L'AMIRAL DE COLIGNY

TROISIÈME PARTIE

 

CONCLUSION.

 

 

La grande discussion entre les historiens, d'accord sur les faits précis, flagrants du massacre, et qui n'ont plus aujourd'hui à. attaquer ou à défendre la politique de Catherine de Médicis, est toujours de savoir si réellement le complot fut, arrêté, préparé de longue date pour arriver à l'hécatombe du 24 août 1572. Nous avons parlé de l'entrevue de Bayonne, où l'exécution aurait été conseillée par l'Espagne[1]. Charles IX et Catherine sans doute se vantèrent d'avoir disposé les événements ; la Cour y avait pensé, il est vrai, et lorsque la tuerie fut exécutée presque à son corps défendant, elle s'en glorifia près des puissances catholiques. C'était, en somme, le projet longuement mûri, caressé, rejeté, repris, écarté encore, et qui revenait, — qui s'imposait, obsédant et fatal. La Saint-Barthélemy était une hantise pour certains depuis plusieurs années. On ne peut dire qu'il y ait eu préméditation, tous les documents authentiques prouvent le contraire. Toutefois, il est certain que la pensée de se débarrasser, par un coup de force, des huguenots qui étaient devenus un danger public, a dû se présenter à beaucoup[2]. La réaction se préparait pour ainsi dire d'elle-même. Catherine, tout à la paix, aurait sans doute préféré des concessions ; mais sans cesse tiraillée entre les deux opinions rivales, — catholique forcée de ménager les protestants, — elle laissa croire à la préméditation, s'en vanta même lorsqu'elle crut les avoir abattus pour donner une haute idée de sa politique[3]. Elle voulut faire croire à un calcul machiavélique, — nous employons le mot à dessein, car Machiavel était une de ses lectures préférées, — lorsque les faits advenus étaient simplement le résultat des circonstances, — lorsque le hasard surtout y avait été maître. Elle y fut entraînée surtout pour des raisons de femme, rapportant tout à elle-même, à son intérêt propre, et elle abattit le protestantisme moins comme parti religieux que comme parti politique[4]. Il y a d'ailleurs un fait psychologique qui ruine la thèse des huguenots ; c'est le coup d'arquebuse tiré sur Coligny. Si l'on avait voulu faire tuer au même jour tous les protestants, on n'aurait pas commencé par leur donner l'éveil[5]. On a dit que c'était pour supprimer d'abord leur chef principal ; la tête abattue, la Reine pensait tenir le reste. Mais pouvait-elle croire que les sectaires resteraient à sa merci ?[6] — On s'est élevé également contre Charles IX, qui avait donné aux religionnaires sa parole royale. Mais ne gardait-il pas le ressentiment des années de lutte durant lesquelles il avait grandi, souffert dans son orgueil devant l'outrecuidance de ses sujets rebelles ? — De même, on a voulu mêler le clergé à la sanglante tragédie de 1572, lui donner une part prépondérante et active. Or les faits contredisent encore ces assertions. On ne peut dire que la cour romaine ne se soit pas réjouie du massacre des hérétiques. Il est certain toutefois qu'elle en ignora la préparation, — parce qu'il n'y eut pas de préparation ; par ce que la tuerie fut décidée, on peut dire brusquement sur l'ordre de la Reine. Si le pape avait eu connaissance du stratagème de Charles IX il n'aurait pas refusé obstinément la dispense qui devait servir au mariage de Marguerite de Valois, et attirer à Paris les protestants[7]. Mais il y avait là un bon prétexte pour crier contre la calotte et l'on sait comment, à l'époque sinistre de la Révolution, Joseph Chénier, dans une tragédie, montrait le cardinal de Lorraine bénissant les poignards des conjurés. Nous avons tous vu cette ânerie reproduite dans l'opéra de Meyerbeer, les Huguenots, et soutenue par l'artifice musical, elle a toujours produit un grand effet. Or, le cardinal de Lorraine était à ce moment à Rome, et dans le conseil qui décida le massacre, il n'y eut ni cardinaux, ni évêques, ni prêtres, mais uniquement des hommes politiques, peu intéressés à la pureté de la religion. Les documents, enfin, ne mentionnent qu'un seul ecclésiastique mêlé à cette tragédie : le chanoine Rouillard, de Notre-Dame, qui fut tué dans son lit comme protestant. La Saint-Barthélemy reste un crime politique sous couleur de religion, non un crime religieux. — Il faut du reste bien comprendre l'esprit de ce temps avant de s'indigner avec les calvinistes. Ils en conviennent eux-mêmes : au seizième siècle, la question de foi était pour le peuple une question de pain quotidien[8]. On sait combien notre humanitarisme attendri avait peu compté durant le moyen âge ; combien il comptait peu encore à l'époque de la Renaissance et des guerres de religion. La royauté devait combattre et traquer les huguenots parce qu'ils étaient l'Etat dans l'Etat ; non pas seulement une religion, mais une organisation politique et militaire spéciale. Le huguenot n'était pas seulement l'ennemi qui troublait les consciences en touchant aux dogmes de l'Eglise ; il était encore celui qui, dans l'esprit de ses adversaires, anéantissait le pays. Il ne faut jamais laisser dire que la Réforme du seizième siècle a été uniquement un mouvement religieux, — thèse commode du protestantisme moderne qui équivoque sur notre indifférence — car il fut surtout un mouvement politique et social sous une forme religieuse. A la veille de la Saint-Barthélemy et après la mort du frivole Condé, les religionnaires n'avaient qu'un but : porter au pouvoir M. l'amiral Coligny, — tête et cœur de la faction huguenote[9]. Dans le succès du protestantisme, sa propagande active, on peut reconnaître enfin le vieux travers de la race, — le plaisir de se mettre de l'opposition. Le côté religieux de la tentative l'aggravait, bien loin de l'atténuer. La Réforme, c'est le socialisme du temps, avec les mêmes sophismes, les mêmes déclarations creuses, les mêmes passions de haine, de basse envie, et la Saint-Barthélemy ne fut, en somme, qu'une réaction du principe catholique et municipal contre les huguenots. Au point de vue des intérêts immédiats, dit Barbey d'Aurevilly, la libre industrie protestante rompait les catégories de la corporation catholique qui avait constitué cette immense fortune sur le pillage de laquelle le protestantisme, père du paupérisme moderne, trouve à peine de quoi vivre depuis trois cents ans. L'hécatombe des matines parisiennes, du reste, est un des événements où l'on voit le mieux combien les hommes sont entraînés par les circonstances. Les calvinistes étaient odieux aux métiers, aux halles, aux confréries ; le peuple était las de les subir, d'essuyer journellement leurs bravades insolentes. On s'explique ainsi la fureur sanglante de la réaction. — Il faut bien le dire, enfin, les huguenots gardent toujours rancune aux catholiques de les avoir surpris, prévenus[10]. Qu'on ait osé exécuter en un seul jour tant de religionnaires, c'est le crime des crimes. Ils ne tarissent pas sur la préméditation, le guet-apens, la scélératesse des assassins. Les catholiques n'étaient que des bêtes féroces et les pauvres protestants des brebis à l'abattoir. A qui voudrait savoir à quel point le ressentiment des pasteurs est resté vivace, je conseillerai de parcourir, comme je l'ai fait, le Bulletin de la Société du protestantisme, — surtout les premières années. La lecture est édifiante et peut aider à comprendre comment les huguenots, de nos jours encore, entendent l'impartialité en histoire, et quel sens ils donnent aux mots sublimes de paix et d'apaisement. — Certes, à la Saint-Barthélemy, de multiples horreurs furent commises, — et il suffit de citer ce détail des massacres de Lyon où des protestants enfermés aux Cordeliers, environ 300 à 400, eurent les pieds et les mains coupés, et les ont menés (les assassins) chez les bouchers, là où les ont fait fondre et en tirer la graisse, et icelle vendue à cinq quarts la livre[11]. Mais en insistant, on trouverait ailleurs nombre de faits analogues à l'actif des religionnaires[12]. Le massacre du 24 août 1572, ils l'avaient provoqué, ils l'avaient cherché. Il se fit quand ils se croyaient sûrs de la victoire et ils crièrent à la trahison. Réunis, en effet, ils pouvaient encore tenir ; dispersés, ils étaient à la merci de la majorité catholique.

