L'AMIRAL DE COLIGNY

PREMIÈRE PARTIE

 

CHAPITRE II.

 

 

Le protestantisme. — Son extension rapide en Europe. — Luther. — La Réforme en France. — La grande figure de Calvin ; sa dictature à Genève. — Philippe II. — Mort de Calvin.

 

On sait quelle extension la Réforme protestante avait prise alors en Europe. Commencée par des querelles de moines, elle avait eu de suite l'importance d'un mouvement politique et social, et le plus grand sans doute qui se fût produit depuis l'avènement du christianisme. C'est que le protestantisme avait des causes profondes, psychologiques, pour ainsi dire, en même temps qu'il excitait des appétits et des intérêts. On a affirmé qu'il se préparait depuis trois siècles ; mais, surtout à la fin du quinzième siècle, il y avait eu tout un remuement d'idées, une sorte de fermentation anarchique dans les sociétés de l'Europe occidentale. A Florence, Savonarole, que fit brûler Alexandre Borgia, avait prêché la réformation des princes et des papes ; le concile schismatique de Pise l'avait décrétée : Nous avons jusqu'à présent travaillé, disaient les Pères, à rendre la paix à l'Eglise et à réprimer les abus qui s'y sont introduits ; nous avions souvent prié le Pape de le faire par lui-même, ou d'assembler un concile selon les décrets de celui de Constance ; et comme il ne voulait pas se rendre à nos remontrances, nous nous sommes constitués à Pise, jusqu'à ce qu'il lui plaise de s'accorder avec nous. — Le Pape — le violent et autoritaire Jules II — ne s'étant pas rendu à ces objurgations, l'assemblée voulut commencer elle-même la réforme, malgré les excommunications qu'on lui opposa de Rome. Mais le mal était trop profond pour qu'on en pût venir à bout avec quelques décrets, fussent-ils rendus avec l'approbation de l'autorité pontificale[1]. La correction des mœurs, le désir de voir reprendre aux ecclésiastiques une dignité et une pureté de vie dont ils s'éloignaient de plus en plus au siècle serai-païen de la Renaissance[2], était général parmi les peuples catholiques. Il faut ajouter le mysticisme des périodes troublées, à une époque unanimement croyante, une sorte de besoin de supprimer l'intermédiaire entre l'homme et Dieu. Vint Luther, , dit un vieil écrit, de l'union fortuite et damnable d'un esprit cube et incube, et sous la maligne constellation du Scorpion, et dont la prédication décida du sort de la Réformation en Allemagne. Mais Luther, tri attaquant le catholicisme dans son principe et la plupart de ses dogmes, ne porta pas seulement atteinte à l'ordre religieux ; il ébranla l'ordre social tout entier. — On s'est souvent étonné que dans la société du moyen âge, au seizième siècle encore, la poursuite de l'hérésie ait été si âpre et cruelle. Les dilettanti de nos jours ont beau jeu, car nous n'admettons plus guère le crime d'opinion et de parole, et pour nous émouvoir il faut qu'il y ait excitation directe au meurtre ou à la destruction des propriétés. Au seizième siècle, on pensait au contraire que la tête qui dirige, la bouche qui formule ont autant de responsabilité, sinon davantage, que le bras presque toujours d'un être sans discernement qui frappe en justification d'une théorie. De plus, on ne concevait nullement alors, on m'excusera de le répéter ici, la séparation du pouvoir religieux et du pouvoir civil ; on ne faisait aucune distinction entre le délit temporel et le délit spirituel ; l'hérésie était un crime social parce que la religion faisait partie intégrante de l'état social. Dans la société catholique, toute hérésie devenait une sédition, tout schisme une révolte[3]. L'hérésiarque, d'ailleurs, ne se bornait pas à croire, à pratiquer autrement que les autres ; il prêchait, professait, faisait des prosélytes, apportait ainsi le trouble, se rebellait contre l'ordre établi. L'esprit d'un temps se retrouve dans tout ce qu'il vient à produire. Une opinion s'imposait, au seizième siècle, comme un article de foi, comme une maxime de gouvernement ; quiconque croyait détenir une parcelle de vérité se pensait tenu de la faire prévaloir, et quiconque prétendait détruire les opinions reçues pour leur substituer des nouveautés, conspirait contre tout l'ordre social. Le pouvoir civil, dépositaire de la force que n'employait pas l'Eglise, avait le devoir de réagir ; il eût été criminel en ne le faisant pas[4] ; — on le vit bien lorsque les calvinistes français se sentirent assez forts pour lever la tête, il y allait du salut de l'Etat. Sans doute, la répression était affreuse, mais on sait quelles étaient les mœurs du temps, et les huguenots, partout où ils se trouvèrent en force, n'hésitèrent jamais à employer les mêmes moyens que les catholiques.

Comme toute nouveauté en France, la Réforme avait d'abord été de mode dans les hautes classes. François Ier et Henri II chantaient les psaumes de Marot comme des chansons de chasse et d'amour[5]. Par divertissement, on allait le soir au Pré-aux-Clercs voir les réunions des huguenots qui péroraient sur le Pape, les abus de l'Eglise catholique, les superstitions dont on était enfin délivré. Mais il fallut bientôt reconnaître qu'il y avait, avec l'avènement des nouvelles doctrines, un immense fait social et non seulement une curiosité, le plaisir d'écouter des diatribes philosophiques, l'amusement et le genre de quelques poésies. Les rois n'avaient rien à gagner au changement qu'apportait Luther. Ils ne voulaient pas laisser pénétrer dans l'Etat des idées d'indépendance qui ne pouvaient qu'aider la noblesse à reconstituer la féodalité, le clergé à reconnaître la suprématie romaine, les villes à rétablir la démocratie municipale. La Réformation apparut ce qu'elle était en réalité, — un ferment de dissolution, la lutte de l'individualisme contre l'Etat, s'élevant, hautain et insubordonné, d'une part contre le système des libertés locales appliquées aux habitudes, aux besoins des populations et dont elles avaient jusqu'alors vécu ; — en même temps contre le pouvoir central. François Ier vit clairement que la réforme religieuse devait entraîner la réforme politique et que ces hommes d'austérité et de hardiesse qui venaient ébranler les croyances du peuple frappaient simultanément la vieille foi et la royauté. Il s'exprima en disant que toutes ces nouvelles sectes tendaient plus à la destruction des royaumes qu'à l'édification des âmes. Luther n'avait-il pas posé en principe qu'on peut, lorsqu'il s'agit de la vérité de l'Evangile, prendre les armes contre son souverain dans le droit civil ? — L'Etat, dès lors, n'est plus rien ; l'individu est tout. Il n'y a plus ni groupement ni constitution de forces, sinon temporaires, après examen et délibération.

La Réformation, qui ne s'opéra nulle part en Europe sans le concours ou tout au moins l'assentiment du pouvoir civil, rencontra d'ailleurs en France un autre obstacle : le Concordat de 1516, qui donnait au Roi des avantages extraordinaires, — la suzeraineté sur tous les bénéfices ecclésiastiques du royaume[6]. C'est à son profit que se trouvait dépouillée l'Eglise gallicane. Cela est si vrai que le Concordat fut attaqué, repoussé par le clergé, l'Université, le Parlement, tout ce qui voyait avec peine l'Eglise nationale passer aux mains du Pape et de la royauté. Mais la royauté se trouva par le fait constituée le défenseur des biens ecclésiastiques dont la confiscation, en Allemagne, fut une des déterminantes de l'adoption du protestantisme[7]. Enfin, François Ier, qui avait fait bâtir Chambord, Saint-Germain-en-Laye, Villers-Cotterêts, Fontainebleau ; qui avait aimé et protégé les peintres et les sculpteurs de la Renaissance, — le roi qui criait d'enthousiasme à Benvenuto Cellini : Je t'étoufferai dans l'or ! — pouvait s'intéresser à des discussions et s'amuser à des controverses ; il était trop sensuel, trop amoureux et trop artiste pour ne pas être choqué par le rigorisme, l'affectation d'austérité, la rage iconoclaste des réformés, ce besoin de destruction des œuvres d'art qui demeure à travers les siècles une des pires formes de l'abêtissement et de la sottise, — et il put être sincère lorsqu'il écrivit à la diète de Smalkade que ce qu'il était obligé de poursuivre, ce n'était pas tant des opinions, mais des actes coupables, ajoutant, après tout selon la vérité : Les hommes qui enseignent l'hérésie dans mon royaume sont pour la plupart des mutins.

