LA REINE MARGOT ET LA FIN DES VALOIS (1553-1615)

TROISIÈME PARTIE. — LES DERNIÈRES ANNÉES DE LA REINE MARGOT

 

CHAPITRE III.

 

 

Marguerite de Valois fait construire l'hôtel des Augustins. — Son portrait et sa vie aux dernières années de Henri IV. — Sacre de Marie de Médicis et mort du roi. — Les recherches de la reine Marguerite après le crime de Ravaillac.

 

Rentrée en possession de ses biens, la reine Marguerite acheta la maison d'Issy, y fit travailler et aménager les jardins. Mais Issy n'était qu'une maison de campagne. Elle acquit en face du Louvre, sur la rive gauche de la Seine, un vaste terrain dont une partie appartenait à l'Université, et l'autre aux Frères de la Charité, qui y possédaient depuis leur arrivée en France (1602) une maison et des jardins en bordure du quai — restes d'un manoir que leur avait donné Marie de Médicis et qui avait appartenu à un nommé Jean Bonyn, bourgeois de Paris. Elle fit bâtir là un magnifique hôtel qui occupait la presque totalité des deux îlots compris entre les rues de Seine et des Saints-Pères, la rue Visconti et le quai Malaquais, et dont il restait encore en 1734, dit Mongez, dans la rue de Seine, une maison appelée l'hôtel de la reine Marguerite — et de nos jours quelques débris au n° 6, au fond de la cour[1]. Elle avait obtenu la suppression de la partie nord d'un ancien chemin, le chemin de la Noue — notre rue Bonaparte actuelle — qui cessa d'aboutir au quai, et acheta la' plus grande partie de l'ancien Pré-aux-Clercs, où elle fit dessiner un vaste parc qui descendit jusqu'à la rue des Saints-Pères[2]. — L'hôtel, dont l'entrée principale donnait sur la rue de Seine, se composait de trois corps de bâtiments couverts d'ardoises, celui du milieu surmonté d'un dôme à lanterne. Devant la façade intérieure une terrasse régnait sur toute la largeur de l'habitation, et un double escalier qui en descendait conduisait à une vaste cour s'étendant jusqu'au chemin de La Noue. C'est là que la reine Marguerite se transporta en 1608 et qu'elle passa ses dernières années[3]. Son entourage était nombreux et l'amitié qu'elle montrait pour les gens de lettres, les savants, les musiciens lui en attirait beaucoup. Autour d'elle, dès ce moment, et à côté de François Maynard dont elle avait fait son secrétaire, on trouve des poètes comme Porchères, Vauquelin des Yveteaux, Garnier, le moraliste Pithard. Elle discutait avec eux, aimait à montrer que son intelligence n'avait rien perdu de sa grâce et de sa vivacité. Toutefois l'hôtel de la reine Marguerite était bien une Cour et non pas un salon. Chez elle, elle vécut toujours à la royale et sans déroger. Une lettre curieuse d'Étienne Pasquier la présente servie comme reine à ses repas, à plats couverts, par ses gentilshommes, l'un grand maître d'hôtel avec son bâton, et les autres gentilshommes servants ; et combien que les dîners et les soupers soient principalement dédiés à la nourriture du corps, toutefois elle, faisant plus d'état de la nourriture d'esprit, a ordinairement quatre hommes près de soi, auxquels d'entrée elle propose telle proposition qu'il lui plait pour l'examiner, chacun desquels ayant déduit sa ratelée, ou pour ou contre, et étant de fois à autre contredits, comme elle est pleine d'entendement leur fait souvent perdre le pied, n'étant marrie d'être par eux contrôlée, mais que ce soit avec bonnes et valables raisons[4]. — C'était bien là ses raffinements de femme docte, ses idées un peu extravagantes, qui n'excluaient pas tout calcul intéressé. Elle eut parfois des fantaisies bizarres et qui font de nouveau songer à son frère Henri III témoin la réception du Parlement de Toulouse en 1578 et, autoritaire, se donnait