LA MARQUISE DE VERNEUIL ET LA MORT D'HENRI IV

PREMIÈRE PARTIE. — LES DERNIÈRES AMOURS DU VERT-GALANT

 

CHAPITRE VII.

 

 

Maladie du roi. — Les menées contre Sully. — Préliminaires d'une nouvelle conspiration. — Querelles avec Henriette et avec la reine. — Intervention de Rosny. — Tripotages et menées de la marquise de Verneuil.

 

Dans l'un de ses interrogatoires, mis en demeure de s'avouer l'auteur des lettres que La Fin avait remises au roi, Biron pour toute défense avait répondu : Je ne puis affirmer si toutes ces lettres sont de moi. La marquise de Verneuil, lorsqu'on lui présenta les soi-disant lettres écrites par elle au prince de Joinville, ne s'est-elle pas écriée à première vue : Ma main a donc trahi mon cœur ! Puis les regardant plus attentivement, ne les a-t-elle pas désavouées ?[1] Le roi pensa qu'il pouvait accepter ce témoignage indirect d'un homme dont la tête était en jeu ; Henriette sans doute n'était pas innocente à ses yeux, mais elle était toujours charmante ; avec les ragots de Mme de Villars, il avait pu avoir des doutes sur la paternité du petit duc de Verneuil ; dès lors il ne garda plus les mêmes scrupules et envoya pour son fils, au Parlement, des lettres de légitimation[2], — ce qui lui donnait le droit de posséder des biens, de recueillir des successions, de parvenir aux charges et dignités du royaume. Ces lettres furent enregistrées le 18 février, à la requête du procureur du roi, et le 25 à la Chambre des Comptes. Le 21 janvier 1603, Mme de Verneuil enfin mit au monde une fille qui fut nommée Gabrielle, dans le logis de la reine qu'on appelle à cette heure l'hôtel de Madame, dit l'Estoile[3], et du fait se retrouva en faveur. La femme et la maîtresse étant toujours en guerre, ajoute M. de Lescure[4], le roi n'avait d'autre ressource que de leur faire alternativement un enfant ; il ne respirait jamais qu'entre deux grossesses et ce n'était que la satiété de l'amour qui le ramenait à la politique[5]. Mais Marie de Médicis, à ce coup, fut reprise de colère ; elle ne voulait plus admettre que cette rivale existât ; elle accablait son mari de récriminations, et sans Rosny qui arrêta sa main, dit-on, que de colère elle l'eût souffleté[6]. Il y a toujours un côté comique dans les histoires du ménage royal, qui très souvent tournent à la bouffonnerie. Avec Henriette, à vrai dire, c'étaient d'autres piques, des querelles journalières, suscitées de même par la jalousie, jalousie de position, sinon jalousie de femme à femme ; ils ne faisaient plus l'amour qu'en grondant, écrit Sully. Pour avoir un peu de repos enfin, le roi prit prétexte des affaires du royaume et partit pour Metz, où les bourgeois tenaient assiégé dans la citadelle le lieutenant du duc d'Épernon, leur gouverneur. Il se fit même accompagner de la reine, et de Metz gagna Nancy ; mais de retour à Fontainebleau, s'étant attardé un soir dans les jardins, il prit froid et gagna des coliques néphrétiques. L'attaque même parut si sérieuse que l'on manda Sully, Villeroy, le chancelier de Sillery ; mais la robuste constitution d'Henri IV, malgré les incertitudes des médecins, triompha du mal. Ils lui avaient interdit la chasse et tous les exercices violents, — lui avaient même recommandé la sagesse avec les femmes, — abstineat a quavis muliere, etiam Regina, disait l'ordonnance. Toutefois, le troisième jour les souffrances se calmèrent et Sully le venant voir le trouva presque gaillard. — On sait combien nos aïeux aimaient à s'arrêter sur les récits d'apothicaires ; le bouillon pointu, les fonctions les plus triviales de l'humanité leur semblaient des sujets bienséants de conversation et l'on ne faisait pas la fine bouche pour parler du pot de nuit ; tout le dix-septième siècle s'esclaffera devant la seringue de M. Purgon et dans les Journaux de Louis XIV, le roi prend plus de lavements qu'il ne gagne de batailles. Lorsque Rosny se présenta, Henri IV était encore au lit, la reine assise à son chevet et lui tenant la main. Il déclara à son ministre qu'il avait déjà pissé trois fois, et la dernière facilement. Il voulut même renouveler devant lui l'expérience, et — si l'on ne dit pas qu'il lui fit tenir le vase — il fut constant du moins que tout danger était écarté. Cependant, au cours de sa maladie, le Béarnais avait longuement réfléchi sur la situation où se trouverait sa femme si le sort décidément lui était contraire :

— Priez Dieu que j'en réchappe, lui avait-il dit enfin, et je ferai en sorte que vous soyez, à l'avenir, obéie et respectée.

C'était déjà pour Marie de Médicis la perspective d'une régence[7] et les craintes des médecins durèrent assez longtemps, même, car le 10 décembre, veille de la Saint-Martin d'hiver, la reine dut assister au Conseil comme future tutrice du dauphin[8]. Mais elle se trouva d'autant plus satisfaite alors que ce fut le moment que choisit Henriette d Entragues — peut-être également inquiète de voir disparaître le Béarnais — pour essayer un rapprochement.

Madame, dit-elle en se présentant chez la reine, vous m'avez fait tant de fois mauvais visage que je n'osais plus vous apporter mes hommages. Il y a bien longtemps, je puis vous l'affirmer, que le roi ne m'a vue, et avec la grâce de Dieu je me garderai si bien à l'avenir que Votre Majesté aura tout lieu de me rendre ses bonnes grâces.

— S'il en est ainsi, répondit Marie de Médicis, qui ne pensa guère à contester cette affirmation, je vous traiterai comme ma propre sœur.

Mais la cause principale de la démarche de Mme de Verneuil, c'est qu'elle avait une intrigue à ce moment avec le comte de Soissons[9], qui peut-être succédait à quelques autres, ayant moins laissé de traces ; prévoyant la mort du roi, elle tenait à se mettre bien avec son ancienne rivale. Aussi lorsque Henri IV, enfin remis et le confesseur renvoyé, se présenta chez elle pour se dédommager d'une longue abstinence, il trouva porte close. Il ne se rebutait pas facilement, du reste, et vint la surprendre un matin dans sa chambre. L'explication fut courte et peu amicale :

— Qui vous amène à cette heure, commença la marquise... Il y en aura un de trompé de nous deux. Je voudrais ne jamais vous revoir, car je n'ai reçu que du mal de vous...