Depuis le quatorzième siècle, il s'était élevé une classe intermédiaire entre la noblesse et le peuple : le tiers état, dont la magistrature, les confréries d'avocats et de gens de loi, les savants dans le droit civil et canonique formaient le noyau, — faction raisonneuse et dite éclairée, qui aurait voulu voir se produire la réforme de l'Eglise par l'Eglise et avait donné une impulsion à toutes les résistances, invoquait continuellement les libertés gallicanes, demandait la convocation d'un concile. Le chancelier de l'Hospital, Pasquier, Harlay, les jurisconsultes Dumoulin, Alciat, le greffier du parlement du Tillet, se trouvèrent à tour de rôle à la tête de ce mouvement, dirigèrent ce tiers parti qui appelait une transaction, — que ses vieilles habitudes de conscience retenaient avec le catholicisme comme ses liaisons avec les réformés le poussaient à admettre les libertés évangéliques. Mais là non plus personne ne voulait de la Réforme telle que la prêchaient Luther et Calvin. Sans doute, sous son influence, les Etats généraux mêlèrent des doléances sur la suprématie des papes à leurs plaintes contre l'impôt, à la réclamation des vieilles franchises locales. Les savants, les humanistes avaient appelé la doctrine de la raison indépendante et libre, triomphant de l'autorité. Mais les hésitations d'Erasme, dont l'autorité était si grande alors, empêchèrent peut-être le luthérianisme de gagner toutes les écoles, et par le grand ascendant qu'il exerçait, il posa en quelque sorte un point d'arrêt au mouvement philosophique contre le catholicisme. François Ier, nous le savons, sa mère et sa sœur, avaient contemplé sans inquiétude les débuts de la Réformation. La Cour défendit longtemps Berquin, Marot, Etienne Dolet contre les délations de Béda et d'Antoine de Mouchy[8]. Béda, qui avait accusé d'hérésie la sœur du Roi[9], fut même enfermé au Mont-Saint-Michel et y mourut. Mais bientôt les réformés parurent se plaire à irriter le souverain ; ils semblaient impatients de persécution[10]. Des exaltés se trouvent dans tous les partis pour éloigner par leurs violences ceux qui ne demandent que la conciliation ; pour honnir les habiles qui essayent d'assurer lentement le succès ; pour faire appel à la force quand ils se sentent les plus fables, et pour exaspérer le fanatisme, dirait-on, par une nostalgie du martyre. De suite, les religionnaires traduisirent en actes leurs doctrines. Les docteurs écrivaient : La Messe est une idolâtrie ! — et ils troublaient la célébration de la messe. Les ministres s'écriaient : Les images sont des signes d'idolâtrie ! — et ils brisèrent les croix et les statues, provoquant ainsi le ressentiment populaire. Cela dura ainsi de 1525 à 1534 et l'on peut dire, en somme, que dès que les protestants ont existé, ils ont prêché partout le protestantisme, et dès qu'ils ont prêché, ils ont commencé à détruire. Les défis de ces intransigeants et l'horreur soulevée par les supplices que Henri VIII faisait subir aux catholiques d'Angleterre, finirent par pousser à bout François Ier[11]. Il n'y avait eu d'abord que des arrêts du Parlement et des diatribes de l'Université ; la Sorbonne avait poursuivi les écrits subversifs[12]. Mais ce n'était plus dorénavant de la liberté de conscience qu'il s'agissait ; c'était de l'existence de la religion et du culte. Le Parlement, qui avait la haute autorité sur l'administration religieuse, avec mission d'appliquer les lois contre les actes coupables et les opinions susceptibles d'apporter le trouble, devait punir les profanateurs. Les exécutions recommencèrent en 1535, où six personnes furent brûlées après une procession générale où assista le Roi[13]. Le massacre des Vaudois eut lieu en 1544[14] ; Dolet fut brûlé en 1546 ; Marot et Estienne prirent la fuite, et au siècle suivant, le pieux historiographe Mézeray put s'écrier, pour répondre à ceux qui accusaient François Ier d'indulgence pour les sectaires : Quoi donc ! brûler les hérétiques par douzaines, les envoyer aux galères par centaines et les bannir par milliers, est-ce là permettre ou n'y prendre pas garde ?[15]

Toutefois, c'est à dater de la prédication de Calvin seulement que le protestantisme prit en France un caractère ; positif et fixe. Calvin essaya de bâtir sur des ruines, voulut endiguer le mouvement, lui tracer des limites, — et d'ailleurs périt à la tâche, s'acharnant à instituer et créer une république religieuse et bourgeoise fondée sur cette doctrine d'examen qu'il avait tant contribué à répandre et qui devait tout détruire. C'est quand même la grande figure de le Réformation, l'homme d'une seule idée, l'ambition froide réfléchie, réglée, méthodique ; du reste caractère irascible, insociable et qui s'en rendait compte[16], austère sans enthousiasme, offrant une vie sèche, où il y a peu d'incidents, peu de fautes, — seulement des crimes, dit un de ses biographes[17], — aucune passion, si ce n'est de dominer. Comme Luther, Calvin prétendit codifier la Réforme, la constituer en corps de doctrine, tirer de ce qui était essentiellement désorganisateur un parti d'organisation. — La question fut longtemps débattue de savoir si le protestantisme, qui se basait sur la liberté de conscience, l'acceptait véritablement, — nous ne dirons pas même pour les autres, mais pour lui-même. Il faudrait convenir, au moins, que ce fut malgré lui, car ni Luther, ni Calvin n'en voulaient entendre parler. La doctrine de Calvin, déjà, n'est plus celle de Luther ; celle de Zwingli diffère encore ; l'Eglise anglicane est autre. La Réforme devait avoir pour conséquence logique la subdivision à l'infini des sectes ; chacun allait se trouver libre d'estimer à son tour, de rejeter tel point, de fonder son église. Après avoir nié un dogme, puis un autre, on devait arriver aussi à les supprimer tous. Le protestantisme fut le premier pas fait vers l'athéisme et le contenait en puissance ; c'est à lui que se rattachent les libertins du dix-huitième siècle et qu'on doit faire remonter la Révolution. — Mais ces conséquences que Calvin entrevit, au moins aux derniers temps de sa vie, il ne voulut jamais les admettre. L'autorité qu'il déniait à l'Eglise catholique, appuyée sur l'expérience des siècles et qui avait été un admirable instrument de discipline sociale, il la revendiquait pour lui-même, pour le Consistoire qu'il avait institué. — Tous les révolutionnaires, en somme, sont les mêmes. Ils imaginent toujours pouvoir arrêter un mouvement, l'endiguer, sans comprendre qu'une fois déterminé, il ne leur appartient plus. On n'arrête pas une révolution. Les exagérations arrivent, et les excès ; alors, les promoteurs, débordés, s'étonnent et se lamentent, comme Luther[18], veulent recourir aux mesures répressives et aboutissent à la législation étroite et cruelle de Calvin. — Mais il n'y a là que l'orgueil et l'arbitraire d'un homme, et ce qui caractérise ces réformateurs, — nous retrouverons le même travers chez Coligny, — c'est bien justement l'obstination, la vanité d'eux-mêmes. Seuls ils détiennent la vérité, ils en ont la certitude, et tout ce qui se dresse pour les contrarier, les dépasse ou s'oppose à l'œuvre qu'ils se croient chargés d'accomplir, ils le condamnent selon la froide logique de la raison d'Etat, comme tous ceux qui appuient leurs rancunes sur des principes.

