LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

TOME PREMIER

LIVRE HUITIÈME. — LE MARÉCHAL BAZAINE.

 

 

Projets du maréchal après la bataille de Saint-Privat. — Ses dépêches à Mac-Mahon. — Dépêche de Mac-Mahon apportée le 23 août par un agent de police de Thionville. — Dispositions prises pour une grande sortie. — Opposition des généraux Coffinières et Soleille. — Hésitations de Bazaine ; les ordres donnés sont contremandés. — Mécontentement du général Bourbaki. — Un messager de Mac-Mahon pénètre dans Metz le 30 août. — Bataille de Noisseville ; inexplicables lenteurs du maréchal Bazaine. — Les positions de l'ennemi sont enlevées. — Retour offensif de l'ennemi, le 1er septembre. — Retraite sur Metz. — Situation de l'armée ; état insuffisant des approvisionnements. — Rêves ambitieux de Bazaine. — On apprend par les journaux prussiens la catastrophe de Sedan : douleur de l'armée. Dépit du maréchal à l'endroit du général Trochu. — Bruits mensongers répandus par un jeune attaché d'ambassade ; le maréchal en favorise la propagation. — Conseil de guerre du 12 septembre ; le maréchal renonce à toute tentative de sortie ; son langage aux chefs de corps. Il croit que la guerre touche à son terme. — Ordre du jour à l'armée. — Le colonel Boyer au quartier général de Frédéric-Charles. Ouvertures peu dissimulées de celui-ci. — Le maréchal met au rebut les imprimés portant le sceau impérial — Langage d'un journal allemand de Reims relativement au gouvernement impérial. — Arrivée du sieur Regnier, ses promesses — Termes du sauf-conduit donné par Bazaine au général Bourbaki. — Départ de Bourbaki. Son voyage en Angleterre ; son irritation d'avoir été dupé par Regnier et le maréchal. — Agitation de la population messine. — Pétition au maire. — Nouveau projet de sortie. — Petites opérations préparatoires. — Le projet est encore abandonné. — Conseil de guerre du 10 octobre. —- Le colonel Boyer à Versailles. — Réponse de MM. de Moltke et Bismarck. — Projets de sortie à l'insu du maréchal ; le général Clinchamp et le général Changarnier. — Les négociations ; attitude du maréchal ; les mensonges destinés à calmer l'irritation de l'armée. —La capitulation. —Départ de Bazaine.

 

On se souvient que le maréchal Bazaine s'était retiré sous le canon de Metz à la suite de la bataille de Saint-Privat (18 août), bataille à laquelle il n'avait pas assisté. C'en était fait de l'exécution du plan projeté, c'est-à-dire de la jonction des deux années de Mac-Mahon et de Bazaine par la route de Verdun.

Toutefois, par une contradiction singulière, le commandant en chef de l'armée du Rhin, qui avait refusé de profiter de ses avantages à Gravelotte et qui s'était laissé battre à Saint-Privat, n'avait pas renoncé, semble-t-il, à se frayer un passage à travers les lignes ennemies. Si c'était un projet sincère ou un calcul perfide destiné à donner le change à l'armée impatiente de marcher, la suite de cette histoire le fera voir. Toujours est-il que le 19 août, au lendemain de la bataille de Saint-Privat, le maréchal Bazaine écrit au ministre de la guerre et au maréchal Mac-Mahon :

« Je compte toujours prendre la direction du nord et me porter par Montmédy sur la grande route de Sainte-Menehould à Châlons, si celle-ci n'est pas trop fortement occupée. Dans ce dernier cas, je marcherai par Sedan et même par Mézières pour gagner Châlons. » Le lendemain, à une dépêche de Mac-Mahon, qui se montre fort alarmé de découvrir la route de Paris pour aller vers le nord, Bazaine, un peu moins affirmatif, répondait : « J'ai dû prendre position sous Metz pour faire reposer les soldats et les pourvoir de munitions et de vivres. L'ennemi autour de moi devient de plus en plus fort. Pour opérer ma jonction avec vous, je prendrai probablement la direction du nord ; je vous ferai savoir quand je pourrai me mettre en marche sans compromettre l'armée. » Au reçu de cette dépêche, le maréchal Mac-Mahon télégraphiait de Reims au ministre de la guerre :

« Le maréchal Bazaine a écrit du 19 qu'il comptait toujours opérer son mouvement de retraite par Montmédy. Par suite, je vais prendre des dispositions pour me porter sur l'Aisne. »

Le mouvement de l'armée de Châlons vers les bords de l'Aisne étant résolu, le maréchal Bazaine en est informé par une dépêche ainsi conçue :

MAC-MAHON A BAZAINE.

« Reçu votre dépêche du 19. Je suis à Reims ; je marche dans la direction de Montmédy. Je serai après-demain sur l'Aisne, d'où j'opérerai suivant les circonstances pour venir à votre secours. »

 

Le maréchal Bazaine reçut cette dépêche le 23 août, des mains d'un agent de police de Thionville. Il a depuis nié le fait ; mais il paraît positif qu'un officier d'état-major était auprès du maréchal quand le messager lui remit le billet de Mac-Mahon et que cet officier put en prendre connaissance. « Monsieur le maréchal, s'écria-t-il, après l'avoir lu, il n'y a pas de temps à perdre, il faut partir de suite. — De suite, de suite, lui fut-il répondu, c'est bien vite, mais après-demain, nous verrons. — Le plus tôt sera le mieux, croyez-moi, ajouta l'officier, et il partit, heureux de la bonne nouvelle qu'il venait d'apprendre[1]. »

Le maréchal Bazaine comprit que le commandant en chef de l'armée de Châlons courait à une perte certaine, s'il restait lui-même immobile dans Metz ; il parut se décider à marcher en avant. Diverses dispositions sont prises ; il crée dans chaque régiment des compagnies de partisans avec mission d'éclairer l'armée : il réduit les bagages des officiers au strict nécessaire ; il fait jeter deux ponts aux extrémités de l'ile Chambière pour le passage des troupes ; il forme un corps de cavalerie sous les ordres du général Desvaux ; il donne enfin des ordres pour un mouvement général par le nord-est, et fixe cette grande sortie au 26 août. Le maréchal se propose de gagner Thionville en suivant la rive droite de la Moselle, de franchir cette rivière à Thionville même, et de là de se diriger en toute hâte vers Montmédy par Audun-le-Roman et Longuyon. La position la plus importante à enlever à l'ennemi est le village de Sainte-Barbe, défendu par des bois et des ouvrages en terre. Fort heureusement, le prince Frédéric-Charles venait d'affaiblir sa ligne d'investissement par l'envoi de plusieurs corps sur les bords de l'Aisne à la poursuite de Mac-Mahon. Avec les cent vingt mille hommes dont il dispose, le maréchal Bazaine peut compter sur la victoire, surtout s'il agit avec vigueur et s'il ne donne pas à l'ennemi le temps de se reconnaître. Les ordres du maréchal sont donnés aux chefs de corps dans la soirée du 25 août. Le 2e corps, plaçant une division à Ars-Laquenexy pour arrêter les renforts qui pourront accourir par le sud, doit se concentrer en arrière de Noisseville, sur la route de Sarrelouis ; le 3e est chargé d'occuper la ferme de Bellecroix ; le 4e, après avoir traversé la Moselle par l'un des ponts jetés en amont de l'île Chambière, prendra position au sud du château de Grimont, sur la route de Sainte-Barbe ; le 6e doit se mettre à cheval sur la route de Bouzonville, en avant du bois de Grimont.

Toutes ces dispositions étaient arrêtées dans l'après-midi du 25 août, lorsque le maréchal Bazaine reçut la visite des généraux Soleille et Coffinières de Nordeck, le premier commandant de l'artillerie de l'armée, le second commandant du génie et gouverneur de Metz. Ces deux généraux venaient supplier le maréchal Bazaine de renoncer à son projet de sortie et de ne pas abandonner la ville de Metz. Le général Coffinières prétendit que l'armée, en restant sous Metz, paralysait deux cent mille ennemis, et qu'il ne fallait pas perdre ce précieux avantage. Il représenta que l'armée de Metz était une menace perpétuelle pour les Allemands qui s'étaient avancés au cœur de la France, le danger de voir leur ligne de retraite coupée devant les rendre hésitants ; le maréchal Mac-Mahon aurait le temps de constituer son armée et de se défendre sous le canon de Paris ; s'il était assez heureux pour remporter une victoire, l'ennemi, obligé de battre en retraite, se verrait resserré entre deux armées et sa ruine serait complète. Le général Coffinières ajoutait que si l'armée s'éloignait de Metz, la ville serait incapable de se défendre avec sa garnison de quinze mille hommes ; les forts et les remparts n'étaient pas complètement armés ; si l'armée abandonnait la ville à elle-même, il ne répondait de rien. Quant au général Soleille, il insista sur l'insuffisance de l'approvisionnement en munitions : d'après lui, l'armée serait au dépourvu après deux batailles, qu'on ne pouvait éviter ; il en résulterait peut-être un désastre sans précédent. En tenant ces discours au maréchal Bazaine, le général Coffinières oubliait que ces diverses considérations n'avaient pas empêché, quelques jours auparavant, le projet de retraite par Verdun ; il oubliait aussi que si l'armée séjournait dans Metz, elle manquerait bientôt de vivres ; car les approvisionnements de bouche avaient été faits pour une garnison de quinze mille hommes et non pour cent cinquante mille rationnaires. De son côté, le général Soleille oubliait que, le 22 août, il avait adressé lui-même au maréchal un tableau très-rassurant des approvisionnements en munitions, tableau d'après lequel l'armée était abondamment pourvue de canons et de projectiles de toute sorte.

Ces deux généraux ignoraient, il est vrai, que le maréchal eût reçu une dépêche très-pressante de Mac-Mahon ; sans doute ils auraient tenu un autre langage, s'ils avaient eu connaissance de ce fait. Le maréchal Bazaine ne jugea pas à propos de les en instruire ; il se borna à répondre que ses ordres étaient donnés et que la sortie projetée aurait lieu. En effet, le 26 août, à l'aube, les troupes se mettent en marche pour occuper les positions qui leur ont été assignées. Mais, pendant la nuit, le commandant en chef a réfléchi, et sa résolution première a fait place au doute. Il appelle à un conseil de guerre tous les chefs de corps, dans le but de leur soumettre ses scrupules tardifs et de recueillir leurs avis. Sans attendre la séance, il contremande les ordres qu'il a déjà donnés. Le conseil se réunit au château de Grimont, et, là toutes les considérations présentées la veille par les généraux Soleille et Coffinières sont retracées sous les couleurs les plus sombres devant des chefs de corps qui n'ont pas les moyens de contrôler ces rapports. De la lettre alarmante du maréchal Mac-Mahon, du tableau rassurant du général Soleille, pas un mot. Les chefs de corps, ne soupçonnant pas la gravité de la situation, se rallient à l'opinion du maréchal, qui, plus tard, se retranchera derrière cette décision nullement spontanée. Seul, le général Bourbaki, arrivé au conseil sur la fin de la séance, s'élève contre la résolution adoptée et se prononce pour une action énergique ; mais l'unanimité de ses collègues pour l'abstention calme son ardeur. Fort mécontent néanmoins, il renvoie la garde dans ses bivouacs. Toutes les troupes reçurent l'ordre de rentrer dans leurs anciens quartiers. Ce mouvement de retraite, opéré sous une pluie torrentielle, amène des désordres déplorables. Le matériel encombrait les routes et arrêtait la marche de l'infanterie. Le chaos fut tel que les troupes du 4e corps ne rentrèrent dans leur ancien camp que le 27 août, après avoir passé vingt-six heures sous les armes. Le matin, un accident survenu à l'un des ponts de l'île Chambière avait produit un encombrement analogue et occasionné de sérieux retards. Ce pont ne se trouva pas assez solide pour donner passage au matériel et à la cavalerie. Il y avait toujours dans le commandement et les services cette même incurie qui éveille la défiance du soldat et ruine le moral d'une armée.

A la suite de cette vaine démonstration, les troupes étaient rentrées dans leurs quartiers fort découragées, accusant sourdement leurs chefs de les exposer à des souffrances inutiles et soupçonnant le maréchal Bazaine de ne vouloir pas sortir de Metz. Cependant, le 30 août, le commandant en chef donna de nouveaux ordres pour une grande opération. Un messager du maréchal Mac-Mahon avait pu franchir les lignes prussiennes et apporter dans Metz une dépêche. Cette dépêche n'était autre que celle apportée par l'agent de police de Thionville dans la journée du 23, et que le maréchal Bazaine assure avoir reçue le 30 pour la première fois. Cette assertion est contredite par l'incident que nous avons rapporté plus haut. Toujours est-il que le maréchal parut comprendre la nécessité de sortir de l'inaction et de montrer quelque bonne volonté. S'il n'opérait pas la trouée et s'il se rabattait encore une fois sous les murs de Metz, on ne pourrait pas, du moins, l'accuser de n'avoir rien fait pour donner la main au maréchal Mac-Mahon. Les ordres de marche sont donnés ; mais, par une inexplicable imprudence, les mouvements prescrits sont les mêmes que ceux de la précédente sortie : on doit occuper les mêmes points, suivre les mêmes routes, répéter les mêmes manœuvres ; c'était avertir l'ennemi et l'inviter à masser ses troupes sur les positions qui avaient essuyé les plus vives attaques dans la sortie précédente ; pour comble de négligence, au lieu de faire avancer les troupes pendant la huit, le maréchal Bazaine exécute ses mouvements en plein jour, sous les yeux des Prussiens, qui se hâtent d'appeler des renforts. Ils en avaient grand besoin, car ils ne comptaient guère que cinquante mille hommes à opposer immédiatement aux cent trente mille du maréchal Bazaine. Celui-ci, suivant sa coutume, agit avec une lenteur extrême. Dès huit heures du matin, le 31, les 2e et 3e corps (Frossard et Lebœuf), qui étaient campés sur la rive droite de la Moselle, vont occuper sans coup férir les emplacements qui leur sont indiqués. L'ennemi garde faiblement les villages de Noisseville, Montoy et Nouilly, mais aucun chef de corps n'ose prendre sur lui de pousser une colonne contre ces positions, qu'on enlèverait sans peine. Les troupes forment leurs armes en faisceaux et attendent. Les autres corps éprouvent dans leur marche des retards considérables provenant de l'encombrement des routes, que cette fois encore on n'a pas su éviter. A onze heures seulement, le 4e corps (Ladmirault) occupe l'emplacement qui lui a été assigné ; le 6e corps (Canrobert) n'arrive qu'à une heure, la garde à deux heures et demie ; la réserve d'artillerie devait arriver seulement à six heures, la cavalerie à neuf heures !