le plaisir d'en faire à sa tête, laissant dire et crier au dehors selon l'humeur des gens. Elle parlait phébus suivant la mode de ce temps-là, dit Tallement de Réaux ; et, en effet, c'était la belle époque de l'Astrée, de la Clélie, tout à l'heure le Pays du Tendre et les Précieuses ridicules. La littérature, la conversation, la correspondance, la diplomatie même sont envahies par les Lucidor et les Athys[5]. Dans le stupide pamphlet des Amours du Grand Alcandre — Henri IV — Marguerite est devenue Mélise ; Catherine de Bourbon s'appelle Grassinde ; Marguerite de Montmorency, Licine ; Louise de Lorraine est Milagarde ; Henri Ill est devenu Périandre ; le comte de Soissons, Palamède ; le duc de Guise, tué à Blois, Cléandre ; Gabrielle d'Estrées, Grisante. Chose curieuse, toute cette époque si batailleuse soupire dans les fades bergeries, s'attendrit avec des mythologies surannées ; des strophes faites par Bussy, ce duelliste qui pilla l'Anjou, sur Marguerite de Valois ; les vers qu'elle écrivit sur sa mort sont dans ce goût — Elle aimait, dit Dupleix, à se faire appeler la Vénus Uranie comme pour distinguer son amour de celui du vulgaire, affectant qu'il était plus pratiqué de l'esprit que du corps. e Mais chez elle il n'y avait pas que de l'affectation, De Ronsard à Desportes, tous les poètes de la Renaissance l'avaient chantée. Elle aimait à rappeler sa haute naissance, les égards et les flatteries qu'on lui avait toujours témoignés ; sa Cour, somptueuse et pleine d'apparat, son train tic maison, elle les voulait dignes de sa qualité de Fille de France, et, nous dit Étienne Pasquier, les discussions closes, son personnel de savants et de poètes ayant donné fin aux discours, n pour ne rien rabattre de sa royauté, s'ensuivait une bande de violons, puis une belle musique de voix, et finalement de luths, qui jouaient l'un après l'autre à qui mieux mieux. — La reine Marguerite, d'ailleurs, aimait la musique comme son frère Henri III. Elle composait des stances et y faisait adapter des mélodies, tenait sa partie dans les chœurs ou chantait seule en s'accompagnant du luth. Elle eut bientôt deux musiques, l'une pour sa chambre, l'autre pour sa chapelle ; elle eu avait doté le maître d'une forte pension sur le revenu de l'abbaye de Conques, et dès ce moment fait deux parts de sa vie, l'une mondaine, l'autre tonte en pratiques pieuses, visites aux hôpitaux, messes. Étant encore à Usson elle avait fait un vœu et promesse à l'imitation de ceux qu'avait faits Jacob, qui était de donner à Dieu la dîme de ses biens et d'édifier un autel dont la consécration rappellerait le souvenir du patriarche hébreu gui l'avait inspirée. Ce vœu devait avoir son accomplissement aussitôt que Dieu l'aurait heureusement reconduite en sa terre, c'est-à-dire à Paris — et l'autel qu'elle promettait d'élever devait être au lieu le plus proche et le plus commode de sa demeure[6]. — Ce fut ainsi qu'en mars 1608 elle fit bâtir sur l'emplacement du manoir donné aux Frères de la Charité, une chapelle circulaire et couverte en dôme, qui prit le nom de Chapelle des Louanges. Des augustins déchaussés se chargèrent, moyennant une forte donation, de consacrer l'autel de Jacob selon le vœu de la reine. Ils devaient chanter là, deux à deux, jour et nuit, sans discontinuer, des hymnes et cantiques composés par Marguerite ou sur son ordre ; et les moines obtinrent bientôt assez de terrain pour pouvoir se construire un vaste monastère — le monastère de la Trinité — avec jardin et enclos, allant de notre nie Bonaparte jusqu'à celle des Saints-Pères, et longeant une partie du Chemin aux Clercs, qui dut au voisinage de l'autel le nom de rite Jacob qu'il a conservé[7].