— Madame, s'écria-t-il, je ne mérite ni ces reproches ni cet accueil...

— N'insistez pas, c'est inutile, répondit-elle sèchement. Il se retira mécontent, et pris de soupçons la fit surveiller. L'intimité du comte de Soissons avec Henriette l'avait déjà inquiété, et ce fut encore par Sully qu'il apprit le fin mot de l'histoire. Récemment, il avait signé, sans y trop regarder, divers décrets portant création de nouveaux impôts ; le comte de Soissons devait en profiter en grande partie, mais aussi la marquise de Verneuil. C'était, entre autres, une imposition de 15 sols par ballot de toile entrant ou sortant du royaume, ce qui pouvait valoir, au dire du comte, de 8 à 10.000 écus par an. Le roi avait accordé les 15 sols, mais à condition que l'impôt en question n'excéderait pas 50.000 livres ; il avait voulu de plus consulter Sully, qui n'eut guère de peine à lui remontrer qu'il faisait, au bas mot, un don de 300.000 écus, don ruineux pour le commerce de plusieurs provinces. Mais Henriette, intéressée dans l'affaire, avait besoin d'argent ; elle avait toujours besoin d'argent[10]. Elle pensa qu'elle devait surtout circonvenir Sully, qui tenait les clefs de la cassette royale et s'était opposé au Parlement à la ratification de l'édit. Poussée par le comte de Soissons qui s'était querellé déjà avec le ministre pour la même cause, et d'ailleurs n'avait pu venir à bout de sa résistance, elle l'alla trouver justement comme il sortait de son cabinet de l'Arsenal pour se rendre au Louvre avec un petit agenda roulé autour du doigt. La marquise s'informa que c'était d'un petit air dégagé qui déplut à Rosny, car il répondit avec humeur : Ce sont de belles affaires, madame, où vous n'êtes pas la dernière. Et il lui montra une liste de vingt-cinq ou trente édits qu'on devait alors établir à seule fin d'avoir de l'argent pour satisfaire les quémandeurs. Henriette s'y trouvait portée comme sixième solliciteuse :

— Eh bien ! demanda-t-elle, que pensez-vous faire de tout cela ?

— Je vais, dit-il, faire des remontrances au roi en faveur du pauvre peuple, qui sera bientôt ruiné si on lui impose de telles charges, sans compter que Sa Majesté devrait renoncer à ses tailles, car elle n'aurait plus rien à recevoir.

Henriette était toujours prête à la riposte et n'en attendit pas davantage.

— Vraiment, fit-elle, il serait étrange de vous écouter, et de méconnaître tant de gens de qualité pour satisfaire vos fantaisies. Pour qui voudriez-vous que le roi fût généreux, si ce n'est pour ceux qui sont inscrits ici : pour ses cousins, ses parents, ses maîtresses.

— Oui, madame, répondit Sully, si Sa Majesté puisait dans sa bourse ; mais de lever cela de nouveau sur les marchands, artisans, laboureurs, il n'y a nulle apparence, étant ceux qui nourrissent le roi et nous tous, et qui se contentent bien d'un seul maître, sans avoir tant de cousins, de parents et de maîtresses à entretenir[11].

Henriette, venue pour négocier, s'en retourna furieuse et courut chez le comte de Soissons auquel elle ne se priva pas de rapporter à sa manière la conversation qu'elle venait d'avoir. Sully, à l'entendre, aurait dit que le roi n'avait que trop de parents et de maîtresses et que lui et son peuple seraient bien heureux d'en être délivrés. Charles de Bourbon avait eu dès avant des piques avec Rosny, et le surintendant qui, paraît-il, ne tenait pas toujours sa langue, en avait assez mal parlé. Il ne s'occupa plus que de lui faire pièce et, comme il s'exprima, de rompre la paille. Il se présenta chez le roi, lui rappela ses titres et les services qu'il lui avait rendus, le suppliant de lui faire justice de celui qui, disait-il, l'avait offensé[12] ; il fallait, ajoutait-il, qu'il eût sa vie. — Henri IV, toutefois, ne se troubla nullement. Le comte le suppliait de le croire, ajoutant qu'il n'avait jamais menti : S'il en était ainsi, mon cousin, répliqua le monarque, vous ne tiendriez pas de notre maison. Mais puisque c'est un autre qui vous a informé, dites-moi qui c'est et ce qui a été dit ; j'aviserai ensuite et je vous contenterai si la raison le veut. Mais tout en accusant Sully, Charles de Bourbon ne voulait pas nommer Mme de Verneuil, tant que le roi finit par dire qu'il s'en rapporterait du tout à Rosny lui-même. Il lui envoya donc Zamet et Fouquet La Varenne pour l'avertir et savoir ce qu'il en était, mais après avoir déclaré à son parent, d'un air détaché et comme s'il flairait déjà le piège : Savez-vous, comte, ce qu'on dit de vous ? C'est que vous êtes au mieux avec la marquise. L'autre se récria : Sur ma foi, sire, c'est une indigne calomnie ! Le roi ne voulut pas le pousser et provisoirement accepta ses dénégations. Sully, toutefois, affirmait n'avoir parlé de lui ni en bien ni en mal depuis plus de quinze jours et à sa personne depuis qu'il était venu le trouver pour la vérification de son édit des toiles ; il n'avait vu que Mme de Verneuil, ayant causé avec elle de ceux qui requéraient des édits à la foule et oppression du peuple, et lui avait même déclaré qu'il userait de tout son pouvoir pour les empêcher de réussir. La marquise l'avait quitté fort mécontente, mais le comte de Soissons n'avait pas été nommé. — Henri IV, entendant qu'il s'agissait d'Henriette, eut une exclamation amusante et qui prouve que s'il y était toujours attaché, il savait parfaitement ce dont elle était capable : Oh ! fit-il, il ne faut plus s'enquérir d'où vient la brouillerie, puisque Mme de Verneuil est alléguée ; c'est un si bon bec et si plein de malice et d'invention que, sur le moindre mot, elle en aura ajouté cent, voire mille. Mais pour cela ne faut-il pas négliger cette affaire. Il renvoya La Varenne assurer Sully de son amitié et lui recommanda même, par prudence, de ne sortir que bien accompagné : J'aime bien mieux qu'il m'en coûte quelque chose, ajoutait-il plaisamment. Si je le perdais, je perdrais avec lui bien davantage que ce qu'il peut dépenser pour se bien garder[13]. Il lui affirma encore plus sa faveur en allant loger chez lui peu après, lorsqu'il se rendit en Normandie ; mais les soupçons du roi à propos d'Henriette et du comte de Soissons se trouvaient en partie justifiés ; aussi se trouva-t-elle frustrée de l'argent qu'elle espérait toucher, et qui devait lui servir, paraît-il, à acheter le comté de Joigny.