Il était déjà trois heures de l'après-midi et le signal de l'attaque n'avait pas été donné. Que faisait le maréchal Bazaine ? Il allait et venait sur la route de Sainte-Barbe, examinant le terrain et n'ayant point l'air de se douter que, pendant ces lenteurs, les masses ennemies passaient rapidement de la rive gauche sur la rive droite pour lui barrer le passage. A la pointe du jour, nous n'aurions eu devant nous, de l'aveu du prince Frédéric-Charles, que trois divisions d'infanterie sur l'espace de vingt-quatre kilomètres compris entre Malroy et Courcelles-sur-Nied. L'armée française aurait pu passer presque sans combat. Nos mouvements opérés en plein jour et nos inexplicables lenteurs permirent aux Prussiens de se concentrer. Frédéric-Charles appela le maréchal de Manstein à Roncourt ; il fit avancer le général de Fransecki entre Briey et Auboué, pendant que Steinmetz portait une brigade du VIIe corps à Courcelles-sur-Nied. Vers midi, l'ennemi se trouvait en mesure de nous disputer sérieusement le passage. Le maréchal Bazaine surveillait la construction d'un épaulement. La journée touchait presque à sa fin, — il était quatre heures — lorsqu'il se décida enfin à donner le signal de l'attaque. « Il était bien tard, écrit le maréchal dans son rapport, pour pouvoir espérer la réalisation complète de l'opération que j'avais entreprise ; mais je comptais assez sur l'énergie des troupes et la décision de leurs chefs pour enlever la position de Sainte-Barbe et nous y établir avant la nuit. » Quoique découragées par les lenteurs de leur commandant en chef les troupes se montrèrent dignes d'elles-mêmes, et à dix heures du soir elles occupaient les positions qu'elles venaient d'emporter avec leur vigueur accoutumée. La division Montaudon (du 3e corps) garde Noisseville et Montoy, où elle avait pénétré malgré une très-vive résistances ; les divisions Metman et Aymard entourent Servigny ; le 6e corps (Canrobert) s'étend en arrière du village de Failly jusqu'à la Moselle, par les villages de Vany et de Chieulles. Malgré tout le temps perdu, l'objet principal était atteint ; les officiers attendaient les instructions du maréchal pour la journée du lendemain qui devait, selon eux, compléter le succès et voir brisé le cercle d'investissement. Dans la soirée, le maréchal regagnait le fort Saint-Julien sans donner d'instructions aux chefs de corps, sans demander des rapports sur la journée. Les troupes se rappelèrent la retraite inopinée du soir de la bataille de Gravelotte. On disait de tous côtés : « Ah ! nous sommes perdus, ce n'est que trop certain, il ne veut pas sortir... On l'avait bien dit[2]. » Pendant que le maréchal rentrait à son quartier général avec cette coupable insouciance, le prince Frédéric-Charles massait ses troupes et construisait des batteries pour reprendre la lutte le 1er septembre au matin. Aussitôt que les brouillards répandus sur la vallée furent dissipés, l'artillerie allemande ouvrait un feu des plus violents sur le 3e corps. Le maréchal Lebœuf multipliait ses efforts pour maintenir ses troupes dans Noisseville ; mais personne ne venant à son secours, abandonné par les corps campés dans le voisinage et voyant grossir autour de lui le nombre des troupes et des canons de l'ennemi, il dut ordonner la retraite ; commencée à dix heures, elle était terminée à midi.

Ainsi finit misérablement la tentative sur Noisseville, qui ne fut jamais pour le maréchal Bazaine un projet sérieux. Comment s'expliquerait-on, dans l'hypothèse contraire, cette bataille engagée seulement à quatre heures de l'après-midi, quand l'ennemi, qu'on pouvait surprendre et culbuter dans la matinée, avait eu le temps d'appeler des renforts ? Comment admettre, si le maréchal avait voulu opérer une trouée, qu'il eût répété le 31 août les manœuvres du 26, qui mettaient aussitôt l'ennemi dans la confidence de ses projets ? Comment interpréter son inaction du 1er septembre ? Les chiffres parlent du reste assez haut. Dans ces deux journées, nous avons eu 146 officiers et 3.401 hommes tués, blessés ou disparus. Dans la seule journée de Gravelotte, nous avions eu environ dix-huit mille hommes hors de combat. Rien ne montre mieux que ce rapprochement que le maréchal Bazaine ne considéra point la bataille de Noisseville comme une affaire sérieuse. Son but était de rester sous les murs de Metz ; mais il fallait répondre de quelque façon à l'appel pressant du maréchal Mac-Mahon et dégager sa responsabilité par un semblant d'effort. Tel parait avoir été l'objet de l'attaque contre Noisseville.

Avec la sortie des 31 août et 1er septembre se termine l'histoire militaire de l'armée du Rhin. Les troupes se retirèrent dans le camp retranché de Metz pendant la journée du 1er septembre, au moment où l'armée de Châlons, qui s'était aventurée pour secourir Bazaine, périssait dans le gouffre de Sedan. Mac-Mahon avait cru que le commandant en chef de l'armée du Rhin, à la tête de ses cent soixante mille hommes, renverserait tout sur son passage pour éviter une catastrophe à son pays. Son erreur coûta cher à la France. Pour avoir voulu sauver Bazaine, il se perdit. Le commandant en chef de l'armée du Rhin a renoncé le 17 août à marcher sur Verdun ; il renonça le 31 à marcher sur Thionville ; peu soucieux, d'une part, de rejoindre Napoléon III, indifférent, de l'autre, à la perte de l'armée de Châlons, il nous apparaît dès à présent comme un ambitieux qui se réserve, s'inquiétant fort peu des ruines qui s'accumulent, pourvu qu'il reste debout au milieu d'elles. Ce caractère s'est accusé dans les événements militaires dont nous avons présenté le rapide tableau ; il revêt un relief plus saisissant dans les négociations politiques qui vont s'ouvrir.

Rentré dans le camp retranché de Metz, à son quartier général du Ban-Saint-Martin, le maréchal Bazaine donne des ordres pour l'achèvement des travaux de fortification ; on complète la défense des forts encore en mauvais état ; on construit des ouvrages de campagne ; mais, bien que le maréchal eût annoncé, le 1er septembre, l'intention de se battre tous les jours, il ne forme aucun projet de sortie. La famine cependant avance à grands pas ; Metz n'était pas approvisionné pour cent cinquante mille rationnaires. Dès le 3 septembre, on mange de la viande de cheval, et la ration est fixée à trois cent cinquante grammes par tête. Quelques jours après, le pain est rationné à son tour ; la provision de sel est absolument insuffisante ; la paille et le foin ne tarderont pas à faire défaut à la cavalerie. Il y a dans les environs de riches et populeux villages abondamment fournis de toutes choses : en exécutant de hardis coups de main, il serait possible de ramener dans la place des fourrages, du blé, du bétail, des légumes. L'armée est condamnée à une oisiveté complète. Le maréchal Bazaine attend les événements. Dans sa pensée, la campagne ne saurait être longue ; les guerres de nos jours se terminent avec une rapidité foudroyante. Si Mac-Mahon, dont il n'a pas encore de nouvelles, remporte une victoire, il entendra de Metz son canon ; l'armée de Frédéric-Charles, prise entre deux feux, sera écrasée, ou elle battra en retraite vers le Rhin ; ce sera, pour l'armée de Metz, la délivrance dans le triomphe ; Bazaine aura sa part de gloire et de lauriers, il sera pour la France le vainqueur de Gravelotte. Si, au contraire, Mac-Mahon est battu, la France, sans armée, subit la paix que lui offrira l'Allemagne ; l'empereur abdique, une régence est proclamée pendant la minorité du jeune prince. Quel est l'homme d'époque naturellement appelé à protéger le trône autour duquel grondent les menaces des partis ? Cet homme ne peut être que le seul maréchal qui soit resté debout avec une grande armée, glorieuse et intacte. Tels étaient sans doute les rêves qui obsédaient l'âme du maréchal Bazaine et qui, lui fermant les yeux sur la famine menaçante, sur les vides toujours plus grands de sa cavalerie, le détournaient de toute opération militaire. La fortune pouvait bien lui réserver en France les hautes destinées qu'il avait vainement poursuivies au Mexique. Le maréchal attendit.

De l'intérieur du camp retranché, les troupes avaient entendu, au commencement de septembre, des hourras et des cris inusités qui s'élevaient au loin. On ne tarda pas à connaître les causes de ce bruit insolite. Un poste prussien ayant été enlevé, deux journaux allemands, trouvés sur les prisonniers, apprirent au maréchal la catastrophe de Sedan, la captivité de Napoléon III, la chute de l'Empire et l'avènement du gouvernement républicain de la défense nationale. Tous ces détails reçurent une triste confirmation de la bouche des prisonniers français entrés dans Metz par suite d'échange, et dont les uns avaient assisté à la déroute de Beaumont, les autres à la capitulation de Sedan. Le doute n'était malheureusement plus possible. L'armée ressentit une profonde douleur pour la France et une vive indignation contre le souverain qui avait signé la capitulation ; elle aurait voulu prendre immédiatement les armes et décharger son désespoir sur l'ennemi qui l'entourait. Le maréchal Bazaine tint secret le sentiment que cette catastrophe éveillait en lui. Une seule hypothèse ne s'était pas présentée à son esprit pendant qu'il bâtissait ses projets ambitieux : c'était celle d'un gouvernement qui ne serait plus l'Empire et ne serait pas la régence, et d'un gouvernement qui voudrait, quoique sans armée, continuer la guerre. Peut-être l'ambition du commandant en chef de l'armée du Rhin se serait-elle accommodée de la République, si la première place lui eût été réservée ; mais on l'avait offerte au général Trochu, à un homme que Bazaine regardait comme un rival ; il s'exprimait avec vivacité sur le compte du chef du Gouvernement de la défense nationale et l'on sentait percer dans son dépit l'amertume de la déception.

Sur ces entrefaites, un Jeune attaché d'ambassade essaye de franchir les lignes prussiennes ; arrêté aux avant-postes, puis renvoyé à Metz, il rapporte au maréchal les plus tristes renseignements sur l'état intérieur de la France. D'après ces renseignements, puisés dans des journaux prussiens et dans la conversation des officiers prussiens, la France serait en proie à l'anarchie. Le gouvernement de la défense nationale n'existe plus ; la populace de Belleville l'a renversé et Paris est livré au meurtre et au pillage. Des scènes analogues se passent en province ; les villes épouvantées ouvrent leurs portes aux Prussiens comme à des libérateurs. L'attaché d'ambassade raconte toutes ces belles choses au maréchal Bazaine, qui invite aussitôt le jeune homme à rédiger un rapport, lequel rapport sera communiqué aux chefs de corps, qui en donneront connaissance aux troupes. C'est ainsi que le maréchal Bazaine observait les prescriptions du code militaire qui enjoignent au commandant d'une place bloquée « de fermer l'oreille aux nouvelles et bruits décourageants que l'ennemi a intérêt à répandre. » Les officiers de l'état-major général se montrèrent moins oublieux de leur devoir. Lorsque le général Jarras les invita à prendre des copies du roman de l'attaché d'ambassade, ils se retranchèrent, non sans indignation, derrière les prescriptions de l'honneur militaire. Le maréchal eut le bon esprit de céder devant cette résistance inattendue ; il se contenta de communiquer le document à des officiers délégués dans chaque corps. Voilà comment le maréchal soutenait le moral de son armée, pendant que l'ennemi propageait des bruits perfides pour la décourager.