Protestants ou papistes, d'ailleurs, les mœurs se valaient. Ce sont les mêmes accusations que les uns et les autres se renvoient, les mêmes turpitudes qu'ils se reprochent, — et une fois de plus on peut constater que la nature humaine demeure éternellement semblable. Le protestantisme, quoi qu'on ait dit, n'a pas apporté une plus haute conscience de la dignité humaine, — mais surtout l'hypocrisie, la sécheresse de la morale, la dissimulation des fautes sous couleur de vertu, — enfin la haine de l'art. Les œuvres, les objets d'art détruits par les huguenots dans tous les endroits où ils passèrent sont innombrables ; les églises, les cathédrales dévastées, la statuaire stupidement abattue, sur toute la surface de la France, sous prétexte qu'on adorait ces images, ne se comptent plus. Nos œuvres sont puantes devant Dieu, dit très bien une de leurs chansons de l'époque[13]. Si l'on tenait enfin à honorer ceux qui représentèrent alors la tolérance, nous l'avons indiqué déjà, il faudrait nommer les érudits, les humanistes de cette époque, — non les protestants dont la sauvagerie est attestée par des tortures et des meurtres, et qui ne prétendaient qu'à remplacer un fanatisme par un autre. L'opposition aux calvinistes aboutit enfin à l'organisation de la Sainte Ligue, qui fut une réaction nationale sous la forme catholique, parce que le catholicisme était la tradition même de la patrie française. — La Ligue, ce fut la Commune catholique défendant sa constitution, ses usages séculaires, auxquels elle resta profondément attachée lorsqu'elle les vit abandonnés par les hautes classes.

