LA MARQUISE DE VERNEUIL ET LA MORT D'HENRI IV

DEUXIÈME PARTIE. — LE GRAND DESSEIN. - LA MORT DU ROI ET LA RÉGENCE DE MARIE DE MÉDICIS

 

CHAPITRE II.

 

 

Suite de l'affaire de Condé. — Inquiétudes du roi. — Charlotte de Montmorency à Bruxelles. — Le prince appelé par les Archiducs. — Démarche des agents d'Henri IV. — Nouvelle intrigue de la marquise de Verneuil. — Mme de Moret. — Henriette d'Entragues est encore en faveur.

 

Arrivée à Bruxelles, Charlotte de Montmorency était descendue à l'hôtel de Nassau, chez le prince d'Orange ; mais les propriétaires étaient absents ; l'hôtel était vide et Virey qui avait charge de veiller sur elle craignit une tentative de Praslin pour s'emparer de la jeune femme. Le capitaine des gardes en eut l'idée, en effet ; mais l'accueil plus que froid que lui fit la princesse d'Orange, qui peu après revint de Bréda, le décida bientôt à y renoncer. L'Archiduc était en ce moment à sa maison de plaisance de Marienbourg, et très perplexe sur cette affaire avait voulu consulter le duc d'Arschot, gouverneur de la province. Le duc d'Arschot du reste ne décida rien, désirant d'abord connaître les intentions de Leurs Altesses : Arrangez-vous, répondit-il seulement, de façon à ne pas vous brouiller avec le roi de France. — Ce fut ensuite Brulart de Berny, ambassadeur de France à Bruxelles, qui fut invité à se joindre à M. de Praslin et appuya ses réclamations. Il se présenta chez l'Archiduc et lui représenta les graves conséquences que pourrait avoir le séjour de Condé. L'Archiduc répondit encore vaguement : J'ai reçu une lettre du prince, écrite de Landrecies ; il m'informe qu'il est venu avec un très petit train pour conduire sa femme chez la princesse d'Orange, qui est sa sœur, à Bréda ; il m'a demandé toute sécurité pour son passage, ce que je n'ai pu lui refuser... D'après ce que vous me dites, je ne souffrirai pas qu'il reste davantage dans mes États. Mais il est bien tard pour l'empêcher d'y passer... L'ambassadeur n'en tira pas davantage[1]. — Praslin, qui avait ordre de joindre Condé, s'était mis à sa recherche[2] ; il se rendit à Bréda, chez le beau-frère du prince ; ensuite à la Haye, où il obtint du gouverneur un ordre de s'emparer le cas échéant du fugitif ; mais ses démarches furent inutiles. On croyait que Condé avait gagné Buren, qui était au prince d'Orange, toutefois en pays .neutre. Praslin revint à Bruxelles, puis à Paris, où le roi lui fit du reste un assez maigre accueil. Henri IV en somme ne voulait pas accepter l'avanie qui lui était faite. La fuite de Condé avait été déjà l'objet de deux longues dépêches à ses ambassadeurs de Madrid et de Rome ; le 17 décembre, par une circulaire adressée aux gouverneurs de provinces, le roi avait déclaré qu'il voulait réprimer la désobéissance de son neveu, qu'il accusait d'avoir déjà fomenté des troubles en Saintonge, et affirmait que sa fuite avait été concertée avec l'éternelle ennemie du royaume, — l'Espagne[3]. Il voulait en somme faire croire que, hors de France, le prince combattrait son pays. — Mais les désordres de Saintonge n'avaient qu'un caractère local et furent aisément réprimés. Quant à l'accusation de complot avec la cour de Madrid, les hésitations et l'attitude des Archiducs, dit M. le duc d'Aumale, en justifient pleinement Condé.