Le 12 septembre, le maréchal Bazaine convoque les généraux commandant les corps d'armée et leur annonce que désormais en ne fera plus aucune tentative pour sortir de Metz. « Vous comprenez bien, leur dit-il, que je ne veux pas m'exposer à subir le sort de Mac-Mahon ; conséquemment, nous n'entreprendrons plus désormais de grandes sorties ; chacun de vous se chargera de faire de petites opérations de détail en avant de son front, afin de tenir la troupe en éveil et de montrer à l'ennemi que nous ne sommes pas morts. Je ne puis être partout ; je m'en rapporte aux commandants des corps d'armée ; je les laisserai juges de l'opportunité d'ordonner ces sortes d'opérations ; nous attendrons ainsi les ordres du gouvernement[3]. »

Attendre, pour agir, les ordres du gouvernement quand on a l'ennemi devant soi et quand on est dans une ville bloquée, c'est ne vouloir pas agir du tout. Le devoir d'un chef d'armée est tout tracé dans un cas semblable. Du reste le maréchal Bazaine, qui n'avait rien fait pour aller au secours de Mac-Mahon, serait-il sorti de son inaction après avoir reçu une dépêche de Tours ou de Paris ? Il est permis d'en douter. Toujours est-il que les généraux présents à cette séance répondirent par le silence aux ouvertures du maréchal, et il prit cette réserve pour un acquiescement. Les vivres diminuent, le nombre des chevaux décroît tous les jours, l'artillerie et la cavalerie se désorganisent, la famine approche. Quelle peut être l'espérance du maréchal Bazaine dans une situation qui empire à vue d'œil ? Le maréchal est persuadé que la guerre touche à son terme ; il ne croit pas à la résistance de Paris. Cette ville de plaisirs n'est pas, selon lui, capable de faire face à l'ennemi ; le siège qu'elle a l'intention de soutenir est une fanfaronnade qui sera de courte durée ; la province, sans armée, va demander la paix. Le parti le plus sage est d'attendre et de se réserver. Le maréchal se réserve. Cependant la population de Metz est fort inquiète et s'agite ; elle ne s'explique pas que l'autorité militaire ne lui ait pas officiellement communiqué les nouvelles dont il n'est plus permis de douter : la chute de l'Empire et l'avènement de la République ; elle trouve ce silence équivoque et injurieux. Le soir, le gouverneur de Metz, de concert avec le préfet, se décide à sortir de sa réserve, et le maréchal, imitant cet exemple, rédige un ordre du jour à l'armée où, après avoir annoncé la captivité de l'empereur et la formation d'un pouvoir nouveau, il disait : « Nos obligations militaires envers la patrie restent les mêmes. Continuons donc à la servir avec le même dévouement et la même énergie, en défendant son territoire contre l'étranger, l'ordre social contre les mauvaises passions. »

Ces paroles sont incompréhensibles, si on les rapproche des résolutions prises dans la réunion du 12 septembre ; elles prouvent, du moins, que le maréchal avait deux langages. Pendant qu'il invitait son armée à servir la patrie avec le même dévouement que par le passé, il se laissait bercer par le prince Frédéric-Charles des plus flatteuses espérances. On aura de la peine à croire qu'à la suite du récit fantastique du jeune attaché d'ambassade, le maréchal eût fait porter une lettre au commandant en chef de l'armée allemande. Rien n'est plus vrai cependant. Cette lettre, portée par le colonel Boyer, son aide de camp, demandait au prince des renseignements sur ce qui se passait en France. Le prince refusa de recevoir l'aide de camp du maréchal, mais il lut la lettre et il y répondit avec le gracieux empressement d'un homme qui est bien aise de nouer des relations avec le chef d'une armée ennemie ; il y racontait tous les événements accomplis depuis le commencement de septembre, et il informait Bazaine de la marche triomphale des armées allemandes à travers la France, et de leur arrivée sous les murs de Paris ; il se montrait enfin plein d'égards et de déférence pour le commandant en chef de l'armée impériale française et se mettait à sa disposition pour tous les renseignements ultérieurs qu'il pouvait désirer. Cette curieuse allusion à l'Empire avait-elle été glissée dans la lettre pour avertir le maréchal que l'Allemagne ne reconnaissait pas le Gouvernement de la défense nationale et pour refroidir son dévouement à son endroit ? peut-être ; mais le maréchal n'éprouvait pas pour le gouvernement impérial les regrets que lui prêtait le prince Frédéric-Charles. Le 16 septembre, aussitôt après avoir publié l'ordre du jour dont nous avons cité les passages caractéristiques, le maréchal avait mis au rebut tous les imprimés portant le sceau impérial. Deux nominations d'officiers furent libellées sur un papier vierge des souvenirs de l'Empire. Bazaine avait donc pris son parti de la chute de Napoléon III. Ses rêves ambitieux avaient un objet fixe, indépendant de la forme du gouvernement. Mais ce n'était pas sans raison que Frédéric-Charles avait invoqué le souvenir de l'Empire dans sa lettre. Peu de jours après, il faisait parvenir dans Metz un journal allemand publié à Reims. On y lisait qu'il ne fallait plus s'occuper que de la paix ; que le roi Guillaume, ne trouvant plus d'armée française devant lui, allait imposer sa volonté à la France. Mais avec qui traiterait-il ? A ses yeux, trois personnes seulement étaient investies de l'autorité nécessaire : c'étaient l'empereur, l'impératrice et le maréchal Bazaine. L'empereur étant captif en Allemagne, l'impératrice étant en Angleterre, c'est avec le maréchal seulement que le roi de Prusse pouvait entrer en négociations.

On commence à voir où tendaient les politesses de Frédéric-Charles au maréchal Bazaine, et on peut juger de l'impression produite sur l'esprit de celui-ci par les ouvertures directes du journal de Reims. Le piège était habilement tendu, on connaissait au quartier général allemand toutes les hésitations du commandant en chef de l'armée de Metz ; on savait par des espions le découragement croissant de l'armée, on connaissait l'état des vivres ; ce qu'on savait aussi, c'est que l'ancien soldat du Mexique était un ambitieux. Le prince Frédéric-Charles et M. de Bismarck jugèrent le moment opportun de détacher un de leurs agents' auprès du maréchal.

Cet homme était le sieur Regnier.

Le sieur Regnier avait commencé par faire un voyage en Angleterre : il voulait voir l'impératrice. Celle-ci refusa de le recevoir dans sa résidence d'Hastings. Regnier est plus heureux avec le prince impérial : il obtient deux lignes de la main de l'enfant, au bas d'une photographie représentant l'habitation de sa mère. Ces mots devaient servir de lettre d'introduction à Regnier auprès de Napoléon III. Il revient en France avec son précieux autographe, et, avant de se rendre à Wilhelmshöhe, séjour de Napoléon III, il se présente au château de Ferrières, résidence de M. de Bismarck. Il s'y trouve en même temps que M. Jules Favre, ministre des affaires étrangères et vice-président du Gouvernement de la défense nationale, venu, on s'en souvient, pour tenter un effort suprême en faveur de la paix. M. Jules Favre fait antichambre pour être reçu par M. de Bismarck. Traité avec plus d'égards, M. Régnier est introduit avec empressement par le comte de Hatzfeld, et il peut s'entretenir longuement avec le ministre prussien. Ce premier incident donne déjà beaucoup à penser sur la qualité du sieur Regnier. L'homme d'État prussien n'aurait pas violé toutes les lois de l'étiquette pour recevoir un inconnu ; il n'aurait pas laissé cet inconnu pénétrer librement jusqu'à lui. Or, si le sieur Regnier n'était pas un inconnu pour M. de Bismarck, qu'était-il et quel métier faisait-il ? Le mystérieux personnage quitte le château de Ferrières ; mais au lieu de prendre le chemin de Wilhelmshöhe comme il se l'était d'abord proposé, il se rend au quartier général du prince Frédéric-Charles, prévenu de son arrivée par une dépêche de M. de Bismarck. Le 23 septembre, une escorte prussienne accompagne M. Regnier jusqu'aux avant-postes français, où on le présente comme un membre de la Société internationale de secours aux blessés qui vient demander au maréchal Bazaine le rapatriement de huit médecins luxembourgeois irrégulièrement retenus à Metz. M. Régnier, introduit sans difficulté dans la place, est conduit auprès du maréchal Bazaine, et il a avec lui un entretien intime qui dure jusqu'à onze heures du soir. Le lendemain, M. Regnier retourne au quartier général de Frédéric-Charles ; il revient à Metz vers midi, s'entretient une seconde fois avec le maréchal qui, l'entrevue terminée, monte à cheval et va conférer avec le maréchal Canrobert et le général Bourbaki. Bientôt Canrobert et Bourbaki arrivent au quartier général, que le sieur Regnier n'a pas encore quitté, et une longue conférence commence entre les quatre personnages. A la nuit tombante, le général Bourbaki se glissait, à la faveur d'un déguisement, dans le groupe des médecins luxembourgeois qui s'apprêtaient à sortir de la ville. Le général Bourbaki allait en Angleterre où, suivant M. Regnier, l'impératrice l'appelait. Avant de partir, il avait exigé un ordre écrit du maréchal Bazaine. Ce document éclaire toute l'intrigue ; il était ainsi conçu :

ORDRE

Sa Majesté l'impératrice régente ayant mandé près de sa personne M. le général de division Bourbaki, commandant la garde impériale, cet officier général est autorisé à s'y rendre.

Le maréchal de France commandant en chef l'armée du Rhin.

Signé : maréchal BAZAINE.

Metz, le 13 septembre 1870.

 

L'aventure du sieur Régnier avait eu plein succès. Le maréchal Bazaine qui, peu de jours auparavant, avait mis au rebut les imprimés marqués du sceau impérial, se rattachait tout à coup à l'éventualité d'une restauration bonapartiste. L'impératrice était pour lui la régente ; il se laissait entraîner dans une conspiration politique par un inconnu, sans titre, sans mandat, qui se présentait à son quartier général sous la haute protection de M. de Bismarck et du prince Frédéric-Charles. Le général Bourbaki s'éloignait de ses soldats sur l'assurance à lui donnée par Regnier que l'impératrice désirait le voir. La parole de cet inconnu suffisait au général, et il n'en fallait pas davantage à Bazaine pour signer l'ordre menteur qu'on vient de lire. Tant d'imprudence aurait lieu d'étonner de la part d'un homme chargé d'une responsabilité si lourde, si Bazaine ne nous était déjà suspect par sa conduite. D'où était donc venue au sieur Régnier la puissance de persuasion qu'il avait exercée sur le maréchal ? De la conformité de ses promesses avec les rêves ambitieux de celui-ci. Il eut l'art de flatter les espérances de Bazaine, et Bazaine tomba dans le piège que lui tendait M. de Bismarck par l'intermédiaire du sieur Régnier. Il est probable que M. de Bismarck se souciait fort peu à ce moment de rétablir le gouvernement impérial pour traiter avec lui ; trop perspicace pour n'avoir pas deviné le sentiment général de la France, l'homme d'État prussien n'envisageait pas sérieusement cette éventualité. Mais faire présenter cette perspective au maréchal Bazaine par un homme comme Régnier, c'était un moyen habile de découvrir les pensées secrètes du maréchal, de le séparer peut-être, lui et son armée, du gouvernement actuel de la France et de l'entretenir dans l'inaction par de vagues promesses, jusqu'au jour où la famine l'obligerait à capituler. C'est, en effet, ce qui arriva. En attendant que le voile soit déchiré, le commandant en chef de l'armée du Rhin se berce des plus belles espérances. Les propositions du sieur Régnier sont telles qu'il pouvait les désirer. Le roi de Prusse ne veut traiter, d'après Régnier, qu'avec l'empereur, l'impératrice ou le maréchal Bazaine : il inclinerait surtout à signer une convention avec l'ex-impératrice et le maréchal. En vertu de cette convention, l'armée de Metz, neutralisée vis-à-vis de l'Allemagne, se retirerait sur un point désigné du territoire, où seraient convoqués le Corps législatif et le Sénat, tels qu'ils étaient au 4 septembre. Ces deux corps délibéreraient sous la protection de l'armée de Bazaine et concilieraient la paix avec la Prusse. Si des troubles éclataient dans l'intérieur de la France quand la paix serait consommée, l'armée de Metz serait chargée de rétablir l'ordre, c'est-à-dire d'engager la guerre civile, sous les yeux de l'étranger. Restauration de l'Empire, renversement du gouvernement de la Défense nationale, du gouvernement reconnu par la France, avec le consentement et, au besoin, avec l'appui des armées allemandes : tels étaient les projets auxquels le maréchal Bazaine n'hésita pas à donner son acquiescement. L'envoi du général Bourbaki en Angleterre fut un commencement d'exécution du complot. Le départ du commandant en chef de la garde impériale avait été annoncé à l'armée et aux habitants de Metz par un ordre du jour du maréchal ; quant à la cause du départ, elle était passée sous silence. Il en résulta un trouble profond des esprits ; les versions les plus étranges eurent cours sur la disparition de Bourbaki : les uns disaient qu'il avait été tué par Bazaine, les autres qu'il était prisonnier au quartier général du Ban Saint-Martin. Les soldats, fort abattus par une longue inaction, n'auguraient rien de bon de cet incident, et les habitants de Metz, aussi clairvoyants que patriotes, dénonçaient hautement la trahison de Bazaine.

Le général Bourbaki avait passé par la Belgique pour se rendre en Angleterre. Là il avait parlé du sieur Regnier à plusieurs amis ; personne ne connaissait cet homme. Flairant un piège, le général s'embarque pour l'Angleterre et se présente devant l'ex-impératrice. Celle-ci, très-surprise, répond qu'elle n'a jamais vu le sieur Regnier, qu'elle ne l'a, par conséquent, chargé d'aucune mission et qu'elle ne veut pas tremper dans cette abominable intrigue. Le général Bourbaki, transporté d'indignation et de douleur, est obligé de s'avouer qu'il a été joué par Régnier et par le maréchal Bazaine. Il veut rentrer dans Metz : le prince Frédéric-Charles s'y oppose, et quand le roi de Prusse consent, après un temps assez long, à laisser le général retourner dans la ville assiégée, où il veut reprendre son commandement, il est trop tard ; l'heure de la capitulation va sonner. Bourbaki aime mieux offrir son épée au gouvernement de la Défense nationale. Qu'irait-il faire dans une place où l'on négocie avec l'ennemi ?

