LA REINE MARGOT ET LA FIN DES VALOIS (1553-1615)

TROISIÈME PARTIE. — LES DERNIÈRES ANNÉES DE LA REINE MARGOT

 

CHAPITRE II.

 

 

Conspiration du comte d'Auvergne. — La reine Marguerite quitte Usson pour rentrer à Paris. — Son séjour au château de Madrid et à l'hôtel de Sens.

 

Marguerite resta encore près de cinq ans au château d'Usson, entretenant une correspondance fort amicale avec son ancien époux et la nouvelle reine, qu'elle traitait de frère et de sœur et dont les lettres de réponse étaient aussi affectueuses[1]. Quand le dauphin vint au monde, elle n'omit pas de transmettre au roi ses félicitations ; mais en somme on sait fort peu de chose d'elle à cette époque où elle s'occupait surtout de bonnes œuvres, de revendiquer la succession de Catherine de Médicis qu'elle voulait se faire adjuger pour en faire profiter ensuite ses neveux et nièces[2] et de faire valoir son bien et ses domaines. Une première difficulté avait surgi à propos de ses dettes que le roi s'était engagé à payer. En 1585, la reine de Navarre devait, estimait-elle, environ 80.000 écus ; elle avait préféré en recevoir 200.000 répartis sur quatre années ; mais les commissaires chargés de la vérification des comptes, à Paris et à Bordeaux, avaient reconnu qu'avec les intérêts la somme à verser se montait à un tiers en plus. Il faut ajouter, disait-elle, une partie des quatre derniers termes des quatre années passées, de quoi il me faudrait remplacement pour parfaire ladite somme, et outre les 50.000 fr. de pension venant du roi et 50.000 des rois ses frères, elle n'avait eu nulle récompense de ses terres de Picardie, qui lui valaient 63.000 francs. Bref, elle demanda que son assignation fût continuée pour trois ans[3]. — Le roi se fit tirer l'oreille et elle dut écrire à M. de Loménie pour protester qu'il avait mal compris sa requête ; qu'elle ne voulait nullement en tirer davantage, mais se débarrasser de ses créanciers[4]. — Ce ne fut point tout et une lettre écrite à Sully deux ans plus tard (19 juillet 1604) est encore relative à des questions d'argent : Mon cousin, vous êtes toujours mon secours, et après Dieu l'appui de qui je fais le plus d'état. Ne vous sentez donc pas, je vous prie, importuné si en petites choses aussi bien qu'aux grandes je requiers l'aide de votre autorité, et vous supplie vouloir tenir la main à ce que je sente l'effet des bienfaits du roi comme je sais que c'est l'intention de Sa Majesté et la vôtre, commandant à M. Le Febre, receveur à Bordeaux, de payer promptement le troisième quartier de l'assignation des 25.000 écus de mes créanciers, qu'il leur doit depuis l'autre année et avait promis de payer il y a un mois, disant l'avoir tout prêt ; mais depuis, certains brouillons qui ne tendent qu'à retarder le payement de nies îlettes pour pêcher en eau trouble et mieux faire leur main lui ont fait changer de langage, s'excusant qu'il a payé d'autres parties et voulant bailler de mauvaises rescriptions sur des receveurs particuliers, de quoi l'on ne serait jamais payé. Je vous supplie de lui faire reconnaître que c'est l'intention du roi et la vôtre que je sois mieux traitée. —Et comme elle n'avait pas à réclamer que pour elle même, elle poursuit : J'ai aussi à vous requérir pour l'exemption d'Usson, où je ne demande rien que de justice, car ce bourg n'est pas de qualité de villes cotisées, qui ont foire et marché. Il vous a été témoigné par les enquêtes des lieux circonvoisins et bureau des trésoriers que le bourg d'Usson n'eut jamais ni foire ni marché, et outre c'est prévenir au préjudice de ma qualité, qu'il a plu au roi accorder au lieu de ma demeure, soit Usson ou Villers-Cotterêts, d'être exempt pendant mon séjour. Je vous supplie de m'accorder cette juste demande et me conserver le bien de votre amitié. — Il y eut d'autres débats à propos d'Aiguillon érigé en duché au profit de M. de Mayenne et au préjudice des droits de Marguerite comme comtesse d'Agenais. Elle protesta, cria, se débattit, écrivit au roi en disant : Comme à mon supérieur à qui je dois tout, je vous ai tout cédé ; à mes inférieurs à qui je ne dois rien, je ne cède rien ; et fut si tenace qu'elle obtint encore une demi-satisfaction ; Aiguillon resta établi en siège ducal, mais la reine garda ses justices, droits, même d'hommage et vasselage[5].

