulez pas vous exposer à mourir glorieusement sur le champ de bataille, vous mourrez de misère, vous et vos familles, sous le joug impitoyable de l'étranger. Je n'ai pas besoin d'ajouter que les cours martiales feraient justice dos lâches, car il ne s'en trouvera pas parmi vous.

« Le général de division commandant le 22e corps d'armée

« L. FAIDHERBE.

« 5 décembre 1870.

[3] Voici sur ce combat le rapport du général Faidherbe :

« L'armée avait pris depuis deux jouis ses cantonnements à Corbie et dans les villages espacés le long de la rive gauche d'un petit ruisseau appelé la Hallue, qui se jette dans la Somme à Daours Elle avait choisi pour champ de bataille les hauteurs qui en bordent la rive gauche, laissant le soin de traverser le vallon a l'ennemi, qui, venant d'Amiens, devait l'aborder en débouchant par la rive droite.

« Le général Faidherbe avait prescrit aux troupes de n'opposer qu'une légère résistance dans les villages, avec quelques tirailleurs, et de se porter de suite sur les positions dominantes on arrière. Cet ordre fut exécuté ponctuellement, et vers onze heures, les deux armées étaient en présence, séparées par une vallée étroite, mais marécageuse, et se cantonnaient par-dessus les maisons en déployant de chaque côté de 70 a 80 bouches à feu. Les malheurs ennemis ayant pénétré dans les villages échangeaient aussi des coups, de fusil avec les nôtres.

« Vers trois heures et demie, le feu de l'artillerie se trouvant ralenti de part et d'autre, ordre fut donné sur toute la ligne à notre infanterie de courir sus à l'ennemi, pour le repousser des villages dans les positions en arrière. Cet ordre fut exécuté avec beaucoup de vigueur et d'entrain. A l'extrême gauche, la division Moulac enleva Daours et Vecquemont, la division du Bessol prit ceux de Pont-Noyelles et Querrieux. La division Robin, des mobilisés du Nord, entra dans le village de Béhancourt. Enfin la division Derroja, à la droite, se chargea des villages de Bavelincourt et Prehancourt, poursuivant l'ennemi bien au-delà

« A cinq heures, le succès étant complet parti ut ; mais la nuit était venue, on ne distinguait plus les amis des ennemis, et les Prussiens profitèrent de celle circonstance et de l'indécision qui en résulta pour rentrer sans lutte à Daours, à Querrieux et à Béhancourt. Nos troupes, ayant repris toutes leurs positions de la veille, y passèrent la nuit et y restèrent encore le lendemain, jusqu'à deux heures de l'après-midi, pour voir si l'ennemi essayerait de recommencer la lutte, ce qu'il ne lit pas. Quelques coups de fusil furent seulement échangés de loin. Apres avoir ainsi constaté sa victoire, l'armée alla prendre ses cantonnements entre Corbie et Albert.

« Nos jeunes troupes ont beaucoup souffert de la rigueur de la saison et des privations inévitables dans de telles circonstances Le pain qu'on leur a distribué était gelé, et par suite non mangeable les pertes peuvent être évaluées par aperçu à 200 hommes tués et à 1.000 ou 1.200 blessés, la plupart légèrement. Nous ne connaissons pas celles de l'ennemi, que notre artillerie, parfaitement servie, et le feu très-vif de nos artilleurs a dû fortement éprouver. Des prisonniers et des blessés sont restés entre nos mains Quelques jours de repos dans de bons cantonnements vont être accordés à l'armée du Nord.

« Le général de division commandant l'armée du Nord.

« FAIDHERBE. »

[4] Garibaldi et l'armée des Vosges, par le général Bordonne.

[5] Il leur adressa la proclamation suivante, qui dépeint l'homme tout entier avec son cœur généreux et ses opinions sur la fraternité des peuples, dont cette guerre nous a appris, à douter :

« Volontaires de l'armée des Vosges,

« Le noyau des forces cosmopolites que la République française réunit en ce moment, formé d'hommes choisis dans l'élite des nations, représente l'avenir de l'humanité, et sur la bannière de ce noble groupe vous pouvez lire la devise d'un peuple libre, qui sera bientôt le mot d'ordre de la famille humaine : « Tous pour un, un pour tous ! »

« L'égoïsme gouverne le monde, et l'autocratie combat certainement dans la République française le germe des droits de l'homme, qu'elle abhorre : génie du mal, elle fait tous les efforts pour se maintenir.

« Et le peuple ? Les républiques modernes, comme l'ancienne Carthage, nagent dans l'or et le sybantisme, tandis que les despotes se donnent la main dans les ténèbres qui sont leur vie, et profitent des malheurs d'un peuple frère.

« La Suisse, se croyant faible, baisse la tête et couvre du saint drapeau de Guillaume Tell ses caisses et ses banques.

« Grant, qui d'un signe de sa main aurait pu renvoyer à Madrid les soldats de Prim, laisse tranquillement massacrer et détruire une population entière qui appartient a la grande famille de Washington, et ne permet à la grande République qu'une parole sympathique pour les braves fils de Lafayette !

« Et toi, noble et classique terre du proscrit, qui la première as proclamé l'émancipation des races, et qui maintenant jouis du triomphe de ta courageuse initiative, laisseras-tu seule, dans sa lutte gigantesque, cette nation sœur qui comme loi marche et marchera a la tête du progrès de l'humanité ?

« Dans la lutte héroïque que soutient la France, on ne retrouve plus que les débris d'une armée d'hommes vaillants que le plus stupide des tyrans a conduit à un désastre.

« Mais la nation est là Levée comme un seul homme, elle forcera bientôt le vieil autocrate à se repentir de sa détermination de continuer cette boucherie humaine.

« Quelle noble mission est donc la nôtre, fils de la liberté, élite de loin les peuples Oh ! non, je ne voudrais pas changer pour une couronne mon titre de volontaire de la République !

« Apôtres de la paix et de la fraternité des peuples, nous sommes forcés de combattre, et nous combattrons avec la conscience fière de notre droit, consacrant les paroles de l'illustre Chénier :

Les Républicains sont des hommes,

Les esclaves sont des enfants.

« De votre courage je ne doute pas. Tout ce que je vous demande, c'est du sang-froid et de la discipline, indispensables dans la guerre.

« C. GARIBALDI. »

[6] Apres l'affaire de Dijon, Garibaldi reçut du gouvernement la dépêche suivante :

« Félicitons l'illustre général Garibaldi du brillant fait d'armes que ses troupes ont accompli hier sous les murs de Dijon ; nous désirons faciliter la glorieuse tâche poursuivie par le général et lut demandons s'il désire que nous lui envoyions des renforts et de quelle quantité.

« DE FREYCINET. »

[7] Cremer télégraphie de Chagny à Garibaldi, le 18 au soir :

« Je reçois vos officiera d'ordonnance ; désirant m'appuyer sérieusement avec les renforts qui me viennent de Lyon, demain je reprends l'offensive. J'ai été attaqué par toute la force de Dijon, mous nous sommes retirés faute de munitions, mais nous n'avons pas été entamés.

« Signé : CREMER. »

[8] Le prince de Joinville était venu dans le corps du général Martin des Pallières, sous le nom de Lutteroth.

[9] Voir pour l'ensemble des opérations financières du gouvernement de la défense nationale en province, la déposition de M. Clément Laurier devant la commission d'enquête, tome II, pages 16-51.

[10] Gouvernement de la défense nationale, par M. Jules Favre, vol. II, p. 253.