Nous venons d'entrevoir l'histoire de Calvin à Genève, dont il voulut faire la Rome protestante. — En Suisse, la confédération tendait à se dissoudre au milieu des discordes religieuses. En 1531, les cantons s'étaient battus à Cappel, où Zwingli avait été tué[19]. Les magistrats de Fribourg, fervents catholiques, s'étant aperçus que la Réforme pénétrait dans leur population jusqu'alors fidèle, avaient déclaré hautement aux Genevois que si les syndics ne réprimaient pas ces tentatives, ils se sépareraient de la Ligue. — Calvin, passant à Genève dans l'été de 1536, y avait été retenu de force par les ministres Farel et Corant qui le menacèrent de la colère divine s'il ne consentait à leur venir en aide. C'était le moment où la ville se décidait pour le protestantisme. Il avait prêché devant le peuple et de suite, par sa facilité d'élocution, l'entraînement de son caractère impérieux et de sa parole puissante, avait pris un ascendant et une autorité que tous reconnurent et dont il devait abuser durement par la suite. Mais Genève, comme toutes les vieilles républiques, avait ses factions rivales, ses clans, ses partis. Beaucoup, attachés aux mœurs, aux croyances anciennes, aux coutumes, aux plaisirs, à l'existence brillante et facile de l'époque, repoussaient les systèmes sombres et fanatiques des sectaires, à la tête desquels restaient, derrière Calvin, Farel et Viret, les ministres en général, cherchant là comme partout à dominer, à faire adopter leur profession de foi, une réglementation des mœurs, une censure si tracassière que le conseil, qui pourtant leur était favorable, se plaignit de ce despotisme nouveau, toujours à clamer, dénoncer l'opinion des libertins, les folles filles[20], les mariages adultères, toutes les tolérances et les erreurs peut-être d'une société riche, heureuse et amoureuse de vivre, — au demeurant le sujet des éternelles jérémiades des puritains qui ne devaient guère éprouver de scrupule à charger le tableau. — Cette première tentative avorta. Les élections de 1538 amenèrent au pouvoir le parti de la tolérance, contre lequel les prédicants se hâtèrent de crier, se refusant à admettre selon une décision prise sans leur avis, la célébration de la Cène avec le rite suivi par l'Eglise de Berne, c'est-à-dire usant de pain sans levain, et le 23 avril furent condamnés à quitter la ville dans un délai de trois jours. — Calvin, banni, voyagea, visita Strasbourg, la haute et la basse Allemagne, et enfin, en 1541, fut rappelé. Une partie de la population genevoise sans doute l'avait honni, poursuivi de ses sarcasmes et rejeté dans une heure de révolte ; mais une autre fraction le regrettait, désirait voir Genève devenir la capitale, la ville sainte de la religion nouvelle, la Rome régénérée dont l'influence étendue sur le monde protestant allait remplacer l'ancienne. Tout fut sacrifié à cette duperie. Le réformateur revint, offrant, dit-il, son cœur immolé en sacrifice au Seigneur (!) et l'on vit commencer la plus incroyable des tyrannies, l'inquisition des idées comme la surveillance des actes, le pouvoir d'un homme gouvernant la ville et enseignant à la fois, du haut de sa chaire portative sur la place publique ; professant la science et présidant le conseil, dominant tout de sa parole hautaine, de sa volonté tenace, et allant jusqu'à menacer les magistrats d'une émeute et de la vengeance de ses partisans et de ses fidèles lorsqu'ils essayaient de faire prévaloir les lois contre son autorité usurpée[21]. — Ce ne sont point des doctrines qu'il soumet à l'examen ; avec une prodigieuse estime pour lui-même, dit M. Dargaud, ce sont ses idées qu'il impose, qu'il répand dans ses écrits laborieux, ressasse et veut faire accepter de force, quand même[22]. — Jamais potentat enivré de toutes les furies du despotisme, dit un écrivain du temps, n'a parlé avec plus d'orgueil. Il avait, du reste, bien à faire, et ses austérités rigides, son formalisme têtu, même parmi les siens, étaient plutôt subis qu'acceptés : La plaie la plus déplorable, doit-il écrire dans son Traité des Scandales, c'est que les pasteurs, oui, les pasteurs eux-mêmes, sont aujourd'hui les plus honteux exemples de la perversité et des autres vices. De là vient que leurs sermons n'obtiennent ni plus de crédit, ni plus d'autorité que des fables débitées sur la scène par des histrions. Et pourtant ces messieurs ont l'impudence de trouver étrange le mépris qu'on leur voue, et se plaignent de ce qu'on les montre au doigt et les livre à la risée. Quant à moi, je suis plutôt surpris de la longanimité du peuple, des femmes et des enfants qui ne les couvrent pas de boue. — Et de nouveau, il essaye de réagir, de réprimer la licence, les désordres, le libertinage, exagère les rigueurs avec une rage d'impuissant, condamné à la souffrance physique, — avec la colère d'un malade. Plein des idées antiques de la censure romaine et partant de cette conception religieuse d'une étroitesse consternante que l'homme ne peut rien donner au plaisir sans risquer d'oublier son créateur et qui a pour conséquence immédiate de déclarer la guerre à tous les instincts naturels du cœur[23], c'est alors qu'il établit le Consistoire, assemblée d'examen et de surveillance qui pénètre jusque dans la vie privée, la censure et au besoin la punit. Le gouvernement de Genève devient un véritable espionnage et Calvin publie ses Ordonnances ecclésiastiques, adoptées par le conseil général le 20 novembre 1541, qui restent comme un monument impérissable d'intolérance et, l'on peut dire mieux, de méchanceté avec leur mélange pédant de prescriptions morales et de châtiments corporels[24] : — Article X : Que nul n'ait à jurer le nom de Dieu, à peine, pour la première fois, de baiser la terre et payer 60 sous ; la deuxième fois, de baiser la terre, payer 10 florins et tenir prison trois jours au pain et à l'eau, et s'il y retourne pour une troisième fois, d'être puni arbitrairement[25]. — Article XI : Que nul n'ait à jurer le sang, la mort, sur peine, pour la première fois, d'être puni par prison, trois jours au pain et à l'eau et payer 60 sous d'amende ; la deuxième fois, de payer 10 florins et tenir prison six jours, et, la troisième, d'être mis au carcan. Article XII : Que nul n'ait à déguiser un blasphème en disant : sang dina, mordina, corbleu, à peine de tenir prison vingt-quatre heures, au pain et à l'eau. — Article XIII : Que nul n'ait à proférer blasphèmes, maugréer Dieu et sa parole, à peine, pour la première fois, de tenir prison trois jours au pain et à l'eau, et faire réparation et amende honorable, la torche au poing. S'il y retourne, sera puni au fouet la deuxième fois, la troisième à vie. — Article XV : Que nul n'ait à parler ni médire contre l'honneur des magistrats, ni des ministres du Saint-Evangile, à peine d'être puni et châtié rigoureusement selon l'exigence du cas. — Article XX : Que nul n'ait à jouer à aucun jeu, à or, argent ni monnoye, sur peine de confiscation d'icelui, de trois jours de prison et de 60 sous, et du double en cas de récidive. — Article XXII : Que nul n'ait à chanter chansons profanes, ni danser ou faire masques, momon, mômeries, à peine de tenir prison trois jours, au pain et à l'eau, et 60 sous d'amende. — Un article des Ordonnances défendait de même la danse en virollet ou autrement, sous peine de trois jours de prison. Si l'ancien d'un quartier apprenait que dans une famille on passait outre, il devait dénoncer les danseurs et surtout le musicien qui à l'aide d'une épinette provoquait le scandale[26]. — Mais voici des prescriptions concernant les cabarets, les aubergistes qui ne pouvaient donner à manger et à boire qu'aux étrangers de passage, sous peine de 25 florins d'amende. D'autres sont relatives au luxe et à la toilette : — Article CXVIII : Est défendu à tout citoyen bourgeois, habitant et sujet de cette cité, tout usage d'or et d'argent en porfilures, broderies, passements, filets ou autres enrichissements d'habits, en quelque sorte que ce soit. — Article CXIX : Sont défendus toutes chaînes, bracelets, craquants, boutons, pendants d'or sur habits et en général tout usage d'or et de pierreries en ceintures, colliers ou autrement. — Article  CXX : Tout habit de soie et bordé de velours est interdit aux artisans et aux gens de basse condition. — Article CXXI : Tous pourpoints, à points enflés ou bourrés sur le devant. — Article CXXIV : Est défendu aux femmes et filles toute frisure, troussements et entortillements de cheveux. — Article CXXV : Toute façon superflue et excessive de point coupé ou autre ouvrage sur les collets. Tout accoutrement de soie, toute nuance excessive, tout enrichissement aux accoutrements aux dites femmes, robbes ou cottes excédant deux bandes médiocres pour celles de qualité. — Que nulle femme n'ait à porter chapeau de velours. — Un article, enfin, interdisait aux hommes de porter longs cheveux, frisés avec passe-pillons et bagues aux oreilles ; les contrevenants devaient payer pour la première fois 5 florins, pour la deuxième 10, la troisième 25, avec confiscation des accoutrements portés contre la défense. Il était, de plus, défendu aux costumiers de faire aucune nouvelle façon d'habit sans permission des seigneurs, sous peine de 10 florins pour la première fois, 25 pour la seconde et d'être en outre châtiés selon l'exigence[27]. Les ordonnances réglementent même le menu de la table et interdisent dans les banquets toute confiture excepté la dragée, sous peine de 60 sous d'amende.