Cependant, le calme assuré par le nouveau gouvernement, la paix revenue elles mille souvenirs de sa vie passée, lui faisaient désirer de quitter sa retraite et de rentrer à Paris. La conspiration de Biron, où se trouvèrent mêlés le comte d'Auvergne, le duc de Bouillon ; celle qui suivit où se compromirent Entragues, sa fille Henriette et bien d'autres coquins subalternes lui en donnèrent bientôt le prétexte. Le 31 juillet 1602, Charles de Gontaut, sieur de Biron, duc et pair et maréchal de France — le fils du vieux maréchal qui avait autrefois couronné Marguerite dans le château de Nérac — avait été décapité dans la cour de la Bastille, et le comte d'Auvergne, Charles de Valois, gardé prisonnier. La reine qui avait été déshéritée à son profit le surveillait depuis longtemps, car dès le 17 mars 1600 elle avait écrit au roi : Ce mal conseillé garçon tient plusieurs places en ce pays, des maisons qu'il m'usurpe de la feue reine nia mère, qui sont presque aussi fortes que celle-ci, châteaux, rochers, enceintes qui, pour le bien de votre service, seront mieux par terre que debout[6]. — L'occasion lui parut bonne pour prendre sa revanche ; elle revint à la charge et sollicita de Henri IV l'autorisation de revendiquer devant le Parlement son héritage : Il y a, disait-elle, quatre châteaux, Mercurol, Ibois, Crains et Busen, qui sont presque aussi forts que celui-ci, où les capitaines ne servent d'autre chose que de manger le revenu. Il me sera aussi utile que nécessaire au service de Votre Majesté de les faire abattre. Quant au comte, je ne le tiens plus pour mon neveu du moment qu'il s'est porté l'ennemi de Votre Majesté. Si ma réclamation a été si tardive, c'est qu'il était tout-puissant en Auvergne[7]. — Déjà cependant elle l'avait assigné au Parlement de Toulouse pour le comté de Lauraguais, provenant de la même succession et du ressort de cette cour ; elle se disait appelée, après ses frères et par droit de substitution, à la possession du comté et avait obtenu un jugement. provisionnel qui eût entraîné le même jugement par rapport aux autres biens situés clans le ressort du Parlement de Paris si les créanciers de Charles de Valois n'avaient formé opposition[8]. Le roi autorisa Marguerite à plaider, et en revanche elle promit de laisser tout son bien au dauphin[9]. — Mais les conspirateurs n'avaient pas été arrêtés par le terrible exemple fait sur le maréchal de Biron. Au milieu du mois de juin 1604, Henri IV avait donné l'ordre de mettre la main sur un Anglais, nommé Thomas Morgan, agent de la faction espagnole. On cherchait à soulever les provinces voisines de l'Auvergne, et principalement le Limousin et le Quercy. Tous les mécontents, tous les amis de Biron, disposés à venger sa mort, s'étaient ralliés autour du duc de Bouillon. L'Espagne, en échange de son or, devait avoir Toulon et Marseille. Par l'Anglais Morgan, le roi avait eu la preuve de la culpabilité d'Entragues et du comte d'Auvergne qui, remis en liberté, s'était échappé de la Cour et avait regagné ses montagnes. Mais au moment où il s'y attendait le moins, il fut enlevé et reconduit à la Bastille. D'Entragues, arrêté au château de Malesherbes-en-Gâtinais[10], s'était empressé de rendre au roi la promesse de mariage faite à sa fille, arme principale des factieux qui fut trouvée par M. de Loménie, envoyé lorsqu'il eut déclaré le lieu, dans une petite bouteille de verre bien lutée et enclose dans une plus grande bouteille et du coton, le tout bien luté et muré dans l'épaisseur d'un mur. On avait trouvé également chez lui l'engagement pris par le roi d'Espagne de faire reconnaître M. de Verneuil, fils nouveau-né de la marquise, que Henri IV avait eu la faiblesse de légitimer, pour dauphin de France vrai et légitime successeur de la couronne[11]. — Le chevalier du Guet eut ordre de garder à vue la marquise de Verneuil dans son logis et dut en répondre sur sa tête. Le 1er février 1605, enfin, le comte d'Auvergne, d'Entragues et Thomas Morgan furent condamnés à avoir la tête tranchée et la marquise de Verneuil à finir sa vie dans le couvent de Beaumont-lès-Tours. Le comte d'Auvergne fut cependant retenti à la Bastille — il devait y rester onze ans — et le roi remit leur peine à Balzac d'Entragues et à sa fille.