Elle ne s'en tint pas là. Il n'y a point de religion de Mendiants qui ne se soit ressentie de ses libéralités annuelles, dit le P. Hilarion de Coste, entre autres les Carmes, les Cordeliers, les Jacobins, les Jésuites de Saint-Louis, les filles de l'Ave-Maria, les Feuillants, les Capucins, es Récollets et les Minimes de Nigeon. Elle bâtit à ses frais le couvent des Jésuites d'Agen, et augmenta les revenus de l'hôpital de Crépy-en-Valois. Elle oyait tous les jours trois messes, une haute et deux basses, communiait trois fois la semaine[8], visitait tons les samedis la chapelle basse de Notre-Dame en l'église de Saint-Victor, et la semaine sainte les hôpitaux, et n'y donnait jamais moins de trois à quatre mille couvertures et souvent une somme notable pour marier les filles pauvres[9]. Elle entretenait cent pauvres, quarante prêtres anglais[10], et le jour de sa naissance et aux quatre grandes fêtes solennelles distribuait cent sous d'or aux malheureux. Elle eut même quelque temps pour aumônier saint Vincent de Paule, qui échangea ces fonctions lucratives pour la modeste cure de Clichy[11].

Sa vie mondaine, à cette époque, fut aussi curieuse. Henri IV, si glorieuse que fût sa Cour, n'était qu'un parvenu. Les seigneurs catholiques, ligueurs ou royalistes qui l'avaient suivi ; les huguenots qui avaient chevauché à ses côtés et conquis le royaume, tous les rudes capitaines qui durant vingt années n'avaient point quitté le harnois de guerre, ne rappelaient que de fort loin les brillants gentilshommes qui faisaient cortège aux derniers Valois. — On parle de faire quelques galanteries à ce carême prenant, écrit le diplomate Fresnes-Forget au connétable de Montmorency, et l'on se vantait de carrousels ; mais il s'est trouvé que personne de nos courtisans n'en savait la mesure. Ils sont tous nés dans un siècle de fer[12]. — Ce fut à la reine Marguerite, qui avait conservé la tradition des fêtes autrefois données par Catherine de Médicis, que l'on eut recours pour organiser les grandes réceptions. Marie de Médicis la pria ainsi de l'aider lorsqu'elle dut accueillir selon l'étiquette Don Pedro de Tolède, connétable de Castille et ambassadeur de Philippe II. C'est elle qui arrangea le ballet célèbre qui fut donné durant son séjour, et dont Malherbe rima les récitatifs. — On devait le danser le 25 janvier 1609 ; mais la reine Marguerite s'étant trouvée malade, comme elle était l'organisatrice et la maîtresse véritable, on le remit de quelques jours. — On le dansera d'abord à l'Arsenal, écrit Villeroi, et après au palais de la reine Marguerite, car on ne danse plus au Louvre[13]. — Le samedi 31 et dernier de ce mois, dit à son tour L'Estoile, la reine fit à Paris son ballet magnifique, dès très longtemps pourpensé par elle et destiné, mais différé jusques à ce jour. Et ne fut qu'en deux lieux, à l'Arsenal et chez la reine Marguerite, où Leurs Majestés trouvèrent la collation magnifique et somptueuse que la dite dame leur avait fait apprêter, qu'on disait lui revenir à quatre mille écus. Entre les singularités de laquelle y avait trois plats d'argent accommodés exprès à cet effet, en l'un desquels il y avait un grenadier, en l'autre un oranger, et en l'autre un citronnier, si dextrement et artificieusement représentés et déguisés qu'il n'y avait personne qui ne les prît pour naturels. — Les branles, les gaillardes se prolongèrent si ayant que le roi et la reine ne se retirèrent qu'à six heures du matin. — Et galamment, le chroniqueur ajoute : La petite Paulette emporta l'honneur du ballet, tant par ses bonnes grâces que par sa voix harmonieuse et délicate, joint que cette petite chair blanche, polie et délicate, couverte d'un simple crêpe fort délié, mettait, en goût et en appétit plusieurs personnes[14].

La reine Marguerite éprouvait le plus grand plaisir au milieu de ces fêtes. Il lui semblait qu'elle n'en pouvait organiser trop, tellement elle avait le désir de retrouver les impressions des jours passés. Elle-même dit qu'elle allait à Fontainebleau pour avoir l'honneur d'être auprès de Leurs Majestés, et aussi pour revoir ce paradis terrestre, ce beau jardin de volupté qu'était toujours pour elle la Cour du roi de France. Il ne semble pas qu'elle ait regretté jamais la place qu'elle avait cédée à une autre, et le rang qu'elle occupait près d'elle lui suffisait. Elle adoptait, aimait, comblait de faveur le Dauphin et, à propos de la naissance de Gaston, écrit au roi : Les chants redoublés ont duré tout le jour, et à cette heure les feux de joie feront passer la nuit en m'élue réjouissance. Ce sont effets de votre bonne fortune, mais plutôt des particulières faveurs de Dieu qui vous traite en fils aîné, et aussi en fils chéri et tendrement, aimé[15]. — D'ailleurs, elle n'avait jamais eu le courage de renoncer aux toilettes de sa jeunesse et aurait voulu être toujours jeune. Il y avait même là un peu de ridicule et qui jette sur les derniers temps de sa vie une teinte de tristesse. Tallemant des Réaux, qui ne l'a point connue, aussi bien, même vieille, en fait une véritable caricature[16]. Elle devint horriblement grosse, dit-il, et avec cela faisait faire ses carrures et ses corps de jupe beaucoup plus larges qu'il ne fallait, et ses manches à proportion. Elle avait un moule un demi-pied plus haut que les autres et était coiffée de cheveux blonds, d'un blond de filasse blanchie sur l'herbe ; elle avait été chauve de bonne heure. Pour cela elle avait de grands valets de pieds blonds que l'on tondait de temps en temps. Elle avait toujours de ces cheveux-là dans sa poche de peur d'en manquer ; et pour se rendre de plus belle taille, elle faisait mettre du fer blanc aux deux côtés de son corps, pour élargir la carrure. Il y avait bien des portes où elle ne pouvait passer. Elle portait un grand vertugadin qui avait des pochettes tout autour, en chacune desquelles elle mettait une boîte où était le cœur d'un de ses amants trépassés ; car elle était soigneuse, à mesure qu'ils mouraient, d'en faire embaumer le cœur. Ce vertugadin se pendait tous les soirs à un crochet qui fermait à cadenas, derrière le dossier de son lit. — La reine Marguerite était belle en sa jeunesse, bien qu'elle avait les joues un peu pendantes[17] et le visage un peu trop long. Jamais il n'y eut personne plus encline à la galanterie. Elle avait d'une sorte de papier dont les marges étaient toutes pleines de trophées d'amour ; c'était le papier dont elle se servait pour ses billets doux. Hors la folie de l'amour, elle était fort raisonnable. Le feu roi s'avisa de donner un ballet de la Vieille Cour, où, entre autres personnes, on représenta la reine Marguerite avec la ridicule figure dont elle était sur ses vieux jours. Ce dessein n'était guère raisonnable en soi ; mais au moins devait-on épargner la fille de tant de rois.

