LA VIE PRIVÉE DES ANCIENS

TOME III — LE TRAVAIL DANS L’ANTIQUITÉ

L’AGRICULTURE. — II. - LA PÊCHE

 

 

LES PÊCHEURS. - LES ENGINS DE LA PÊCHE. - LES VIVIERS.

 

LES PÊCHEURS. — La pêche a été, comme la chasse, un moyen d’alimentation pour les premiers hommes, et, si on en voulait rechercher l’origine, il faudrait sans doute remonter aussi haut que l’espèce humaine. Les tribus, qui sont plus tard devenues les cités, s’établissaient au bord des rivières. Les plus anciennes civilisations se sont développées au bord des fleuves, où les hommes trouvaient plus de facilités qu’ailleurs pour s’alimenter. Le Nil était extrêmement poissonneux, et quand il débordait, les habitants des villages bénéficiaient du poisson qu’il laissait partout, en même temps que son limon fécondait le sol. En effet, les canaux, les viviers, les étangs, étaient organisés pour garder le poisson que le fleuve avait amené, parce qu’on fermait toutes les issues après l’inondation. Il y avait partout des poissonneries dont le revenu était énorme. L’Égypte faisait une consommation très considérable de poissons, car, outre celui qu’on servait journellement à table, il en fallait des provisions pour l’alimentation des animaux sacrés conservés dans les temples, qui possédaient pour cet usage de vastes réservoirs. La Grèce n’a pas de grands fleuves, mais elle a des îles et des côtes profondément dentelées. La pêche y était abondante, et une foule de malheureux trouvaient en elle un moyen de subsistance assuré.

Il y a eu des populations entières qui ne vivaient que de poissons. Diodore de Sicile cite les ichthyophages, qui habitaient au bord de la mer Rouge, et il donne sur eux les renseignements suivants : Leurs habitations, dit-il, sont établies dans le voisinage de la mer, dans des rochers remplis de cavernes, de précipices et de défilés, communiquant entre eux par des passages tortueux. Ils ont tiré parti de ces dispositions de la côte, enfermant avec des quartiers de roche toutes les issues de leurs cavernes, dans lesquelles les poissons sont pris comme dans un filet. Car, à la marée montante qui arrive deux fois par jour, la mer recouvre tous les rochers de la côte et les flots portent avec eux une immense quantité de poissons de toute espèce, qui s’arrêtent sur le rivage et s’engagent dans les cavités des rochers où ils sont attirés par l’appât de la nourriture. Mais au moment de la marée basse, lorsque l’eau se retire des interstices et des crevasses des pierres, les poissons y restent emprisonnés. Alors tous les habitants se rassemblent sur le rivage, avec leurs femmes et leurs enfants, comme s’ils étaient appelés par un ordre émané d’un seul chef ; se divisant ensuite en plusieurs bandes, chacun court vers l’espace qui lui appartient, en poussant de grands cris, comme les chasseurs lorsqu’ils aperçoivent leur proie. Les femmes et les enfants prennent les poissons les plus petits et les plus proches du bord, et les jettent sur le sable ; les individus plus robustes se saisissent des poissons plus grands. La vague rejette non seulement des homards, des murènes et des chiens de mer, mais encore des phoques et beaucoup d’autres animaux étranges et inconnus. Ignorant la fabrication des armes, les habitants les tuent avec des cornes de boucs aiguës et les coupent en morceaux avec des pierres tranchantes.

Une statue du Vatican, dont il existe des variantes dans diverses collections, nous montre un vieux pêcheur debout et tenant un panier ou un pot dans sa main gauche. Il est entièrement nu, sauf une petite draperie serrée autour des reins qui ne cache guère les parties viriles et qu’on croit avoir été destinée à serrer le ventre et peut-être à contenir de petits objets à l’usage des pêcheurs (fig. 19).

Quant à l’habitation des pêcheurs ; Théocrite l’a décrite dans une de ses idylles : Dans une cabane, dont le toit était de jonc et le mur de feuillage, deux vieux pêcheurs étaient couchés sur un lit d’algues desséchées. Autour d’eux étaient épars les instruments de leurs rudes travaux, des paniers, des lignes, des hameçons, des filets encore couverts de mousse des lacets des nasses d’osier, une outre et une vieille barque posée sur des rouleaux ; une natte de jonc, leurs habits et leurs bonnets antiques formaient un oreiller sous leurs têtes. Tels étaient les outils, telles étaient les richesses des deux pêcheurs. Pas un vase, pas même un chien fidèle.

 

LES ENGINS DE LA PÊCHE. — Les outils dont se sert le pêcheur sont décrits dans plusieurs pièces de l’Anthologie grecque : Un hameçon bien recourbé, de longues perches, une ligne, les paniers où l’on met les poissons, cette nasse, invention des laborieux pêcheurs, un rude trident, arme neptunienne, et les paires de rames de ses bateaux, le pêcheur Diophante les a offerts et consacrés au dieu de la pêche, comme il le devait en souvenir du métier qu’il exerça longtemps.

Voici une autre pièce de l’Anthologie ; celle-ci a trait à une offrande faite par un vieux pêcheur qui lie peut plus travailler : Des roseaux attachés bout à bout, la rame qui fend les flots, des hameçons aux pointes perçantes, un plomb et sa corde, le liège indicateur de la nasse, deux paniers suspendus à sa corde de jonc, la pierre d’où jaillit l’étincelle, et une ancre, appui des :vaisseaux dans la tourmente, voilà l’offrande consacrée à Mercure par Pison le pêcheur, dont la main tremble et que ses travaux ont épuisé.