Mais tout ceci, encore, dans la plupart des cas, peut être trouvé surtout ridicule. La législation de Calvin va devenir d'une férocité odieuse : — Si un homme marié ou non marié, dit-il, paillarde avec une femme mariée, il ne semble pas que la peine doive être moindre que capitale pour tous deux ; en usant de plus de douceur, on ouvrirait la porte à plusieurs mauvaises conséquences, comme larcins, meurtres et autres choses semblables. Or, quand un homme marié paillarde avec une femme mariée, le crime est énorme, vu le tort que tous deux font à la femme du paillard ; il doit être puni de mort. — Quant aux simples paillardises entre gens non mariés, neuf jours au pain et à l'eau en prison étroite. Il en sera de même au cas qu'une fille ait été violée devant l'âge, ou si un serviteur séduisait la fille de son maître. Touchant les courtiers d'amour, pour simple paillardise, le fouet et le bannissement perpétuel ; mais si c'est pour induire en adultère, la peine capitale. — Et toutes ces peines pour des actes puérils, ces décisions sanguinaires, on les appliquait. On voit des personnages de tout état condamnés aux trois jours de prison, les uns pour avoir chanté, les autres pour avoir joué, — quelques-uns pour avoir ri au sermon. Un particulier ayant dit, en entendant braire un âne, qu'il chantait un beau psaume, fut banni pour trois mois. Humbert Tardy, étant allé à Divonne, avait chanté : Je veux Robin ! Robin est allé quérir aux enfers le diable et Calvin ! — On le renvoya à Messieurs pour être puni de s'être moqué de Dieu et de ses ministres[28]. Georges de Cuzinens est invité à dîner le jour des rois à Carouge, et, selon la coutume, on devait tirer un royaume. La fève échoit à sa femme. On crie : Le Roi boit ! — et pour une telle insolence, le Consistoire les condamne à vingt-quatre heures de prison, au pain et à l'eau[29]. — Pour avoir mangé une douzaine de petits pâtés, trois ouvriers sont censés avoir dépassé les limites de la tempérance : trois jours de prison, au pain et à l'eau. — A chaque ligne presque des Ordonnances, il est indiqué : sera puni arbitrairement ; la peine est laissée à la discrétion de Messieurs, — au choix des magistrats et des juges. C'est aux uns le fouet, aux autres le carcan et l'amende, à tous la question, à beaucoup la peine de mort, décapitation par le glaive, supplice par la roue, le bûcher et les cendres jetées dans l'Arve. On noyait dans le port de Longemaille les femmes adultères. Pour les sorciers et les sorcières, on épuisait toutes les cruautés de la torture. — Et cette peine t de mort, que Calvin prodigue avec une si triste facilité, il l'appliquait de même — on pourrait dire surtout — aux opinions. Un membre du conseil, Pierre Ameaux, accusé d'avoir, après souper, chez lui, nommé Calvin un méchant homme et un faux docteur, est promené par la ville, en chemise, la torche au poing, et contraint de faire sur les trois places principales l'aveu de son crime (1546) ; le protestant Castalion et Jérôme Bolsec, qui s'attaquaient au fondement même du système prêché par le réformateur, au dogme de la prédestination, sont bannis. Mais Jacques Gruet, qui s'est permis de déposer dans la chaire de Saint-Pierre un billet injurieux à l'adresse du ministre Abel Poupin, est jeté en prison, et comme on trouve dans ses papiers des pensées suspectes d'impiété et de rébellion, comme il attaque les ordonnances ecclésiastiques et parle mal de M. Calvin, il a la tête tranchée sur le billot (1547). C'était pis que lèse-majesté. — On arrive enfin au procès de Michel Servet, qui proclamait le déisme pur et l'inutilité du baptême, d'invention humaine[30] ; Calvin avait juré de ne pas le laisser sortir vivant de la ville et, en effet, il fut brûlé vif sur la hauteur de Champel (27 octobre 1553), avec l'approbation tacite de Mélanchton et de toutes les églises suisses, qui se contentèrent d'insinuer qu'une peine moins rigoureuse serait digne de magistrats chrétiens, mais heureux au fond de pouvoir se laver du reproche qui leur était fait à l'étranger d'accueillir trop aisément l'hérésie.

Car c'était là la tolérance du protestantisme, à qui l'on a fait si facilement honneur d'avoir servi, au seizième siècle, la cause de la civilisation et de la liberté. Luther avait fini par approuver la conservation et le triomphe du despotisme, même au prix du sang, et disait à Calvin : Nous devons porter à un méchant tyran tel honneur auquel Notre-Seigneur l'aura daigné ordonner. — Les mots seuls de tolérance religieuse soulevaient l'indignation de Théodore de Bèze, qui s'écriait : Libertas conscientiarum diabolicum dogma, et écrivait un traité ayant pour titre : De hæreticis a civili magistratu puniendis. Calvin reprochait au comte Tarnowski de ne pas avoir extirpé par la force le catholicisme de Pologne et conseillait au duc de Somerset de dompter violemment les anciens catholiques et les anabaptistes. Partout le protestantisme poursuivit la liberté philosophique et accabla les philosophes de ses anathèmes. Partout le luthérianisme, le calvinisme, l'anglicanisme exigeaient la prépondérance[31], non seulement religieuse, mais politique, et les catholiques d'Angleterre eussent été mal venus à demander, sous le règne parpaillot d'Elisabeth, les places de sûreté qu'en France la royauté accorda aux huguenots. Au seizième siècle, le libre examen ne fut en somme que de choisir entre les doctrines protestantes et la tradition catholique. Les guerres religieuses furent la lutte d'une religion nouvelle contre une religion ancienne, non pour se faire admettre à ses côtés, mais pour la détruire. Le protestantisme, il faut en convenir d'ailleurs, ne pouvait pas être tolérant ; sans son caractère agressif et combattif, il n'aurait pas été ; il dut s'imposer ; il n'apportait pas la paix, mais le glaive ; avec les passions si vives du moment, le tiers parti, les tièdes mêmes ne demandaient avec la conciliation qu'un moyen terme, un compromis entre les deux religions, —nullement la liberté de croire, — et c'est à une époque toute récente qu'on a inventé le mensonge de l'impartialité et les duperies de la tolérance. Ce que nous appelons aujourd'hui la tolérance n'est que de l'indifférence.

Il y eut certes de louables tentatives et, il n'est pas inutile de le redire, la France fut sans doute le seul pays, au seizième siècle, où l'on admit un moment que les deux religions pouvaient coexister. La grande force des huguenots, la faiblesse d'un gouvernement à la tête duquel se trouvaient placés un enfant et une femme[32] amenèrent temporairement ces concessions dont quelques-unes purent se leurrer. Rien ne prouve que le pouvoir catholique, avec un roi conscient de son devoir et suffisamment armé pour imposer le respect, se fût montré si accommodant. — Puis la question politique se mêla presque aussitôt à la question confessionnelle. Catherine de Médicis elle-même, d'esprit si avisé, fut longue à comprendre et attacha trop d'importance, bien qu'elle ait vu clairement le côté politique du protestantisme, à ses revendications religieuses. Socialiste en Allemagne avec Luther et acceptée des princes comme forme d'opposition au pouvoir impérial ; républicaine à Genève avec Calvin, la Réforme en France fut surtout une révolte de la féodalité contre l'autorité monarchique. Les protestants français au seizième siècle ne voulaient pas d'ailleurs supprimer la royauté ; ils voulaient la confisquer, la diriger, avoir un roi protestant au lieu d'un roi catholique. Ils rêvèrent ensuite d'une sorte de fédération, d'oligarchie avec un protecteur. — Sully rapporte dans ses Œconomies royales que le duc de Bouillon avait fait solliciter le roi Jacques d'Angleterre par les envoyés de l'Electeur palatin afin qu'il agréât les propositions des calvinistes de France : — faire le roi d'Angleterre leur Protecteur et l'Electeur son lieutenant[33]. Il est aussi plusieurs fois parlé, dans le même ouvrage de Sully, des aspirations républicaines du parti huguenot et de mémoires présentés, dans lesquels on jetait les fondements d'une république calviniste au milieu de la France libre, absolument indépendante du souverain. Mais en regardant de près, on peut se rendre compte que la république, telle que la comprenaient les seigneurs protestants qui faisaient la grande force du parti, n'était aucunement la démocratie. Si la Réforme s'était établie en France, il y aurait eu bien d'autres discordes avant que Genève, dont le Consistoire aspirait à la suprématie, eût définitivement triomphé[34].