Quant à Coligny, qui avait été homme de bien, sage, avisé, politique, pesant les choses et aimant l'honneur et la vertu, dit son panégyriste Brantôme ; — caractère réfléchi ; courage froid ; mais absolu, systématique, ambitieux et envieux, sectaire opiniâtre et grave plus encore que zélateur complètement austère de la religion, — au reste d'une confiance absolue dans sa propre force, — il tomba juste au moment où il pensait assurer le triomphe de son parti par la guerre de Flandre, expédition impolitique et impopulaire où il s'obstinait contre le sentiment en somme unanime de la nation[14]. — Son exécution, il l'avait méritée ; on peut regretter seulement qu'on n'y ait pas mis des formes légales ; mais dans les époques troublées il est plus facile de supprimer un homme que de le livrer à la justice, et de fait on a très bien dit que si le coup d'Etat du 24 août 1572 lui ôta la vie, il lui épargna certainement l'échafaud. Nous avons représenté au cours de notre récit que le conseiller du Bourg, insultant Henri II, serait condamné encore dans la mesure des lois actuelles ; on peut convenir de même que Coligny, avec un gouvernement fort et conscient de son rôle, n'échapperait pas non plus au châtiment. — Comme homme, du reste, n'a-t-il pas été surfait ? Sectaire hautain et implacable sous le masque de la vertu dont on l'affuble, poursuivant par la ruse et la violence, à travers le sang et les ruines, jusque dans l'assassinat, la réalisation de ses rêves ambitieux, c'est un des caractères les plus médiocres de ce temps, et par sa crédulité confiante, sa vanité toujours flattée, il exposa les siens à l'extermination. Comme soldat, il n'y a pas même à le discuter[15]. Battu à Saint-Quentin, battu à Dreux, battu à Saint-Denis, battu à Jarnac, battu à Moncontour, ce grand homme de guerre n'a pas une victoire à son actif, si ce n'est le combat de la Roche-Abeille où ses bandes exterminèrent une pauvre petite armée d'Italiens, et quelques escarmouches sur le Rhône ; tout ce qu'on en peut dire, c'est que s'il ne savait pas vaincre, il pouvait au moins empêcher qu'une défaite ne devînt un désastre. Brave soldat, mais mauvais général, — d'une cruauté froide, c'est pis encore que Blaise de Montluc, c'est un autre baron des Adrets. Nous avons indiqué les déprédations, les cruautés accomplies sous ses yeux dans l'Aunis, la Saintonge, l'Angoumois, — pillage et incendie des monastères ; prêtres, gentilshommes, damoiselles soumis aux plus affreux supplices[16]. On a fait de Coligny un type d'équité, une sorte de saint laïque ; or, il n'y avait chez lui de l'austérité que dans les paroles et les manières, — au fond, de l'intrigue et la soif de l'autorité[17]. Personnage de petite valeur, — de second ordre, qui s'est trouvé placé au premier plan, — il ne cherchait que sa grandeur personnelle et l'influence politique de son parti. Il avait du lion, mais aussi du renard, dit Brantôme. Il espérait une tutelle sur le jeune Charles IX et son ambition était d'arracher le pouvoir à Catherine, de la brouiller avec ce fils qu'elle gouvernait, qui ne faisait rien sans elle. Il serait inutile de nier chez Coligny la sincérité, car dans toutes les grandes tourmentes qui ont assailli l'humanité, il s'est toujours trouvé des esprits qui ont cru sincèrement à l'avènement d'une ère nouvelle[18]. Mais c'est un caractère d'un dogmatisme étroit, d'un fanatisme vraiment barbare, écrit le protestant Mackinstosh[19]. Pour lui, le calvinisme était essentiellement la Réforme. Mélange d'audace et de ruse, — de naïveté aussi — il n'est aucunement l'apôtre de la liberté de conscience qu'on a voulu nous montrer ; il admettait, au contraire, la nécessité d'une étroite alliance entre la foi religieuse et le pouvoir civil ; mais il voulait la foi protestante. Il ne fut pas seulement le champion des idées nouvelles, il en fut un des plus ardents disciples. Il y a d'ailleurs chez lui un peu du condottiere, du chef de bandes. S'il a des qualités militaires, — le courage froid, impassible, — gardant sa présence d'esprit, — ne s'emportant jamais, — il a également la crédulité présomptueuse, la foi absolue en sa puissance ; il a la suffisance et l'orgueil[20]. Mais ses capacités ne furent jamais à la hauteur de ses ambitions. Coligny, écrit M. Bordier, était le champion de la confiance sans bornes. C'était surtout l'infatuation sans bornes, et la reine Elisabeth, dans un mouvement d'humeur, lui avait dit ses vérités lorsqu'elle l'avait appelé : Le plus dissimulé des hommes, ambitieux, voulant, sous prétexte de religion, se faire roi et maître absolu. L'orgueil, chez lui, se retrouve d'ailleurs jusqu'en ses dernières paroles, — lorsqu'il fut frappé par Besme : — Encore, si c'était l'épée d'un cavalier ; mais l'épieu d'un goujat !On disait, confesse Brantôme, que ce qu'il avait fait de plus beau en sa vie avait été contre son Dieu, sa religion en laquelle il avait été baptisé, sa patrie et son roi naturel, — et contre lui, contre le protestantisme, ce ne fut pas seulement tout un peuple, mais la tradition même du pays qui se souleva. L'amiral était si fort et puissant, écrit Catherine, qu'il ne pouvait pas être autrement puni de sa rébellion, tant en sa personne que de ceux qui se trouvaient de son parti, ayant bien été marrie que, sur l'émotion, plusieurs autres personnes de leur religion ont été tuées par les catholiques, qui se ressentaient d'infinis maux, pilleries et autres méchants actes[21]. — Et le Roi, écrivant à Schomberg, dit de son côté : — L'amiral était plus puissant et mieux obéi que moi, pouvant, par la grande autorité qu'il avait usurpée, soulever mes sujets comme il me l'a montré plusieurs fois... S'il a plu à Dieu de m'en délivrer, j'ai à le louer et à le bénir... Comme il m'était impossible de supporter Coligny plus longtemps, je résolus de laisser un libre cours à la justice, qui n'a pas été, il est vrai, telle que je l'aurais voulu ; qui était inévitable pourtant en des circonstances pareilles. — Mais, au fait, pourquoi les protestants ont-ils tant tenu à établir la préméditation de la Saint-Barthélemy ? Le crime de Charles IX et de Catherine, dans nos idées actuelles, reste le même ! — C'est qu'il fallait surtout montrer que l'amiral fut victime de sa confiance dans la parole royale et qu'on l'avait attiré à Paris uniquement pour le mettre à mort.