LES BIBLIOTHÈQUES. - LES LECTURES PUBLIQUES. - LES LIBRAIRES. - LES PROFESSEURS. LES BIBLIOTHÈQUES. — La bibliothèque des Juifs, placée dans le temple de Jérusalem, était composée des livres de la Bible. Plus tard, les principales synagogues eurent toutes une bibliothèque formée des mêmes éléments ; on y lisait des passages des Écritures devant les fidèles assemblés. A l’époque de la conquête romaine, on comptait environ quatre cent cinquante synagogues ; tous les livres qu’elles contenaient furent détruits. Au reste, il ne semble pas que ces bibliothèques aient jamais contenu autre chose que les livres sacrés ; les Juifs avaient peu de souci des ouvrages étrangers, et ils ne paraissent pas avoir beaucoup écrit sur les sciences. Il est présumable que les Phéniciens et les Chaldéens, qui cultivaient plus spécialement les sciences, ont eu de bonne heure des collections de livres. On a retrouvé la bibliothèque d’un roi d’Assyrie, Assourbanipal. Singulière bibliothèque, dit M. Lenormant, qui se composait exclusivement de tablettes plates et carrées en terre cuite portant sur l’une et l’autre de leurs deux faces une page d’écriture cunéiforme cursive très fine et très serrée, tracée sur l’argile encore fraîche. Chacune était numérotée et formait le feuillet d’un livre, dont l’ensemble était constitué par la réunion d’une série de tablettes pareilles, sans doute empilées les unes sur les autres dans une même case de la bibliothèque. Une encyclopédie grammaticale divisée en plusieurs traités, des fragments de lois, quelques, hymnes, une sorte de dictionnaire géographique, contenant les contrées, les villes, les fleuves et les montagnes connues des Assyriens, des listes de plantes et de minéraux, des, catalogues d’observations stellaires et planétaires, et plusieurs traités d’arithmétique composaient cette bibliothèque, qui parait n’avoir contenu aucun ouvrage concernant la médecine. Les débris qu’on a pu recueillir de cette bibliothèque sont aujourd’hui au musée Britannique. Les livres égyptiens étaient extrêmement nombreux et il y en avait d’importantes collections dans les temples et dans les palais. Dans le Rhamesséum de Thèbes, la salle où étaient placés les livres a été retrouvée ; elle était sous l’invocation de Thot, personnification de l’intelligence divine, et de la déesse Saf, appelée dame des lettres. On a retrouvé également dans le temple de Denderah une chambre qu’on a reconnue pour avoir été la bibliothèque ; les manuscrits qu’elle renfermait étaient écrits sur peau et resserrés dans des coffres. On en a le catalogue ; sur la porte était gravée une palette de scribe. Sur la bibliothèque de Thèbes, il y avait une inscription portant ces simples mots : Trésor des remèdes de l’âme. En Grèce, la plus ancienne bibliothèque publique paraît avoir été fondée à Athènes par Pisistrate. Sous la période macédonienne, la plupart des villes grecques étaient pourvues d’une bibliothèque ; la plus célèbre était celle d’Alexandrie. Larensius, dit Athénée, avait un si grand nombre de livres grecs, qu’on ne peut mettre en parallèle avec lui aucun de ceux qui ont pris tant de peine pour former les plus fameuses bibliothèques de l’antiquité, tels que Polycrate de Samos, Pisistrate, tyran d’Athènes, Euclide l’Athénien, Nicocrate de Chypre, les rois de Pergame, le poète Euripide, le philosophe Aristote, Théophraste, Nélée, qui devint possesseur des bibliothèques de ces deux derniers, et dont les descendants les vendirent à Ptolémée Philadelphe. Ce prince les fit transporter dans sa belle bibliothèque d’Alexandrie, avec les livres qu’il acheta à Rhodes et à Athènes. Fondée par Ptolémée Soter, la bibliothèque d’Alexandrie comptait environ cinquante mille volumes à la mort de ce prince et elle en compta plus tard jusqu’à sept cent mille. Un incendie la détruisit lors de la conquête d’Alexandrie par Jules César. Une nouvelle bibliothèque fut alors fondée dans le Sérapeum de la même ville, et elle ne tarda pas à devenir aussi riche que la première. Cette seconde bibliothèque, qui était annexée au grand temple de Sérapis, fut détruite par les