Marguerite, sous prétexte de suivre de plus près son procès au Parlement, ne cherchait qu'à se rapprocher. Le 30 janvier, elle avait écrit : J'espère être bientôt Villers-Cotterêts ; je m'acheminerai dés que je serai un peu remise des grandes et violentes maladies que j'ai eues l'année dernière[12]. — Avec sa grande clarté d'esprit, l'habitude des intrigues, elle avait de suite compris que les menées des conspirateurs autour d'elle pouvaient lui servir. Elle voulait d'ailleurs éviter de s'y trouver mêlée, même involontairement, et avait envoyé des gens habiles dans les provinces troublées. Dès qu'elle pensa connaître les principaux chefs du mouvement et ce qu'ils se proposaient, elle fit avertir Henri IV qu'elle avait à l'entretenir de faits touchant la sûreté de l'État. Le roi la crut d'autant mieux qu'il avait eu d'autres rapports sur le même complot ; le procès de la marquise de Verneuil et l'emprisonnement du comte d'Auvergne n'avaient pas tout terminé et une prise d'armes s'appuyant sur le duc de Bouillon et les secours intéressés de l'Espagne était toujours à craindre. D'autre part, on approchait du terme assigné par l'édit de Nantes, où les huguenots devaient rendre les places de sûreté qui leur avaient été accordées pour six ans. Les synodes réunis pour l'élection des députés des Églises réformées, dont l'assemblée devait se tenir à Châtellerault étaient travaillés par les émissaires des fauteurs de troubles, et méditaient une reconstitution au moins défensive de l'ancienne Union calviniste. — Henri IV répondit à Marguerite qu'elle pouvait venir et serait la bienvenue. La reine avait déjà fait ses préparatifs et partit d'Usson dans les premiers jours de juillet 1603, accompagnée jusqu'aux limites de la province par toute la noblesse d'Auvergne. — Sully était à la veille de se rendre à Châtellerault, où le roi l'envoyait présider l'assemblée protestante et devait se rencontrer en chemin avec Marguerite ; il fut invité à tirer d'elle quelques éclaircissements. Leur entrevue eut lieu à Cercottes (Loiret)[13] ; mais les révélations de la reine le laissèrent quelque peu incrédule. Je crois, écrivit-il à Henri IV, qu'il peut y avoir autant de faux que de vrai.

Le roi, inquiet malgré tout du retour de sa première femme, aurait préféré la voir s'arrêter à Chenonceaux et s'y fixer[14]. Mais après avoir parlé de Villers-Cotterêts, dans son duché de Valois, elle annonça qu'elle choisirait plutôt le château de Madrid, à Boulogne-sur-Seine. — Mes ambitions, écrit-elle au roi, se sont bornées à Boulogne ; l'habitude que j'ai prise d'aimer le repos en un séjour de dix-neuf ans ne me permettrait, avant trouvé une demeure en bel air, comme Boulogne, de désirer autre changement[15]. — Henri IV était décidé à raser Usson, et la reine qui s'en doutait s'était bornée à demander que ce ne fût pas de suite. —Avant d'en venir là, le roi envoya M. de Barenton pour s'assurer si, eu égard à sa situation et à sa construction, la forteresse pouvait être facilement démolie. Il écrivit aussi à Sully : Quand j'aurai vu la reine, je prendrai les résolutions avec elle sur ce que nous ferons. Je désire que nous fassions sauter ce nid comme nous avons fait de celui de Carlat, afin que personne ne puisse plus s'en emparer pour troubler le pays[16]. — Toutefois le démantèlement d'Usson fut retardé ; il n'eut lieu que sous Louis XIII, en 1636.