Ainsi finit la triste aventure à laquelle est attaché le nom de Régnier. Cet homme, que Bazaine aurait dû traduire devant un conseil de guerre comme espion, a été accueilli avec empressement au quartier-général du Ban Saint-Martin. Il va et vient du camp prussien au camp français, librement, jouant le personnage, débitant des mensonges avec effronterie ; il transmet à M. de Bismarck et à Frédéric-Charles le résultat de ses observations sur la place assiégée, il s'assure que le maréchal songe moins à combattre qu'à négocier, et, développant de la part de M. de Bismarck un projet auquel M. de Bismarck ne croit pas lui-même, il entraîne le maréchal dans une conspiration qui doit consommer la perte de l'armée. Cet homme, que le maréchal ne connaît pas, qui n'a aucun titre, qui n'offre aucune garantie, qui pénètre dans Metz avec un sauf-conduit de l'ennemi, qui propose une infâme trahison à un maréchal de France, on le croit sur parole, et c'est en Angleterre seulement que le trop crédule général Bourbaki se demandera s'il n'a pas été victime d'une odieuse intrigue ! On reste confondu devant une pareille aventure. Dans les jours qui suivirent le voyage de Regnier, les bruits les plus étranges furent de nouveau répandus dans la ville : on alla jusqu'à croire à la prochaine arrivée de l'impératrice. La désillusion ne se fit pas attendre pour le maréchal. Vers la fin de septembre, il recevait deux lettres du quartier général de Frédéric-Charles. La première, écrite par le général Bourbaki, respirait un profond ressentiment du rôle de dupe qu'il avait joué en se rendant en Angleterre. L'ex-impératrice ne connaissait pas Regnier, ne l'avait jamais vu, ne lui avait donné en aucune façon l'autorisation d'aller en son nom à Ferrières et à Metz. Bourbaki exhalait sa colère contre l'agent Regnier et n'épargnait pas le maréchal. La seconde, du prince Frédéric-Charles, contenait le refus opposé à Bourbaki pour son retour dans Metz. En même temps, le maréchal Bazaine était informé par des dépêches du quartier général de Versailles que le plan Regnier n'était accepté par la Prusse qu'à la condition que Metz ouvrirait ses portes.

Bazaine s'était trop avancé pour reculer. Il était bien décidé à ne tenter aucun effort militaire sérieux, quoique son armée, animée de la plus belliqueuse ardeur, fût encore en état de tenir la campagne et de se frayer un passage. Il voulut cependant donner encore quelques satisfactions partielles à ses soldats impatients et à la population civile, dont le désespoir devenait menaçant. Une pétition circulait dans la ville et se couvrait d'innombrables signatures ; elle fut remise au maire, qui devait la communiquer au maréchal et user de toute son influence pour obtenir enfin que l'armée fût éloignée de la ville. Le langage de la malheureuse cité mérite d'être rapporté pour son patriotisme et sa clairvoyance :

Metz, le 27 septembre.

Monsieur le maire,

Nous avons accueilli avec gratitude l'expression de patriotique confiance que vous mettez en nous ; c'est pour y répondre que nous osons appeler aujourd'hui votre attention sur la situation de notre ville. Il vous sera permis, à vous, le représentant naturel et respecté d'une vieille cité qui veut rester française, de faire, à cette occasion, telle démarche que vous jugerez nécessaire, et de parler avec la simplicité et la franchise que commandent les circonstances.

Il ne nous appartient pas de rappeler tout ce qu'a tenté notre ville depuis le début de la guerre. Ce n'est point d'ailleurs pour marchander son concours que nous le rappellerions ici. Nous avons confiance que son patriotisme croîtra en raison même des épreuves qui peuvent nous atteindre encore. Mais il est des difficultés qu'il est bon de prévoir, puisque le temps ne fait que les les accuser, et que, dans une certaine mesure, nous pensons qu'on peut y pourvoir. Nous croyons que l'armée rassemblée sous nos murs est capable de grandes choses, mais nous croyons aussi qu'il est temps qu'elle les fasse. Chaque jour qui s'écoule amène pour elle des difficultés nouvelles.

Faute de nourriture, ses chevaux, réduits à l'impuissance, paralyseront peu à peu ses mouvements et disparaîtront bientôt. Le froid, la pluie peuvent aussi revenir entraver toute opération et amener un cortège de maladies plus redoutables peut-être que les blessures. Avec le temps aussi, et malgré la sage réglementation de nos vivres, la faim, mauvaise conseillère, peut égarer les esprits peu éclairés, dans la ville et dans les camps, et amener des conflits terribles qu'un patriotisme supérieur a seul pouvoir de conjurer.

Nous croyons donc qu'il est temps d'agir, parce que l'insuccès lui-même vaut mieux que l'inaction ; parce que tous les moments sont comptés ; parce que, sans pouvoir discuter, ni même indiquer des opérations, le simple bon sens nous montre clairement que des entreprises énergiquement et rapidement conduites avec l'ensemble des forces dont on dispose peuvent amener des résultats considérables, peut-être décisifs. Laisserons-nous venir le jour où, pour avoir fermé les yeux, il nous faudra reconnaître que les retards nous ont été funestes ?

Certes, toute tentative est périlleuse, mais avec le temps le péril sera-t-il moindre ? Quel secours attendons-nous d'ailleurs ?

Est-ce la question politique qui se mêle à tort à la question militaire et qui commande ces lenteurs ? Dira-t-on que c'est à Paris que notre sort doit se décider ?

Vous ne le pensez pas, monsieur le maire, et avec toute l'énergie que vous donne une autorité que vous tenez de tous, vous direz que c'est à Metz, avec les ressources existant à Metz et sous Metz que se régleront les destinées de notre ville.

Pour celles de la France, il ne nous appartient pas, il n'appartient à personne, ni à un parti, ni à un homme, de les régler dans le secret. C'est au grand jour et pacifiquement que le scrutin auquel nous avons été conviés pourra seul en décider. D'ici là quelle plus noble ambition que celle de sauver notre pays, de prêter la main aux luttes grandioses que soutient notre capitale, et d'imiter l'héroïsme de Strasbourg ! Nous avons confiance que toute démarche tentée par vous répondra à des conseils déjà formés dans le silence, et que, s'inspirant d'une situation peut-être unique dans l'histoire, le commandement aura cette autorité et cette décision qui s'imposent et qui produisent des victoires.

Qu'on pardonne donc, s'il en est besoin, à la franchise de notre langage.

Il n'y a dans notre pensée, ni désir déplacé d'ingérence, ni récrimination.

Il n'y a pas surtout la pensée de froisser aucun des sentiments qui méritent le respect et qui, en ce moment, doivent nous rapprocher tous. C'est parce que nous voulons que l'armée et la population soient entièrement unies, c'est parce que nous croyons que cette union peut amener de grandes choses, que nous vous adressons cet appel.

Il nous a semblé que nous avions le devoir d'élever notre voix, parce qu'elle vous apporte, dans sa sincérité, le reflet des passions qui agitent notre population, de notre responsabilité et d'un patriotisme résolu à tous les sacrifices. Si dures que soient les exigences de la situation, vous savez bien, monsieur le maire, que notre ville les supportera, et vous avez le droit de le dire, puisqu'elle ne veut pas être la rançon de la paix et que, après le long passé d'honneur qu'elle trouve dans ses annales, elle ne veut pas déchoir.

 

Le maréchal prit connaissance de la pétition et déclara qu'il était de l'avis des signataires : il était décidé, disait-il, à sortir de. Metz à la tête de l'armée. Pourtant, un mois s'était écoulé depuis la bataille de Noisseville, et dans ce long intervalle les troupes n'avaient tenté que de rares coups de main sur les villages environnants pour ramener dans Metz des fourrages, du blé et autres provisions qui baissaient dans la place. L'une de ces expéditions, dirigée contre le château de Mercy, en avant du fort Queuleu, avait été couronnée d'un plein succès : les tranchées prussiennes furent vigoureusement enlevées à la baïonnette, et l'ennemi accusa son irritation le lendemain en incendiant les villages de Peltre, Colombey, Fradonchamps et les Petites-Maxes. Les troupes avaient retrouvé leur entrain dans ce brillant combat. Le maréchal conçut alors le plan d'une grande sortie dans la direction de Thionville. L'armée, divisée en deux grandes masses, devait marcher parallèlement sur les deux rives de la Moselle, la droite formée des 2e et 3e corps, sous les ordres du maréchal Lebœuf, la gauche (4e et 6e corps) sous les ordres du maréchal Canrobert. Bazaine et la garde marcheraient au centre avec les bagages et la réserve. Quelques opérations partielles préalables furent jugées nécessaires pour assurer la marche des colonnes. Le 6e corps enlève, pendant la nuit du 2 octobre, le château de Ladonchamps, situé sur la rive gauche de la Moselle, et commandant par sa position la route et la voie ferrée ; sur la même rive, les troupes du général Ladmirault s'emparent du chalet Billaudel et du village de Lessy : de ce village on arrêterait les renforts ennemis débouchant par le ravin de Châtel, et l'on rejoindrait ensuite la colonne de gauche en s'avançant par le village de Saulny. On était au 4 octobre, le mouvement général de l'armée paraissait imminent ; un conseil de guerre réuni chez le maréchal avait sans doute arrêté' les dernières dispositions et l'armée n'attendait plus-que le signal du départ, lorsque des difficultés imprévues suspendirent l'exécution du projet. Le maréchal Lebœuf et le général Ladmirault émirent des doutes sur le succès de l'entreprise ; le général Coffinières, gouverneur de la ville, renouvela les objections qu'il avait déjà présentées au maréchal à la fin d'août ; il voyait avec terreur l'armée s'éloigner de Metz ; la ville ne résisterait pas à l'ennemi, elle succomberait bientôt à la famine, au typhus, et avec elle la Lorraine tomberait aux mains des Prussiens. Qui porterait la responsabilité de ces désastres ? le maréchal ; quant à lui, gouverneur de la ville, il dégageait la sienne[4].

Le maréchal hésitait peut-être encore, malgré les funestes avertissements du général Coffinières, malgré les avis décourageants de son entourage immédiat ; une circonstance fortuite vint le plonger encore une fois dans sa fatale inaction. Des journaux allemands ayant été saisis sur un prisonnier, il y lut le récit de l'entrevue de Ferrières, la prise de la redoute de Montretout, l'investissement complet de Paris, la menace du bombardement ; et de cette situation militaire, non moins que de la demande d'armistice formulée à Ferrières par M. Jules Favre, il conclut que la résistance de Paris touchait à son terme. Pour demander la paix, le gouvernement de la Défense nationale était sans doute aux prises avec les plus cruels embarras intérieurs ; la populace était sans doute à la veille de saisir le pouvoir. Paris épouvanté par ses excès s'empresserait d'ouvrir ses portes à l'armée allemande. Ces hypothèses répondaient trop bien, on le sait, aux pensées secrètes du maréchal et à ses espérances ambitieuses. On le voit aussitôt changer d'attitude et abandonner la grande opération de Thionville.

Il fera cependant encore de petites tentatives partielles pour ramener des approvisionnements dans la place, et pour dissimuler ses projets. Il prévoit les accusations dont il sera l'objet dans un avenir prochain, et il va chercher à les écarter par une expédition contre les fermes des Grandes et des Petites-Tapes, fermes situées au nord de Metz, sur la rive gauche de la Moselle, et que l'on avait lieu de croire abondamment pourvues de récoltes. Les troupes du 6e corps (Canrobert), soutenues par la division Déligny des voltigeurs de la garde, reçurent l'ordre d'avancer jusqu'au ruisseau des Tapes, petit cours d'eau qui se jette dans la Moselle, en avant de Ladonchamps et du hameau de Saint-Remy. Pendant qu'on tiendrait ces positions, les denrées seraient enlevées en toute hâte, après quoi les troupes rentreraient dans leurs quartiers. L'opération présentait des difficultés fort sérieuses, car les hauteurs qui commandent la vallée à droite et à gauche étaient couronnées de batteries dont les feux croisés feraient beaucoup de mal aux voltigeurs massés dans la plaine. Le maréchal crut parer à ce danger, d'une part, en ordonnant au maréchal Lebœuf de porter une de ses divisions en avant de la ferme de Grimont, sur la rive droite, pour attirer sur elle les troupes et les batteries installées à Malroy ; d'autre part, à l'extrême gauche, en prescrivant au général Ladmirault de s'emparer du bois et du village de Vigneulles et de s'avancer par Saulny-de-Plesnois et Villiers-les-Plesnois.

L'attaque réussit au-delà de toute espérance ; toutes les positions indiquées sont brillamment conquises, et, à trois heures, les troupes bordaient le ruisseau des Tapes du chemin de fer à la Moselle, mais les denrées ne purent être enlevées. « En présence de l'intensité du feu de l'ennemi qui ne diminuait pas et de la direction convergente qu'il lui avait donnée sur les points dont nous nous étions emparés, il n'était pas possible de réaliser l'opération de courage que j'avais voulu faire ; nos voitures n'auraient pu traverser un terrain sillonné en tous sons par les obus, et force fut de les faire rentrer au camp Bien que l'opération de fourrage projetée n'ait pu avoir lieu, cette journée n'en constitue pas moins pour nos armes un brillant succès. Nos troupes s'y sont vaillamment comportées, et l'ennemi, chassé de toutes ses positions, abandonnant ses tranchées et ses ouvrages, laisse entre nos mains 535 prisonniers, dont 4 officiers. Malheureusement nos perles sont sérieuses ; elles s'élèvent à 1.257 hommes, parmi lesquels on compte 3 officiers généraux[5]. »

Cet effort fut le dernier ; les troupes auxquelles le maréchal est obligé de rendre hommage vont être condamnées à une inaction absolue après ce brillant fait d'armes. Le maréchal ne parait pas avoir eu d'autre but, dans la sortie dos Tapes, que de montrer une certaine bonne volonté d'agir ; il a eu douze cents hommes tués ou blessés ; il a fait cinq cents prisonniers ; n'est-ce pas la preuve qu'il avait l'intention de se battre ? Mais les troupes ne s'y trompèrent pas ; les officiers compétents de l'armée de Metz avaient prévu le résultat de cette expédition où les deux ailes restant on arrière, la colonne du centre était obligée de s'aventurer sur un lorrain découvert sous le feu convergent des batteries ennemies. Pourquoi le maréchal n'avait-il pas fait attaquer les hauteurs où ces batteries étaient installés ? Sans cloute parce qu'après les avoir conquises il aurait fallu les garder. Gela n'entrait pas dans les plans du maréchal. Ce combat était à peine fini qu'il adressait (7 octobre) la lettre confidentielle suivante aux commandants des corps d'armée et aux chefs des différents services :

Le moment approche où l'armée du Rhin se trouvera dans la position la plus difficile peut-être qu'ait jamais dû subir une armée française. Les graves événements militaires et politiques qui se sont accomplis loin de nous et dont nous ressentons le douloureux contre-coup, n'ont ébranlé ni notre force morale, ni notre valeur comme armée. Mais vous n'ignorez pas que des complications d'un autre ordre s'ajoutent journellement à celles que créent pour nous les faits extérieurs.