Toutefois, les mesures prises par Henri IV, l'extrême irritation qu'il avait manifestée en apprenant la fuite du prince, produisirent un effet qu'il n'attendait nullement ; l'envoi de si nombreux agents, le ton si vif de ses dépêches semblaient indiquer que ce départ, les propos que le prince pouvait tenir allaient lui causer de sérieux embarras et donnaient à l'événement une véritable importance politique. Les conseillers espagnols des Archiducs blâmèrent dès lors la mesure d'expulsion prise à l'égard de Condé ; l'honneur castillan était blessé du refus d'asile fait à un fugitif illustre. Sans doute, le prince par lui-même n'inspirait qu'un intérêt médiocre ; son infortune était plutôt ordinaire et la beauté de sa femme disposait chacun à l'indulgence envers le roi, que l'on savait toujours si sujet à caution. On ne croyait guère aux violences que lui reprochait Condé ; aux dangers dont il se prétendait menacé. Mais les Espagnols ne pouvaient admettre qu'un exilé français de son rang ne trouvât point de refuge sur les terres du roi catholique, alors surtout qu'en France les criminels politiques d'Espagne étaient favorablement accueillis et même protégés.

Le plus enthousiasme pour le prince et la princesse était d'ailleurs le marquis Ambroise Spinola, aventurier, commerçant, homme de guerre génois au service de l'Espagne, qui rêvait de se mesurer à son tour avec le victorieux Béarnais. On a même dit — et Henri IV feignit de le croire — qu'il était lui aussi tombé amoureux de la séduisante Charlotte ; mais de fait, disent les chroniques du temps, tous ceux qui l'approchaient s'en trouvaient épris. Lorsqu'elle avait été installée à Bruxelles, à l'hôtel de Nassau, le maître d'hôtel, le secrétaire Kerremans, en l'absence du prince, s'étaient mis de suite à sa disposition. Mme de Berny, la femme de l'ambassadeur de France, était venue la voir, et par les dépêches de son mari, le roi en avait eu des nouvelles, d'autant mieux que lui-même lui rendait visite[4]. Les jeunes gentilshommes de la cour de l'Archiduc arrivèrent bientôt, heureux de pouvoir présenter leurs hommages à une jolie femme, et même se montrèrent si enthousiastes de sa beauté que le maître d'hôtel et le secrétaire, improvisés ses gardiens, crurent devoir s'en plaindre[5]. Virey obtint enfin qu'une garde protégeât l'hôtel, autant pour le garantir des importuns que pour décourager tout projet d'enlèvement. Philippe de Nassau arriva peu après dans la capitale des Brabant, et Leurs Altesses elles-mêmes, dont un des premiers visiteurs fut M. de Montmorency-Boutteville, qu'envoyait Henri IV et qui se présentait au nom du père de Mme de Condé, le connétable, et de sa tante Mme d'Angoulême. Mais l'accueil que fit l'Archiduc à ce nouvel entremetteur fut assez froid :

— Est-ce que vous venez, fit-il brusquement, pour chercher la princesse ?

La leçon de Boutteville était faite et il répondit sans s'étonner :

— Mais non ! Je viens de la part de son père et de sa tante, pour la consoler... Le connétable supplie Votre Altesse de vouloir bien la garder auprès d'elle et de ne pas souffrir qu'elle aille à l'aventure courir le monde ; il compte sur votre bienveillance pour ménager une réconciliation du prince et de Sa Majesté, et vous prie de lui envoyer un sauf-conduit afin qu'il puisse venir dans vos États. On parviendrait ainsi plus facilement à une entente et le roi en a parlé, dans le même sens, à Pecquius, votre envoyé en France.

L'Archiduc se radoucit aussitôt et parut entrer dans les vues de Boutteville. Il fit dire à la princesse que l'infante et lui la recevraient le dimanche suivant[6], et elle se rendit à l'invitation, toujours en compagnie de Mme de Berny.

— Madame, lui dit l'infante en l'accueillant, je ne puis que vous approuver ; une femme doit toujours suivre son mari.

L'Archiduc, au reste, vint le surlendemain lui rendre sa visite à l'hôtel de Nassau. Charlotte de Montmorency s'avança pour le recevoir jusqu'au bas de l'escalier. Il la suivit chapeau bas, n'osant trop la regarder et passa deux heures avec elle. Comme elle le reconduisait, il traversa les salles où étaient appendus les portraits des grandes dames de la famille, au siècle précédent, et finit par dire à la princesse en poussant un soupir :

— Autrefois, on les tenait pour de jolies femmes... Mais aujourd'hui, qui pourrait parler d'une autre beauté que la vôtre ?...