En quittant Sully, Marguerite avait pris la route d'Étampes où elle entra le 15 juillet. — Le 18, elle écrit encore au roi : Je repartirai demain et je m'avancerai le plus avant que je pourrai pour donner moins de peine M. de Vendôme que Votre Majesté envoie au-devant de moi[17]. — En arrivant à Longjumeau, elle trouva Diane de France, fille comme elle du roi Henri II et veuve en secondes noces du maréchal François de Montmorency[18]. La vieille princesse — elle avait alors soixante-six ans la conduisit jusqu'au faubourg Saint-Jacques ; puis Marguerite prit le chemin du château de Madrid. — Par le commandement exprès du roi, qui s'était réservé Cette gasconnade et prit la une petite vengeance d'un goût d'ailleurs douteux, le gentilhomme qui lui offrit la main pour descendre de carrosse était, son ancien ami, Halley de Chamvallon, grand maître de l'artillerie pendant la Ligue, et que Henri IV avait fait chevalier de son ordre[19]. Le jeune duc de Vendôme, accompagné des seigneurs de Roquelaure et de Châteauvieux, lui souhaita la bienvenue au nom du roi et de la reine, et en si bons termes et si gracieusement que, toujours flatteuse et souple, elle se pressa d'écrire au roi : On voit bien qu'il est d'une royale naissance, tant en corps parfait en beauté qu'en l'esprit qui surpasse son âge. Je crois que Dieu l'a donné à Votre Majesté pour en recevoir quelque grand service et contentement. Je n'eus jamais plus agréable ravissement que la merveille de cette enfance toute prudente et pleine de sérieux discours[20]. — Marie de Médicis lui avait envoyé de meule plusieurs officiers de sa maison, et Henri IV avait fait annoncer sa visite pour le 26 juillet. Il fut exact au rendez-vous et resta trois heures à causer avec Marguerite. — Les anciens époux devaient avoir, en effet, bien des choses à se dire après tant d'années, et l'on peut croire que les remuements d'Auvergne ne furent pas l'unique sujet de leur conversation. — En ce mois, dit l'Estoile, dont nous retrouvons ici les à-peu-près et les potins, la venue de la reine Marguerite à Paris, où on ne l'avait. pas vue depuis vingt-quatre ou vingt-cinq ans, et son arrivée à la Cour, tant soudaine et précipitée qu'il semblait qu'elle n'y dût jamais être assez à temps, réveillèrent les esprits curieux et fournirent d'ample matière de discours à toutes sortes de personnes. — Et ces discours, le bon chroniqueur nous les donne de suite : On disait qu'à son arrivée le roi l'avait requise de deux choses, l'une que pour mieux pourvoir à sa santé elle ne fît plus, comme elle avait coutume, la nuit du jour et le jour de la nuit ; l'autre, qu'elle restreignît ses libéralités et devint un peu ménagère de son bien. Du premier, elle promit au roi d'y apporter ce qu'elle pourrait pour contenter Sa Majesté, encore qu'il lui fût fort malaisé, pour la longue habitude et nourriture qu'elle en avait prise ; mais qu'au regard de l'autre il lui était du tout impossible, ne pouvant jamais vivre autrement et tenant cette libéralité de sa race. — Ces on-dit furent au reste recueillis sérieusement par les historiens et depuis donnés comme des certitudes. — La reine avait demandé à voir le dauphin ; le roi le lui envoya le 6 août. Elle se promenait en litière sur la route de Rueil quand le petit prince vint la rejoindre dans le carrosse de Marie de Médicis. Il descendit lorsqu'il l'aperçut et lui dit : Soyez la bienvenue, maman-fille. Mme de Monglat, qui l'accompagnait, lui avait recommandé de l'appeler ainsi. Pourquoi ? avait demandé l'enfant. — Parce que maman le veut ![21] Le lendemain Marguerite alla à Saint-Germain où elle entendit la messe aux côtés du roi ; elle avait apporté pour son fils un petit Cupidon aux yeux de diamant, assis sur un dauphin[22]. Le 28 août, elle fit  son entrée au Louvre. Henri IV vint la recevoir jusqu'au milieu de la cour et Marie de Médicis se fit gourmander par son mari parce qu'elle ne crut point devoir s'avancer au delà du grand escalier[23] — Le roi l'avait invitée à venir passer quelques jours à Saint-Germain, et une intimité toute amicale s'établit bientôt entre elle et le nouveau ménage. Depuis qu'ils n'étaient plus unis conjugalement, elle n'avait pour son ancien époux que des paroles d'affection et de confiance ; cela déborde de ses lettres, reparaît à chaque ligne et, dans son curieux Journal, Héroard raconte qu'il vit un matin la reine Marguerite à genoux devant le lit de Marie de Médicis, et Henri IV assis sur le lit avec le dauphin qui jouait avec un petit chien. — Mongez nous dit que tous les habitants de Paris et de tontes les Cours l'avaient été saluer au château de Madrid, et marquèrent le plus vif désir de la voir habiter au milieu d'eux[24]. Les vieilles familles catholiques aimaient à revoir en elle un rejeton encore brillant des Valois, au moment où les Bourbons, triomphant dans les victoires de leur chef, étaient encore comme des intrus et des usurpateurs. — De fait, la reine se lassa vite du château de Madrid qui était en dehors de la ville, et décidée à rester vint habiter l'hôtel de Sens, cette vieille demeure de la rue du Figuier, construite par Tristan de Salazar (1475), embellie sons François Ier par le cardinal du Prat, et qui nous reste — malheureusement encombrée par une verrerie — comme un des plus précieux spécimens de l'architecture civile à la fin du quinzième siècle. Le cardinal de Guise, qu'on appelait-le cardinal des Bouteilles parce qu'il ne s'occupait que de cuisine, y était mort le 29 mars 1578 ; puis l'évêque de Rimini, nonce du pape en 1583. Durant la Ligue l'hôtel de Sens avait été habité par le cardinal de Pellevé. Marguerite y installa sa nouvelle Cour, y mena train royal, s'entoura de gens d'esprit, de poètes, de musiciens, de femmes élégantes, de savants et de religieux — et recueillit de suite les brocards des faiseurs de mots[25]. — Elle avait cependant gagné son procès an Parlement. Oit produisit le contrat de mariage de Catherine de Médicis on il avait été arrêté que les biens maternels viendraient aux enfants mâles et qu'à leur défaut les filles y succéderaient ; et sur les conclusions de l'avocat général Louis Servin, le Parlement adjugea à la reine tout ce qui constituait la succession. Sa joie fut si grande, dit-on, qu'en avant appris la nouvelle à Saint-Séverin où elle entendait la messe, elle se leva sur-le-champ et alla aux Cordeliers faire chanter un Te Deum. Peu après et par une donation entre vifs, elle disposa de ses biens, Comtés d'Auvergne et de Clermont, baronnie de la Tour, et autres terres de la feue reine Catherine, en faveur du roi et du dauphin[26] ; et prévoyante, plus attachée à la grandeur de la monarchie qu'on n'aurait pu le penser, n'y mit qu'une condition — c'est que ces domaines seraient réunis à la couronne et ne pourraient être aliénés de nouveau.