— Ne comptez plus, lui dit le roi, sur les cent mille écus que je vous avais promis... D'autres, que vous connaissez bien, seront heureux de vous les procurer...

— En vieillissant, répondit-elle, vous devenez d'une jalousie insupportable. Il n'y a plus moyen de vivre en paix avec vous.

— Eh bien, retournez à Verneuil... C'est ce que vous avez de mieux à faire.

Mais il avait trop présumé de ses forces. Il tenait à sa maîtresse, et pour faire sa paix, lorsque survint la mort de Mme de Bar, sa sœur (15 février 1604), il lui offrit une des deux maisons qui lui revenaient, à Fontainebleau et à Saint-G3rmain. L'autre se trouva réservée pour la reine, mais qui ne goûta guère ce partage et dit bien haut qu'elle ne voulait plus revoir une femme qui se trouvait traitée comme son égale. Ce fut ainsi de nouveau la guerre, et, à vrai dire, l'idée du roi n'avait pas été heureuse. Des injures, Marie de Médicis passa bientôt aux menaces et dut s'en ouvrir à la Galigaï, car Concini, qui désirait se faire bien venir d'Henri IV, vint brusquement l'avertir qu'on en voulait à la vie de Mme de Verneuil et qu'il devait veiller à sa sûreté[14]. La marquise, soit qu'elle crût à ce projet d'assassinat, ou pensant utiliser la circonstance, se hâta de mettre à profit l'avertissement. Elle demanda pour s'y retirer les places que la duchesse de Bar avait eues en Normandie, et le roi lui proposa Caen, à condition toutefois que M. de Bellefonds y commanderait. Mais Henriette craignit que le gouverneur ne devînt un jour son geôlier et se rabattit sur d'autres places du Poitou ; le roi refusa encore[15].

— En vérité, s'écria-t-elle, pour une si maigre récompense, à quoi bon m'exposer à la vengeance de la reine !

Et elle partit pour Verneuil[16]. Henri IV, selon sa coutume, alla se douloir chez Rosny, à l'Arsenal, et pleurnicher dans son pourpoint. — C'est tout l'égoïsme du Béarnais qui apparaît ici. Il ne voit que lui seul, les tracas de son ménage, l'ennui d'être séparé de sa maîtresse, — malice et calcul d'une part, de l'autre sottise invétérée, — et ne peut comprendre qu'il a bien été l'artisan, le seul responsable de son propre malheur. Elle est de si agréable compagnie, quand elle veut, faisait-il en parlant d'Henriette ; elle a toujours quelque bon mot pour me faire rire. Je ne trouve rien de cela auprès de ma femme, qui ne se prête ni à mes goûts, ni à mon humeur. Bien au contraire, si je m'approche d'elle pour la caresser, elle me fait si froide mine que j'en suis réduit à chercher aventure autre part.

Et c'était vrai. Marie de Médicis n'avait ni réjouissance, ni compagnie, ni consolation. Elle passait, son temps à récriminer, à lui reprocher ses bâtards[17], et comblait de prévenances, de présents la Galigaï, son Concini, qui n'étaient que des espions du grand-duc (!). Elle était acariâtre, opiniâtre, maussade et n'aimait qu'elle seule ; son caractère éloigné de toute complaisance, sa mine dédaigneuse, son arrogance même, ses façons sans prévenances ni caresses repoussaient, bien loin d'attirer[18]. Aujourd'hui, avec notre irrévérence habituelle, nous dirions facilement : c'était une gourde. L'autre, si chipie, mais qui avait tout pour elle : l'esprit, la grâce, la jeunesse ardente, le goût du péché, la beauté délicieuse de ses vingt-quatre ans, était à côté de l'Italienne une véritable charmeresse. A plusieurs reprises, le Béarnais avait prié Sully de faire comprendre à Marie de Médicis que sa conduite était avant tout maladroite[19]. Mais c'était peine perdue. Elle n'avait rien qui pût attirer, retenir ; elle aurait cru se compromettre en se montrant affable ; elle ne voulait être que la reine, l'épouse légitime, — et peut-être n'en savait-elle pas plus. Ses portraits, en somme, restent d'une grosse femme pleine de soi, suffisante et persuadée d'abord qu'on lui devait tout.

Sully, à son dire, remontra au monarque qu'il aurait sans doute la paix s'il faisait passer la mer à cinq ou six personnes et renvoyait au delà des monts un pareil nombre de gens qu'il connaissait bien. Mais le roi secouait la tête :

— Je ne veux même pas paraître le désirer, car avec ce ramassis d'Italiens si vindicatifs, ce serait abreuver ma vie de soupçons et de défiances pires que la mort.

Il revenait à parler d'Henriette qui était l'antithèse de sa rivale, mais si séduisante, s'amusant à faire la renchérie, invoquant la dévotion, des scrupules de conscience, alors que ces façons procédaient plutôt de nouvelles amourettes avec certaines gens dont il avait entendu parler et dont la condition lui déplaisait fort[20]. Il termina en priant Rosny d'intervenir et de faire entendre raison à la marquise. Mais le ministre refusa d'abord. Le roi d'ailleurs n'en démordit pas et le soir lui écrivit, décidé à faire les premières avances. Ces deux êtres qui ne pouvaient vivre l'un sans l'autre, ni compatir l'un avec l'autre, dit lui-même Sully, étaient toujours en négociations. Mais c'est alors qu'on voit intervenir dans l'affaire un personnage équivoque, le poète Sigogne[21], qui vint trouver Henri IV de la part de Mme de Verneuil, dont il était le confident, et même, ajoutait-on tout bas, un des amis les plus intimes. Le roi l'adressa à Sully en écrivant au bas d'une lettre : Je renvoie M. de Sigogne vers vous et vers Mme de Verneuil, d'autant que se confiant du tout en lui, elle croit que vous n'avancerez rien du vôtre, comme elle me l'a voulu quelquefois persuader[22].