Mais la reine Marguerite tenait tête aux railleurs et souvent leur répondait avec plus d'esprit qu'ils n'en montraient eux-mêmes. M. de Fresnes-Forget[18], étant un jour chez elle, lui dit qu'il s'étonnait cousinent les hommes et les femmes de son temps, avec de si grandes fraises, pouvaient manger du potage sans les gâter, et surtout comment les daines pouvaient être galantes avec leurs grands vertugadins. Elle ne répondit rien sur le moment ; mais quelques jours plus tard, ayant une très grande fraise et de la bouillie à manger, elle se fit apporter une cuillère qui avait un fort long manche, de façon qu'elle mangea sa bouillie sans gâter sa fraise. Sur quoi, s'adressant à M. de Fresnes : — Eh bien, lui dit-elle en riant, vous voyez qu'avec un peu d'intelligence il y a remède à tout !Oui-dà ! Madame, répondit le bonhomme, quant à ce qui touche le haut, me voilà tranquille ! — L'anecdote n'ajoute rien davantage, mais on devine comment elle devait conclure[19]. — Il y avait mieux du reste. Cette vieille femme qui avait été en sa jeunesse celle sur qui toutes prenaient la mode, et la merveille de cette Cour des Valois citée comme la plus magnifique de l'Europe, trouvait encore des imitatrices. — Ce jour, écrit L'Estoile (9 mars 1610), le prédicateur de Notre-Dame appelé Suffren, jésuite, étant tombé en son sermon sur les dissolutions et lascivetés des femmes, dit qu'il n'y avait aujourd'hui si petite coquette à Paris qui ne montrât ses tétons, prenant exemple sur la reine Marguerite. Puis comme s'il eût voulu retenir le mot — lequel on trouvait, pour un homme d'esprit tel qu'il était, lui être échappé trop indiscrètement —, s'étant un peu arrêté, pour se recouvrir va dire qu'il n'entendait taxer la reine Marguerite ; que beaucoup de choses étaient permises aux reines qui étaient défendues aux autres. — Cette sorte d'hommage n'avait jamais déplu à Marguerite de Valois, et l'époque avait des grossièretés pires ; nous ne sommes pas surpris, dès lors, de voir à quelques pages de distance, dans le même recueil, qu'un petit carme qui prêchait les advents à Saint-Barthélemy, et qu'on disait être un peu bouffon, ayant comparé les tétons de la reine Marguerite aux mamelles de la Vierge Marie, encore que cette comparaison parût un peu bouffonne et extravagante, si lui valut-elle cinquante bonnes pistoles, que ce petit besacier tira de la bourse de Sa Majesté.