Aussi bien, quels furent les résultats positifs où put atteindre Calvin et quelle était cette fameuse austérité protestante à laquelle il s'attachait si âprement et qui devait tout régénérer et sauver ? Pour Genève même, on sait que c'est un Genevois, M. Galiffe, qui a répondu, et ses constatations, d'après les pièces d'archives[35], peuvent se traduire, sinon se résumer, en peu de mots : il apporta l'hypocrisie. La bête humaine, comprimée d'une part, s'échappe de l'autre en dépit de tous les règlements et de toutes les ordonnances. Maître de la ville, malgré la résistance d'une partie de la population et même des révoltes, il mêla au vieux sang genevois celui des réfugiés, sa garde prétorienne, dit M. Audin[36] ; ce sont des escrocs, des fripons, des banqueroutiers qui siègent au Consistoire, qui entrent au conseil, qui sont reçus bourgeois[37] et en échange introduisent dans Genève des souillures dont jusqu'alors on avait à peine l'idée[38]. Pendant toute la domination du théocrate, l'espionnage fut un métier lucratif ; et pour la moralité générale, après tant de précautions prises, M. Galiffe montre des registres couverts d'inscriptions d'enfants illégitimes qu'on exposait sur le pont de l'Arve ; des testaments où le père accuse ses fils de crimes hideux ; des actes par-devant notaire où une mère constitue une dot aux bâtards de sa fille ; des mariages où l'époux passe de l'autel à la prison ; des femmes de toutes conditions qui mettent leurs nouveau-nés à l'hôpital pour mieux vivre dans l'abondance. — M. Galiffe devait donner autre chose encore, et raconter dans la langue de Pétrone les petits soupers des ministres genevois. Car les rigueurs, l'austérité des mœurs n'étaient que pour les petites gens. Calvin lui-même était généreusement traité par le Conseil[39] qu'il tenait en lisières ; on lui avait acheté et meublé une maison dans la rue des Chanoines ; il recevait 1.000 francs par an, environ, ce qui équivaut à 12.000 francs d'aujourd'hui, selon le calcul de Fronde, et auxquels il ajoutait douze setiers de blé et deux tonnes de vin, gages considérables, disent les registres de la ville. Aussi tenait-il table ouverte pour les étrangers de distinction, les Français surtout, sa protection s'étendant avec plus de tendresse sur ce qu'il appelait son église de France ; mais il acceptait volontiers un retour de politesse, et dit Bolsec, son plus acharné détracteur et qui avait à se venger de son expulsion de 1551, c'est chose certaine que tous les gentilshommes français et tous les riches venant demeurer à Genève à cause de leur religion ne pouvaient lui faire plus grand plaisir, ni mieux acquérir sa faveur et amitié que de lui faire banquets et festins, tant au disner qu'au souper ; et chacun faisait à l'envi de banqueter au mieux qu'il lui était possible, tant en abondance qu'en délicatesse de viande. De manière que le gibier et bons morceaux commençaient à renchérir, ce qui causa un double murmure et scandale à Genève pour la gourmandise des étrangers, particulièrement des Français, qui enlevaient tout ce qu'on apportait au Molard. — Et le médecin lyonnais ajoute : Les meilleurs et plus friands morceaux étaient réservés pour sa bouche. Pour du vin, il n'y en avait pas de plus exquis par toute la ville. Quand il faisait la faveur à quelqu'un d'aller dîner ou souper avec lui, il lui fallait apporter de son vin dans une petite bouteille d'argent, et cela était encore pour la bouche de Monsieur. Il avait aussi son boulanger, qui le fournissait de pain fait expressément pour lui, de la plus fine fleur de froment, pétri avec eau de rose sucrée, cannelle, anis ; et après être tiré du four biscoté, ce pain était si excellent qu'on l'appelait : le pain de Monsieur[40]. Mais ce sont les petits travers de la nature humaine. Calvin, du reste, avec toutes ces attentions, ces soins, ces témoignages de déférence, était craint de la population de Genève et ne pouvait être aimé. Tous ceux qui l'approchaient avaient à souffrir de sa parole arrogante, de ses emportements, de son intolérable orgueil. Mélanchton lui reproche une morosité que rien ne peut fléchir ; Bucer, une maladie de médisance passée dans le sang comme la rage chez le chien ; Papyre Masson, un insatiable appétit de vengeance et de meurtre sous un masque de modestie et de simplicité. Il avait besoin de haïr et se plaisait à exciter ce besoin chez les autres. Mieux vaut l'Enfer avec de Bèze que le Paradis avec Calvin, avait-on fini par dire ; et au bas d'un plan gravé de l'époque se trouve cette légende qui traduit le sentiment général : Ne connaissez Genève que pour l'abhorrer et la fuir. — C'est qu'au fond, Calvin sentait que son œuvre allait échapper à la direction qu'il lui avait donnée, se développer à l'encontre de ses idées rigides. Lorsqu'on regarde ses portraits, si caractéristiques, on reconnaît l'homme désabusé, entrevoyant l'inutilité de son effort, s'il n'a aucune conscience de son rôle néfaste, derrière cette face de bile et de fiel, au front étroit de sectaire, aux joues minces, au menton effilé, à l'œil aigu, aux sourcils droits et coupants. Il avait voulu opposer l'austérité de la Réforme aux dérèglements catholiques, à tout ce qu'on rapportait des débauches de la cour de France, de la sentine romaine, des mœurs si décriées des grands, des princes de l'Eglise, et n'avait enfanté que ce monde d'horreurs et de crimes que nous montre l'auteur genevois, où toute la vertu était dans la dissimulation, le respect apparent et la pratique du culte, l'obéissance aux commandements du réformateur. Il avait voulu discipliner l'anarchie protestante dans l'unité de la doctrine, et la doctrine même devait disparaître avec les subdivisions de sectes et dans son aboutissement logique à l'athéisme. Sa vie avait été une lutte perpétuelle parmi les sueurs et les souffrances, — car les petits plats et le vin de Monsieur lui avaient donné la goutte et la pierre[41], — l'irritation d'un esprit alarmé des innovations qui le dépassent ; et cependant il suffisait à tout et jusqu'au dernier jour travailla à la propagation de sa doctrine, correspondant avec la France, l'Italie, l'Angleterre, l'Ecosse, l'Allemagne, la Pologne, suscitant partout des Eglises, adressant des réprimandes et des conseils aux rois, aux princes, aux peuples, — et demeure le grand homme du protestantisme parce qu'il l'organisa, en fit la formidable machine de guerre qui sapa dans ses fondements le vieil édifice catholique et fut un moment sur le point de le renverser.

En face de Calvin, il n'y a qu'une seule figure assez haute pour lui être opposée ; c'est le roi d'Espagne, Philippe II, qui personnifia l'autorité à une époque où l'on ne parlait que de libre examen, de discussion et où les querelles théologiques préparaient la révolution ; qui se posa, inflexible, au milieu d'une société qui croulait pour en arrêter la ruine. Il est l'autorité monarchique se réveillant pour combattre le morcellement féodal et réformateur, tandis que les protestants d'Angleterre, d'Allemagne et de France s'unissent en haine du pape et de la constitution catholique. Mais le personnage de Philippe II n'a jamais été sympathique. Il est triste et fermé, glacial ; ce n'est qu'un politique. Il a fait tout au monde, dit l'ambassadeur vénitien Sorranzo, pour inquiéter, diviser et occuper les Etats d'autrui. Seul, il osa arrêter la Réforme et lui défendre de mettre le pied dans son royaume ; seul il protégea la religion dans ses Etats envers et contre tous. Grâce aux écrits des protestants, d'ailleurs, il est resté presque uniquement devant l'Histoire le bourreau des Flandres, une sorte de croquemitaine farouche, qu'on entrevoit dans son funèbre palais de l'Escurial aux lueurs sinistres des bûchers, traînant son cortège d'inquisiteurs et de tortionnaires, poursuivi des ombres sanglantes de tout un peuple sacrifié au fanatisme des prêtres. — Cependant, il y a une autre grandeur chez cet homme voué à l'exécration universelle et dont toute la vie, tous les actes, toute la politique furent implacablement dominés par la raison d'Etat. En Espagne, le catholicisme devait rester la loi sociale parce qu'il distinguait le sujet d'avec le rebelle. La surveillance de l'hérésie tenait à un principe de conservation et de police. Philippe II ne fit qu'appliquer au dehors ce qu'il considérait comme une nécessité d'existence pour la société catholique ; il poursuivit, traqua, extermina les huguenots parce qu'ils étaient le ferment de dissolution qui menaçait dans sa vie même tout le corps social de la chrétienté[42], et le duel terrible des deux principes, des deux idées protestante et catholique, est ainsi représenté, incarné, pourrait-on dire, par les deux hommes les plus inaccessibles au doute, à la pitié, à tout sentiment humain. C'est la lutte de deux forces ennemies, de deux éléments dont l'un doit anéantir l'autre et qui détruisent tout sur leur passage.