Rosny demanda un jour de délai pour peser sa réponse et le lendemain se fit annoncer au Louvre. Mais le roi le reçut d'assez méchante humeur. Comme le ministre s'en étonnait, il finit par avouer qu'il était furieux parce qu'on avait offert de lui montrer des lettres et de lui procurer des témoins prouvant qu'Henriette était décidément gagnée à la mauvaise cause, — aux intrigues d'Espagne. De plus, Marie de Médicis, instruite de ces manigances, en profitait pour l'attaquer, le picoter, le presser de sévir contre sa maîtresse et en obtenir la restitution de la promesse autrefois consentie. Il eût volontiers exigé la remise de cette pièce, sans importance au dire même de plusieurs ecclésiastiques ; mais il mettait un certain point d'honneur à procurer aux Entragues une compensation aux engagements qu'il n'avait pas tenus, et en somme demeurait toujours indécis, — incertain de ce qu'il devait faire. Le comte d'Auvergne, d'ailleurs, sous prétexte de suivre la convention faite avec le roi, prenait à tâche de renseigner assidûment la cour de Madrid sans rendre aucun service à la partie adverse. De faux espion il était devenu ainsi un traître véritable. Tout un complot ensuite se machinait, dont les Entragues, naturellement, étaient l'âme. Ils prétendaient que le mariage d'Henri IV avec Marguerite de Valois restait valable et que les enfants de Marie de Médicis ne devaient être considérés que comme des bâtards ; au moins ceux de la marquise de Verneuil devaient avoir la priorité. — Le roi aurait voulu arranger de suite cette sotte affaire et pressé d'arriver à une transaction s'était rendu chez Henriette. Il en était revenu fort mécontent : Ne s'imagine-t-elle pas, disait-il, de poser décidément à la prude ! Il avait cru en venir à bout avec quelques caresses et elle lui avait refusé en somme toutes les libertés auxquelles il était habitué. Elle s'était montrée même arrogante et hautaine et Henri IV lui parlant des avis qu'il avait de sa participation au complot espagnol, essayant même de l'amener par affection à un aveu qui l'eût absoute, elle s'était emportée, criant que tout était faux ; qu'au reste la plus grande faveur qu'il pourrait lui accorder serait de ne plus la voir en particulier, car elle ne tirait de ses visites aucun avantage, mais des haines forcenées comme celle de la reine, qu'elle qualifia de telle façon même que le roi pensa la souffleter. Enfin comme il la priait de lui rendre la promesse de mariage dont elle ne pouvait rien faire dorénavant, elle avait déclaré avec insolence qu'il pouvait bien la chercher ailleurs, car, pour elle, jamais elle ne la donnerait[23]. La séparation ainsi avait été plutôt aigre ; mais revenu de Fontainebleau où il s'était rendu, Henri IV voulut tenter encore une démarche, ayant repris sa première intention de faire intervenir Sully, et ce fut derechef Sigogne qu'il lui dépêcha, porteur d'un billet ainsi conçu : Mon ami Sigogne vous dira mon intention pour ce que je désire que vous disiez à Mme de Verneuil, outre ce que je vous dis dernièrement étant en ce lieu, mieux que je ne saurais l'écrire ; le discours en serait trop long, mais en un mot : aut Cæsar, aut nihil (14 avril 1604)[24].

Sully n'avait pu refuser la commission qui lui était donnée par le roi ; mais connaissant l'esprit et les habitudes de la femme auprès de laquelle portait sa démarche, son peu de scrupules même, qui pourrait aller jusqu'à nier des paroles réellement prononcées, il se promit d'agir avec circonspection. Il se rendit chez elle et lui parla. Henriette, d'ailleurs, — toujours selon le récit qu'il donne de cette entrevue, — lui déclara net qu'elle voulait rompre avec son amant et le chargea de le lui faire entendre[25]. Rentré à l'Arsenal, Rosny résuma dans une lettre leur conversation ; mais par mesure de prudence, il, eut soin d'envoyer chez la marquise un de ses bons serviteurs portant l'écrit qu'il allait expédier, en y joignant le billet suivant : Madame, j'adresse en substance au roi la suite des propos qui se sont tenus entre nous, dont je vous communique la lettre même (par cet honnête homme en qui je me fie) sans la fermer, mais recouverte d'une enveloppe bien cachetée ; vous suppliant de la voir, de me mander si j'ai bien exprimé vos conceptions, tiré nettement le sens de vos paroles ; si vous y trouvez à augmenter ou à diminuer ou s'il y a quelques particularités sur lesquelles vous soyez absolument ravisée, comme ce ne serait peut-être pas le pis que vous pourriez faire, mon avis étant que vous y devez bien penser avant que je dépêche mon courrier, ce que je ferai sitôt que j'aurai reçu votre réponse, désirant qu'elle soit si prudente que vous ayez retranché tout ce qui peut être trouvé mauvais d'une part et apporter du repentir de l'autre. Je vous baise les mains et suis votre serviteur. — De l'Arsenal, ce mercredi, midi[26].

En confiant cette lettre à son commis pour la porter à la marquise de Verneuil, Sully lui avait surtout recommandé de ne pas accepter de réponse verbale. Henriette lut et relut cette missive dont tous les termes avaient été calculés. Elle chargea le porteur de remercier le duc, puis réfléchissant, voulut modifier quelques termes qui lui semblaient durs, indiquant de vive voix les changements à faire. Mais le commis, bien stylé, s'excusa sur son défaut de mémoire, la priant de mettre sa réponse par écrit. La marquise, voyant le piège, s'étonna d'abord ; elle s'exécuta pourtant et écrivit à Rosny : Monsieur, j'ai vu la lettre qu'il vous a plu m'envoyer, laquelle je trouve telle que je l'eusse su désirer, dont je me sens extrêmement votre obligée, et vous supplie de croire que je serai éternellement votre servante. Il me semble qu'il n'y a qu'une chose qu'il puisse trouver rude, qui est que vous lui dites que je le supplie de trouver bon de me voir quelquefois, mais sans aucune privauté ni familiarité particulière. Je vous conjure de mettre que je le supplie qu'il ne m'en demande point qui me puisse nuire ; cela se peut raccommoder en effaçant un mot ou nommant celle que vous savez[27], comme vous le saurez bien faire s'il vous plaît. Vous baisant très humblement les mains, je vous supplie me pardonner si j'en use si librement ; mais je connais son humeur telle que ce seul mot le ferait monter aux nues ; car tout ce qui se peut de familiarités, il les aura de moi lorsque je serai hors de crainte d'offenser et d'être offensée. Je ne puis vous dire autre chose, sinon que je me sens obligée en votre bonté qu'il ne se peut davantage que jurer que je suis votre servante de cœur, etc.[28].