Les vivres commencent à manquer, et, dans un délai qui ne sera que trop court, ils nous feront absolument défaut. L'alimentation de nos chevaux de cavalerie et de trait est devenue un problème dont chaque jour qui s'écoule rend la solution de plus en plus impossible ; nos ressources sont épuisées, nos chevaux vont dépérir et disparaître.

Dans ces graves circonstances, je vous ai appelés pour vous exposer la situation et vous faire part de mes sentiments. Le devoir d'un général en chef est de ne rien laisser ignorer, en pareille occurrence, aux commandants des corps d'armée placés sous ses ordres et de l'éclairer de leurs avis et de leurs conseils.

Placés plus immédiatement en contact avec les troupes, vous savez certainement ce qu'on peut attendre d'elles, ce que l'on doit en espérer. Aussi, avant de prendre un parti décisif, ai-je voulu vous adresser cette dépêche, pour vous demander de me faire connaître par écrit, après un examen très-mûri et très-approfondi de la situation, et après en avoir conféré avec vos généraux de division, votre opinion personnelle et votre appréciation motivée.

Dès que j'aurai pris connaissance de ce document, dont l'importance ne vous échappera point, je vous appellerai dans un conseil suprême, d'où sortira la solution définitive de la situation de l'armée dont S. M. l'empereur m'a confié le commandement.

Je vous prie de me faire parvenir dans les quarante-huit heures l'opinion que j'ai l'honneur de vous demander et de m'accuser réception de la présente dépêche.

 

Trois faits importants se dégagent de cette lettre : 1° le maréchal Bazaine est disposé à négocier avec l'ennemi ; 2° il ne reconnaît pas le gouvernement de la Défense nationale, et à ses yeux l'empereur est toujours le représentant du pouvoir dont il tient son commandement ; 3° il cherche à s'abriter derrière l'opinion des chefs de corps, — et aussi des généraux de division, qu'il consulte pour la première fois, quand la situation que ceux-ci n'ont pas voulue lui semble désespérée, condescendance tardive destinée à diminuer sa responsabilité devant ses juges futurs. Conformément aux termes de la lettre, la réunion des chefs de corps et des généraux de division a lieu le 8 octobre, et les résolutions prises se résument en ces mots : l'armée est prête à accepter une convention honorable qui lui permettra de se retirer avec armes et bagages ; plutôt que de subir des conditions humiliantes, elle se frayerait un passage à travers l'ennemi, les armes à la main. Mais les membres de la réunion demandent à entrer en pourparlers sur l'heure ; ils ne veulent pas être acculés par la famine à la dernière extrémité et être obligés de subir la loi du vainqueur, si dure qu'elle soit. Le pain et le sel manquent, la santé des troupes dépérit ; il faut donc ou traiter promptement, ou promptement tenter l'effort suprême.

Le maréchal se montre fort satisfait de cette détermination qui lui laissait le champ libre pour l'ouverture des négociations. Le 10 octobre, il réunissait les commandants de corps et les chefs de service, et traçait devant eux le tableau de la situation sous les plus sombres couleurs ; il parlait encore des désordres qui régnaient, disait-il, dans l'intérieur de la France ; il insistait sur la volonté du roi de Prusse de ne pas traiter avec le gouvernement provisoire ; sur l'obligation où l'on se trouverait, par suite, de considérer comme non avenue la captivité de l'empereur ; sur la nécessité d'appuyer le gouvernement de l'Empire de concert sans doute avec les armées prussiennes. Le gouverneur de Metz objecta, il est vrai, « qu'il n'était pas admissible que les Prussiens laissassent l'armée de Metz rentrer en France pour rétablir l'ordre, et que ces ouvertures n'étaient qu'un leurre pour nous faire arriver à l'entier épuisement de nos faibles ressources[6]. » Le conseil ne crut pas devoir s'arrêter à ces sages observations, et les résolutions suivantes furent adoptées :

1° On tiendra sous Metz le plus longtemps possible ;

2° On ne fera pas d'opération autour de la place, le but à atteindre étant plus qu'impossible ;

3° des pourparlers seront engagés avec l'ennemi dans un délai qui ne dépassera pas quarante-huit heures, afin de conclure une convention militaire honorable acceptable pour tous ;

4° Dans le cas où l'ennemi voudrait imposer des conditions incompatibles avec notre honneur et le sentiment du devoir militaire, on tentera de se frayer un passage les armes à la main.

 

La « convention militaire honorable » pourrait-elle s'entendre d'une capitulation comme celle de Sedan, par exemple ? Non, les généraux de division avaient stipulé qu'ils entendaient sortir de Metz avec armes et bagages. Quant à la ville de Metz elle-même, le conseil n'avait rien dit, ce qui donne à penser que le maréchal, les chefs de corps et les généraux traitaient seulement pour l'armée, et supposaient que la ville pourrait continuer la résistance une fois livrée à elle-même. Mais que feront les autorités militaires si le roi de Prusse exige la reddition de la place ? Cette exigence ne paraît pas avoir été prévue.

Après un premier refus, destiné sans doute à faire traîner les choses en longueur, Frédéric-Charles permit au général Boyer — le maréchal venait de lui conférer ce grade — de franchir les lignes prussiennes pour se rendre à Versailles et traiter de la capitulation avec le roi de Prusse. Quand la nouvelle de ce départ, et les causes qui l'avaient amené furent connues dans la ville, une profonde émotion s'empara des esprits, des rassemblements tumultueux se formèrent sur les places, l'hôtel de ville fut envahi ; on jeta par la fenêtre le buste de l'empereur, on foula aux pieds l'aigle impériale qui surmontait le drapeau tricolore. Cette vaillante population ne pouvait se résigner, après avoir tant souffert, à la douleur qu'elle entrevoyait au bout des négociations ; elle aimait la France et voulait rester française. Le général Coffinières annonça, pour la calmer, le prochain départ de l'armée ; il était décidé, disait-il, à résister jusqu'à la dernière extrémité ; il écrivit au maire une lettre où on lisait ces mots : « Tout ce qu'il sera humainement possible de faire pour la défense, nous le ferons sans aucune hésitation. » L'émoi n'était pas moins grand dans les rangs de l'armée ; la perspective d'une capitulation à l'image de celle de Sedan soulevait le cœur des officiers et des soldats. Les officiers se sentaient, écrit le général Déligny, « humiliés dans leurs armes, blessés dans leur dignité. » Des réunions s'étaient formées pour aviser à la conduite à tenir. Toute perte de temps fut considérée comme funeste ; encore deux ou trois jours d'attente, et il n'y aurait presque plus d'attelages ni de cavalerie. Sur ses 10 batteries, l'artillerie de la garde ne pouvait plus en atteler que 4, 2 de canons et 2 de mitrailleuses ; s'il en était ainsi dans le corps où les chevaux avaient été le plus soignés et les fourrages ménagés avec le plus de soin, quel espoir y avait-il à fonder sur les autres ? On pouvait encore, il est vrai, trouver d'autres ressources ; les entreprises publiques, les compagnies de Metz possédaient encore à part cela 1.600 chevaux en bon état, faits au service du trait, qu'elles offraient de céder à l'armée pour traîner les canons le jour où elle en aurait besoin. On pouvait atteler ainsi 400 voitures, et par conséquent environ 150 bouches à feu ; avec les chevaux de main des officiers et les dernières ressources des corps, on était en droit de compter sur 100 autres, ce qui permettait de constituer un parc de 250 pièces, plus que suffisant pour appuyer un grand effort et favoriser une trouée sur un point quelconque des lignes ennemies. Les chefs de corps et les généraux répondaient de leurs soldats ; ils ne doutaient pas que la garde ne se joignît à eux, aussi bien que d'autres troupes entraînées par l'exemple et par un amour-propre habilement surexcité[7].

Divers projets de sortie sont discutés ; mais quel est le chef qui voudra se mettre à la tête des troupes et tenter la trouée du désespoir ? Ce n'est pas le maréchal Bazaine, l'indignation contre sa personne est générale ; sa conduite a révolté le sentiment de l'honneur dans toutes les âmes, et quelques membres de la réunion sont allés jusqu'à proposer de le déposséder de son commandement. Toutefois le respect de la hiérarchie est encore si grand que la majorité de la réunion conseille de tenter une démarche suprême auprès du maréchal. Les délégués seront peut-être assez heureux pour lui faire partager les douloureux sentiments de l'armée, et l'arracher à sa coupable indolence. Bazaine répondit à la députation des généraux que leurs sentiments étaient les siens, qu'il était bien résolu à ne pas capituler ; puis, prenant une carte, il leur développe longuement un plan de sortie par le sud qu'il se prépare à mettre à exécution au retour du général Boyer, si la réponse du quartier général prussien n'est pas de nature à être acceptée. Les généraux se retirent plus que jamais convaincus qu'il serait puéril d'attendre du maréchal un acte de vigueur. La réunion se reforma aussitôt ; Bazaine s'était dit tout disposé à remettre le commandement à celui qui voudrait s'en charger. Puisqu'on avait perdu tout espoir de l'entraîner à la tête des troupes, il fallait choisir un autre chef en position d'inspirer confiance à l'armée et d'imposer silence aux susceptibilités de ses collègues. Les noms du maréchal Canrobert et des généraux Déligny et de Cissey furent successivement mis en avant sans succès, aucun de ces officiers généraux n'ayant voulu prendre sur lui la responsabilité de la tentative suprême ; la réunion se disperse tristement. A cette date, un relevé du nombre des combattants capables de marcher à l'ennemi avait été fait sur l'ordre de Bazaine, et il n'avait pas moins donné de 129.000 hommes, sans compter les 20.000 hommes de la garnison de Metz. Avec ces soldats aguerris, conduits par des officiers énergiques comme ceux qu'on vient de voir dans ces deux réunions, le maréchal pouvait rendre encore un éclatant service à son pays ; en admettant qu'il ne fût pas possible à toute l'armée de traverser les lignes prussiennes et de rejoindre les armées en formation sur les bords de la Loire, on pouvait au moins faciliter le départ des hommes les plus résolus et des meilleurs officiers, lesquels, marchant pendant la nuit avec des guides sûrs, auraient apporté aux jeunes armées de la France de précieux éléments qui leur manquaient. Les écrivains militaires allemands, ordinairement indulgents pour le maréchal Bazaine, ont développé cette pensée dans des termes qui méritent d'être cités, bien qu'il soit cruel de recevoir des leçons d'un ennemi.

Le maréchal était parfaitement au courant de tout ce qui se passait sur le théâtre de la guerre ; il connaissait la résistance de Paris, la formation de nouvelles armées, au moins de celle de la Loire. Son expérience militaire ne lui permettait pas d'ignorer que la présence de cadres instruits était indispensable pour en faciliter l'organisation, comme pour encadrer les nouvelles levées et celles qui venaient d'être appelées sous les drapeaux.

C'était donc pour lui un devoir rigoureux de fournir à son pays les cadres qui lui manquaient. Il lui était facile de choisir dans toutes les armes, dans tous les corps, des hommes et des sous-officiers éprouvés, ayant bien supporté les privations et capables de fournir pendant quelques jours des étapes de 10 à 12 lieues ; il en eût formé un détachement auquel il aurait adjoint un grand nombre d'officiers et de canonniers, ceux-ci marchant sans leurs pièces, plus un millier de cavaliers montés sur les meilleurs chevaux restants ; cette troupe aurait pu comprendre ainsi 2.000 officiers, 2.000 canonniers, 6.000 fantassins et 1.000 cavaliers ; total : 11.000 hommes. On l'eût scindée en trois ou quatre groupes, et chacun d'eux, conduit par un guide intelligent, eût pu, en évitant le combat, s'échapper par les bois et, à la faveur de la nuit, traverser nos positions ; chacun eût suivi une route différente ou se fût réparti sur plusieurs directions, assez rapprochées cependant pour pouvoir se soutenir en cas de besoin. Quatre journées de marche devant suffire pour sortir de la région occupée par les troupes allemandes, il y avait lieu de n'emporter des vivres que pour ce laps de temps, en marchant sans voitures et sans bagages.

Si on mettait en doute la possibilité d'une pareille entreprise, il suffirait, pour s'en convaincre, de voir ce qu'était alors la situation militaire : le gros de nos forces autour de Paris, une autre armée à Metz, et 50.000 hommes en Alsace ; dans les pays intermédiaires entre ces trois points, il n'y avait que 50.000 hommes, répartis sur une telle étendue, qu'ils étaient dans l'impossibilité de se réunir.