Ensuite, poussé par Spinola et malgré sa répugnance à rentrer dans des embarras dont une trêve avec la Hollande venait à peine de le tirer, il dut se résigner à laisser revenir Condé. — Berny aurait bien voulu empêcher ce retour ; il se méfiait des intrigues de Spinola, qui voulait placer le prince, comme une pièce de l'échiquier, dans la partie à engager avec Henri IV, et s'en ouvrit même assez franchement lorsqu'il se hasarda de dire à l'Archiduc :

— Ne serait-il pas mieux que Condé restât à Louvain ou Nivelles, où M. de Boutteville irait s'aboucher avec lui ?

Mais la réponse l'empêcha de poursuivre :

— C'est trop tard, fit l'Archiduc... Le roi votre maître ayant manifesté à Pecquius le désir de voir donner au prince un sauf-conduit, je l'ai fait expédier sur l'heure, très heureux d'être agréable à Sa Majesté... D'un instant à l'autre, Condé peut être à Bruxelles.

Invité à se rendre dans la capitale du Brabant, le prince arriva en effet le 21 décembre. On lui rendit tous les honneurs prescrits par l'étiquette espagnole, et Berny qui se dirigeait vers l'hôtel de Nassau vit lui-même Condé, accompagné de Spinola et de l'ambassadeur d'Espagne, descendre de carrosse devant la porte. Mais, de fait, soit qu'ils crussent réellement aux mauvais procédés dont on l'accusait envers sa femme, soit par complaisance pour Henri IV dont ils faisaient le jeu, tous les siens, dès lors, affectèrent de se plaindre hautement de sa conduite[7]. Ce garçon qui ne voulait absolument pas être cocu, devenait à la fin ridicule. Le connétable lui-même, toutefois qu'il fût peu tendre de nature, en était venu à s'apitoyer sur le sort de sa fille, à soupirer après son retour. Le roi, habilement, avait fait répandre, à propos de la commission de Praslin, qu'une conversation avec Condé, s'il avait pu l'avoir, l'eût décidé à un prompt retour. Montmorency-Boutteville enfin avait remis à l'Archiduc des lettres où le connétable suppliait Son Altesse de favoriser sa requête et de lui renvoyer sa fille ; le porteur devait encore remettre de l'argent à la princesse, lui prodiguer des consolations, et sans doute était chargé d'une mission plus secrète de la part du roi, qui ne manquait d'ailleurs pas d'autres intermédiaires, à commencer par Mme de Berny, dont la charge était surtout de l'assurer qu'on était toujours prêt à l'assister, à lui bailler tout ce dont elle aurait besoin, mais surtout dans l'ignorance de M. le prince ou des femmes de sa suite. — Le lendemain de son arrivée, Condé avait été reçu par l'Infante, mais à laquelle il plut médiocrement, et ensuite par l'Archiduc. L'accueil avait été froid et avait blessé le prince, qui se faisait une haute idée de sa personne comme de son rang, si bien qu'il partit pour Anvers sous des prétextes vagues, et n'en revint que le 5 janvier. Il évita même de paraître à un bal de la Cour qui avait lieu ce jour-là, et se réserva pour une cérémonie que Spinola préparait. Désormais lui aussi amoureux de la princesse, Spinola voulait donner pour elle une fête splendide ; il y eut banquet, bal dans une salle de danse décorée de splendides tapisseries et qu'éclairaient quatre-vingts flambeaux de cire blanche[8]. Mais Charlotte de Montmorency, qui connaissait les splendeurs du Louvre, — toutefois inférieures à celles qu'on y avait vues au temps des Valois, — s'émerveilla peu. Elle était aussi plus surveillée, depuis le retour de son mari, qui agissait surtout d'après les conseils intéressés de Spinola, et qui le montra bien lorsque Berny vint l'entretenir.

— Le roi, fit-il, exige que je lui demande pardon ; il m'embrassera et me traitera comme par le passé. Sur mon refus, il mettra l'Archiduc en demeure de me chasser de ce pays, et au besoin lui déclarera la guerre...

— Soit ! répondit Berny. Si la réconciliation espérée ne s'effectue pas, le roi se verra peut-être forcé de demander que vous sortiez de Flandre... Mais la déclaration de guerre est une mesure grave, et croyez-bien qu'il n'y a jamais pensé.