Tandis qu'on plaidait encore cette affaire, un événement tragique l'avait décidée au reste à quitter l'hôtel de Sens. Elle s'était attachée à un jeune Provençal nommé Date de Saint-Julien, qu'elle conduisait partout en qualité de page[27]. Mais ce favori de vingt ans avait un rival, Vermont, qui en avait dix-huit. Vermont, dont le père et la mère avaient été de la maison de la reine et s'étaient trouvés mêlés aux négociations du divorce, avaient encore la garde du château d'Usson où leur fils avait été élevé. Jaloux du page, il se mit en tête de s'en défaire. Le 5 avril 1606, Marguerite était allée de bonne heure entendre la messe aux Célestins. A son retour, Vermont tua Date d'un coup de pistolet qui l'atteignit à la tête, près du carrosse de la reine. — Il chercha d'abord à s'enfuir, mais était mal monté et fut pris. Le Divorce satyrique, auquel cette histoire ne pouvait échapper, dit que Marguerite, outrée de douleur et de colère, criait : Qu'on tue ce méchant ! Tenez ! Tenez ! voilà mes jarretières ! Qu'on l'étrangle ! On le garrotta et il fut enfermé dans une chambre de l'hôtel. Le cadavre lui ayant été présenté : Tournez, dit-il, que je voie s'il est mort, car autrement je l'achèverais ! La reine, dans sa fureur, avait juré de ne manger ni boire avant d'en avoir vu faire justice. Elle envoya au roi M. de Fourquevaut[28], et Vermont fut en effet exécuté le lendemain devant l'hôtel de Sens — selon les procédés rapides de l'époque où l'on ne s'attardait pas aux instructions et aux plaidoiries inutiles. Le criminel, dit L'Estoile, marcha gayement au supplice, disant tout haut qu'il ne se souciait de mourir puisque son ennemi était mort et qu'il était venu à bout de son dessein. Il jeta loin de lui la torche et refusa de demander pardon à la reine. — D'une fenêtre de l'hôtel elle avait assisté à l'exécution ; mais elle se trouva mal et, dès la nuit même, en délogea avec protestation de n'y jamais rentrer.