chrétiens sous le règne de Théodose. Le même zèle fanatique fit disparaître à la même époque une autre bibliothèque très célèbre, qui dépendait du grand temple de Canope. Les rois de Pergame avaient fondé dans leur capitale une bibliothèque très importante et qui passait pour rivale de celle d’Alexandrie, avec laquelle elle fut fondue ensuite. Sous l’empire romain, la plupart des grandes villes de l’Asie Mineure avaient d’importantes collections de livres. A Rome, la première bibliothèque publique fut fondée sur le mont Aventin par Asinius Pollion. La bibliothèque Palatine et la bibliothèque Octavienne, fondées toutes deux par Auguste, celle que Vespasien créa près du temple de la Paix, celle que Trajan éleva sur son forum, étaient particulièrement célèbres. A la fin de l’empire on comptait à Rome vingt-neuf bibliothèques publiques. Au reste, si riches qu’aient pu être ces collections de livres, elles ne sauraient entrer en comparaison avec celles des peuples modernes. Un seul de nos volumes imprimés contient souvent huit ou dix fois plus de matières que les volumes manuscrits des anciens. Un chant clans les poèmes, ou un chapitre dans les livres de prose formait généralement la matière d’un seul volume. La plupart des bibliothèques étaient ornées de statues ou de bustes représentant les hommes célèbres dans les sciences, les lettres ou les arts. Depuis quelque temps, dit Pline, on consacre dans les bibliothèques le buste des grands hommes dont la voix immortelle retentit dans ces lieux. Ces bustes sont en or, en argent et plus souvent en airain. Même quand leur imagé ne nous a pas été transmise, nos regrets y substituent les traits que notre imagination leur prête ; c’est ce qui est arrivé à Homère. Certes, je ne conçois pas de plus grand bonheur pour un mortel que ce désir qu’éprouvent les hommes de tous les siècles de savoir quels ont été ses traits. La plupart des bibliothèques publiques étaient annexées à des temples, et le fanatisme des premiers chrétiens n’a pas attendu l’arrivée des barbares pour en commencer la dévastation. Le règne de Théodose marque surtout l’époque de ces destructions systématiques qui ont autant contribué que les invasions à préparer la barbarie du moyen âge. LES LECTURES PUBLIQUES. — Il était d’usage à Rome que les amis des lettres se réunissent entre eux pour entendre la lecture d’un ouvrage nouveau. Souvent aussi, les grands personnages qui se piquaient de littérature invitaient les auteurs à venir lire eux-mêmes leurs productions devant un public choisi. Enfin il arrivait aussi quelquefois que les auteurs louaient eux-mêmes une salle pour y faire des lectures ou des dissertations qui devaient ressembler un peu à nos conférences modernes. L’usage de ces lectures, qui avait été fort en faveur au commencement de l’empire, tomba plus tard en désuétude, comme on le voit par une lettre de Pline : Pline à Sosius Senecion. L’année a été fertile en poètes. Le mois d’avril n’a presque pas eu de jour où il ne se soit fait quelque lecture. J’aime à voir fleurir les lettres et les esprits se produire au grand jour, malgré le peu d’empressement de nos Romains à venir entendre les ouvrages nouveaux. La plupart se tiennent sûr les places publiques et perdent en causeries le temps qu’ils devraient consacrer à écouter. Ils envoient demander de temps en temps si le lecteur est entré, si son préambule est achevé, s’il est bien avancé dans sa lecture. Alors seulement vous les voyez venir lentement et avec circonspection. Encore n’attendent-ils pas la fin pour s’en aller. L’un s’esquive adroitement, l’autre sort sans façon et sans gêne. Quelle différence, du temps de nos pères ! On raconte qu’un jour l’empereur Claude, en se promenant dans son palais, entendit un grand bruit. Il en demanda la cause. On lui dit que Nonanius faisait une lecture publique. Ce prince vint aussitôt surprendre l’assemblée. Aujourd’hui les gens les plus oisifs, longtemps avant une lecture, priés et avertis, dédaignent de venir ; ou s’ils viennent, ce n’est que pour se plaindre qu’ils ont perdu un jour, justement parce qu’ils ne