La mort de Calvin, qui languissait depuis quatre ans, du reste fut affreuse, d'après la tradition que se hâta de recueillir son ennemi, le médecin Bolsec : — Il mourut invoquant les diables, jurant, disputant et maugréant pour les très grièves douleurs et très âpres afflictions, lesquelles il ressentait de la sévère et très pesante main de Dieu sur sa personne. Ceux qui le servirent jusqu'à son dernier soupir ont témoigné de cela ; que Bèze ou autre qui voudra le nie ; il est pourtant bien vérifié qu'il maudissait l'heure qu'il avait jamais étudié et écrit, sortant de ses ulcères et de tout son corps une puanteur exécrable, pour laquelle il était fâcheux à soi-même et à ses serviteurs domestiques, qui ajoutent qu'il ne voulait, pour ce sujet, qu'on l'allât voir. — Le bruit courait que son corps était en décomposition, qu'il portait les signes visibles d'une lutte désespérée et comme l'empreinte de la colère divine[43]. Aussi ne laissait-on entrer personne dans la chambre où était le cadavre sur lequel on avait rapidement jeté un drap noir, et qui fut aussitôt enseveli[44]. Mais un jeune étudiant, Harennius, venu à Genève pour suivre les leçons du réformateur, parvint à entrer et souleva curieusement le drap du lit mortuaire. Calvin, put-il écrire ensuite, a fini sa vie dans le désespoir : il est mort d'une très horrible et très honteuse maladie dont Dieu menace les maudits et les rebelles, après en avoir été auparavant tourmentés et consumés : ce que j'ose attester, moi qui étais présent et qui ai vu de mes yeux son trépas affreux et tragique[45].

C'était le 27 mai 1562. Usé par une vie de labeur terrible, si l'on veut bien admettre avec les protestants que sa mort fut édifiante, Calvin allait avoir cinquante-cinq ans.

 

 

 



[1] Selon M. L. Génin, il ne se trouvait d'ailleurs au concile de Pise que quatre cardinaux ; trois autres envoyèrent leur procuration. Louis XII y avait d'abord adhéré ; il révoqua ensuite l'assemblée de Pise, que le pape, par dérision, appelait conciliabulum au concile général de Latran qui se tint l'année suivante (1512). Cf. Manuel de l'histoire des Conciles, 1856.

[2] Les moines, dit Brantôme, élisaient le plus souvent celai qui était le meilleur compagnon, qui aimait plus les garces, les chiens et les oiseaux, qui était le meilleur biberon, bref le plus débauché, afin que l'ayant fait leur abbé ou prieur, il leur perme, toutes pareilles débauches, dissolutions et plaisirs... Les évêques menaient une vie toute dissolue avec chiens, oiseaux, fêtes, banquets, confrairies, noces et putains, dont ils faisaient des sérails et tel faisait rechercher de jeunes belles petites filles de l'âge de dix ans et les donnait à élever pour s'en servir quand elles seraient grandes... Hommes illustres, etc., François Ier.

[3] Les protestants eux-mêmes l'avouent : C'était, déclare M. Henri BORDIER, la conséquence des faux principes religieux, abêtissants et sanguinaires, sur lesquels la société reposait tout entière et qui la tenaient si étroitement liée à eux que la moindre hérésie, en effet, compromettait tout l'édifice. — Et quelques lignes plus haut, il écrit : Qu'est-ce qu'auraient été des huguenots obéissants et faciles ? C'auraient été des catholiques. — La Saint-Barthélemy et la critique moderne, p. 91.

[4] On doit expliquer ainsi les atrocités reprochées à Charles-Quint, à Philippe II ; les bûchers de François Ier.

[5] Par précaution, les chansons pieuses des huguenots avaient été notées sur la musique des chansons profanes de l'époque. Cf. le Chansonnier huguenot, publié par H.-L. BORDIER, Paris, 1871. — Le cardinal de Lorraine, par contre fut accusé plus tard d'avoir mis en usage, au lieu des psaumes, certains vers lascifs et impudiques d'Horace et autres poètes infâmes. RÉGNIER DE LA PLANCHE, p. 211, édit. Buchon.

[6] Le scandale des indulgences et pardons fut également arrêté en France par un édit de François Ier (ISAMBERT, Anciennes lois françaises, t. XII, p. 551), qui en défendit la vente de la manière la plus formelle.

[7] Dans son ouvrage sur le Fisc commun, Luther proposait ainsi d'abolir tous les monastères et de s'emparer de leurs biens. Leurs revenus formeraient un fisc commun pour répondre à tous les besoins de la société. On devait en faire huit parts : une pour les prédicateurs nécessiteux du culte et les administrateurs du bien commun ; une seconde pour les hommes et les femmes qui s'occuperaient de l'éducation du peuple ; une troisième pour les vieillards, les infirmes, pour des fondations d'hôpitaux ; la quatrième était réservée aux orphelins ; la cinquième aux pauvres chargés de dettes ; la sixième aux étrangers qui demandaient l'hospitalité dans les villes ; la septième, devait servir à la réparation des bâtiments publics et la huitième à établir des magasins de blé. — Quant aux moines dépouillés, il n'en était pas question. — La Révolution française n'inventa rien avec les biens nationaux.

[8] Antoine de Mouchy (Democharès) était de Ressons-sur-Matz, proche Compiègne, et docteur de la faculté de théologie. Il se trouvait au concile de Trente et au colloque de Poissy comme chanoine et pénitencier de Noyon. Le zèle avec lequel il poursuivait, savait épier et faire dénoncer les hérétiques, nous aurait fourni, selon Mézeray, le mot mouchard. Cependant, M. Fisquet, dans la biographie Hœfer, conteste cette étymologie et ajoute qu'elle vient de emungere, mouchard, mouche. V. NISARD, Curiosités de l'étymologie française, p. 324 ; H. ESTIENNE, Apologie pour Hérodote, t. II, p. 170, note. Ménage conteste également l'opinion de Mézeray ; Dictionnaire de Trévoux.

[9] François Ier disait à Montmorency : Ne parlons point de celle-là ; elle m'aime trop pour croire autrement que moi et pour être d'une religion si funeste à mon Etat ! — Ce qui n'empêcha nullement, d'ailleurs, les tendresses de la reine de Navarre pour les huguenots.

[10] Les criailleries de Luther avaient commencé en 1517 ; en 1524 (1525 n. s.) on sollicita le Parlement de Paris de remédier et pourvoir aux hérésies et blasphèmes, en faisant le procès à ceux qui se trouvent entachés de la doctrine de Luther et autres hérésies. Bulletin de la Société du protestantisme, t. III.

[11] François Ier n'était ni fanatique ni cruel, et cependant on lit avec tristesse le récit des premières exécutions qui eurent lieu sous son règne, car les condamnés étaient tous d'honnêtes et braves gens. Sous la pression du parti ultra-catholique, Pavanes, l'ermite de Livry, fut brûlé vif devant le portail Notre-Dame (1525) ; un pauvre charpentier subit la même peine le lendemain. Berquin, délivré deux fois par le Roi, fut arrêté de nouveau en 1529 et brûlé en place de Grève.

[12] Le 20 mars 1525, le Parlement délibère au regard de l'hérésie qui est grande et pullule dans le royaume et, d'accord avec 1'Eglise, institue une commission spéciale avec deux docteurs en théologie et deux conseillers auxquels on baille vicariat. En 1540, le Roi attribue aux cours souveraines, aux juges inférieurs et à des commissions particulières, le droit de procéder au jugement des faits d'hérésie ; le 23 juin, Mathieu Ony est nommé inquisiteur général de la foi.