— L'Archiduc, répliqua Condé, ne fera que ce qui lui sera prescrit par le roi d'Espagne... Or le roi d'Espagne ne s'est pas encore prononcé.

— Vous vous faites peut-être illusion sur son bon vouloir, dit encore Berny... L'Espagne est toujours longue à se mettre en route et vous n'aurez peut-être pas sa réponse avant deux ou trois mois...

— Alors, je ne demande pour rentrer en France qu'une place de sûreté sur la frontière... Si je n'avais pas de femme, j'irais me jeter au col du roi ; mais marié comme je le suis, je me garderai bien de rentrer. J'userai de tous les moyens et s'il le faut j'irai en Espagne... Tant que j'aurai ma femme, je ne pourrai agir autrement[9].

Boutteville cependant avait regagné Paris, où du reste lui aussi fut assez mal reçu par Henri IV, car dans ces occasions-là, dit Malherbe dans une lettre à Peiresc qu'il tenait au courant de toute cette intrigue, c'est la coutume d'attribuer le mauvais résultat des affaires à ceux qui les ont conduites. Les grands ne louent rien que sur l'événement[10]. Le prince, qui ne voulait pas rompre avec les Montmorency, écrivit affectueusement au connétable, comme il écrivit à de Thou ; enfin il répondit à sa mère qui lui avait envoyé une lettre assez longue pour lui conseiller de se soumettre, et même selon les mauvaises langues s'engageait auprès du roi afin de regagner ses bonnes grâces, à faire revenir de Bruxelles son fils et sa bru. Mais Condé renvoya sans le lire un long factum de Sully, en déclarant qu'il n'aurait aucune communication avec un homme de cette humeur, dont l'habitude était d'offenser tout le monde. Il ajoutait toutefois qu'il recevrait avec respect les propositions qu'il plairait au roi de lui faire, étant toujours son humble serviteur et sujet[11]. L'affaire en somme s'éternisait et chacun en faisait des gorges chaudes.

Henriette d'Entragues, bien au courant des faits, comme on pense, avait pris d'abord le parti de rire et de se moquer de son barbon de monarque, amoureux de la princesse de Condé, — une enfant ! — mais qui fréquentait toujours chez elle, en attendant mieux venir. — N'êtes-vous pas bien méchant, lui disait-elle, de vouloir coucher avec la femme de votre fils ? Car vous savez bien que vous m'avez dit qu'il l'était ![12]