Elle se réfugia à Issy, dans une maison de campagne appartenant à La Haye, orfèvre du roi. Les libelles et les épigrammes dont les Parisiens étaient si friands l'y poursuivirent[29], et, dit L'Estoile, on publia bientôt des Regrets amoureux, faits par Maynard — un des poètes qu'elle s'était attachés — au nom et par commandement de la reine Marguerite qui les portait ordinairement dans son sein, et les disait tous les soirs comme elle eût fait ses heures[30]. — Il faut croire le bon chroniqueur sur parole. Le souvenir du drame sanglant auquel elle avait assisté la poursuivit de telle sorte qu'elle sollicita un arrêt de bannissement contre la mère de Vermont, avec défense d'approcher de la Cour ni dut lieu où elle serait de vingt lieues, ayant encore trois fils aussi mal nés que celui-ci, que cette femme emploierait a venger la justice qui a été faite ; en conséquence vouloir commander au prévôt de la faire conduire à l'abbaye de Salvanes qu'elle a de moi en Rouergue[31] et qu'elle n'en bouge et ses enfants sur peine corporelle. — Elle affirmait encore que le comte d'Auvergne se servait de Mme Vermont et de ses enfants pour se débarrasser d'elle, qu'ils s'occupaient de magie, que c'étaient espions ou agents de l'Espagne ; enfin que la duchesse d'Angoulême, la vieille princesse Diane qui l'avait reçue à Longjumeau, voulait faire retirer la mère de l'assassin au bois de Vincennes par affection pour le comte d'Auvergne. Votre Majesté connaît son esprit et sa méchanceté, ajoutait-elle ; telles personnes ne peuvent produire que mal[32]. — Henri IV pensa qu'elle perdait le sens, et pour consoler la dite reine, dit L'Estoile, sur cet accident qu'elle prenait à cœur, lui dit qu'il y avait en sa Cour d'aussi braves et galants écuyers que Saisit-Julien, et que quand elle en aurait affaire, ou lui en trouverait encore plus d'une douzaine.

 

 

 



[1] Mémoires et lettres de Marguerite de Valois, édit. Guessard, p. 351 et suivantes.

[2] Coll. Béthune, 9086, f° 9. Lettre au connétable Henri de Montmorency (comte de Damville), 15 décembre 1599. Édit. Guessard, p. 345.

[3] Autogr. coll. Dupuy, 217, f° 75 ; édit. Guessard, p. 353. 17 avril 1602.

[4] Autogr. coll. Dupuy, 217, f° 73, édit. Guessard, p. 355.

[5] Autogr. coll. Dupuy, t. 217, f° 81-95 ; coll. Béthune, 9086, f° 6 ; cf. édit. Guessard, p. 368-382.

[6] Charles de Valois, dès ce moment, prétendait se faire remettre le château d'Usson si la reine de Navarre en partait ; mais Marguerite ne voulait le remettre qu'au roi, suppliant qu'un lieu qu'elle avait pris tant de peine à rendre beau ne vienne entre telles mains. Lettre du 17 mars 1600. Autogr. coll. Dupuy, t. 217, f° 168. Édit. Guessard, p. 346.