l’ont pas perdu. Cette nonchalance, et ce dédain de la part des auditeurs rehaussent beaucoup dans mon estime le courage des écrivains qui ne se dégoûtent pas de la composition et des lectures publiques. Pour moi, j’ai assisté à presque toutes les lectures. A dire vrai, les auteurs étaient mes amis ; car il n’y a peut-être pas un ami des lettres quine soit aussi le mien. Voilà ce qui m’a retenu à Rome plus longtemps que je ne voulais. Enfin je puis regagner ma retraite et y composer quelque ouvrage, que je me garderai bien de lire en public. Ceux dont j’ai écouté les lectures croiraient que je leur ai non pas donné, mais seulement prêté mon attention. Car dans ces sortes de services, comme dans tous les autres, le mérite cesse dès qu’on en demande le prix. Adieu. Les Thermes, et en général tous les endroits publics étaient également recherchés par les auteurs, qui cherchaient à §’y créer des relations, pour arriver à se faire lire, mais, si nous en croyons Martial, ce n’était pas sans essuyer quelquefois des avanies. LES LIBRAIRES. — Les boutiques de libraires étaient fort nombreuses à Rome, surtout aux alentours du Forum. Sur la porte on mettait, sous forme d’affichage, le nom des auteurs avec la liste des ouvrages qui étaient en vente dans l’établissement. Ces mêmes ouvrages se voyaient à l’étalage, soit en rouleaux séparés, soit liés avec des lanières ou disposés dans leurs coures cylindriques ; l’intérieur était divisé en compartiments et les livres étaient placés sur des rayons. C’est pour cela que Martial dit dans son épigramme contre Lupercus : Près du Forum se trouve une boutique dont la devanture est toute couverte de titres d’ouvrages, de sorte qu’on y lit en un instant les noms de tous les poètes. Là tu me demanderas à Atractus ; c’est le nom du marchand. Du’ premier ou du second de ses rayons, il tirera un Martial poli à la pierre ponce et orné de pourpre, qu’il te donnera pour cinq deniers. Les fautes de copistes étaient beaucoup plus fréquentes et beaucoup plus redoutables dans l’antiquité que de nos jours. Quand l’auteur donne son bon à tirer dans une imprimerie, il est sûr que tous les exemplaires seront pareils à celui qu’il a lui-même vérifié, mais chez les anciens, il y avait souvent autant de copistes différents que d’exemplaires livrés à la publicité. La confection matérielle d’un livre exigeait plusieurs opérations qui se pratiquaient généralement dans le magasin du libraire. Quand les copistes avaient transcrit un manuscrit, on le collationnait et on en corrigeait les fautes comme font les correcteurs dans nos imprimeries. Le nom du correcteur figurait avec celui de l’auteur. Les auteurs mettaient le plus grand soin à ne pas laisser de faute sur leur manuscrit, mais il leur eût été matériellement impossible de revoir eux-mêmes toutes les copies qu’on en faisait dans les officines de libraire. Une lettre de saint Jérôme à Lucinius témoigne de l’attention qui était nécessaire pour éviter que le sens même des écrits ne fût dénaturé dans la copie. . A Lucinius. Mes pauvres écrits ne méritent pas votre attention et ce n’est que par bienveillance que vous pouvez désirer de les posséder. Je les ai fait transcrire à vos envoyés et je les ai vus copiés sur des feuilles de papier. J’ai fortement recommandé qu’on mît tout le soin possible à les collationner sur les originaux et à les corriger ; mais il vient ici tant de voyageurs et de pèlerins, que je n’ai pu relire tous ces écrits. Si donc vous trouvez quelques erreurs, quelques passages mal copiés, imputez les, non à moi, mais à vos gens, et à l’impéritie de ces copistes qui transcrivent, non comme il y a, mais comme ils comprennent, et qui, en voulant corriger les fautes qu’ils supposent, en font eux-mêmes. Parmi les plus fameux libraires de Rome, il faut citer les frères Sosies, qui furent les éditeurs d’Horace. Le poète apostrophe, à propos d’eux, le livre qu’il achève : Tu m’as tout l’air, mon livre, avec tes yeux fixés du côté de la porte, d’attendre avec impatience le moment où tu brilleras dans la boutique de nos grands libraires les deux Sosies. Tu