— Jamais, cependant, il n'avait été populaire dans la capitale. Il n'avait rien de ce qui enthousiasme et attache les foules, bien au contraire, — et lorsqu'il tomba on put croire qu'il entraînerait tout son parti dans sa chute. Le vieil Hugo, autrefois, a pu écrire : On n'est pas un héros contre son pays ! — et c'est une grave erreur de Montesquieu d'avoir dit : — L'amiral fut assassiné n'ayant au cœur que la gloire de l'Etat. — C'était la gloire de l'Etat protestant qu'il fallait mettre. Pour lui, tout pouvait périr pourvu que le protestantisme triomphe. On nous dit bien que dans les papiers trouvés après sa mort il recommandait d'abaisser l'Angleterre et l'Espagne, — ce qui prouve qu'il voyait clair dans la politique du temps. Mais lui-même, s'il était prêt à entrer en campagne contre Philippe II[22], se refusa toujours à rompre avec Elisabeth dont la bienveillance lui était utile, et par sa clairvoyance même il n'en apparaît que plus coupable[23]. — Il avait toujours cherché à introduire les étrangers en France, à les faire intervenir dans les affaires du royaume ; quand ils ne venaient pas faire des remontrances, ils entraient en armes sous prétexte de secours à donner à leurs frères, et l'on pourrait presque soutenir que c'est par excès de conscience que Coligny était devenu l'ennemi de Catherine et de Charles IX. Toutefois, même sous prétexte de religion et pour l'avancement du règne de Dieu, on n'a pas encore acquis le droit de vendre son pays. — Finissons-en. Nous vivons trop sur la foi des légendes. L'amiral de Coligny ne fut pas le grand homme désintéressé de la tradition protestante ; le vieillard solennel et noble, rêveur, attristé par les malheurs de son pays, qu'on aperçoit le poing sur la poitrine derrière l'église de l'Oratoire devenue temple huguenot, — près de l'endroit où se trouvait la maison où il fut tué. Il n'y a là qu'une interprétation moderne, et les portraits du temps, où l'on ne s'inquiétait pas de flatter les modèles, ont un autre caractère. Coligny, c'est le vieux condottiere que montre un portrait de Versailles ; le petit vieillard à ne il chassieux, au visage secret mauvais des Primitifs du Louvre[24]. Ces deux portraits sont significatifs et trahissent l'individualité. — Mais que reste-t-il alors du grand homme, du grand patriote, du chevalier important et de bien[25], — un des hommes les plus vertueux et les plus religieux qu'ait eus la France, selon l'affirmation de Sismondi. — Il reste l'attitude, plus importante qu'on ne pense. Nul n'incarna davantage le caractère hargneux du protestantisme, et cet homme toujours à gronder, toujours mécontent semblait en quelque sorte la conscience[26]. Coligny, du reste, savait s'imposer, faire croire en lui, même après ses défaites, et cette médiocrité, en somme, donnait toujours confiance. Mais ce n'est qu'un chef de parti, dont la fin fut malheureuse. Le vieux Montmorency était tombé sur le champ de bataille ; Guise, Condé, le maréchal de Saint-André, avaient été assassinés, et les protestants eux-mêmes, avec une boutade, devaient rendre justice aux princes lorrains, — cette famille détestée, dit l'un d'eux, qui eut le triste honneur d'écraser en France le protestantisme. Mais rival toujours heureux jusque dans la mort, François de Lorraine avait été conduit à ses funérailles par le deuil de tout un peuple dont il avait incarné les passions, les enthousiasmes et les préférences[27]. Coligny, éventré dans un coin comme une bête malfaisante, fut traîné dans la boue aux hurlements de la populace. Son cadavre, décapité, émasculé[28], sans pieds et sans mains, tiraillé, ballotté pendant trois jours, jeté dans la Seine, fut enfin retiré et porté à Montfaucon. On le pendit par une jambe, une queue de veau, dans le fondement, après qu'on eut allumé dessous un feu qui ne fit que le rendre horriblement difforme en le grillant[29]. La tête, embaumée pour être envoyée à Rome, — au roi d'Espagne, selon d'autres[30], disparut dans le trajet, et les calvinistes malgré leurs recherches n'ont pu dire ce qu'elle était devenue. Les papiers de l'amiral, saisis et visités, en contenaient assez, dit-on, pour établir juridiquement sa culpabilité, justifier son arrestation et sa mise en jugement. Il est regrettable qu'ils n'aient pas été publiés[31]. Le Parlement d'ailleurs approuva l'exécution et la mémoire de Coligny fut condamnée. On ordonna que son corps, ou son effigie, serait traîné sur la claie par le bourreau, attaché à une potence en place de Grève ; que sa maison de Châtillon serait rasée et que tous les ans on ferait une procession générale dans Paris pour remercier Dieu de la découverte de la conspiration protestante[32]. Ses restes furent enfin enlevés de nuit par le maréchal de Montmorency[33] et portés à Chantilly dans une caisse de plomb. Coligny eut d'innombrables épitaphes, éloges, tombeaux en vers français et latins, auxquels d'ailleurs répondirent les clameurs triomphantes des catholiques[34]. La misérable dépouille fut ensuite transportée à Montauban[35], puis François de Coligny, un des fils de l'amiral, la rapporta à Châtillon lorsqu'il eut été réhabilité (10 juin 1599). — En 1786, M. de Montesquiou l'obtint du duc de Luxembourg, seigneur du lieu, et l'emporta à Maupertuis où on la déposa dans un mausolée superbe. A la Révolution, Maupertuis fut dépecé, vendu et l'on transporta le tombeau au Musée des monuments français (20 mars 1804). La famille de Montesquiou avait toutefois préservé les cendres que l'on retrouva en 1835 dans une bibliothèque. On décida de les rapporter à Châtillon et, en 1851, elles furent scellées dans un pan de muraille au pied de la tour et sur l'emplacement de la chambre à coucher des châtelaines. Deux inscriptions y rappellent les vicissitudes de ces débris depuis la catastrophe de 1572. — Mais avant de la restituer on avait eu la précaution d'ouvrir la caisse servant de cercueil. On y trouva, au milieu d'une confiture noirâtre, quelques ossements, — des choses répugnantes et vagues, — derniers vestiges de celui qui avait été Gaspard de Coligny, seigneur de Châtillon, amiral de France.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Voyez plus haut, 3e partie, chap. I.