Sully fit le changement qui lui était demandé, puis envoya au roi le même homme avec la lettre. Que contenait-elle au juste ? Peut-être simplement les conditions d'Henriette à la proposition faite par le Béarnais de reprendre la vie ancienne. Il la lut deux fois, toujours est-il, et s'écria dépité : Eh bien ! elle le veut, et moi plus encore, à quoi je m'assure qu'elle ne s'attend pas et se trouvera prise dans ses propres filets. Il écrivit ensuite à son ministre : Mon ami, puisque Mme de Verneuil est résolue à ce que vous me mandez, je le suis aussi à ce que je vous ai dit. Lundi je lui manderai mon intention et ferai voir que j'ai plus de puissance sur moi que l'on ne dit, et ne pense pas que cette nouvelle trouble ses pensées, ce que je ne veux faire ces bons jours, etc. — De Fontainebleau, 16 avril 1604[29].

Henri IV, en effet, pensait à rompre. Mais sa maîtresse, malgré tout, n'avait pas d'intentions de ce genre et le connaissait trop d'ailleurs pour rien craindre. Peut-être ne l'aimait-elle pas ; mais elle tenait à sa situation. Lorsqu'il alla la tancer, — au lieu d'écrire ! — elle vit bien toutefois qu'il était résolu, et bien autrement qu'elle n'avait imaginé. Aussi essaya-t-elle d'une ruse, — c'est du moins la version de Rosny : elle déclara que les conditions qui l'irritaient tant n'avaient été ni écrites, ni dictées par elle ; autant dire qu'un intermédiaire les avait inventées. C'était là le coup de biais qu'avait voulu parer Sully. Le roi le vint voir à l'Arsenal, comme il s'occupait de la fonderie, le prit à part et le tança vertement sur ce qu'il appelait son faux écrit, fabriqué, ajoutait-il, pour l'éloigner d'Henriette qu'il n'avait jamais pu souffrir. L'autre avait conservé heureusement la lettre où la marquise reconnaissait conforme à ses idées les conditions qu'il avait transmises. Il se hâta d'aller la chercher et de la remettre au roi, toujours crédule dans les affaires de femmes et qui, paraît-il, se trouva désarmé. Il le quitta en disant : Adieu, mon ami ; faites dépêcher votre fourneau d'alliements[30] ; aimez-moi bien, car je vous aime comme un très homme de bien, en la bouche duquel je vois bien qu'il n'y a pas fallace. Ainsi, quelque chose que je vous aie dit en arrivant, ne pouvais-je croire que la malice vînt de votre côté, connaissant la franchise de votre cœur et l'esprit extravagant et brouillon à qui nous avons affaire ; et néanmoins vous avez été bien avisé de prendre telle précaution que vous m'avez montrée contre ses ruses[31].

La marquise, jouant la dignité froissée, était retournée à Verneuil. Le roi lui écrivait lettre sur lettre pour la rappeler, — ce qui prouve bien que le récit de Sully est peu véridique, — pour la supplier de venir à Fontainebleau et même d'amener ses enfants. Henriette enfin consentit ; mais il fallait avoir le consentement de la reine, et le Béarnais hésitait. Il se décida pourtant et annonça l'arrivée prochaine de la marquise en priant Marie de Médicis de lui faire bon accueil. — La reine s'était crue débarrassée de la présence de Mme de Verneuil ; elle ne voulut rien laisser paraître toutefois de la mauvaise impression qu'elle ressentait. Elle demanda de sa voix la plus naturelle :

— C'est donc que la marquise s'est décidée à vous amener ses enfants pour être élevés à Saint-Germain avec les autres ?

— C'est moi, répondit Henri IV, qui l'ai engagée à amener ses enfants ; je veux lui demander de les laisser à Saint-Germain, mais je ne puis rien contre la volonté de leur mère.

Marie de Médicis se pinça les lèvres et ne répliqua pas ; mais l'avant-veille du jour où Henriette était attendue, elle fit dire au roi par Sillery qu'elle ne la recevrait pas.

— Eh bien ! Sillery, répondit sèchement Henri IV, dites à la reine que je veux être obéi. Avec ses façons d'agir elle sera cause de la ruine du dauphin ; la haine qu'elle porte à la marquise me forcera de lui accorder ce que je lui ai toujours refusé jusqu'à présent : un gouvernement et des places fortes[32].

— Si le roi accède aux demandes de cette femme, fit alors Marie de Médicis, lui seul sera cause de la ruine du dauphin. Il y a longtemps qu'il devrait savoir les menées diaboliques de Mme de Verneuil.

Ce fut encore Sillery qui fit connaître à Henri IV la réponse de la reine. Il l'engagea du reste à ne pas lui en reparler cette nuit-là, et le roi fut assez bien inspiré, car il suivit son conseil. Mais Henriette devait arriver le lendemain, et à son réveil il dit simplement :

— Ma mie, je vais au-devant de la marquise, et puisqu'il ne vous plaît pas de la recevoir, je la sermonnerai suffisamment pour qu'elle ne fasse rien contre le dauphin.