Elle n'avait pas renoncé non plus à ses favoris et la succession du jeune Date de Saint-Julien avait été, parait-il, fort disputée. Elle s'éprit en 1607 de Bajaumont[20], instruit par Mme Roland, dit le Divorce satyrique, et introduit près d'elle par Mme d'Anglure. Elle essaya même d'obtenir pour lui une abbaye[21], la galanterie et la dévotion ayant toujours fait bon ménage. Mais si ses attachements furent ses plus regrettables travers, elle y avait peu de chance. Bajaumont s'étant querellé avec un nommé Loué, fils d'un procureur de Bordeaux, fut attaqué dans le chœur même des Augustins et dut tirer l'épée pour se défendre. Il n'eut point de mal ; mais Marguerite, effrayée, fit prudemment enfermer l'agresseur au For-l'Évêque. Puis Bajaumont tomba malade (mai 1607), et la vieille reine s'en affecta tellement que le roi vint lui faire une visite de condoléance. Henri IV avait toujours été pauvre et partant. économe ; Marguerite lui avait arraché des sommes assez fortes, paraît-il, pour la construction de son hôtel, et ce jour-là, en sortant par la pièce où se tenaient les filles d'honneur, il ne put s'empêcher de leur dire, moitié riant, moitié sérieux comme il était toujours : Priez pour la convalescence de Bajaumont et je vous donnerai votre foire : car s'il venait une fois à mourir, ventre saint-gris ! il m'en coûterait bien davantage, pour ce que la reine prendrait cette maison en horreur, et il me faudrait lui en acheter une autre ![22] — La bonne intelligence de Marguerite et de son nouveau favori ne fut pas de longue durée ou du moins connut bien des traverses, car le roi écrit le 10 mai 1608 à Marie de Médicis : a Je n'ai rien appris de nouveau, sinon que la reine Marguerite a battu hier Bajaumont, qu'il veut s'en aller[23].

Cependant le roi, travaillé par de grands desseins de république chrétienne — sous prétexte aussi d'amourettes et de poursuivre, selon d'autres, le prince de Condé qui avait enlevé à Bruxelles sa jeune femme, Charlotte de Montmorency, dont Henri IV était amoureux — était prêt à se mettre en campagne. La guerre allait recommencer contre la puissante maison d'Autriche ; l'Espagne, qui depuis un siècle était directement l'ennemie et dont les menées avaient toujours tendu à la ruine et à l'accaparement du royaume. Lesdiguières, avec quatorze mille, hommes, allait rallier le triple contingent de Venise, du pape et de la Savoie et envahir le Milanais avec près de quarante mille hommes. La Force, nommé maréchal de France, devait entrer en Espagne et l'attaquer avec deux corps d'armée, jetant vingt-cinq mille hommes par Perpignan et autant par Saint-Sébastien. Le roi gardait trente-cinq mille hommes qu'il voulait conduire lui-même à Juliers par la Belgique pour secourir les princes allemands ses alliés, et, se rabattre au gré des événements sur la Franche-Comté, l'Italie ou la Bohème. Sully, qui donne dans ses Mémoires des détails nombreux sur cette vaste entreprise, raconte comment elle avait été pesée, mûrie, calculée de longue date. L'argent, les vivres, les munitions, tout était préparé ; les ordres donnés pour la réunion des troupes ; le départ du roi, enfin, fixé aux premiers jours de mai 1610. Or, cependant que les affaires de la guerre s'acheminaient de toutes parts, la reine sa femme n'omettait rien de ses sollicitations pour résoudre son sacre et préparer toutes choses pour les cérémonies et magnificences d'icelui. Ce sacre de Marie de Médicis avait été différé jusqu'alors et elle s'y entêtait d'autant plus qu'elle espérait conjurer les idées d'un nouveau divorce que les folies récentes du roi pour Charlotte de Montmorency, habilement exploitées par son entourage italien, lui faisaient craindre. Henri IV, pour assurer le repos du royaume durant son absence, la nomma régente en lui adjoignant un conseil de quinze personnes (20 mars). La reine n'en demanda pas moins la consécration religieuse, et le sacre fut fixé au 13 mai,

La reine Marguerite fut priée d'assister à la cérémonie. Elle aurait bien voulu s'en dispenser ; mais Henri IV insista en dépit des bienséances, car sa présence devait être la consécration de la nouvelle dynastie. Elle s'exécuta de bonne grâce et ne discuta que sur des questions d'étiquette, tenant à porter le diadème royal et un manteau entièrement recouvert d'un semis de fleurs de lis d'or. On lui accorda la couronne selon son titre de reine ; mais le manteau de Mme Élisabeth, sœur du Dauphin, qui avait alors neuf ans, ayant été limité à une bordure de deux rangs de fleurs de lis, on lui donna le même. Au jour du sacre, dans la grande église de Saint-Denis, elles parurent l'une et l'autre habillées de toile d'argent et d'un surcot d'hermine surchargé de pierreries. La petite Élisabeth, future reine d'Espagne, marchait d'abord ; la longue traîne du manteau de velours violet que portait la reine Marguerite[24] était tenue par les comtes de Curson et de la Rochefoucauld. Elle fut appelée à son rang par le grand maître, et le roi, placé dans une tribune avec les ducs de Bellegarde et de Joyeuse, eut au moins alors un bon sentiment, car il la plaignit, dit Pierre Mathieu, de s'être levée si matin. Il se tourna ensuite vers les échafauds qui s'élevaient jusqu'aux voûtes et où s'entassait tout un peuple de seigneurs, d'officiers et de dames, chatoyants d'étoffes, ruisselants de bijoux et de broderies d'or, et dit en soupirant que cela lui faisait penser au jour du jugement, et que l'on serait bien surpris si le Juge se présentait.