[2] Pour prouver la préméditation, on cite des traditions, comme par exemple celle qui concerne la table de pierre de la forêt de Chambiers, près Durtal, où dans un déjeuner de chasse, neuf mois auparavant, le Roi et les seigneurs s'en seraient ouverts. Le refus de Vieilleville de prendre part ai complot aurait déterminé sa mort. — La table, d'une longueur de trois pieds et demi, porte encore le nom de table des rois. Vieilleville, on le sait, mourut empoisonné. (Bulletin du protestantisme, t. IV, p. 320.) — L'extermination des huguenots était le rêve de la cour de Rome comme de l'Espagne, et Pie V, qui mourut trois mois avant la Saint-Barthélemy, approuvait les massacres de Flandre comme il conseillait la tuerie des protestants. — On peut rapprocher encore de la tradition qui concerne la table des rois, l'anecdote des dés, auxquels jouaient le roi de Navarre, Henri le Guise et le flue d'Alençon, quelques jours avant la Saint-Barthélemy. Par deux fois, les points noirs des dés leur apparurent couleur de sang. Saisis d'épouvante, ils abandonnèrent le jeu ; mais le souvenir du prodige resta dans leur esprit, lié au terrible épisode qui marqua la fin du règne de Charles IX. Cf. SULLY, P. MATHIEU, le P. DANIEL.