Aussitôt vêtu il monta à cheval et se rendit à l'hôtellerie où Henriette devait s'arrêter pour dîner. Il écrivit de là à Sully de tenter un dernier effort pour décider sa femme à recevoir cette éternelle rivale, ne fût-ce qu'un jour pour ne pas l'obliger à faire pis. La commission, comme bien d'autres déjà, embarrassa fort le ministre ; il tint conseil avec Villeroy et Sillery, et tous trois se rendirent chez la reine, qui d'abord se défendit de rien accorder. Rosny cependant lui donnait de bons conseils, la priant de considérer quelle était l'humeur du roi, libre et gai, aimant à rire et désirant que l'on fût de même avec lui ; heureux d'être loué, flatté, caressé, et surtout qu'on l'entretînt avec apparence de contentement. Marie de Médicis promit enfin d'écrire à son mari une bonne lettre dans laquelle elle exposerait ses griefs ; mais par la missive en question, elle déclarait surtout qu'elle n'avait pas assez de patience ni de courage pour supporter les paroles irrespectueuses d'Henriette ; pour l'entendre mettre ses bâtards au rang des Fils de France ; pour apprendre ses menées de concert avec son père et son frère, sans du reste qu'on l'en punît. — Le roi attendait la réponse de Rosny ; comme elle tardait, il s'impatienta, fit partir pour Paris le bagage de sa maîtresse et bientôt après monta dans le même carrosse qu'elle. Mais en chemin, la raison lui revint ; sa fille avait été prise de fièvre à Saint-Germain, et de Paris, il alla la voir. Ce n'était qu'un moment de répit, du reste, et il passa ensuite quatre jours avec Henriette, qui dans la joie de se venger de la reine, ayant sur le cœur la façon dédaigneuse dont elle avait refusé de la recevoir, affecta de se montrer en public plusieurs fois avec son amant. Marie de Médicis, mieux conseillée, revint toutefois à de meilleurs sentiments. Elle écrivit au roi sans faire aucune allusion à Mlle d'Entragues, tant qu'il réfléchit et renvoya sa belle à Verneuil. — Lorsqu'il reparut au Louvre, la reine, dit M. H. de La Ferrière, le reçut comme si rien ne s'était passé ; il s'en montra profondément touché et l'en récompensa par de tendres caresses[33]. Le calme était donc revenu ; mais ce n'était qu'un répit encore. La marquise avait profité de son séjour à Paris pour obtenir du roi la promesse de demander, pour la fille qu'elle avait de lui, la main du jeune fils de la duchesse de Longueville. La reine, lorsque son mari la consulta, ne lui ménagea pas les reproches et n'eut plus qu'une idée, perdre à tout prix sa rivale. Les hostilités recommencèrent et Sully, qui devait partir pour le Poitou afin de régler diverses affaires de finances, eut encore à ramener la bonne harmonie. — Mais Henriette ne se tenait pas pour battue. Nous connaissons ces caractères de femmes dont le plaisir est d'amener la discorde dans le ménage de celle qu'elles jalousent, et qui n'éprouvent de plaisir que lorsque tout est en désordre. La marquise de Verneuil avait entrepris de brouiller les époux et y employa indistinctement tous les moyens : ruses, jalousie, tendresses, querelles. La reine de son côté redoublait d'animosité envers elle, et Henriette finit par revenir à son vieux moyen : elle priva le roi de toute caresse sous des prétextes religieux, alléguant vouloir finir sa vie dans l'austérité et se retirer aux Capucines[34] ; tous les jours même elle faisait dire une messe par le confesseur Archange, — un bâtard de la Reine Margot, — et y faisait assister une femme de Boullancourt, qui avait été des maîtresses de Henri III et devait bien prendre de l'âge[35], ainsi que plusieurs autres femmes qui dissimulaient leur commerce en affectant des dehors de piété et se présentaient toujours confites en dévotion. Afin de paraître redouter la haine de Marie de Médicis, nous savons qu'elle avait déjà prié le roi de l'autoriser à se choisir un asile pour elle et ses enfants- ; elle revint à la charge à ce moment, et le comte d'Auvergne ayant plaidé sa cause, Henri IV enfin, lassé de toutes ces querelles, consentit à ce qu'elle s'éloignât. Il lui permit de passer en Angleterre, mais voulut garder les enfants. — La marquise d'ailleurs ne profita pas de l'autorisation, car c'est alors qu'éclata la nouvelle affaire de conspiration où par ses tripotages elle se trouvait encore mêlée.

 

 

 



[1] H. DE LA FERRIÈRE, op. cit., p. 246.

[2] Cf. procuration d'Henriette d'Entragues pour la légitimation de son fils. (Orig. parchemin. Archives nat., J. 1043, n° 33.)

[3] L'hôtel de Soissons, construit par Jean Bullant pour Catherine de Médicis, sur l'emplacement duquel, en 1726, on a bâti la halle au blé. A la mort de Catherine, l'hôtel passa à Christine de Lorraine, duchesse de Toscane, sa petite-fille, et fut la résidence de Mayenne. En 1601, Catherine de Bourbon, sœur du roi, en fit l'acquisition et le céda ensuite à Charles de Bourbon, comte de Soissons. On sait qu'il en reste la colonne astrologique de la reine, au pied de laquelle on a ajouté une fontaine. (Cf. Mémoires de la Société de l'Histoire de Paris et de l'Ile-de-France, t. VI. 1879.)

[4] Les Amours d'Henri IV.

[5] Le 22 novembre 1602, Marie de Médicis avait accouché également d'une fille, Élisabeth de France, qui fut mariée en 1615 à Philippe IV, roi d'Espagne.

[6] Comme son humeur était entièrement contristante et attachée à sa propre volonté, il a été impossible de la réduire à vivre avec douceur et respect avec le roi... Un soir, après une dispute, elle sauta du lit et lui égratigna la figure. (Bibl. nat. Mss Fontanieu, 446-447. Les Principaux sujets de la mauvaise intelligence d'entre le roi Henri IV et la reine Marie de Médicis, p. 177 ; Anecdotes sur Henri IV et Marie de Médicis, ibid., p. 189.) Nous sommes loin, on le voit, des affirmations de Richelieu lui faisant dire que, si elle n'était pas sa femme, il donnerait tout son bien pour l'avoir comme maîtresse. Il est vrai que quelques pages avant il répétait, d'après Sully, qu'on ne les avait jamais vus huit jours sans querelle. (Mémoires, édit. Michaud, t. I, p. 9 et 11.)

[7] Plus de deux ans avant la mort du roi, lit-on dans le manuscrit Fontanieu 446-447, elle s'inquiétait des moyens qu'il fallait tenir pour y arriver. On voit que la perspective d'une régence, pour Marie de Médicis, remontait beaucoup plus haut.

[8] Sur la fin de septembre (1603), dit l'Estoile, le roi eut une attaque de goutte qui lui commença en ce mois. (Cf. édit. Michaud, t II, p. 350.)