trouves indigne de ton importance le demi-jour de mon cabinet, ce n’est cependant pas ainsi que je t’ai élevé ; mais puisque tu y tiens, pars, mais renonce à tout espoir de retour et ne te plains pas si le lecteur s’écrie : Ah ! le sot livre, et te replie en baillant. Il y avait des libraires dans toutes les grandes villes de l’empire. Néanmoins ils étaient beaucoup moins nombreux qu’aujourd’hui et un auteur était extrêmement flatté quand ses ouvrages se vendaient dans les provinces éloignées du centre, c’est-à-dire de Rome. C’est ainsi que clans une lettre à Geminius, Pline est ravi d’apprendre que ses livres se vendent à Lyon. Je ne savais pas, dit-il, qu’il y eût des libraires à Lyon, et c’est avec d’autant plus de plaisir que j’ai appris par votre lettre que mes ouvrages s’y vendent. Je suis bien aise qu’ils conservent dans ces pays étrangers la faveur qu’ils se sont acquise à Rome. Je commence à estimer un ouvrage sur lequel des hommes de climats si différents sont de même avis. Comme il n’y avait pas, de publications périodiques, dans le genre de nos journaux et de nos revues, la critique n’avait pas à beaucoup près dans l’antiquité l’importance qu’elle a prise de nos jours. Néanmoins on la redoutait, et un critique dont la compétence était reconnue était un personnage fort recherché des écrivains. C’est ce que l’on voit dans une épigramme de Martial. Si tu veux charmer les oreilles attiques, je t’engage, je t’exhorte, mon petit !ivre, à plaire au docte Apollinaris. Personne n’a plus de jugement, plus d’érudition ; mais aussi, plus de franchise et de bienveillance. S’il te presse sur son cœur ou sur sa mouche, tu ne craindras plus les quolibets ronflants des critiques et tu ne serviras point tristement d’enveloppe aux anchois. Ce dernier trait montre que les boutiques des épiciers étaient, autrefois comme aujourd’hui, le terme auquel aboutissent fatalement les livres qui n’ont pas eu le don de plaire au public. LES PROFESSEURS. — L’antiquité n’était pas pourvue de ces grands établissements d’instruction publique, dont se glorifie la civilisation moderne. Mais si elle n’avait pas l’équivalent de nos facultés et de nos grandes collections publiques, elle a fait dans cet ordre d’idées des tentatives qui, malgré la différence d’organisation, répondaient dans une certaine mesure aux mêmes besoins. On peut citer par exemple l’e musée annexé à la grande bibliothèque d’Alexandrie. Le terme de musée n’était pas compris dans le sens que nous lui prêtons aujourd’hui. Il ne s’agissait nullement d’une collection rangée méthodiquement, mais d’une réunion de savants et de lettrés, vivant dans une sorte de communauté, et chargés d’élucider entre eux certains problèmes, en même temps qu’individuellement, ils professaient leurs doctrines particulières devant un auditoire nombreux et attentif. Si nous en croyons Timon de Phlionte, cité par Athénée, l’accord n’était pas toujours parfait entre ces doctes professeurs. Il compare le musée d’Alexandrie à une cage et se moque des philosophes que l’on y nourrissait, comme on nourrit certains oiseaux de prix dans une ménagerie. Dans l’Égypte, dit-il, où il y a nombre de peuples, on .nourrit aussi nombre de griffonneurs qui se battent sans cesse dans la cage des Muses, et Dieu sait quand ils seront guéris de ce flux de bouche. En général pourtant ce n’était pas dans des établissements de ce genre que la jeunesse se formait. Des philosophes, des jurisconsultes, des grammairiens, des savants en tout genre, répandus dans toutes les grandes villes de l’Italie, de la Grèce et de l’Asie Mineure, professaient librement, sans aucun contrôle de l’État, et de nombreux élèves se pressaient autour de ceux qui avaient su acquérir de la réputation. La marche et la direction des études n’étaient pas réglées comme de nos jours par un ministre de l’Instruction publique. Mais il y avait des modes, des courants d’enseignement, auxquels les professeurs, peut-être sans en avoir conscience, se prêtaient néanmoins. Il en est d’un professeur comme d’un artiste ou d’un écrivain, sa personnalité, qu’il le veuille ou