[13] C'est en 1535 que fut imprimée à Neufchâtel, par Robert Oliviétain, la première bible en langue vulgaire. Pour cette traduction, Oliviétain emprunta aux Vaudois d'anciens manuscrits en langue romane. — D'autres exécutions sont indiquées en 1542, place Maubert. (Bulletin de la Société du protestantisme, t. VI.)

[14] Il est inutile de revenir autrement sur le massacre des inoffensifs Vaudois, qui reste, malgré tout ce qu'on a pu dire, la honte de François Ier. Le baron d'Oppède, premier président du parlement d'Aix, accusait les sectaires de vouloir s'emparer de Marseille et un arrêt avait été rendu par sa compagnie les condamnant à l'extermination. Mais le devoir du Roi, dont la bonne foi put être surprise par le cardinal de Tournon, était au moins de s'informer.

[15] MÉZERAY, t. II, p. 1038 ; Cf. DARESTE, Histoire de France, FORNERON, op. cit. ; H. DE L'EPINOIS, Henri Martin et son Histoire de France, p. 313 et suivantes.

[16] Je m'efforce, disait-il lui-même, de combattre sans cesse mes défauts ; ils sont nombreux, je le sais, mais il en est un surtout contre lequel je lutte inutilement : c'est la colère ! Je n'ai jamais pu dompter cette bête féroce. (MONAGHAN, l'Eglise, la Réforme, la philosophie et le Socialisme, in-12, 1865.)

[17] Philarète CHASLES, Etudes sur le seizième siècle.

[18] Luther, s'écrie Mélanchton, me cause de grandes peines par les longues plaintes qu'il me fait de ses afflictions. Il est abattu. — Selon des témoignages que les protestants n'ont pu réfuter, Luther non seulement serait mort de mort subite, ce qui de son propre aveu et selon la version alors généralement admise était un signe de damnation, mais se serait suicidé, — pendu comme l'Iscariote. On peut voir, à ce propos, un très curieux travail signé Charlotte CHABRIER-REIDER : Une Enigme historique : La Mort de Luther, paru dans le Mercure de France, t. LXII, août 1906. Les numéros suivants insérèrent plusieurs lettres de protestation, mais ne prouvant rien contre les allégations de l'auteur.

[19] Sur Zwingli et la Réforme en Suisse, cf. une consciencieuse étude de M. Pierre VAUCHER dans Esquisses d'histoire suisse, Lausanne, 1882.

[20] On sait quel avait été le laisser-aller durant tout le moyen âge par les pays de l'Europe occidentale. En 1539, on trouve encore un mandement de François Ier ordonnant de payer 45 livres tournois à la dame des filles de joie suivant la Cour, à l'occasion du 1er janvier. Daté de Hesdin, 18 février (Bulletin de la Société du protestantisme, t. V.) — Les anciens rois, dit Brantôme, dont nous retrouvons ici les histoires favorites, admettaient des putains à leur suite, desquelles le roi des ribauds, qui, depuis, a été converti en prévôt de l'hôtel, avait charge et soin de leur faire répartir quartier et commander de leur faire justice si on leur faisait tort.

[21] GALIFFE, Notices généalogiques, t. III, p. 21.

[22] Il a besoin, ajoute encore l'auteur, de condamner ses ennemis. Il décrète a prédestination, qui divise les hommes en élus et en réprouvés. Les élus sont ses disciples. Les réprouvés sont tous ceux qui ne pensent pas comme lui. Il les fera brûler s'il le faut par la république de Genève, dont il est le dictateur politique et religieux. (Histoire de la liberté religieuse, t. I, p. 21.)

[23] Pierre VAUCHER, Esquisses d'histoire suisse ; Calvin et les Genevois.

[24] L'époque semble avoir eu la manie de ces réglementations et nous avons déjà vu que Coligny avait publié dans le même esprit, non seulement de discipline mais de réprimande tatillonne, ses Ordonnances militaires. Les règlements du Conseil de Berne (1536), pour être moins excessifs que ceux de Genève, valent également d'être cités : — A cause que gourmandise est très grand vice, avons ordonné que tous ceux qui mangeront et boiront plus qu'ils ne pourront porter, doivent bailler 10 florins. Nous ordonnons et expressément commandons que tous publics adultères et paillards se remettent à honnêteté, délaissent leur mauvaise et scandaleuse vie, si tant qu'ils désirent éviter les punitions suivantes : les adultères, hommes ou femmes, qui auront commis adultère qui sera manifesté par fuite, par procréation d'enfants ou par bons témoignages, iceux et icelles doivent être mis en prison et détenus cinq jours et cinq nuits au pain et à l'eau. Les personnes non mariées commettant paillardises doivent être admonestées et, si après elles persévéraient dans leur mauvaise vie, elles seraient punies par bannissement ou en autre sorte comme bon nous semblera. Les filles vaguantes ne doivent être hébergées qu'une nuit. Touchant les entremetteurs d'adultères pour gens mariés, ils doivent donner 10 florins et, s'ils continuent, être bannis de nos pays. La danse étant scandaleuse est défendue sous peine de 3 florins. Toutefois, danse très honnête est permise le jour des noces, etc.

[25] La question du blasphème était presque aussi âprement disputée au seizième siècle qu'au temps de saint Louis et il n'appartenait qu'aux gentilshommes de jurer Dieu. — Cf. H. ESTIENNE, Apologie pour Hérodote, édit. Liseux, t. II, p. 72, note.

[26] Le chanoine FLEURY, Histoire de l'Eglise de Genève, t. II. — Calvin méprisait les arts, dit Bossuet, et fit sa République triste comme lui-même.

[27] Les Réformés et surtout les Calvinistes se crurent toujours tenus de blâmer la somptuosité des vêtements. Henri Estienne, que nous aurons souvent à citer, se plaint ainsi que de son temps un petit compagnon dépensait bien cent francs ou à peu près pour une seule paire de chausses. Apologie, t. II, p. 132.

[28] J.-B. GALIFFE, Notices généalogiques. Registre du Conseil de Genève, 2 novembre 1549.

[29] J.-B. GALIFFE, Notices généalogiques. Registre du Conseil de Genève, 21 février 1572.

[30] En 1547, Servet avait écrit à Calvin, s'efforçant d'entrer en controverse avec lui sur de hautes questions religieuses. Il lui avait envoyé un livre intitulé : Christianismi Restitutio, dans lequel il combattait sa doctrine sur plusieurs points importants. Calvin garda le silence. Mais dans une lettre familière à Farel, il laissa échapper un rugissement : Dernièrement, dit-il, Servet m'a écrit et il a joint à sa lettre un gros volume de ses folies, me disant avec une jactance inconcevable que je lirai là des choses inouïes, merveilleuses et que si cela m'agrée il viendra à Genève. Je ne veux nullement lui engager ma parole, car s'il venait, pourvu que mon crédit eût quelque valeur, je ne souffrirais pas qu'il sorte d'ici vivant. — DARGAUD, op. cit., t. I, p. 25 ; GROTIUS, t. IV, p. 503. — Gautier, dans les notes ajoutées à l'Histoire de Genève, par SPON, dit que Calvin fit donner au magistrat de Vienne des avis sur Servet comme d'un homme qui renversait les fondements du christianisme. Servet fut mis en prison, subit deux interrogatoires, mais trouva moyen de s'évader au bout de trois jours. La sentence rendue contre lui ne fut exécutée qu'en effigie (SPON, in-4°, t. I, p. 293). A Genève, il ne devait pas être aussi heureux. Gardé pendant cinq semaines en prison, couvert de vêtements pourris, rongé de vermine, n'ayant pas même un avocat, il fut condamné à mort et attaché à une potence par une chaîne de fer, une couronne de paille et de feuillage enduite de soufre sur la tête, le col fixé par quatre ou cinq tours d'une corde épaisse et son livre pendu au côté. Le bourreau alluma le bûcher en cercle autour de la victime qui poussa un cri si affreux que le peuple frappé d'horreur se hâta de jeter des fagots dans le feu. — Calvin écrivit, d'ailleurs, que depuis que son arrêt lui avait été signifié, tantôt il restait dans l'attitude d'une personne stupéfaite, tantôt il poussait de profonds soupirs ou bien des cris semblables à ceux d'un furieux. Et cette dernière manie prévalut tellement chez lui qu'on ne l'entendait plus que meugler comme les vaches de son pays : Miséricorde ! Miséricorde ! (CALVIN opus., édit. de Genève, 1597). Cf. la Vie de Michel Servet, par ALLWOERDEN, publiée à Helmstad, 1728. — Servet fut brûlé pour avoir dit que Jésus était fils du Dieu éternel et non, comme l'exigeait le réformateur : le fils éternel de Dieu. (Aug. DIDE, Michel Servet et Calvin.) Un Berlinois, auteur encore d'une Vie de Calvin, M. P. E. HENRY, soutient qu'il n'a pas trempé dans l'affaire de Servet lorsqu'il en a porté tout le poids. En face de ses amis, il a déclaré ce qui suit : Depuis que Servet fut convaincu de ses hérésies, je n'ai fait nulle instance pour le faire punir de mort et, de ce que je dis, non seulement toutes gens de bien me seront témoins, mais aussi je dépite tous les malins qu'ainsi ne soit. — Mais n'est-ce pas le cas de dire que tout mauvais cas est niable ?