Marie de Médicis, avec la nouvelle passion du roi, pensait bien être délivrée de l'ancienne. Cependant, on peut le savoir, c'est un des avantages des coureurs de jupes de pouvoir mener de front trois, quatre intrigues avec autant de femmes, sans paraître se soucier qu'ils trompent l'une et l'autre. Il n'y a pas même à leur en vouloir ; ils peuvent être également sincères avec chacune. Le roi sans doute était bien capable de chercher un accommodement ; mais Henriette, qui aurait préféré les avantages d'une situation solide, eut à ce moment une aventure, qui même alla fort loin, avec le duc de Guise. Elle l'avait surtout remarqué chez Barthélémy Cénamy, le marquis des Millions à sa villa de Conflans. Lorsqu'elle s'y était trouvée, nous l'avons indiqué déjà, elle accompagnait sa jeune sœur, Marie d'Entragues, dont la beauté promettait d'égaler la sienne, et qui marchait déjà sur ses traces[13]. Le duc de Guise était des hôtes les plus assidus de Cénamy, et c'était pour Marie d'Entragues qu'il multipliait ses visites, la jeune femme fréquentant assidûment chez le financier. C'était en pure perte toutefois, car la place était prise, et bien gardée, par Bassompierre. Henriette, depuis le nouveau penchant du roi, écoutait avec complaisance les propos galants de quelques seigneurs qui depuis longtemps cherchaient à lui plaire, car elle avait à peine trente ans et était toujours jolie. C'est l'éternel moyen des femmes ; elle aurait voulu faire se rapprocher son amant par jalousie. Le premier sur les rangs avait été le duc de Chevreuse, qui en était arrivé à lui parler mariage ; mais Chevreuse était l'inconstance même, et paya Mme de Verneuil avec sa légèreté habituelle. Avec le duc de Guise, frère de Chevreuse, les choses allèrent plus loin ; Henriette ne voulait pas laisser échapper un si beau parti et mit tout en œuvre pour lui faire oublier sa sœur. Le duc de Guise se prêta de bonne grâce du reste à cette substitution, et l'on a rapporté même que, décidément épris, il passait des nuits entières sous ses fenêtres. Il fut ainsi surpris par Bassompierre qui se rendait chez sa maîtresse, si bien que Mme de Verneuil, aussitôt informée, simula la compassion et lui permit quelques libertés. Elle pensa bientôt qu'elle arriverait à se faire épouser, mais l'affaire traîna tant qu'elle crut bien faire en se rapprochant d'Henri IV. Elle répondit à ses lettres, se fit même plus tendre que de coutume, — inutilement toutefois, car elle n'essuya que des rebuffades. Elle se rabattit alors sur le duc de Guise et l'entortilla si bien qu'il en vint à son tour à parler mariage. Mais instruite par sa première mésaventure, elle se hâta de faire publier les bans, se contentant de voiler les noms réels sous de transparents pseudonymes. Il paraît qu'à l'époque la chose était possible et qu'on n'y regardait pas de si près. La marquise fit même dresser le contrat par deux notaires très âgés, qui signèrent la pièce et la firent encore parapher par un prêtre. Henriette y apposa ensuite sa signature à côté de celle du duc de Guise. L'affaire s'ébruita, comme on pense[14], et d'autant mieux qu'elle ne l'avait pas ainsi conduite pour la laisser dormir. Le roi, prévenu officieusement, eut un mot de mépris assez déplacé dans sa bouche, mais qui prouverait bien, si c'était nécessaire, que les femmes en cédant ont toujours tort : Encore, s'écria-t-il, faut-il laisser aux seigneurs le pain et les putains ; on leur a ôté tant de choses ! Mais la famille de Guise se fâcha, criant très haut qu'il n'y avait là qu'une manœuvre de Mme de Verneuil pour la brouiller avec Henri IV, sans parler de la tache d'une telle mésalliance. — Elle n'avait pas tant fait la fine bouche lorsque, sous Henri II, un des siens avait épousé une fille de Diane de Poitiers ; mais les temps étaient autres et cette fois le Béarnais dut intervenir. Il reprocha vivement sa conduite au duc de Guise, et le renvoya dans son gouvernement de Provence avec ordre d'y demeurer.

L'une et l'autre de ses dernières maîtresses, aussi bien, devaient lui donner des ennuis. Mlle de La Haye, ou des Essarts, accusée de s'être laissée voir par M. de Reims, Louis de Guise, ne demandait qu'à se retirer au couvent de Beaumont-les-Dames[15] ; Mme de Moret, tentée par une promesse de mariage, expédient dont usaient les seigneurs à l'exemple de leur maître, se laissait courtiser par Sommerive, le fils cadet du duc de Mayenne ; un des habitués de son salon, M. de la Borde, ayant reproché à Mme de Moret cette amourette en la menaçant de la colère du roi, son galant le fit bâtonner par la valetaille. L'incident amusa la Cour ; mais Henri IV se fâcha : Le meilleur de cette race ne vaut rien, fit-il à Sully, et j'ai bonne envie de sévir rigoureusement ! Le duc de Mayenne et son fils aîné vinrent intercéder pour le coupable ; mais le roi était trop monté. Il l'exila. Moins heureux que Joinville, qui autrefois avait pu passer en Angleterre, où la reine qui le trouvait à son gré l'avait comblé de faveurs, Sommerive dut partir pour Naples, où il mourut peu après d'un accès de fièvre pernicieuse. Henri IV finit par pardonner à Mme de Moret ; mais n'ayant pas de rivales dans le moment, celle-ci posa ses conditions. Elle voulut d'abord pour son fils[16] d'opulents bénéfices, qui venaient d'un conseiller d'Église au Parlement accusé d'avoir épousé sa maîtresse. Puis elle voulut figurer comme Henriette d'Entragues dans un ballet de la reine, celui des Nymphes de Diane, qu'on devait danser à l'Arsenal (23 janvier), et chez la reine Marguerite. Le roi le demanda à sa femme ; mais dit-on qu'elle refusa dédaigneusement.