Une fois sortis de Metz, les détachements français pouvaient prendre l'avance sur les troupes d'investissement et, par une marche rapide de 8 à 9 milles, faite d'une seule traite, ils pouvaient avoir la certitude de nous échapper complétement.

La meilleure direction à suivre, parce qu'elle était la plus courte, était entre Nancy et Sarreguemines, vers les Vosges d'abord et Besançon ensuite, où devait être le rendez-vous. De Metz au sud de Lunéville, il n'y avait guère que 16 milles à parcourir (30 lieues) ; à partir de ce point, le détachement retrouvait des corps nombreux de francs-tireurs qui lui eussent servi tout à la fois de guides et de soutiens.

Le passage à travers nos lignes offrait certainement de sérieuses difficultés ; mais le combat du 31 août avait suffisamment prouvé que cette opération était loin d'être impossible : il ne fallait que se rendre maître pour quelques heures des différents points par lesquels le passage devait s'effectuer. Le maréchal n'avait qu'à préparer habilement la concentration de son armée dans cette direction et à engager à l'improviste une action sérieuse, deux ou trois heures avant la fin du jour, sans perdre un temps précieux comme il l'avait fait le 31 août. Les points de passage restant forcément occupés jusqu'à l'entrée de la nuit, les petits détachements étaient à même de les traverser, sans être obligés de prendre part au combat ; il pouvait se faire, et c'était le cas le plus favorable, qu'ils passassent inaperçus, sans être poursuivis, grâce au dévouement et aux grands sacrifices du reste de l'armée.

Le maréchal restait encore assez fort, sans aucun doute, pour contraindre l'armée d'investissement à ne pas s'éloigner de Metz ; pour la France il y avait là non-seulement un avantage matériel inappréciable, mais un fait d'une importance morale considérable.

Au lieu de rien tenter de semblable, le maréchal passa tout le mois de septembre dans la plus complète inaction. Chaque jour voit cependant diminuer les approvisionnements, et il lui est déjà facile de calculer l'heure où viendra la famine, et avec elle la perle certaine de l'armée ; aussi, dès les premiers jours d'octobre, le voit-on entamer des négociations pour écarter le danger qui le menace[8].

 

Le retour du général Boyer était attendu avec une douloureuse impatience ; il arriva enfin le 17 octobre, après sept jours d'absence. A sa sortie de Metz le chemin de fer l'avait emporté jusqu'à Nanteuil, au-delà de Château-Thierry ; à partir de cette station, les tunnels et les ponts étant coupés, le général était monté en poste dans une voilure prussienne, conduite par des hommes de la landwehr, qui l'avait transporté jusqu'à Villeneuve-Saint-Georges, d'où, contournant Paris, il était arrivé à Versailles après un voyage qui n'avait pas duré moins de quarante-huit heures. Sa seule présence confirmait l'exactitude des rapports du sieur Regnier à M. de Bismarck. Reçu avec une grande courtoisie, il fut invité à s'expliquer dans un conseil auquel assistaient, avec le roi de Prusse, M. de Bismarck, M. de Moltke, le prince royal et le général Blumenthal. L'ambassadeur du maréchal Bazaine fait connaître l'objet de sa mission et les conditions du traité qu'on serait disposé à souscrire. Toute illusion lui est au même instant enlevée par le comte de Moltke : l'armée de Metz n'obtiendra rien de plus que l'armée de Sedan. Le général Boyer se récrie ; alors M. de Bismarck intervient : il consentirait à laisser l'armée se retirer dans une ville du midi de la France ; on convoquerait dans cette ville le Sénat et le Corps législatif de l'Empire, et ces deux assemblées, après avoir rétabli le gouvernement déchu, avec l'impératrice régente, signeraient la paix avec l'Allemagne. C'était toujours le plan du sieur Regnier. M. de Moltke était, lui, d'un avis tout différent : sans chercher à deviner si les propositions de M. de Bismarck ne recouvraient pas une perfidie destinée à entretenir les illusions de Bazaine jusqu'à l'épuisement complet de ses ressources, il objecte, non sans raison, que l'armée, sortie de Metz pour se rendre dans une ville du Midi, refusera d'obéir à Bazaine et ira grossir les armées de province. Le conseil s'accorde néanmoins à charger le général Boyer de la réponse suivante, conforme au désir de M. de Bismarck :

« On ne traiterait du sort de l'armée de Metz qu'à la condition de la voir rester fidèle au gouvernement de la régence, seul susceptible de faire la paix et de contribuer à son rétablissement ; l'impératrice devrait donner son assentiment à cet arrangement et en assurer l'exécution par.sa présence au milieu des troupes. »

M. de Bismarck n'était nullement convaincu que le gouvernement seul de la régence fût capable de conclure la paix avec l'Allemagne ; il savait fort bien, au contraire, et il le reconnaîtra bientôt, que la France ne voulait à aucun prix du rétablissement du gouvernement impérial ; mais il cherchait le moyen le plus sûr d'arriver à tromper Bazaine, de gagner encore une semaine et de consommer la ruine de l'armée de Metz. Il est tenu au courant par ses espions de la situation de Metz : il sait que quelques jours de souffrances achèveront d'épuiser les soldats de Bazaine et qu'il n'y aura plus à redouter de leur part aucun coup de désespoir ; c'est donc pour gagner du temps qu'il charge le général Boyer de cette réponse hypocrite. En même temps, il tient la main à ce que le négociateur de Bazaine ne communique, soit pendant son séjour à Versailles, soit pendant son voyage, avec aucun de ses compatriotes. Le général Boyer aurait vite reconnu qu'on s'était joué de sa bonne foi quand on lui avait tracé le tableau de l'état intérieur de la France. C'était effectivement un tableau lugubre et bien fait pour encourager Bazaine à persévérer dans sa ligne de conduite. D'après les récits émanés des plus hautes autorités prussiennes, le Midi avait formé un gouvernement séparé ; Lyon possédait un gouvernement spécial ; l'Ouest avait constitué une ligue catholique et rompu ses liens avec le reste de la France. Dans l'intérieur de Paris, la discorde avait éclaté entre la population et les membres du gouvernement, et M. Gambetta s'était vu obligé de se sauver en ballon. Ce n'était pas tout. La délégation de Tours, menacée à la fois par l'Ouest et par les armées allemandes., se disposait à chercher un refuge à Toulouse, peut-être même à Pau. Les villes de Normandie, épouvantées par les excès révolutionnaires, saluaient les Prussiens comme des libérateurs. Enfin, la seule armée de province venait d'être anéantie à Arthenay, non loin d'Orléans. Tel était l'état de la France.

Le général Boyer n'ayant su ni s'aboucher avec un Français à Versailles, ni se procurer un journal, ne parut pas se douter qu'on l'avait trompé ; il rapporta fidèlement à Metz tout ce qu'il avait entendu, et la provenance suspecte de ses récits ne l'empêcha pas d'être cru sur parole. Le général Changarnier, qui assistait au conseil du 18, l'invita à jurer sur l'honneur que tels étaient bien les récits qu'on lui avait faits, et il jura. On lui demande alors à voir les journaux qu'il a pu se procurer pendant son voyage ; il déclare, à la stupéfaction générale, qu'il n'a pu s'en procurer aucun. Seul, le général Coffinières refuse absolument de croire à ces rapports d'origine prussienne. Le moment est venu pour le conseil de prendre une décision. Il avait arrêté, on s'en souvient, dans sa séance du 10 octobre : 1° qu'il refuserait toute convention qui ne serait pas jugée honorable ; 2° qu'il ne fallait pas se laisser acculer par la famine, qu'il fallait agir sans délai, si un effort suprême était à tenter par suite des exigences de l'ennemi. Va-t-il persévérer dans ces résolutions, après le récit du général Boyer, ou se déjuger ? Le conseil se déjuge ; à l'unanimité moins deux voix, il est décidé que le général Boyer partira pour l'Angleterre, avec la mission d'inviter l'impératrice à entamer des négociations avec Versailles. Un sauf-conduit est de nouveau demandé au prince Frédéric-Charles, et le général Boyer se met en route pour la seconde fois. Le piège tendu par M. de Bismarck à Bazaine a un plein succès : les vivres qui restent encore seront épuisés pendant que les négociations suivront leur cours.

Le relevé des approvisionnements restant en magasin portait jusqu'au 22 octobre la durée possible de la résistance : passé cette date, il n'y aurait plus de pain et les troupes seraient obligées de se nourrir avec de la viande de cheval ; le sel, on le sait, manquait déjà Le maréchal n'avait pas pu passer sous silence à l'armée la gravité de la situation et l'imminence d'un dénouement qu'il n'avait pu dépendre d'elle d'écarter par sa bravoure. Cette communication, faite dans les termes les plus adoucis, jeta dans le camp une surexcitation très-grande ; des imprécations, des menaces même étaient proférées contre le maréchal qui, très-prudent d'ailleurs, ne se montrait presque jamais en public. Au sein de la population civile, l'irritation prit des allures plus sérieuses : la vaillante et patriotique cité, qui depuis longtemps pressait le maréchal d'agir, voyait se dresser devant elle les terribles conséquences des négociations engagées ; les journaux, bravant la censure, se répandaient en accusations contre le maréchal ; fait caractéristique : dans cette ville soumise à l'état de siège, aucune voix ne s'éleva pour le défendre : chez les soldats et chez les civils le sentiment était le même : aux yeux des uns et des autres, le maréchal trahissait la France.

Quatre mortelles journées se passent au milieu de ces angoisses de l'agonie. Enfin le 24 au matin, un parlementaire prussien, chargé d'une lettre de Frédéric-Charles, se présente aux avant-postes ; on l'amène sans perdre un instant auprès du maréchal ; celui-ci ouvre le pli et lit la dépêche suivante de M. de Bismarck :

D'après les informations que je reçois de Londres, l'impératrice se refuse à toute espèce de transaction, comme à tout traité ayant pour base une cession de territoire. Les renseignements que nous avons, d'ailleurs, été à même de prendre dans le pays et dans l'armée nous ont prouvé que le gouvernement impérial n'y rencontrerait aucun appui. En entrant en arrangement avec lui, le roi semblerait vouloir l'imposer à la France ou chercher à intervenir dans ses affaires intérieures, ce qui serait contraire aux intentions de Sa Majesté.

Le maréchal Bazaine n'a pas donné les garanties qui lui étaient demandées et que le général Boyer avait dit lui faire connaître comme base première de toute convention, c'est-à-dire la cession de la ville de Metz et la signature de tous les chefs de son armée reconnaissant la régence et s'engageant à la rétablir.

Dans ces conditions, il n'y a plus lieu de continuer des négociations politiques ; la question se pose militairement ; c'est aux événements de la guerre seuls qu'il appartient de la résoudre.

 

M. de Bismarck s'était joué du maréchal Bazaine.

Dans cette extrémité, le général Desvaux, commandant de la garde, propose de marcher contre les lignes ennemies, plutôt que de subir la loi du vainqueur ; mais il est seul de cet avis. La cavalerie est dans un état déplorable, l'artillerie est entièrement désorganisée, le pain manque depuis deux jours. M. de Bismarck avait fait durer la négociation tout le temps qu'il fallait pour réduire l'armée à une complète impuissance, et, grâce au maréchal Bazaine, il avait complétement réussi. Le maréchal ne s'apercevait pas encore qu'il était la dupe du diplomate prussien ; il persistait à se croire un grand prestige auprès de Frédéric-Charles, parce que celui-ci, devinant son ambition, n'avait jamais manqué de flatter sa vanité pour en tirer profit. Bazaine résolut donc d'envoyer auprès du prince un homme chargé d'obtenir de lui des conditions moins dures que celles qu'on lui signifiait de Versailles. Il charge de cette triste commission le général Changarnier, attaché à l'état-major du maréchal Lebœuf depuis l'ouverture de la campagne. Accueilli par Frédéric-Charles avec une grande courtoisie, le vieux général n'en essuie pas moins un refus absolu. Le commandant en chef prussien ne veut pas consentir à laisser l'armée de Metz se retirer soit dans le Midi, sait en Algérie ; il la sait réduite à la dernière extrémité, il n'a plus à redouter de sa part une tentative désespérée ; il attend qu'elle dépose les armes et lui ouvre les portes de la ville. Le prince est si bien persuadé que l'heure de la capitulation est proche qu'il enverra, dit-il, le jour même, le général de Stiehle au château de Frescaty, sur la ligne des avant-postes pour prendre les derniers arrangements avec le négociateur que voudra bien désigner le maréchal Bazaine. Il avertit même le général Changarnier qu'il a fait accumuler d'immenses approvisionnements de bouche aux portes de la ville, tant il sait bien que l'armée et la population souffrent de la famine. Telle est la réponse rapportée au camp par le général Changarnier. Le maréchal se résigne à la dernière humiliation ; il désigne le général de Cissey, qui se rend au château de Frescaty, où l'attend le général de Stiehle. Les conditions offertes pour la capitulation de l'armée sont inexorables : l'armée de Metz est traitée comme l'avait été celle de Sedan ; elle sera prisonnière de guerre, après avoir livré à l'ennemi ses armes, ses drapeaux, son matériel et ses bagages ; quant à la ville, son sort ne sera pas séparé de celui des troupes : elle doit ouvrir ses portes et se livrer. Après avoir reçu ces pénibles communications, le général de Cissey se retire. Le conseil est convoqué une dernière fois par le maréchal Bazaine ; on y entend le rapport du général Changarnier et le récit de la mission du général de Cissey, que suivent de longues et ardentes discussions.