[7] Lettre au roi, 21 novembre 1604, coll. Dupuy, t. 217, f° 91, autogr. Édit. Guessard, p. 386 ; cf. lettre à Sully dans les mêmes termes : Économies royales, t. II, p. 465.

[8] MONGEZ, Histoire de Marguerite de Valois, p. 394.

[9] Autogr. coll. Dupuy, t. 217, f° 101. Édit. Guessard, p. 388.

[10] A Marcoussis, selon Guillaume du Vair.

[11] En voyant ce serment, le roi fut transporté et embrassa par cinq fois le prévôt de Fontis qui lui apportait les papiers, comme lui ayant rendu ce jour-là le plus grand service qui se pouvait rendre à l'État ; il les envoie au procureur général pour hâter le procès, glorieux d'avoir de quoi triompher de la marquise, de laquelle il était encore amoureux et à demi enragé du refus qu'elle lui faisait de l'admettre. Anecdotes sur l'Histoire de France, etc.

[12] Autogr. coll. Dupuy, t. 217, f° 101. Lettre du 30 janvier 1605 ; GUESSARD, Mémoires et lettres, p. 388.

[13] Canton d'Artenay, à 10 kilomètres d'Orléans.

[14] Chenonceaux, après la mort de Catherine, avait passé, après bien des contestations avec les créanciers de la reine-mère, à Louise de Lorraine, veuve de Henri III, qui en fit donation au jeune duc de Vendôme. Le roi en fit prendre possession au nom de son fils ; mais les créanciers de Catherine obligèrent la duchesse de Mercœur, mère de Françoise de Lorraine, qu'il devait épouser en 1609, à les désintéresser pour 96.300 livres ; encore les meubles furent-ils vendus à la criée. (Le château de Chenonceaux, notice historique, par Mgr C. CHEVALIER.) Le domaine appartenait donc en 1605 à la duchesse de Mercœur et elle s'y retira du reste en 1611, pour y passer les douze dernières années de sa vie ; mais peut-être le roi pensait trouver un arrangement qui en aurait rendu propriétaire la reine Marguerite.

[15] Mémoires et lettres de Marguerite de Valois, édit. Guessard, p. 389, coll. Dupuy, t. 217, f° 89.

[16] Lettres-missives, t. VI, p. 451. Carle fut détruit en 1603, en présence de M. Du Plessis, commissaire de l'artillerie, et la forteresse était de si bonne étoffe et si considérable qu'il fallut six mois de travaux (décembre 1603 à mai 1604).

[17] Mémoires et lettres de Marguerite de Valois, édit. Guessard, p. 394.

[18] Diane, légitimée de France, était fille de Henri II et de Philippe des Ducs, demoiselle de Coni en Piémont. Elle avait épousé d'abord Horace Farnèse, duc de Castro, qui fut tué en défendant Hesdin. C'est elle qui fit ramener à Saint-Denis les corps de Catherine de Médicis et du roi Henri III (Moréri). Mais ce fut seulement en 1610, après la mort de Henri IV, l'étiquette des funérailles royales exigeant que le corps du roi défunt attendit sur les marches du caveau l'arrivée de son successeur. On envoya aussi le duc d'Épernon prendre à Compiègne les restes de son ancien maitre. Ce furent d'ailleurs des obsèques lamentables. Le corps de Henri III resta dans un cabaret jusqu'à l'heure de la cérémonie et les valets qui portaient la bière fleurdelisée, ayant trop bu, la laissèrent tomber dans l'église. (L'ESTOILE.)

[19] Il faut dire toutefois que cet incident n'est rapporté que par Dupleix. Lui seul a parlé de la réception de la reine par Chamvallon, lequel elle avait autrefois aimé plus qu'elle ne devait, de sorte que l'on estimait cet accueil honteux à une aussi grande princesse. IV, p. 367.

[20] 20 juillet ; édit. Guessard, p. 395.

[21] Journal de J. HÉROUARD, t. I, p. 144. Paris, 1868.

[22] Ce que Marguerite avait reçu d'une main, elle le rendait de l'autre. Étant à la foire avec M. le Dauphin, dit l'Estoile (12 février 1609), elle lui donna un cordon de pierreries de 3.000 écus, qu'il porta à son chapeau.