Le soir, la reine Marguerite était partie pour sa maison d'Issy. Le jour anniversaire de sa naissance tombait le lendemain, et elle avait coutume de le fêter avec toute sa Cour comme un jour de bonheur. Dupleix, que pour une fois nous pouvons croire, rapporte que, dans la soirée, il l'entretenait justement de certaines remarques faites sur le 14e jour de chaque mois, qui avait été souvent favorable aux Français ; il citait la bataille d'Agnadel, gagnée par Louis XII, le 14 mai 1509 ; la bataille de Marignan, le 14 septembre 1515 ; la bataille de Cérisolles, le 14 avril 1544 ; la levée du siège de Metz par Charles-Quint, le 14 janvier 1553[25] ; enfin la bataille d'Ivry, le 14 mars 1590. — Quelques instants après, on apportait la nouvelle de la mort du roi, frappé par Ravaillac dans la rue de la Ferronnerie.

La vieille reine fut vivement affectée par cette perte ; car, malgré les torts anciens du mari, elle pouvait regretter le roi qui avait rendu la paix au pays, et elle lui était reconnaissante des égards qu'il lui avait témoignés depuis leur divorce. — Elle ne se borna pas à des regrets, d'ailleurs. Elle avait à son service mie femme nommée Comans ou d'Escomans[26], qui lui demanda d'être présentée à la régente, ayant des choses importantes à révéler à propos de l'assassinat du roi. Elle le fit et se donna beaucoup de mal pour faire entendre juridiquement cette femme qui soutenait que les premiers auteurs du complot étaient le duc d'Épernon, la marquise de Verneuil, Mlle du Tillet et d'autres. — Mais on désirait étouffer l'affaire ; l'exécution de Ravaillac suffisait. La Comans fut enfermée pour le reste de ses jours, et les recherches de la reine Marguerite demeurèrent inutiles[27].

 

 

 



[1] Ed. BEAUREPAIRE, la Chronique des rues ; Ch. DUPLOMB, l'Hôtel de la reine Marguerite, 1881.

[2] Ce parc avait 44.887 toises ; Ch. DUPLOMB, l'Hôtel de la reine Marguerite. — Mais la reine n'avait acheté que six arpents. Ensuite elle en avait empiété cinq ou six autres (Requête verbale du 24 octobre 1616), arrachant les bornes et comblant les fossés qui séparaient le Pré des terres voisines, et faisant faire de larges et profondes tranchées dans iceluy Pré, par le moyen desquelles son usurpation est demeurée jointe au parc qu'elle voulait dresser derrière son hôtel. E. FOURNIER, Variétés histor. et litt., t. IV.

[3] Mongez dit qu'elle se retira à Issy après avoir construit son hôtel du quartier Saint-Germain parce que la peste l'en lit sortir précipitamment après avoir emporté trois de ses officiers. C'est l'arrangement un peu libre d'un passage de L'Estoile, qui rapporte à la date du 6 septembre 1606 : La peste au logis de la reine Marguerite, dont deux ou trois de ses officiers moururent, la fait se retirer à Issy, au logis de La Haye, se voyant à raison de cette maladie abandonnée de ses officiers et gentilshommes. Mais de quel logis parle L'Estoile ? L'hôtel des Augustins était terminé en 1608, car elle y reçut le Dauphin ; mais en septembre 1606, il devait être à peine commencé. Peut-être retourna-t-elle au château de Madrid ? Elle en parle dans une lettre du 17 mai au roi à qui elle écrit qu'il était mal tenu par la bruyère et le bois tout dévasté ; elle a changé la garde et l'a donnée à un cousin de Pasquier. Autogr. coll. Dupuy, t. 217, f° 99. En février 1607, elle avait dû faire encore un voyage à Usson n'ayant rien reçu de ses pensions ni des assignations données par le roi. Ibid., cf. GUESSARD, p. 429.

[4] Étienne PASQUIER, Lettres, t. II, p. 761.