 

Le général Desvaux proteste encore une fois, au nom de la garde, contre la capitulation à laquelle tous les membres du conseil paraissent résignés ; c'est en vain qu'il rappelle l'engagement pris naguère de repousser toute convention incompatible avec l'honneur : des hommes qui ne s'étaient pas élevés contre les projets du commandant en chef, au temps où l'armée était encore pleine de vigueur, pouvaient-ils songer à recourir à la fortune des armes, quand les troupes démoralisées manquaient de pain ? « Il fut convenu à l'unanimité, non sans la plus vive douleur, que M. le général de division Jarras, chef d'état-major général, serait envoyé au quartier général du prince Frédéric-Charles, comme délégué par le conseil et muni de ses pleins pouvoirs, pour arrêter et signer une convention militaire par laquelle l'armée française, vaincue par la famine, se constituait prisonnière de guerre[9]. »

Dans la soirée (26 octobre) le général Jarras quitte Bazaine, avec lequel il a eu un long entretien, pour se rendre à Frescaty, où il est reçu par le général de Stiehle. Les clauses de la capitulation sont débattues par les deux négociateurs. L'armée et la ville, dont le sort est lié, doivent se rendre et remettre aux mains de l'ennemi tout leur matériel « dans l'état où il serait, au moment de la signature de la convention. » Cette rédaction laissait, on le voit, au maréchal la faculté de noyer ses poudres, d'enclouer ses canons et de briser ses fusils ; il refusa d'en profiter, en vertu d'une théorie inconnue jusqu'à ce jour dans l'histoire militaire : à savoir que la place et le matériel « devaient faire retour à la France après la signature de la paix. » Le négociateur allemand consentait à laisser aux officiers français leurs chevaux et leurs bagages : c'est un point sur lequel Bazaine avait recommandé au général Jarras d'insister avec une énergie toute particulière ; on verra bientôt pourquoi ; quant à l'épée et au sabre, les officiers français seraient contraints de les déposer : il y avait exception cependant pour ceux qui s'engageraient à ne plus servir contre l'Allemagne pendant la durée de la guerre. Le général Jarras obtint pour l'armée française les honneurs militaires. Cette formalité qui, on le sait, consiste pour l'armée vaincue à défiler devant l'armée ennemie, tambours battants et enseignes déployées, avant de déposer les armes et de se constituer prisonnière, équivaut à la reconnaissance par le vainqueur de la bravoure du vaincu ; elle est consacrée par les traditions militaires de tous les pays. Cette consolation et cet honneur, le maréchal les refusa pour son armée ; on verra plus loin pour quel motif. Enfin, le général Jarras avait pensé que les autorités prussiennes accorderaient à un détachement de chaque corps la permission de se retirer soit dans une ville du Midi, soit en Algérie, sous la condition expresse de ne plus porter les armes contre l'Allemagne, tant que durerait la guerre. Il essuya sur ce point un refus inflexible. Quand ces diverses questions eurent été débattues, l'envoyé du maréchal retourna au quartier général, porteur du protocole, qu'il fallait examiner une dernière fois avant la signature définitive. Le maréchal fut péniblement surpris d'apprendre que les officiers n'auraient pas le droit de garder leurs épées ; il ne voulait pas céder sur ce point, mais au moment même où il invitait le général Jarras à insister sur ce point, une dépêche de Frédéric-Charles vient lui annoncer que le roi de Prusse accordait aux officiers la satisfaction demandée en leur nom. Arrivé à l'article relatif aux honneurs militaires, le maréchal s'arrête ; il ne s'oppose pas à ce que cette clause figure sur le protocole, mais à une condition : c'est qu'elle restera lettre morte. Il voit trop de difficultés au défilé de l'armée ; il allègue le mauvais temps, il imagine des compétitions possibles entre les divers corps. Des juges compétents estiment que le motif réel de ces réserves ne dérivait ni de la mauvaise température, ni des jalousies imaginaires que l'ordre du défilé pouvait éveiller entre les régiments. Il faut chercher ailleurs ce motif. Le maréchal, qui s'était rarement montré à ses troupes, craignait de paraître devant elles pendant ce morne défilé ; il redoutait les murmures et les imprécations de cette vaillante armée précipitée par sa faute dans une si grande catastrophe. Enfin, l'examen du protocole est terminé, le général Jarras retourne à Frescaty pour se faire infliger une leçon de dignité par le négociateur prussien. Le général de Stiehle ne peut pas admettre, en effet, que l'on fasse figurer pour la forme les honneurs militaires sur la convention. Si cet article ne doit pas recevoir son exécution, il pense qu'il vaut mieux pour la sincérité des deux partis l'effacer tout de suite. Le général prussien se montre fort surpris que le maréchal refuse les honneurs militaires pour son armée parce qu'il pleut, et il dit, non sans malice, au chef d'état-major de Bazaine que l'armée prussienne ne se laissait jamais guider par des considérations de cette nature. Le général Jarras connaissait la volonté de Bazaine : il subit la leçon et consentit à la suppression de l'article. Toutefois, comme il fallait trouver un témoignage honorable pour l'armée, il eut l'idée fort étrange d'interpréter comme un hommage de respect pour les troupes la liberté accordée aux officiers de garder leurs épées. Un autre incident, non moins curieux, se produisit au cours de la discussion. Les négociateurs traitaient la question de l'envoi des prisonniers en Allemagne. Le général de Stiehle venait de régler l'ordre du départ des officiers. « Quant aux 80.000 hommes de troupes, ajoutait-il….. » Le général Jarras l'interrompit pour lui dire : « 80.000 hommes, mais il y en a bien davantage, nous en avons 120.000. — Oh ! oui, je sais, répliqua le général prussien, avec les malades et les blessés. — Mais non, pas du tout, tint à constater son interlocuteur ; c'est 126.000 combattants, donnés par la dernière situation, sans compter la garnison de Metz, les malades et les blessés, plus de 160.000 hommes. — Vraiment, est-ce possible ? » se contenta de répondre M. de Stiehle ; l'étonnement peint sur son visage en dit plus que ses paroles[10].

Dans l'après-midi de cette néfaste journée, l'intendant en chef était accouru auprès du maréchal pour lui apporter, disait-il, une heureuse nouvelle. Grâce à de minutieuses recherches, on venait de trouver des vivres pour quatre jours ; on en trouverait encore autant si l'on voulait s'en donner la peine. On pourrait donc tenir encore une semaine ; tout n'était donc pas irrévocablement perdu. Le maréchal répondit à l'intendant : « Et que voulez-vous que cela me fasse, monsieur l'intendant ? Vous auriez des vivres pour quinze jours, que cela ne changerait rien à la situation ; les pourparlers sont engagés, il faut en finir de suite et nous en aller[11]. »

Au camp et dans la ville, l'agitation était portée à son comble par la perspective de l'inévitable désastre. Quelques officiers, qui ne veulent pas courber la tête sous la honte de la capitulation, se réunissent et dressent un plan de sortie ; ils s'élanceront à la tête d'une poignée d'hommes résolus et franchiront, coûte que coûte, les lignes ennemies. L'intrépide général Clinchant était déjà désigné pour le commandement de cette expédition périlleuse ; mais, chose à peine croyable dans un pays où l'honneur militaire a tenu tant de place, des chefs de corps dénoncent ce généreux projet au maréchal Bazaine et lui offrent leur concours pour l'entraver. Le général Clinchant est mandé au quartier général du maréchal Lebœuf, son supérieur hiérarchique ; là il se trouve en présence de ce vieux général Changarnier, dont la présence à Metz se révèle pour la première fois quand on entame les négociations. Visiblement agité, gesticulant avec véhémence, il apostrophe violemment le général Clinchant. Il ne comprend pas qu'il songe à se soustraire au déshonneur de la capitulation ; il le somme de renoncer à son projet, et comme celui-ci résiste et persiste. Changarnier, dont l'irritation s'accroît, repoussant le général abasourdi vers la porte, s'écrie tout à coup : « Je n'aime pas les braillards, entendez-vous, général ; j'aime mieux que l'armée périsse que de la voir se sauver par l'indiscipline ! » Après avoir prononcé ces étranges paroles, il se jette, en fondant en larmes, dans les bras de Clinchant. Pendant cette scène, les troupes qui devaient accompagner, le général avaient été éloignées par ordre supérieur. Il ne restait plus qu'à baisser la tête, en attendant le dénouement de ce douloureux drame.

Le 28 octobre, le maréchal Bazaine adressait à ses troupes un ordre du jour ainsi conçu :

A l'armée du Rhin.

Vaincus par la famine, nous sommes contraints de subir les lois de la guerre, en nous constituant prisonniers. A diverses époques de notre histoire militaire, de braves troupes, commandées par Masséna, Kléber, Gouvion Saint-Cyr, ont éprouvé le même sort, qui n'entache en rien l'honneur militaire quand, comme vous, on a aussi glorieusement accompli son devoir jusqu'à l'extrême limite humaine.

Tout ce qu'il était loyalement possible de faire pour éviter cette fin a été tenté et n'a pas abouti.

Quant à renouveler un suprême effort pour briser les lignes fortifiées de l'ennemi, malgré votre vaillance et le sacrifice de milliers d'existences qui peuvent encore être utiles à la patrie, il eût été infructueux, par suite de l'armement et, des forces écrasantes qui gardent et appuient ces lignes ; un désastre en eût été la conséquence.

Soyons dignes dans l'adversité ; respectons les conventions Honorables qui ont été stipulées, si nous voulons être respectés comme nous le méritons. Évitons surtout, pour la réputation de cette armée, les actes d'indiscipline, comme la destruction d'armes et de matériel, puisque, d'après les usages militaires, places et armements doivent faire retour à la France, lorsque la paix est signée[12].

En quittant le commandement, je tiens à exprimer, aux généraux, officiers et soldats, toute ma reconnaissance pour leur loyal concours, leur brillante valeur dans les combats, leur résignation dans les privations, et c'est de cœur navré que je me sépare de vous.

Le commandant en chef de l'armée du Rhin,

Maréchal BAZAINE.

 

On a quelque peine à se contenir, quand on voit le maréchal Bazaine évoquer, à propos de la capitulation de Metz, les glorieux souvenirs de Kléber à Mayence et de Masséna à Gènes. Mais faut-il s'étonner, si l'homme dont la conduite révèle une absence complète de sens moral, manque de mesure dans son langage, et après tant d'actes coupables est-il permis de s'arrêter à des mots déplacés ? Une faute amène une autre faute, et un mensonge appelle un autre mensonge. Après avoir trompé son armée en lui promettant qu'après la signature de la paix le matériel de guerre serait rendu à la France, après avoir foulé aux pieds toutes les traditions militaires en qualifiant « d'actes d'indiscipline » la destruction des armes et du matériel, le maréchal commet une « dernière infamie[13] » par un mensonge plus odieux encore que le précédent. En vertu de l'article 3 du protocole de Frescaty, les armes, ainsi que tout le matériel, consistant en drapeaux, aigles, etc., devaient être déposés dans les forts pour être « remis immédiatement à des commissaires prussiens. » Le maréchal comprit que ni les officiers ni les soldats ne consentiraient à livrer à l'ennemi ces drapeaux, symbole de l'honneur militaire, dans les plis desquels flotte sur le champ de bataille l'image sacrée de la patrie. Il écrivit donc aux chefs de corps une circulaire dont voici le spécimen :

A S. E. le maréchal Canrobert, commandant le 6e corps.

Au grand quartier général, Ban Saint-Martin, 27 octobre 1870.

Monsieur le maréchal,

Veuillez donner des ordres pour que les aigles des régiments d'infanterie de votre corps d'armée soient recueillies demain matin de bonne heure, par les soins de votre commandant d'artillerie, et transportées à l'arsenal de Metz, où la cavalerie a déjà déposé les siennes ; vous préviendrez les chefs de corps QU'ELLES Y SERONT BRÛLÉES.

Ces aigles, enveloppées de leurs étuis, seront emportées dans un fourgon fermé ; le directeur de l'arsenal les recevra et en délivrera des récépissés aux corps.

Le maréchal commandant en chef,

Signé : BAZAINE.

 

Les drapeaux ne seront pas livrés, ils seront brûlés : voilà de quoi calmer les inquiétudes des régiments, dont plusieurs ont déclaré qu'ils ne livreraient pas les emblèmes de l'honneur. Le lendemain, quand on suppose que la livraison des drapeaux a été effectuée, on tient un langage différent au directeur de l'arsenal :

CABINET DU MARÉCHAL COMMANDANT EN CHEF.

Ban-Saint-Martin, 28 octobre.

ORDRE,

D'après la convention militaire signée hier soir 27 octobre, tout le matériel de guerre, étendards, etc., doit être déposé, inventorié et conservé intact jusqu'à la paix : les conditions définitives de la paix doivent seules en décider.

En conséquence, le maréchal commandant en chef prescrit, de la manière la plus formelle, au colonel de Girels, directeur d'artillerie à Metz, de recevoir et de garder en lieu fermé tous les drapeaux qui ont été ou qui seront versés par les corps. Il ne devra, sous aucun prétexte, rendre les drapeaux déjà déposés, de quelque part que la demande en soit faite. Le maréchal commandant en chef rend le colonel de Girels responsable de l'exécution de cette disposition, qui intéresse au plus haut degré le maintien des clauses de la convention honorable qui a été signée et l'HONNEUR DE LA PAROLE DONNÉE.

Le maréchal commandant en chef,

Signé : BAZAINE.

 

Quarante-cinq drapeaux sur soixante-seize furent livrés par cet inqualifiable subterfuge au prince Frédéric-Charles qui en décora son quartier général ; les autres furent heureusement préservés de cette souillure ; le général Desvaux, commandant de la garde, fit lui-même brûler les siens devant la porte de l'arsenal, malgré les ordres formels du maréchal ; quant aux autres, ils furent déchirés en morceaux, que les officiers se partagèrent et gardèrent comme de glorieux souvenirs. Le maréchal comprit l'odieux de sa conduite et les accusations qui, dans l'avenir, se dresseraient devant lui ; il ordonna de déchirer la page du registre de correspondance sur laquelle les deux circulaires avaient été transcrites ; mais cette sorte d'escroquerie n'a servi de rien, puisque nous avons le texte de ces trop mémorables documents.