non, s’imprègne toujours fatalement du milieu dans lequel il vit. De là vient que nous trouvons dans certains auteurs des critiques, portant non sur un professeur en particulier, mais sur les méthodes généralement adoptées dans l’enseignement. Voyez par exemple ce que dit Pétrone sur les écoliers auxquels on veut apprendre à écrire : Ce qui fait de nos écoliers autant de maîtres sots, c’est que tout ce qu’ils voient et entendent dans les écoles ne leur offre aucune image de la société. Sans cesse on y rebat leurs oreilles de pirates en embuscade sur le rivage et préparant des chaînes à leurs captifs ; de tyrans dont les barbares arrêts condamnent leurs fils à décapiter leur propre père ; d’oracles dévouant à la mort de jeunes vierges pour le salut des villes dépeuplées par la peste. C’est un déluge de périodes mielleuses agréablement arrondies ; actions et discours, tout est saupoudré de sésame et de pavot. Nourris de pareilles fadaises, comment leur goût pourrait-il se former ? Un cuistre sent toujours sa cuisine. On n’exerçait pas encore la jeunesse à ces déclamations, quand le génie des Sophocle et des Euripide créa pour la scène un nouveau langage. Un pédant croupi dans la poussière des classes n’étouffait point encore le, talent dans son germe, quand la Muse de Pindare et de ses neuf rivaux osa faire entendre des chants dignes d’Homère. Et, sans citer les poètes, je ne vois point que Platon ni Démosthène se soient exercés dans ce genre de composition. Semblable à une vierge pudique, la véritable éloquence ne connaît point le fard. Simple et modeste, elle s’élève naturellement et n’est belle que de sa propre beauté. Outre les professeurs qui faisaient des cours rétribués par les élèves, il y en avait qui s’attachaient à une famille pour faire l’éducation d’un jeune homme. Des savants, des philosophes, étaient quelquefois obligés d’accepter une position particulière chez de grands personnages. Parmi, les clients du riche Romain, il y en avait ordinairement un dont la situation intermédiaire entre l’ami et le domestique est très caractéristique dans la société romaine, c’est le philosophe à gages. Il était d’usage dans les familles romaines d’avoir à l’année un philosophe beau par-leur, se connaissant en toutes choses, raisonnant sur les belles lettres aussi bien que sur les sciences et les beaux-arts, capable de guider le maître de la maison sur ses achats d’objets précieux, s’il avait envie d’en acquérir, de l’informer des choses qu’il était de bon goût d’admirer, de l’instruire de celles qu’un homme bien élevé ne doit pas ignorer, d’improviser des discours au besoin, en un mot de donner au patron qui se l’attachait les apparences d’un lettré et d’un fin connaisseur. Ce philosophe était presque toujours un Grec. Il y avait en effet dans cette nation une foule d’hommes, beaucoup plus instruits que la plupart des Romains, souvent spirituels, mais presque toujours dénués de ressources pour la vie matérielle. L’espoir d’une existence assurée, d’une table bien servie et de la considération qui, à Rome, s’attachait toujours à celui qui passait pour être l’ami d’un homme riche, décidait beaucoup de ces lettrés à préférer une haute domesticité à une indépendance toujours voisine de la misère, en sorte que la place de philosophe dans une maison riche était fort recherchée par eux. Il paraît pourtant que cette situation si enviée n’était pas exempte de soucis et Lucien cherche à en détourner les lettrés qui étaient tentés de la prendre. Ces connaissances, pour l’amour desquelles ton maître prétendait qu’il t’appelait à lui, il s’en soucie bien ! Qu’y a-t-il de commun, en effet, dit le proverbe, entre l’âne et la lyre ? Quelle passion il a, vois-tu ? pour la sagesse d’Homère, la véhémence de Démosthène, la magnificence de Platon ? Qu’on ôte à ces riches leur or, leur argent et les soucis qu’ils entraînent, que reste-t-il, sinon un vain orgueil, de la mollesse, l’amour des plaisirs, de l’insolence, de la vanité, de l’ignorance ? Cependant tu as une longue barbe, un extérieur respectable, un manteau grec décemment ajusté ; tout