[3] Cf. lettre à du Ferrier, ambassadeur à Venise, dans H. BORDIER, la Saint-Barthélemy, p. 99, note.

[4] Il ne faut pas équivoquer sur les mots, mais on a très bien rapporté lue Charles IX, le cardinal de Lorraine, trouvaient eux aussi que la réformation était nécessaire et sainte. (Lettres du Roi au cardinal, 10 avril 1562, 15 avril 1563) ; mais de là il y avait loin aux prétentions d'une horde d'insurgés. (Bulletin du protestantisme, t. V, 1857, p. 15 et 16.)

[5] L'ambassadeur Cavalli écrit justement à ce propos : Si avant le coup d'arquebusade on avait eu la pensée d'exterminer les huguenots, il était facile de le faire sans s'exposer follement à mettre en fuite ceux qu'à tout prix on voulait perdre. On peut voir encore une lettre de l'ambassadeur vénitien au doge Mocenigo ; mais le fait est démenti de même par le nonce Salviati (27 août), rapportant une conversation avec la Reine qui ne lui a parlé que de rétablir la religion catholique par l'abolition du traité de 1570, de mettre à mort l'amiral et quelques personnages d'importance. — D'ailleurs, il n'y eut nulle part une organisation des massacres, ce qui était parfaitement possible, contre l'opinion de M. Baguenault de Puchesse, qui oublie la persécution générale, deux siècles et demi avant, de l'ordre des Templiers. — Mais les protestants ont été jusqu'à soutenir qu'en frappant l'amiral on voulait provoquer un mouvement des réformés pour avoir prétexte de les massacrer. (Bulletin du protestantisme, t. IV, p. 330, note.)

[6] On peut croire en effet que Catherine était sincère lorsqu'elle affirma que le massacre général n'eut lieu que parce que l'assassinat de Coligny avait manqué. Elle tenait en réserve la Saint-Barthélemy, conviennent, du reste, les frères Haag (Bulletin du protestantisme, t. IV), comme une dernière ressource à employer dans le cas où les autres viendraient à manquer. Pour Charles IX, les protestants disent eux-mêmes : On le plaint plutôt qu'on ne l'accuse. Si Catherine avait adopté le calvinisme, on la présenterait encore comme la plus grande politique qui ait jamais existé.

[7] Un document de la Bibliothèque nationale achève de montrer quelles étalent les dispositions du pape Grégoire XIII et de son entourage au moment de l'événement. C'est une lettre du cardinal Pellevé, qui fut plus tard un des' plus fougueux organisateurs de la Ligue (12 septembre) : — Madame, écrit-il à Catherine, la joie de tous les gens de bien est entière en cette ville et comme je le crois, par toute la chrétienté, et ne s'est jamais ouïe nouvelle de plus grande allégresse de voir Vos Majestés hors de tant de dangers et même de cette dernière conspiration : de sorte, Madame, qu'estes estimée la plus heureuse et sage reine qui ait été de la mémoire des hommes, en ce que au milieu de tant de troubles et tempêtes, avez su conduire le royaume à si bon port. Et ne doute, Madame, qu'en une si grande entreprise il n'y ait encore beaucoup d'épines et de doutes de ce qui peut advenir ; mais Dieu nous y aidera. J'avais toujours assuré Notre Saint Père et tous Messieurs les Cardinaux qui m'en ont parlé que j'étais certain que la fin des actions du Roi et de vous couronnerait bien tout l'œuvre. Mss. fr. 16040, f° 196. — Citée par M. BAGUENAULT DE PUCHESSE, Revue des questions historiques, t. XXVII, 1880.

[8] H. BORDIER, la Saint-Barthélemy, etc., p. 91.

[9] Mézeray dit à ce propos : Les protestants témoignaient avoir envie de rétablir l'ancienne liberté française en faisant en sorte que la monarchie fût gouvernée par le conseil de plusieurs prudents personnages, et que l'autorité du monarque fût restreinte à certains termes par des lois si stables et des barrières si hautes que les flatteurs et les favoris ne pussent désormais passer au delà. Même, l'amiral voulait que l'on crût que c'était cette raison qui l'obligeait à suivre le parti huguenot comme étant celui qui avait le plus d'amour pour la liberté. — De fait, les protestants ne réclamèrent la tolérance que lorsqu'ils jugèrent ne pouvoir s'imposer par la force. La liberté de conscience ne fut proposée que par l'épuisement des deux partis.