[5] Quand M. de Souvray et M. de Pluvinel lui amenèrent le feu roi (Louis XIII), elle s'écria : Ah ! qu'il est beau ! ah ! qu'il est bien fait ! que le Chiron est heureux qui élève cet Achille. Pluvinel qui n'était guère plus subtil que ses chevaux, dit à M. de Souvray : Ne vous disais-je pas bien que cette méchante femme nous dirait quelque injure ! M. de Souvray lui-même n'était guère plus habile. On avait fait des vers dans ce temps-là qu'on appelait les Visions de la Cour, où l'on disait de lui qu'il n'avait de Chiron que le train de derrière. (Les Historiettes de Tallement des Réaux, la Reine Marguerite). Antoine de Pluvinel, escuyer principal de Louis XIII, a laissé un traité d'équitation qui est comme un bréviaire du cavalier parfait et que l'on cite encore aujourd'hui à Saumur. Paris, 1623, in-f°. La Bibliothèque nationale possède le splendide exemplaire du roi avec (les gravures retouchées à la main. Cf. J.-J. JUSSERAND, Les Sports et Jeux d'exercice dans l'ancienne France, p. 378.

[6] E. BEAUREPAIRE, la Chronique des rues, p. 233.

[7] E. BEAUREPAIRE, la Chronique des rues, p. 233 ; H. L. BORDIER, les Églises et Monastères de Paris, p. 61 ; L'ESTOILE, édit. Jouaust, t. IX, p. 399. — Les moines avaient reçu 8 arpents ½ de terrain, dont deux en jardin ; 6.000 livres de rentes. Un brevet du roi leur permettait de recevoir et occuper tous biens, héritages et possessions, et bâtir couvents de leur ordre en tous lieux et endroits du royaume. Cf. Ch. DUPLOMB, l'Hôtel de la reine Marguerite et la Topographie historique du vieux Paris, t. III, dont une des planches donne très distincte la chapelle circulaire construite par la reine.

[8] La bonne reine, qui était bien dévote et bien craignant Dieu, faisait dire une quantité étrange de messes et de vêpres, dit Tallemant des Réaux. Cela aussi exerça la verve des pamphlétaires, et c'est pour elle que d'Aubigné écrit dans le Baron de Fœneste :

Commune qui te communies

Ainsi qu'en amours, en hosties

Qui communies tous les jours

En hosties comme en amours

A quoi ces dieux que tu consommes

Et en tous temps et en tous lieux ?

Toi qui ne t'es pu soûler d'hommes

Te penses-tu crever de Dieux ?

[9] La charité de la reine Marguerite avait des délicatesses qui n'ont pas été assez remarquées, témoin le fait suivant que rapporte L'Estoile : Ce jour, comme elle entrait aux Jacobins pour gagner les pardons, elle trouva une pauvre Irlandaise à l'entrée, qui venait d'accoucher, et à peine était-elle délivrée de son fruit, qui était un garçon. Elle le voulut tenir, et ayant su que M. de Montpensier était là, le fit son compère, et lui donna le nom de Henri. 10 septembre 1605.

[10] MONGEZ, Histoire de Marguerite de Valois, p. 411.

[11] H. DE LA FERRIÈRE, Trois Amoureuses du seizième siècle.

[12] Chateaubriand dit de même : Henri IV a quelque chose de moins royal et de moins noble que le prince dont il reçut la couronne. Quant à sa Cour, on peut voir la façon dont en parle L'Estoile ; des courtisans de Henri III, ceux de son successeur n'avaient gardé que les vices. Édit. Michaud, t. II, p. 488.

[13] Ambassades de la Boderie, t. IV, p. 197.

[14] L'ESTOILE, édit. Michaud, t. II, p. !4,97. — François Maynard, qui a laissé tout un recueil de priapées et épigrammes, a consacré quelques vers à cette petite Paulette dont parle L'Estoile. Cf. la curieuse publication de Ad. Van BEVER, les Poètes satyriques des seizième et dix-septième siècles. — C'était de ces petits vers badins et souvent graveleux que s'égayait la Cour assez peu pudibonde de la reine Marguerite.

[15] Mémoires et lettres de Marguerite de Valois, édit. Guessard, p. 432.

[16] Tallemant des Réaux, né à la Rochelle en 1619, écrivait vers 1657.

[17] Comme on le voit, il ne faut pas toujours croire l'auteur des Historiettes qui n'était pas exactement renseigné.

[18] Forget, sieur de Fresnes, était secrétaire d'État. L'Estoile indique sa mort en avril 1610.