Pendant que les troupes amenaient sur les places de la ville, sur la place de France, sur la place de Chambières le matériel de guerre que les forts et les magasins déjà remplis ne pouvaient plus recevoir[14], la population de Metz s'était rassemblée en proie au plus tragique désespoir. Des soldats qui allaient verser leurs fusils à l'arsenal furent désarmés ; des groupes furieux maudissaient Bazaine et le général Coffinières. Les femmes, mêlées à la foule, joignaient leurs imprécations et leurs larmes aux cris de douleur des gardes nationaux. Cette population si vaillante et si française ne pouvait se résigner à cette grande catastrophe. Le son lugubre de la grande cloche de la cathédrale, dominant ces rumeurs confuses, pénétrait dans les cœurs et les glaçait comme le glas funèbre de la ville infortunée ; sur différents points de la ville le tocsin sonnait, et, de toutes parts, les habitants sortaient de leurs maisons et venaient grossir les rassemblements. Des officiers égarés par la douleur appelaient ce peuple malheureux à a résistance. Craignant un soulèvement populaire qui aurait empêché la capitulation de s'exécuter, le maréchal Bazaine avait envoyé dans la ville un bataillon de voltigeurs de la garde. L'effervescence s'apaisa ; le silence du désespoir qui se recueille ne tarda pas à succéder au tumulte de la rue. Bazaine s'empressa d'écrire au prince Frédéric-Charles que la convention serait strictement exécutée. Il demandait au prince, dans cette lettre, la permission de se présenter le lendemain à son quartier général et de se constituer prisonnier. Il avait hâte de se soustraire aux regards de ses soldais. Le 29, au matin, après avoir fait à d'éhontés solliciteurs une abondante distribution de croix et de médailles, il s'informa du mot d'ordre, sans lequel il ne pourrait franchir les avant-postes français. Sanglante ironie de la destinée ! Le nom qu'il jettera à la sentinelle est celui d'un homme qui a trahi la France, c'est le nom de Dumouriez ! Cependant la réponse du prince Frédéric-Charles n'arrive pas. Bazaine s'impatiente, commande ses équipages, et sans attendre plus longtemps se dirige vers le village de Moulins, limite extrême des avant-postes français[15]. Il y reste caché jusqu'à quatre heures, pendant que la grande armée de Gravelotte, abandonnée après avoir été trahie, défile comme un troupeau devant les troupes allemandes. Au village d'Ars, la population, consternée par le dénouement du drame de Metz, reconnaît le maréchal ; les femmes se précipitent sur sa voiture, en brisent les glaces à coups de pierre et lui jettent, avec le nom de traître, de la boue au visage. La gendarmerie prussienne accourt pour le soustraire à ces fureurs trop légitimes, et il peut, sans autre accident, continuer sa route jusqu'au château de Corny, quartier général du prince Frédéric-Charles.

La capitulation de Metz est l'événement décisif de la campagne 1870-1871 ; l'armée du Rhin, quoique condamnée à l'inaction par suite des coupables projets de son chef, immobilisait plus de deux cent mille Allemands aguerris qui reprennent leur liberté pour se porter sur d'autres points du théâtre de la guerre. Deux cent mille ennemis sont retenus sous les murs de Paris ; il n'y en a pas moins de cent mille occupés soit à garder l'Alsace, soit à faire le siège des nombreuses places fortes disséminées depuis le Rhin jusqu'à Paris. Cela étant, les Allemands peuvent à peine détacher quelques corps, tant pour inquiéter les armées de province en formation que pour assurer par des expéditions dans les régions non dévastées la subsistance des troupes d'occupation. Jouissant d'une liberté relative pour l'organisation de ses jeunes armées, la délégation de Tours peut donc, sans témérité, espérer un retour de fortune. Tout à coup la victoire de Coulmiers (9 novembre) semble ouvrir le chemin de Paris aux jeunes armées de la République. Espérance trop vite déçue ! Quelques jours se sont à peine écoulés que l'armée de Frédéric-Charles, rendue libre par la trahison de Bazaine, apparaît sur les bords de la Loire et change encore une fois la face des choses pour le malheur de la France. Grâce à ce précieux renfort, les armées allemandes se portent au nord, à l'ouest, partout où une résistance se manifeste, sans se relâcher pour cela de leur surveillance sur Paris.

Ainsi l'avait voulu le maréchal Bazaine, en qui la France avait espéré jusqu'au bout, jusqu'au jour où l'affreuse réalité se dresse devant elle dans toute son horreur. Pauvre et généreuse France ! Elle était bien excusable de nourrir, même après Sedan, une semblable illusion. Elle n'avait jamais vu, dans le cours de sa longue et orageuse histoire, cent soixante-treize mille hommes commandés par un chef renommé, livrer leurs armes, leur immense matériel à l'ennemi et prendre le douloureux chemin de la captivité ; elle n'avait jamais vu un maréchal refuser de servir sa patrie, dans l'espoir de l'asservir après sa défaite ; nouer des intelligences avec l'ennemi, quand son armée demande à marcher ; oublier ses devoirs militaires dans des négociations perfides ; propager de faux bruits pour abattre le courage de ses soldats ; fouler aux pieds les plus respectables traditions en refusant les honneurs militaires pour ses troupes ; afficher le mensonge pour décider les régiments à se séparer de leurs drapeaux ; se dérober enfin par la fuite à la suprême humiliation dont il est l'auteur.

Ce fut un morne défilé, quand les 152.827 hommes de la grande armée de Metz sortirent de la ville pour passer devant le front des bataillons ennemis. Toute l'armée allemande avait pris les armes : les régiments étaient alignés sur un côté des routes ; sur l'autre, se tenait le général commandant le corps, entouré de son état-major. Le prince Frédéric-Charles présidait fièrement la lugubre cérémonie. Les longues colonnes de prisonniers couvrant au loin les routes défilent silencieusement, l'œil morne, les cœurs déchirés par un sombre désespoir, devant les chefs des troupes allemandes ; puis on les arrête pour compter ces braves soldats comme des têtes de bétail. Le moment de la séparation est arrivé : les soldats serrent en pleurant la main de leurs officiers ; ils ne voulaient pas se séparer d'eux. Larmes mutiles ! Les officiers retournent dans leurs bivouacs pour y attendre les ordres de l'autorité prussienne ; parqués dans des campagnes détrempées par la pluie, sous un ciel inclément, les pauvres soldats font leurs adieux à la France qu'ils auraient voulu défendre et qu'ils vont quitter pour aller gémir captifs en Allemagne.

Les Prussiens venaient d'entrer dans Metz ; ils avaient pris possession de la cité désolée au nom de Sa Majesté le roi de Prusse.

 

 

 



[1] Metz, campagne, négociations, par un officier supérieur de l'armée du Rhin, p. 121.

[2] Metz, campagne, négociations, page 159.

[3] Paroles rapportées par le général Déligny, présent à la réunion.

[4] Le général Coffinières ne tarde pas, d'ailleurs, à changer d'avis. Dans un conseil de guerre tenu le 10 octobre, il demandera « s'il ne serait pas préférable de tenter le sort des armes avant d'entamer des négociations, la succès de cette tentative pouvant rendre les pourparlers inutiles, ou bien le résultat de nos efforts pouvant peser dans la balance par les pertes que nous aurions fait subir à l'ennemi. » (La Capitulation de Metz, par le général Coffinières de Nordeck, p. 62.) Si la tentative conseillée était encore possible le 10 octobre, elle l'était à plus forte raison le 5. Pourquoi donc le général Coffinières dissuada-t-il le maréchal Bazaine de l'entreprise projetée ?

[5] Rapport officiel du maréchal Bazaine.

[6] La Capitulation de Metz, par le général Coffinières de Nordeck.

[7] Metz, campagne, négociations, page 307.

[8] La Guerre autour de Metz.

[9] Il résulte de ces termes, empruntés an Rapport sommaire du maréchal, que celui-ci cherche à abriter sa responsabilité derrière la décision des membres du conseil, comme s'il avait délibéré au même titre qu'eux. Ce subterfuge ne saurait prévaloir contre les articles 256 et 259 du règlement sur le service des places :

«  Art. 256. Quand le dernier terme de la résistance est arrivé, le commandant consulte le conseil de défense ; il prend de lui-même, en suivant l'avis le plus énergique, s'il n'est absolument impraticable, les résolutions que le sentiment de son devoir et de sa responsabilité lui suggère. Dans tous les cas il décide seul de l'époque et des termes de la capitulation.

« Art. 259. Le commandant supérieur d'une place a le droit de réunir le conseil de défense et de le consulter ; mais, après la séance, il décide seul et sans avoir à se conformer aux avis de la majorité. »

[10] Cet incident est rapporté par le colonel d'Andlau dans l'ouvrage : Metz, campagne, négociations, page 388.

[11] Cette réponse très-grave est rapportée par le colonel d'Andlau, qui la met en regard de l'article 255 du service des places, ainsi conçu :

« Le commandant d'une place de guerre ne doit jamais perdre de vue qu'il défend l'un des boulevards de l'empire, l'un des points d'appui de ses armées et que, de la reddition d'une place, avancée ou retardée d'un jour, peut dépendre le salut du pays. »

[12] Le maréchal trompait sciemment son armée en tenant ce langage. Le texte du protocole signé à Frescaty lui inflige, d'ailleurs, un démenti sans réplique :

« Entre les soussignés, le chef d'état-major général de l'armée française sous Metz, et le chef de l'état-major de l'armée prussienne devant Metz, tous deux munis des pleins pouvoirs de Son Excellence le maréchal Bazaine, commandant en chef, et du général en chef Son Altesse Royale le prince Frédéric-Charles de Prusse,

« La convention suivante a été conclue :

« Article 1er L'armée française placée sous les ordres du maréchal Bazaine est prisonnière de guerre.

« Art. 2. La forteresse de la ville de Metz, avec tous les forts, le matériel de guerre, les approvisionnements de toute espèce et tout ce qui est propriété de l'État, seront rendus à l'armée prussienne dans l'état où tout cela se trouve au moment de la signature, de cette convention.

« Samedi, 29 octobre, à midi, les forts de Saint-Quentin, Plappeville, Saint-Julien, Queuleu et Saint-Privat, ainsi que la porte Mazelle (route de Strasbourg), seront remis aux troupes prussiennes.

« A dix heures du matin de ce même jour, des officiers d'artillerie et du génie, avec quelques sous-officiers, seront admis dans lesdits forts, pour occuper les magasins a poudre et pour éventer les mines.

« Art. 3. Les armes ainsi que tout le matériel de l'armée, consistant en drapeaux, aigles, canons, mitrailleuses, chevaux, caisses de guerre, équipages de l'armée, muni lions, etc., seront laissés à Metz et dans les forts à des commissions militaires instituées par M. le maréchal Bazaine, pour être remis immédiatement à des commissaires prussiens. Los troupes, sans armes, seront conduites, rangées d'après leurs régiments ou corps, et on ordre militaire, aux lieux qui seront indiqués pour chaque corps.

« Les officiers rentreront alors, librement, dans l'intérieur du camp retranché ou a Mot/, sous la condition de s'engager sur l'honneur à ne pas quitter la place, sans l'ordre du commandant prussien.

« Les troupes seront alors conduites par leurs sous-officiers aux emplacements de bivouacs. Les soldats conserveront leurs sacs, leurs effets et les objets de campement (tentes, couvertures, marmites, etc.).

« Art. 4. Tous les généraux et officiers, ainsi que les employés militaires ayant rang d'officiers, qui engageront leur parole d'honneur par écrit de ne pas porter les armes contre l'Allemagne, et 'de n'agir d'aucune autre manière contre ses intérêts jusqu'à la fin de la guerre actuelle, ne seront pas faits prisonniers de guerre ; les officiers et employés accepteront cette condition conserveront leurs armes et les objets qui leur appartiennent personnellement.

« Pour reconnaître le courage dont ont fait preuve pendant la durée de la campagne les troupes de l'armée et de la garnison, il est en outre permis aux officiers, qui opteront pour la captivité d'emporter avec eux leurs épées ou sabres, ainsi que tout ce qui leur appartient personnellement.

« Art. 3. Les médecins militaires sans exception resteront en arrière pour prendre soin des blessés ; ils seront traités d'après la convention de Genève ; il en sera de même du personnel des hôpitaux.

« Art. 6. Des questions de détail concernant principalement les intérêts de la ville sont traitées dans un appendice ci-annexé, qui aura la même valeur que le présent protocole.

« Art. 7. Tout article qui pourra présenter dos doutes sera toujours interprété en faveur de l'armée française.

« Fait au château de Frescaty, 27 octobre 1870.

« Signé : L. JARRAS. STIEHLE. »

[13] Expression du général Bisson, commandant la 2e division du 6e corps d'armée.

[14] L'armée de Metz possédait 85 batteries, soit 510 bouches à feu (438 canons, 72 mitrailleuses). En ajoutant ces pièces à celles de la place et de l'arsenal on arrive au chiffre de 1.800 bouches à feu livrées à l'ennemi.

[15] Comme dernières paroles aux personnes qui ne l'accompagnaient pas, il dit, assure-t-on : « Cette affaire aura au moins un bon côté ; elle fera cesser la résistance de Paris et rendra la paix à notre malheureux pays. » (Metz, campagne, négociations, p. 410.)