le monde te connaît pour un grammairien, un orateur, un philosophe ; justement ton patron croit honorable pour lui d’avoir un homme de ta sorte mêlé à ceux qui le précèdent et qui lui font cortège, cela lui donne l’air d’un amateur des sciences grecques, qui chérit les lettres et les arts. En vérité, mon cher, tu cours grand risque qu’au lieu de tes beaux discours, il n’achète de toi- que la barbe et le manteau. Il faut donc qu’on te voie sans cesse avec lui, sans qu’il te soit permis de l’abandonner un seul instant. Tu dois dès le matin te montrer avec tout le domestique et ne jamais quitter ton poste. Pour lui, appuyant quelquefois la main sur ton épaule, il te débite toutes les inepties qui lui passent par la tête, il veut faire voir à tous ceux qu’il rencontre en route que, même en marchant, il s’occupe des Muses, et que, dans la promenade, il emploie utilement ses loisirs. Mille ennuis, intolérables à un homme libre, t’attendent dans cette société. Écoute en détail et examine si l’on peut les supporter, pour peu qu’on ait un peu d’instruction. Je commencerai, si tu veux bien, par le premier repas dont, selon toute apparence, on te régalera comme fiançailles de la future alliance. D’abord on vient t’inviter, c’est un esclave qui ne manque pas de politesse ; pour le mettre dans tes intérêts et pour ne point paraître incivil, tu lui glisses dans la main au moins cinq drachmes. Lui, faisant le désintéressé. : Fi donc ! dit-il, moi, recevoir de vous ? non point, par Hercule ! » Cependant il se laisse fléchir et sort en riant la bouche ouverte. Toi, tu prends ta plus belle robe, tu t’habilles avec une rare élégance, et après le bain, tu arrives en ayant soin de ne pas te présenter avant les autres ; car ce serait une impolitesse, de même qu’arriver après les autres serait une grossièreté. Tu choisis donc un juste milieu, et tu entres. On te reçoit avec distinction, on te prend par la main et l’on te fait asseoir un peu au-dessous du riche, environ après deux de ses anciens amis. Bientôt ce salut du riche te rend odieux à la plupart de ses anciens amis ; déjà même la place qu’on t’a donnée en avait offensé quelques-uns, irrités de voir un intrus préféré à eux. Voici ce qu’ils disent de toi : Il ne manquait plus à nos maux que d’être placés après les nouveaux venus dans la maison, Rome n’est plus ouverte qu’à ces Grecs. Et pourquoi les met-on au-dessus de nous ? pour quelques misérables discours. Croient-ils donc rendre un si grand service ? Avez-vous remarqué, dit un autre, comme il a bu, comme il saute sur les mets placés devant lui, comme il les a dévorés ? C’est un grossier personnage, un affamé qui n’a jamais vu, de pain blanc, pas même en songe ; qui n’a jamais goûté de poule de Numidie, ni de faisan ; à peine nous en a-t-il laissé les os. Que vous êtes simples ! dit un troisième, dans trois jours vous le verrez, comme nous, se plaindre de son infortune. Aujourd’hui, c’est une chaussure neuve ; quand on s’en sera servi beaucoup pour marcher et quelle sera tachée de boue, on la jettera de dédain sous le lit et elle sera comme nous remplie de punaises. Tels sont les discours qui se débitent sur ton compte et plusieurs sans doute préparent déjà leurs calomnies. Ne compte plus sur les honneurs, sur les égards d’autrefois ; si quelque nouveau venu se présente, on te place par derrière, on te relègue dans un coin que l’on dédaigne... Il n’est pas nécessaire en effet que tu sois traité avec les égards dus à un hôte, à un étranger, tu serais bien impudent d’y prétendre. On ne te sert pas une volaille semblable à celle des autres. Souvent, s’il survient un convive inattendu et que le dîner soit court, un des hommes de service enlève les plats qui sont devant toi et les place devant lui, en te disant tout bas : Vous êtes de la maison ! Découpe-t-on sur la table un ventre de truie ou un morceau de cerf, il faut que tu sois au mieux avec le découpeur, ou bien tu n’auras que des os. Mais je n’ai pas encore dit qu’au moment où tous les convives s’abreuvent d’un vin vieux et délicat, seul tu bois une piquette dure et grossière. |