Un arrangement, enfin, dut intervenir avec la marquise de Verneuil, car on sait qu'Henri IV la voyait encore au cours de l'année 1610[17] ; mais ce n'était qu'un pis aller, en quelque sorte pour donner le change à la reine qui pouvait craindre beaucoup plus sa passion pour Charlotte de Montmorency, et elle-même, d'après Malherbe, s'en expliquait gaiement : Elle dit qu'elle est la bête du roi ; car ordinairement on fait peur aux petits enfants de la bête quand on ne peut en venir à bout d'autre façon, et le roi fait de même avec elle. Quand il veut fâcher le monde, il dit qu'il verra la marquise[18]. Elle avait conservé aussi sa liberté de langage, la joie de ses mots et de ses sarcasmes, et cette année même, qui devait être celle de la mort d'Henri IV, elle lui envoya son fils Henri, qui était venu la voir à l'occasion du nouvel an (4 janvier) et lui dit ces paroles, qui malgré tout ont grande allure et dépeignent résolument la femme : Mon fils, vous irez trouver le roi et lui baiserez bien humblement les mains ; mais vous pouvez lui dire également que si vous étiez encore à faire, il ne vous ferait jamais avec moi !

 

 

 



[1] Bibl. nat. Mss fr. 16129, f° 14.

[2] A propos de ce voyage, l'ambassadeur, M. de Berny, écrivait : M. de Praslin est un bon seigneur, peu pratique de négociation Il est bien vrai qu'il est assisté de trois conseillers qui tous s'en veulent faire croire avec divers avis, sinon qu'il faut parler bien haut pour faire peur. Je perds mon nord en la conduite de cette affaire, de laquelle ils disent tous que je ne sais pas le secret ; en un mot, ils étaient plus propres s'il eût fallu tenir des couteaux. Ma femme est depuis dix heures du matin avec cette belle princesse, logée chez le prince d'Orange. Il me trompera bien si M. de Praslin fait davantage en Hollande qu'ici, ayant sujet de croire que la longueur de ces gens-là donnera tout loisir au prince de faire retraite. (Bibl. nat., ibid., p. 145.)

[3] Lettre aux gouverneurs de provinces, 17 décembre 1609. (SULLY, Œconomies royales.)

[4] Sire, écrivait-il, nous fûmes hier toute l'après-dînée avec Mme la princesse pour lui faire compagnie à prendre l'air dans mon carrosse, comme elle n'était point encore sortie de son logis et ne désirait être vue ; mais Kerremans et le maître d'hôtel du prince d'Orange qui la couvent des yeux nous suivirent incontinent en trousse ; ils empêchent que ma femme y soit souvent mais cela ne la retiendra pas, puisque je sais que Madame l'a très agréable et que nous ne manquons de lui porter toutes sortes de petits régalements que nous voyons qui lui plaisent. (Bibl. nat. Mss, p. 16129, f° 153.)

[5] Ces deux hommes, écrit encore M. de Berny, ont moyenné que l'Archiduc a fait dire à ceux de la Cour qu'on ne l'allât point visiter. Ils la voudraient tenir enfermée dans une boîte et que personne ne la vît ni ne lui parlât qu'eux. Ils sont seuls, à mon avis, qui sachent où est le prince. Et dans une autre lettre (15 décembre) : Tout ce que la princesse désire est de se mettre en repos auprès de sa tante, comme l'an dernier ; elle a eu un mot de son mari par Kerremans, mais sans savoir où il est ; il se dit en sûreté et la prie de patienter où elle est. (Bibl. nat. Mss, ibid.)

[6] Il est certain, écrivait Berny à M. de Puisieux, que si nous eussions commencé par demander la princesse, nous eussions été éconduits tout à plat, sans le consentement de son mari qui en fût demeuré tout passionné, et sans les confirmer dans l'opinion qu'on leur avait donnée, les uns par malignité, les autres par indiscrétion, que l'on ne voulait que la femme sans se soucier du mari ; votre prudence les a détrompés, et vous assure que, en attendant, elle ne sera pas tirée d'ici, sous quelque prétexte que ce soit. (Bibl. nat. Mss fr. 16129, p. 189.)