[23] Henri IV allait quelquefois visiter la reine Marguerite et gronda de ce que la reine-mère n'alla pas assez avant la recevoir à la première visite. TALLEMANT DES RÉAUX.

[24] Histoire de Marguerite de Valois, p. 393. — D'après une de ses lettres (14 décembre 1605) on voit qu'elle fut même importunée par l'ambassadeur d'Autriche au sujet de la succession de Catherine. Il y avait là un nouveau tripotage où elle évita prudemment d'entrer.

[25] Elle prit son logis à Paris en l'hôtel de Sens, joignant l'Ave-Maria, dit L'Estoile, sur la porte duquel on trouva peu après écrits ces quatre vers, faits par quelques médisants :

Comme reine tu devrais être

En ta royale maison ;

Comme putain, c'est bien raison

Que tu loge au logis d'un prêtre.

L'ESTOILE, édit. Michaud, t. II, p. 386. — Ce mauvais quatrain fut recueilli par le Divorce satyrique qui circula peu après.

[26] Elle s'en réserva seulement l'usufruit et s'en dessaisit ensuite contre une forte pension. GUESSARD, Mémoires et lettres, p. 415 (mai 1606), p. 441 (nov. 1608).

[27] Ce petit Chichon, fils d'un charpentier d'Arles, jadis laquais de Garnier, l'un des maitres de ma chapelle... qu'avec six aunes d'étoffe elle avait anobli dans Usson en l'absence de Pominy. Divorce satyrique, édit. de 1666, p. 205-206.

[28] Autogr. coll. Dupuy, t. 217, p. 141. Les lettres qu'elle écrivit alors au roi sont des plus curieuses ; le même jour elle le requiert en grande douleur, et parle d'affaires, complimente pour le succès de Sedan où Henri IV venait de réduire le duc de Bouillon, se félicite de son retour, et quémande, sollicite pour un édit de vicomté ressortissant du parlement de Rouen qui revient en maintes pages de sa correspondance et auquel elle attachait beaucoup d'importance. — N'est-ce pas, pris sur le vif, un trait rapprochant encore ce caractère de celui de Henri III ? Comme lui, elle était toujours prête à changer son personnage. Cf. Guessard, p. 404.

[29] L'ESTOILE, édit, Jouaust, t. IX :

Reine de qui l'amour surpasse la vertu,

Cadette de Vénus, déesse demi-morte

Ne regrettez point tant un laquais revêtu,

L'on vous en trouvera au palais de la sorte.

Après qu'elle eut commencé à bâtir son hôtel du quai des Augustins, le rimeur insista, et le recueil de L'Estoile contient encore une longue pièce sur le même sujet :

La reine Vénus demi-morte

De voir mourir devant sa porte

Son Adonis, son cher amour

Pour vengeance a devant sa porte

Fait défaire en la même place

L'assassin presque au même jour.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

N'étant plus Vénus qu'en luxure,

Ni reine non plus qu'en peinture,

Et ne pouvant à son avis

Loger au Louvre comme reine,

Comme putain au bord de Seine,

Elle se loge vis-à-vis.

Cette vieille sainte plâtrée

Pour être encore idolâtrée

Bâtit son temple au bord de l'eau,

Afin qu'à toute heure du Louvre,

Qui de l'autre bord la découvre,

Le roi puisse voir le bordeau...

A défaut d'esprit, on le voit, la grossièreté n'y manquait pas.

[30] Ces vers, à la vérité fort médiocres, se trouvent également dans le recueil de L'ESTOILE. François Maynard, qui devint président au présidial d'Aurillac, membre de l'Académie française et conseiller d'État, était toutefois un des bons poètes de ce temps. Cf. Œuvres poétiques de François Maynard, édit. G. Garrisson, 1888, et Durand LAPIE et Fr. LACHÈVRE, Deux homonymes du dix-septième siècle, Fr. Maynard, président au présidial d'Aurillac, et Fr. Ménard, avocat au présidial de Nîmes, Paris, 1899.

[31] Salvanez ou Silvanez, abbaye de l'ordre de Cîteaux.

[32] Autogr. coll. Duptly, t. 217, f° 106 ; lettre du 9 avril ; cf. Guessard, p. 405.