[19] DE LA PLACE, Recueil de pièces intéressantes et peu connues pour servir à l'Histoire, Bruxelles, 1781, t. II, p. 350.

[20] C'est à peu près l'époque où dut être écrit le Divorce satyrique, qui fut remanié et augmenté dans les diverses éditions qui nous sont parvenues. Bajaumont est le dernier de ses amants qu'il mentionne : Bouteroue, dit L'Estoile, avait fait un poème intitulé le Petit Olympe d'Issy, qui est une fadaise dédiée à la reine Marguerite sur ses beaux jardins, desquels on disait que le dieu Priapus était gouverneur et Bajaumont son lieutenant. — On vendait aussi des sottises telles : Le tombeau et résurrection de l'amour, à la docte Marguerite, — qui aimera toujours mieux la résurrection que le tombeau, ajoute le chroniqueur. Mais comme l'a fait le premier remarquer M. Guessard, le Petit Olympe d'Issy, de Michel BOUTEROUE (Paris, 1609, in-12), ne contient rien de ce que rapporte L'Estoile ; c'est une malice de son cru.

[21] Conques ou Bonne-Combe, dans le diocèse de Rodez ; GUESSARD, p. 435.

[22] L'Estoile rapporte une autre maladie de Bajaumont, écuyer et favori de la reine Marguerite en septembre 1609, et dit qu'il guérit plus par la charité de sa maitresse que par l'art de son médecin. — Le roi étant passé alors devant l'hôtel de la reine, et voyant sa chapelle non achevée, toute découverte : Ventre saint-gris ! dit-il, il faut bien que ma sœur fasse besogner à cela, et qu'elle fasse couvrir sa chapelle. — Il est vrai, sire, répond M. de Montb... ; mais le couvreur de la reine est malade. La Cour de la reine Marguerite, chose certaine, avait mauvaise réputation — nous avons indiqué plus haut ce que dit L'Estoile de celle du roi — et quand Henri IV en revenait, il coulait dire qu'il revenait du bordeau. Mais il ne faut pas attacher trop d'importance aux potins du chroniqueur qui enregistre tout ce qu'on lui raconte, et c'est seulement à titre de curiosité que nous rapportons l'anecdote du comte de Choisi, dont elle avait chassé la fille par jalousie de Bajaumont, disant à son père qu'elle ne valait rien et se gouvernait mal : Si vous vous fussiez, à l'aventure, Madame, aussi bien gouvernée, vous auriez encore la couronne que vous avez perdue ! — même propos est mis encore dans la bouche d'une dame du métier à laquelle elle reprochait sa vie et mauvais gouvernement, avec paroles fort rudes et injurieuses et qui finit par répondre : Il est vrai, Madame, tout ce que vous dites ; mais nous sommes toutes fautives. Vous-même, si vous fussiez gouvernée comme il faut, votre maison ne serait pas ici, elle serait de là l'eau, Madame, où vous savez bien.

[23] Lettres-missives, t. VII, p. 548. (Original autog. coll. de M. Feuillet-de Conches.)

[24] Marguerite de Valois donna ce manteau à l'église Saint-Sulpice pour en former le dais qui couvre le saint-sacrement dans les grandes cérémonies. MONGEZ, p. 403 ; FAVIER, Histoire de Navarre.

[25] Selon Bernard de Salignac, témoin oculaire, le siège de Metz fut levé le 26 décembre 1552.

[26] Jacqueline Le Voyer, dite de Comant, femme d'Isaac de Varenne.

[27] Le samedi 30 juillet, porte le journal de L'Estoile en ses derniers feuillets, la Coman, jugée, condamnée à tenir prison perpétuelle entre quatre murailles, et cependant ceux qu'elle avait accusés, déchargés et déclarés innocents. On travaillait à son jugement dès le samedi précédent, 23, et les juges se trouvèrent partis, neuf contre neuf. Édit. Michaud, t. II, p. 670. — On doit rappeler à ce propos d'ailleurs que, lorsqu'en 1618 un incendie eut détruit une partie du Palais, le bruit courut que c'était l'œuvre des complices de l'assassinat de Henri IV qui prétendaient par là brûler le greffe et le procès de Ravaillac. D'autres ont dit que l'accusé avoua des choses si étranges que les juges, surpris et effrayés, jurèrent entre eux, sur les Saints Évangiles, de n'en jamais rien découvrir ; ils brûlèrent même les dépositions et tout le procès-verbal au milieu de la Chambre. — PIGANIOL, GERMAIN BRICE. Cf. Corresp. hist. et arch. P. LACOMBE, l'Assassinat de Henri IV, avril-mai 1904.