[9] Charles de Bourbon, comte de Soissons et de Dreux, gouverneur du Dauphiné et de Normandie, pair et grand maître de France. C'était un fils de Louis de Condé, tué à Jarnac ; il mourut en 1612. (MORÉRI.)

[10] La marquise de Verneuil, dit M. L. Jarry, usait volontiers de sa faveur, en outre au profit de sa famille. Avant le complot de Biron, elle avait demandé le maréchalat pour son père, quand mourrait le maréchal de Gondy ; après le décès du maréchal (21 avril 1602), elle revint à la charge. Le roi promit, mais demanda que lui fût rendu l'engagement de 1599. Entragues, d'accord avec sa fille, refusa pourtant de se dessaisir de cette pièce compromettante même contre un versement de 50.000 écus ; c'était, affirmait-il, la sauvegarde de son honneur, de celui d'Henriette. — Moins scrupuleux, les Orléanais nommèrent des délégués pour offrir à Mlle d'Entragues, qui en avait reçu le don du roi, une somme de 4.500 livres tournois, afin d'obtenir le libre commerce du vin en gros. (Archives d'Orléans, CC 300.)

[11] C'est naturellement Sully qui rapporte cette conversation ; il tient toujours à se poser comme le défenseur du peuple. (Cf. Œconomies royales, t. I, p. 513.)

[12] Comme le sieur de Rosny était dans son cabinet, raconte le Discours au vrai du différend advenu entre Mgr le comte de Soissons et le sieur de Rosny ce mois d'août et autres de la présente année 1603, quelqu'un étant venu lui dire que la marquise de Verneuil voulait lui parler, il répondit : Il n'y a que trop de maîtresses et parents du roi ; s'il y en avait moins, tout s'en porterait mieux. Étant ensuite arrivé en la chambre, il dit assez haut que le roi était trop importuné de mauvaises affaires, comme par le comte de Soissons. On lui objecta que le comte était proche parent de Sa Majesté, qui était obligée de lui subvenir. Il s'écria : Quelles obligations ? Je les voudrais bien connaître et apprendre. Et il ajouta encore : Il n'y a de parents du roi que ceux qu'il lui plaît. (Cf. la pièce insérée dans le Journal de L'ESTOILE, édit. Michaud, t. II, p. 354.) Sully, selon son habitude, a plutôt présenté les choses à son avantage.

[13] Nous l'avons indiqué, c'est la version de Sully ; mais l'affaire ne se termina pas si rapidement, ni avec un tel succès pour le ministre. Le Discours au vrai qu'insère le Journal de L'ESTOILE indique des circonstances différentes dans les négociations et reproduit les lettres échangées. (Cf. t. II, édit. Michaud, p. 354-356.) L'arrangement enfin eut lieu en octobre et le chroniqueur rapporte à la date du 5 : Ce jour fut fait l'accord entre Mgr le comte de Soissons et M. de Rosny, qui lui fit de grandes soumissions, mais qui ne lui eussent guère servi sans la protection et faveur du roi, auquel, pour ce regard, il doit l'honneur et la vie. M. le comte se contenta de lui dire lorsqu'il vint prendre congé qu'il regardât à bien servir son maître et qu'il ne l'offensât de sa vie. (T. II, p. 358.)

[14] Contre l'opinion généralement reçue, en effet, — nous devons le constater ici, — Henri IV ne paraît pas avoir eu d'antipathie pour Concini. Sully lui-même le compte parmi ses familiers, — et d'autant mieux qu'ils jouaient ensemble, que le Florentin perdait beaucoup et ne quémandait jamais, — tirant toutes ses ressources de la bourse de la reine. Cependant, au dire du même Sully, c'est le futur maréchal d'Ancre, favori de sa femme, qui aurait plus tard machiné l'assassinat du roi ; Henri IV, au fond, était vertueux (!), et ses mignonnes ne calmaient pas ses ardeurs, mais son ressentiment. Les protestants, en effet, devaient bien lui trouver une excuse. (Cf. l'ouvrage de M. HAYEM, le Maréchal d'Ancre, chap. IV.) Il faut indiquer, du reste, que la jalousie du roi est avouée par d'autres écrits du temps. Le récit intitulé : les Principaux sujets de la mésintelligence d'entre le feu roi, etc. (Mss Fontanieu 446-447) affirme qu'il le voulait faire tuer par deux hommes ; plus tard, il en parlait à Sully en disant qu'il le voulait faire assommer.

[15] Elle demandait que fût attribué au petit duc de Verneuil, son fils, le gouvernement de la Normandie, de l'Anjou, d'Orléans, ou de toute autre ville sur la Loire ; mais ses réclamations furent inutiles. Le roi commençait à se méfier des apanages.

[16] H. DE LA FERRIÈRE, op. cit. — Le roi, dit Richelieu, fit sortir de Paris la marquise de Verneuil bien accompagnée, sur un avis qui lui fut donné par Concini que la reine s'assurait des personnes affidées pour lui procurer un mauvais traitement ; ce qui, toutefois, n'était qu'une feinte, étant certain qu'elle n'avait dessein, en cette occasion, que de lui faire peur d'un mal qu'elle ne voulait pas lui faire. (Mémoires, t. I, p. 8, édit. Michaud.) Peut-être, mais Marie de Médicis était Italienne comme la vieille reine Catherine, et l'on n'était pas si loin du temps des Borgia.

[17] Elle avait certaines paillasses à terre, où elle se couchait l'été durant la chaleur des après-dîners, avec des habits légers et beaux, et étant étendue, appuyée sur le coude, montrant ses bras et sa gorge, elle avait des complaignants de cette beauté admirable et admirée de tout le monde, méprisée et délaissée pour des laides et des mal faites, qui n'avaient point ces avantages de nature, qu'il fallait avouer que cela était bien étrange, mais aussi pitoyable et insupportable ; et une telle folie de sottise enflammait sa haine ou son amour. Quand le roi retournait, elle ne le voulait pas regarder, et toute la nuit, elle ne faisait que gronder. (Mss Fontanieu 446-447.)

[18] Il y avait, en effet, des disputes tous les jours dans le ménage royal. Le roi, dit Mézeray, n'échappait que par la fuite aux emportements de son irascible moitié, et lui laissait le champ de bataille, — c'est-à-dire le lit conjugal. (LESCURE, les Amours d'Henri IV.)