[10] Le complot calviniste à la veille de la Saint-Barthélemy a été contesté — naturellement — mais il est invraisemblable qu'avec le caractère combatif que nous connaissons aux huguenots ils n'aient pas pensé à sauter sur leurs armes sitôt la blessure de Coligny. Ils n'ont pas pris la fuite, c'est vrai, sauf certains, en petit nombre. C'est qu'ils se croyaient assez forts et assez nombreux dans Paris pour résister à une attaque ouverte et attendre les secours du dehors.

[11] H. BORDIER, la Saint-Barthélemy, etc., p. 110. — A Paris, dit L'Estoile, un nommé Croisset, avait tué, parait-il, 400 personnes de sa main. (T. II, p. 259.)

[12] Cf. plus haut, 3e partie, chap. III.

[13] Le Chansonnier huguenot, t. I, p. 116.

[14] L'habileté des historiens protestants a toujours été de présenter une guerre contre l'Espagne comme une entreprise nationale. Alors, en effet, on peut montrer un Coligny patriote, dont les efforts, les derniers actes sont dignes d'éloges et qui périt victime de son dévouement.

[15] On trouve un curieux témoignage du jugement des contemporains dans la relation donnée par Alviso Contarini (février 1572) : Dans ces guerres, rapporte l'auteur, nul ne s'est fait remarquer et nommer autant que l'amiral. N'est-il pas étonnant qu'il n'ait accompli aucune action de grand mérite pendant qu'il était au service du Roi, tandis que dans ses guerres mêmes contre le Roi il s'est acquis l'estime et la crainte à un degré tel qu'un simple gentilhomme comme il est avec peu de ressources, ait soutenu une lutte de cette durée et de cette importance, non seulement contre son puissant souverain, mais encore malgré les secours que Sa Majesté recevait du roi d'Espagne et de tant de souverains d'Italie et de quelques princes d'Allemagne. Je m'étonne d'autant plus qu'ayant perdu tant de batailles, il ait con-serré cette réputation auprès de tous, et qu'il inspire ce respect même chez les reîtres et les lansquenets qui, bien que créditeurs de nombreuses soldes et après la perte de nombreux combats où ils ont laissé leur butin, jamais ne se sont révoltés. (Relazione della Corte di Francia, Recolta Alberi, t. XI, 4e de la 1re série, p. 239.)

[16] Il faut bien remarquer, d'ailleurs, que les premiers historiens de nos guerres religieuses sont des huguenots : c'est La Noue, La Popelinière, d'Aubigné, — intéressés toujours à présenter les faits d'une manière favorable au parti ; mais ce qu'ils avouent est suffisant pour nous édifier. — De Thou, parlementaire d'abord, n'a pas d'impartialité quand les véritables intérêts de la religion sont en jeu. Ce sont les matériaux de l'histoire moderne. (Revue des questions historiques, t. XXXVIII.)

[17] Il parut quelquefois manquer de résolution, affirment les protestants, parce qu'il était trop loyal pour pousser jusqu'au bout ses avantages contre la royauté, et manquer de prévoyance, parce que la perfidie qu'il ne trouvait pas dans son cœur il la soupçonnait difficilement chez les autres. (M. DE FÉLICE, d'après les mémoires de Cornaton, Bulletin de la Société du protestantisme, t. II, 1854.) — Jugement de parti pris, comme il est facile de le voir.

[18] Prince DE CARAMAN-CHIMAY, Gaspard de Coligny, 1873.

[19] Histoire d'Angleterre, t. IV, p. 380.

[20] Ce qui caractérise en effet les grands chefs des réformés, c'est l'orgueil, l'effronterie, la confiance en soi, — la présomption si absolue qu'elle finit par sembler naïve. Ils croient toujours que sur eux on n'osera rien. C'est le cas de Condé venant se livrer après Amboise ; de Coligny se présentant lorsqu'il apprend l'arrestation du prince ; plus tard, lorsqu'il vient tomber dans le guet-apens de la rue de Béthisy. — D'Avila le représente toutefois peu crédule et extrêmement défiant, ce qui est peut-être excessif, mais donnerait une nouvelle preuve de l'influence qu'il pensait avoir sur Charles IX.

[21] Lettre à du Ferrier, ambassadeur à Venise (1er octobre 1572). Bibl. nat., S. G. Harl. 326.

[22] En admettant que le projet d'une guerre contre l'Espagne fût un acte patriotique, — le seul peut-être de la longue carrière de l'amiral, c'est beaucoup plus contre le roi catholique, l'ennemi personnel des huguenots, que contre le roi espagnol qu'il voulait marcher.