[7] Les parents et amis de la princesse douairière de Condé étaient à peu près unanimes à blâmer la conduite de son fils, dit le duc d'Aumale. (Cf. la lettre de la princesse d'Orange à la duchesse de Thouars, Histoire des princes de Condé, t. II, Pièces et documents, n° XXI.)

[8] H. DE LA FERRIÈRE, op. cit., p. 354.

[9] Bibl. nat. Mss fr. 16129 ; H. DE LA FERRIÈRE, op. cit., p. 356.

[10] MALHERBE, édit. Lalanne, t. III, p. 104.

[11] Sully à Condé, 9 décembre 1609 : Condé à sa mère, 26 décembre. (Bibl. nat. Fonds Dupuy.)

[12] L'ESTOILE, édit. Michaud, t. II, p. 547. — Nous trouvons probablement ici l'origine du potin qui a circulé et selon lequel la princesse de Condé, Charlotte de la Trémouille, aurait été la maîtresse d'Henri IV, lorsqu'il n'était encore que roi de Navarre ; c'est un mot de femme, peut-être d'après une gasconnade du roi et recueilli par l'Estoile et par le pamphlet d'une femme. Mais, au fait, la progéniture d'Henri IV était si nombreuse et ses relations avaient été si diverses, que, sur la fin de sa vie, il pouvait toujours craindre une rencontre semblable.

[13] H. DE LA FERRIÈRE, op. cit., p. 319.

[14] Le 3 janvier 1609, La Boderie écrivait de Londres à Villeroi : L'ambassadeur d'Angleterre a mandé que M. de Guise épouse la marquise, et il est sorti de la bouche de la reine d'Angleterre des paroles assez indiscrètes à cet égard ; elle a envoyé à la marquise une boîte de diamants où est son portrait, ainsi qu'elle l'avait fait pour la princesse de Conti. (Ambassades de La Boderie, t. III, p. 113.) De Conflans, où se passaient toutes ces intrigues, Villeroi répondit à La Boderie, le 20 février : Quant aux intelligences qui sont entre la reine de la Grande-Bretagne, la marquise de Verneuil et M. de Guise, je ne vous en dirai autre chose pour le présent ; mais je suis bien d'avis que vous y preniez garde discrètement. (Ibid., t. III ; LA FERRIÈRE, op. cit., p. 319-320.)

[15] MALHERBE, édit. Lalanne, t. III. — La princesse de Conti ajoute du reste qu'à ce moment elle était plongée dans la dévotion.

[16] Lui aussi était élevé à Saint-Germain. Louis XIII, enfant, qui avait bien la grossièreté de son père, en disait de coutume : C'est le dernier ; il est après ma m... que je viens de faire. (Journal de Jean Héroard, t. I, p. 341.) Quant à Mme de Moret, c'était pour lui Mme de Foire. (Ibid., p. 122.)

[17] Mme de Verneuil, écrivait auparavant Malherbe, est en cette ville, qui, depuis peu de jours, a reçu de notables gratifications du roi, entre autres une pension pour M. de Gié, son frère, de 10.000 écus. — César de Balzac d'Entragues, sieur de Gié, était son frère de père. (Lettres, t. I, p. 120.) Le 22 avril 1610 encore, le roi signait un brevet qui donnait à la marquise l'abbaye de Saint-Avit, près de Châteaudun, pour en faire pourvoir sœur Jacqueline d'Illiers, apparentée aux Entragues. (Bibl. d'Orléans. Mss 435 bis, p. 198.)

[18] Le roi fut dimanche dernier au sermon de Saint-Nicolas-des-Champs ; il entretint fort Mme la marquise, et après le sermon, il ouït vêpres et complies avec elle, et lui donna encore assignation à la sortie au logis de madame sa mère, où l'un et l'autre se rendirent ; ce fut la récompense de ne l'avoir pas vue depuis dix mois. Je ne sais si ce feu se rallumera ; il serait à désirer, etc. MALHERBE, Œuvres complètes, p. 153 ; 24 mars 1610.