[19] Elle tenta même, après les scènes et les cris de jalousie, de ramener le roi en lui faisant croire que certaine personne de son entourage lui parlait d'amour. Sully dut lui représenter qu'on ne tenait pas de tels propos à une personne de sa qualité sans y avoir été autorisé et qu'elle avait bien dû faire la moitié du chemin. Nous avons indiqué plus haut la scène de Blois, et Sully tient surtout à mettre en cause désormais le signor Concini. Selon le manuscrit Fontanieu 446-447, les époux en étaient bientôt venus à craindre l'un l'autre pour leur vie ; ils ne mangeaient plus ensemble, et le roi continuellement se plaignait de la mauvaise humeur de sa femme. Richelieu même, tout en faisant son panégyrique, indique qu'il lui fit dire une fois de Fontainebleau que si elle ne voulait pas vivre plus doucement avec lui et changer de conduite, il serait contraint de la renvoyer à Florence avec tout ce qu'elle avait emmené de ce pays ; il ajoute ensuite que leur mauvaise intelligence était au point qu'il voulait la prier de vivre dans une maison séparée. (Mémoires, édit. Michaud, t. I, p. 9.)

[20] Afin de dissimuler une intrigue avec certain gentilhomme que le roi soupçonnait. Il avait bien remarqué que Mme de Verneuil témoignait alors un grand refroidissement d'affection envers lui sous des prétextes recherchés de dévotion, qu'il disait bien savoir qu'elle n'avait nullement en l'âme ; mais qu'elle en usait ainsi, soit à cause de quelque nouvel amour, soit qu'elle eût dans l'esprit quelque fantastique dessein à la persuasion d'autrui ou pour des haines et dépits secrets et cachés. (Œconomies royales, édit. Michaud, t. I, p. 550-551.)

[21] Ch.-Timoléon de Sigogne, auteur de petits vers graveleux à la mode du temps, était fils de René de Beauxoncles, sieur de Sigogne, gouverneur de Dieppe ; il eut le même gouvernement que son père en 1603, mais resta attaché à la marquise de Verneuil. On rapporte qu'il écrivait pour elle, maquereau et cocu, disent les pamphlets du temps, des lettres d'amour adressées à d'autres que le roi qu'il devait servir. (L'ESTOILE, t. II, p. 380.) Sigogne mourut en 1611. Les tombeaux du père et du fils sont dans la chapelle de l'abside à l'église Saint-Rémy de Dieppe. Il mourut pauvre, ajoute l'Estoile, et disait-on, qu'à peine on trouva de quoi le faire enterrer. (L'ESTOILE, t. II, p. 663.)

[22] Lettres-Missives, tome VI, p. 23.

[23] Œconomies royales, édit. Michaud, t. I, p. 538.

[24] Œconomies royales, édit. Michaud, t. I, p. 551.

[25] Il peut sembler toutefois que la résolution de Mme de Verneuil ait été moins catégorique, si l'on s'en rapporte à une lettre du roi, qui, au dire des éditeurs de sa correspondance, se rapporte à ce moment et indiquerait plutôt chez Henriette l'intention de ménager Henri IV tout en agissant à sa guise : Si vos effets suivaient vos paroles, lui écrit le roi, je ne serais pas mal satisfait comme je suis. Vos lettres ne portent qu'affection ; votre procédé avec moi qu'ingratitude. Il y a cinq ans et plus que vous continuez cette façon de vivre, trouvée étrange de tout le monde. Jugez de moi, à qui elle touche tant, ce qu'elle doit être. Il vous est utile que l'on pense que je vous aime et à moi honteux que l'on voie que je souffre que vous ne m'aimiez pas. C'est pourquoi vous m'écrivez et pourquoi je vous paye de silence. Si vous me voulez traiter comme vous devez, je serai plus à vous que jamais, sinon, [re]gardez cette lettre comme la dernière que vous recevrez jamais de moi, qui vous baise un million de fois les mains. (Orig. autogr., Vers la mi-avril. — Lettres-Missives, t. VI, p. 229.) Il semblerait ainsi assez indiqué que si la marquise de Verneuil avait des torts, c'était plutôt Henri IV qui cherchait à s'en éloigner. Sully, toujours hostile à Henriette, aurait donc une fois de plus présenté les choses de manière à se donner le mérite de les avoir arrangées. Dans toutes les histoires où la marquise se trouve en scène, nous n'avons du reste, le plus souvent, que le témoignage de gens qui lui étaient hostiles et presque toujours se sont avantagés à ses dépens. Il est regrettable sans doute qu'elle n'ait pas laissé de Mémoires, car on y trouverait la contrepartie des commérages qui lui ont fait jouer un si méchant rôle, et qu'il est assez difficile aujourd'hui de remettre au point.

[26] Œconomies royales, t. I, p. 551.

[27] La reine.

[28] Œconomies royales, t. I, p. 552.

[29] Œconomies royales, t. I, p. 552.

[30] Alliement, — alliage ?

[31] C'est, nous l'avons dit, le récit de Sully ; mais il avoue tristement que la lettre qu'il fit voir n'ouvrit pas les yeux du roi sur cette maligne guêpe, et qu'il dut attendre une occasion de prendre sa revanche. Il est bon de répéter d'ailleurs que toutes les histoires où Sully se trouve en cause sont rapportées le plus souvent par lui-même et qu'il n'hésite jamais à se donner le beau rôle. On a toujours raison quand on parle seul.

[32] H. DE LA FERRIÈRE, Henri IV, p. 259.

[33] H. DE LA FERRIÈRE, Henri IV, p. 261.

[34] C'est à cette décision que fait longuement allusion l'épître d'Hémery d'Amboise, que nous avons indiquée, et qui se rapporte au moment où Henriette feignait d'être le plus touchée par le repentir : La crainte de Dieu, disait-elle, ne lui permettait plus de se souvenir du passé que pour faire pénitence. Elle ne pouvait plus voir le roi en particulier. Et l'épistolier de s'écrier alors : Votre vie sert de miroir aux plus dévotes.

[35] Peut-être une de celles dont parle du Vair dans les Anecdotes qui lui sont attribuées : Henri III fréquentait les dames de Bel...ncourt et leur mesurait la nature avec les grains de son chapelet, disant que l'une en avait tant plus que l'autre. (Mémoires de Marguerite de Valois, édit. P. Jannet, p. 200.)