[23] On a soutenu qu'à l'époque et dans l'état de morcellement où se trouvait le royaume, traiter avec l'étranger, en recevoir des subsides, n'avait pas l'importance que nous attribuerions au fait aujourd'hui. Je crois que le sentiment patriotique, le sentiment des devoirs incombant aux fils d'un même pays, était aussi fort — sinon davantage — qu'il ne peut l'être présentement, et nul n'a jamais pensé à glorifier le gouverneur de Boulogne, vendu aux Anglais, ou le connétable de Bourbon. — dont la porte avait été peinte en jaune comme signe d'infamie — lorsqu'il s'était donné à Charles-Quint. — Au seizième siècle, sans doute, la question religieuse primait toutes les autres ; on vit alors se renouveler la vieille dispute qui s'était élevée à la naissance de christianisme entre le symbole et l'idée (Bulletin de la Société du protestantisme, t. III. Les réformateurs du seizième siècle, organes de l'opinion publique.) Mais il serait absurde de dire que par le fait il n'y eut plus de nationalité. On resta Anglais, Français, Allemand, Espagnol, en prenant parti pour ou contre les réformés. L'étranger se fit d'ailleurs toujours payer ses services, et si l'idée de patrie n'existait pas avec le concept actuel, elle était personnifiée par le Roi qui la rendait visible et tangible. S'allier avec l'étranger contre le Roi c'était le-même crime au seizième siècle que de s'allier maintenant avec l'étranger contre son pays.

[24] Ce portrait porte une inscription tracée en exergue et parait bien l'œuvre d'un partisan. Il a été également retiré.

[25] La duchesse DE FERRARE.

[26] Ses gens ne lui devaient cens ni rentes et rien qu'une salutation, car ils n'étaient ni ses sujets et vassaux, ni ses stipendiés, ni ses mercenaires : et toutefois, quand ils étaient en sa présence, un seul petit mot de courroux les étonnait, et en son absence son seul signal leur faisait faire ce qu'il voulait ; tant il avait pris une habitude de leur impérier qu'il semblait qu'elle lui fût née et que ses partisans la lui dussent. (BRANTÔME, t. I, p. 459.)

[27] Pasquier, dans une de ses lettres, a comparé Coligny et le duc de Guise : — M. de Guise, dit-il, capitaine généreux et sans crainte, et néanmoins si retenu que jamais la témérité ne lui servit de guide en ses actions : l'Amiral, non si preux et hardi, mais si avisé qu'il faisait paraître en ses déportements n'avoir nulle peur... Je crois, vu la diversité de leurs fortunes, que M. de Guise n'eût su faire ce que fit M. l'Amiral, ni M. l'Amiral ce que fit M. de Guise. (Liv. V, lettre 11.)

[28] C'est l'épisode que reproduit un tableau de François Dubois, dit Sylvius, conservé au musée de Lausanne et donné par M. H. Bordier. Cf. la Saint-Barthélemy, etc.

[29] Le P. MAIMBOURG, Histoire du Calvinisme, liv. VI ; CAPILUPI, le Stratagème de Charles IX, p. 63 ; Mémoires de l'Estat de France, etc.

[30] BRANTÔME. — Selon une plaquette de M. H. Menu, la tête de Coligny ne fut pas emportée à Rome, mais les protestants disent que cette légende exprime au moins à sa façon le sentiment populaire sur la complicité de la cour romaine dans la préparation et l'exécution de ce grand crime. Cf. l'Expédition de la tête de Coligny à Rome. Châlons-sur-Marne, 1892, in-12.

[31] D'après Bellièvre, l'amiral projetait un remaniement du royaume, où seize provinces devaient être établies ; il devait mettre des gouverneurs, des chefs de guerre et des conseillers ayant charge de tenir le peuple en armes et le pouvoir de lever annuellement sur les sujets de Sa Majesté une notable somme de deniers (CAVEIRAC). La Relazione de Michieli entre également dans des détails sur le mode de gouvernement et d'administration conçu par Coligny. — Le parti comptait alors vingt-quatre églises réparties entre les provinces. Les chefs devaient être Jeanne d'Albret et l'Amiral.

[32] SAINT-VICTOR, Tableau historique de Paris, t. XIII, p. 210, 2e édit.

[33] D'autres disent que le corps de Coligny fut enlevé par un de ses domestiques fidèles.

[34] Par le témoignage même des protestants on sait qu'à Paris la Saint-Barthélemy fut unanimement admirée. (Bulletin de la Société du protestantisme, 1853, p. 375.) On peut même mentionner des Dits magnifiques et gaillards touchant les causes de la mort de l'amiral et de ses complices, pris et tirés de la Sainte Ecriture.

[35] En Hollande même. (BECQUEREL, Souvenirs historiques sur l'amiral Coligny.)