[31] Ce serait un crime capital à Genève, dit Gabriel de Saconay, doyen du chapitre de Lyon, de faire aucun exercice de religion catholique ; tant s'en faut qu'on y voulut tolérer liberté de conscience, pour autant qu'ils estiment d'endurer deux religions contraires être clause contrevenante de l'expresse parole de Dieu qui commande que toute idolâtrie et fausse religion soient exterminées.

[32] C'est le témoignage même des contemporains. L'ambassadeur vénitien Michel Suriano écrit : Tel est donc l'état actuel de la France : un Roi très jeune, sans expérience, sans autorité ; un conseil plein de discordes ; le pour voir aux mains de la Reine, femme sage mais timide, irrésolue et toujours femme ; le roi de Navarre, prince très noble et très courtois mais inconstant et peu exercé aux affaires ; le peuple divisé par des factions...

[33] Sully rapporte également que dans une conférence tenue à Montauban, en 1595, par les chefs calvinistes, puis dans une autre à Saint-Paul de la Miatte, diocèse de Castres, on donna audience à un ministre docteur nommé Butrick, envoyé par l'Electeur palatin. De concert avec le vicomte de Turenne (le duc de Bouillon), Butrick proposait un nouveau système de gouvernement qu'accueillaient d'Aubigné, Saint-Germain, Beaupré, Bretolles, Clam et bien d'autres. Ils voulaient faire de la France calviniste une sorte d'Etat républicain sous la protection de l'Electeur qui tiendrait en son nom cinq ou six lieutenants dans les différentes provinces. — Ce fut le duc de Montpensier qui déjoua les menées des chefs du parti.

[34] Les ministres huguenots, dit lui-même le protestant contemporain Dumoulin, sont pour la plupart étrangers et gens de néant, émissaires envoyés en France par le consistoire de Genève auquel ils prêtent serment. Sous le prétexte de religion et de réformation, ils font des conventicules et des assemblées tendant à la sédition. Dans ces assemblées, les ministres sont les chefs et les maîtres ; ils usurpent la juridiction ecclésiastique et séculière, prononcent des condamnations, des excommunications, des emprisonnements. Ils donnent avis à ceux de Genève de tout ce qui se passe d'important, et prennent leur ordre, avis et conseil qu'ils suivent aveuglément, n'ayant d'autre dessein que de réduire toute la France en un Etat populaire et d'en faire une république comme Genève, dont ils ont chassé leur comte et évêque ; de changer, renverser et détruire la police entière du royaume ; de s'arroger toute l'autorité ; de soustraire les sujets à celle du Roi, de ses parlements et magistrats, sous le faux prétexte d'une liberté imaginaire. Copie des articles présentés par Ch. Dumoulin contre les ministres de la R. P. R. de son temps, pour en informer. Cf. Op., 1681, in-8°.

[35] Cf. Notices généalogiques, in-8°, 1831-1836.

[36] J.-M. AUDIN, Histoire de la vie, des ouvrages et des doctrines de Calvin, 1856, 2 vol. in-12.

[37] Il est également curieux d'entendre L'Hospital, si tendre pour les réformés, dénoncer, dans sa harangue du 7 septembre 1560, l'incontestable alliance de la canaille et du protestantisme, que Marguerite de Parme accusait six ans plus tard, à propos des premiers soulèvements des Pays-Bas, et qui, suivant Florimond de Rémond, faisait de Genève une sorte d'égout général de l'Europe, où venait s'entasser tout ce qu'elle possédait de débiteurs sans argent, de commerçants en déconfiture, de gens, en un mot, plus ou moins en délicatesse avec la justice de leur pays. Et le chancelier, parlant des conventicules, s'écrie : Y a ès dites compagnies séditieuses force bannis et canailles, qui tous se couvrent du manteau de la religion. Si est-ce qu'ils ne sont luthériens, mais plutôt sans Dieu, ne voulant vivre dans leurs maisons ni hors sub legibus, mais à la force. Quelle espérance peut-on avoir de telles gens, autre que de confusion et de pillerie. — Cf. F.-A. SEGRETAIN, Sixte-Quint et Henri IV. — Florimond DE RÉMOND, Histoire de la naissance, progrès, etc., de l'hérésie, in-4°, 1632.

[38] Cf. AUDIN, Histoire de la vie, etc., de Calvin, t. II.

[39] CHARPENNE, Histoire de la Réforme et des Réformateurs, Paris, 1861, in-8°.

[40] Jérôme BOLSEC, Histoire de la vie, mœurs, actes, doctrine... et mort de Calvin, 1577. — Bolsec avait été son ministre et son confident. Cf. Archives curieuses de l'Histoire de France, t. V, p. 301.

[41] Calvin avait neuf maladies toutes très cruelles, car il était tourmenté de la colique, de la gravelle, de la goutte, des hémorroïdes, d'une fièvre phtisique, d'un asthme, de la migraine, d'un catharre continuel et d'un vomissement de sang. Bibl. nat., collection dite des Armoires de Baluze, vol. 130. — Il semble bien qu'il faut y ajouter la syphilis, qui faisait à l'époque des ravages terribles.

[42] Ce fut sa pensée fixe à partir de l'instant où il put écarter les Guise de l'Angleterre et les asservir à sa politique, écrit un de ses historiens, M. Forneron, qui ne lui est guère favorable mais quand même doit avouer que soutenue pendant quarante ans avec une obstination et une confiance inébranlable, la volonté de Philippe II a influé sur tonte l'histoire de l'Europe occidentale. Ses échecs comme ses triomphes ont eu pour conséquences le développement des forces de l'Angleterre et de la Hollande, la suppression de la Réforme un Italie ut en Espagne, et l'exclusion du chef des huguenots de France jusqu'à ce qu'il ait entendu une messe. — Cf. Histoire de Philippe II ; Les Ducs de Guise et leur époque.

[43] Le luthérien Conrad Schlussemberg le montre de même rongé par les vers, chargé d'ulcères qui chassaient par leur horrible puanteur ceux qui voulaient approcher du malade. (Theologia Calviniana, liv. II.)

[44] Pour obvier à toute calomnie, écrit T. de Bèze, le corps de Calvin fut enseveli sur les huit heures du matin et dès deux heures porté au cimetière. — Plus tard il ajouta que l'on appréhendait de donner lieu aux calomnies des ennemis de l'Église en satisfaisant la curiosité de tout le monde.

[45] Calvinus, in desperatione finiens, vitam obiit turpissimo et fcedissimo morbo, quem Deus rebellibus et maledictus comminatias est, priùs excruciatus et consumptus, quod ego verissime attestari audeo, qui funesium et tragicum illius exiturn et exitium his meis oculis præsens aspexi. (Joaun. HARENNIUS, apud Pet. Cutzenum.) — Calvin, on le sait, a été accusé de pédérastie par Florimond de Rémond, qui était conseiller au parlement de Bordeaux ; par Jacob Schveler, doyen de la collégiale Saint-Nicolas de Fribourg et official de Lausanne (Hercules Catholicus, etc., 1651, p. 33) ; d'autres en parlent seulement comme d'un homme dépravé ou reproduisent la même accusation. On peut voir J. DESMOY, Remarques sur la vie de Jean Calvin, hérésiarque, tirées des registres de Noyon, Rouen, 1657 ; Papyre MASSON, in Vita Calvini ; LEVASSEUR, Annales du diocèse de Noyon ; SPON, Histoire de Genève, édit. de 1730, in-4°. Je dois signaler encore un des ouvrages du Dr CABANES, Indiscrétions de l'Histoire, 3e série, p. 163, 1906, et sur la vie de Calvin, version protestante, le grand ouvrage de Domergue, 5 vol., Lyon.