Les hameçons qu’on a retrouvés ont une forme qui ne diffère pas essentiellement de celle que nous leur donnons aujourd’hui. Les pêcheurs mettaient le hameçon au bout d’un fil suspendu à une longue tige, absolument comme nous faisons, et l’industrie du pêcheur à la ligne paraît n’avoir ni progressé ni décliné depuis l’antiquité. Les pêcheurs de profession usaient plus volontiers du filet, et la ligne n’était guère en usage que pour les gens très pauvres qui n’avaient pas le moyen de se procurer des filets, ou pour les personnes aisées qui faisaient de la pêche un amusement. Les peintures de Pompéi prouvent que ce délassement était fort usité, car les pêcheurs à la ligne se trouvent sur tous les paysages qui décorent les murailles (fig. 20). Une peinture bien plus curieuse, tirée d’un hypogée de Thèbes (fig. 21), montre un Égyptien de la classe opulente, assis sur un fauteuil et tenant une longue ligne, avec laquelle il pêche tranquillement dans le bassin de son jardin, où l’artiste n’a pas oublié de faire figurer des poissons.

D’après Hérodote, c’est à l’aide du hameçon qu’on s’emparait du crocodile : Il y a, dit l’historien grec, différentes manières de prendre le crocodile. Je ne parlerai que de celle qui me paraît mériter le plus d’être rapportée. On attache une partie du dos d’un porc à un hameçon, qu’on laisse aller au milieu du fleuve afin d’amorcer le crocodile. On se place sur le bord de la rivière et l’on prend un cochon de lait en vie qu’on bat pour le faire crier. Le crocodile s’approche du côté où il entend ces cris, et rencontrant en chemin le morceau de porc, il l’avale. Le pêcheur le tire à lui, et la première chose qu’il fait après l’avoir mis à terre, c’est de lui couvrir les yeux de fange. Par ce moyen, il en vient facilement à bout ; autrement il aurait beaucoup de peine.

Le trident, qui est devenu l’emblème de Neptune, était à l’origine un instrument de pêche qui paraît même avoir été assez fréquemment employé dans l’antiquité. Le trident était une espèce de fourche à trois dents, quelquefois ces fourches n’avaient que deux dents et on les appelle alors bidents. La manière de s’en servir était d’ailleurs exactement la même. Les Égyptiens employaient le bident pour prendre certains poissons d’un assez fort volume qu’il fallait saisir au passage dans le moment où ils remontaient le fleuve. Ce genre de pêche, qui demandait beaucoup de temps et d’adresse, devait être par cela même peu lucratif, et il est probable que le peuple ne s’y adonnait guère. Aussi, la figure qui nous montre la pêche au bident représente un personnage dont le rang élevé est caractérisé par son énorme stature (fig. 22).

C’est toujours à l’Égypte qu’il faut s’adresser pour trouver les plus anciens types des instruments dont nous nous servons. Pour les filets de la pèche, notamment, les Grecs et les Romains ont apporté bien peu de modifications à ceux dont se servaient les Égyptiens. Ceux-ci en employaient d’ailleurs de plusieurs sortes. Les plus grands étaient de forme oblongue avec des montants en bois, et un morceau de plomb était placé au fond. Quelquefois le filet était lancé d’un bateau ; mais les monuments représentent bien plus souvent des pêcheurs placés sur le rivage et tirant avec effort des cordes attachées au bout d’un grand filet. Pour prendre le poisson dans les eaux peu profondes, on se servait d’un filet beaucoup plus petit et qui pouvait être manié par un homme seul. Ceux-là étaient garnis de chaque côté d’une perche, et le pêcheur en tenait une dans chaque main. Il épiait ainsi le moment où les petits poissons traversent l’eau en troupes nombreuses et le lançait alors pour prendre une grande quantité de poissons à la fois.

Les Grecs et les Romains étaient très grands amateurs de poissons, et la pêche au filet s’exerçait sur une très grande échelle pour satisfaire ce goût, qui devenait parfois extrêmement dispendieux, comme le prouve l’histoire suivante racontée par Pline : Asinius Celer, personnage consulaire, grand amateur de rougets, en acheta un sous le règne de Caligula, au prix de 8.000 sesterces (1.168 francs). Cette prodigalité reporte la pensée sur ceux qui, dans leurs doléances sur le luxe, se plaignaient qu’un cuisinier coûtât plus cher qu’un cheval. Mais aujourd’hui un poisson coûte le prix d’un cuisinier, un cuisinier le prix d’un triomphe. Maintenant, il n’y a guère d’homme plus estimé que celui qui sait le mieux ruiner son maître. Licinius Mucianus a rapporté qu’un rouget de 80 livres avait été pris dans la mer Rouge. Combien nos gastronomes l’auraient-ils payé s’il avait été pêché dans la mer qui baigne nos villas suburbaines ?

Horace, qui avait assurément quelque droit à être rangé parmi les gourmets, a raillé les faux connaisseurs qui estiment le poisson en proportion de sa rareté ou de sa dimension inusitée : Et ce loup de mer à la gueule béante, es-tu de ces délicats qui discernent à coup sûr s’il a été pêché dans le Tibre ou dans la mer, à l’embouchure de la rivière, ou bien entre les deux ponts ! Maladroit ! Tu fais cas d’un barbeau de trois, livres et n’en peux tâter sans le mettre en pièces. Que tu es bien la dupe de l’apparence... Un gros barbeau, mais un petit bar, voilà ta fête, justement parce que les petits bars sont aussi rares que les barbeaux de trois livres. Heureusement l’estomac à jeun n’y met pas tant de recherche.

La gourmandise des Romains dépassait toutes bornes, et il n’est pas d’extravagance dont un homme riche ne fût capable pour satisfaire sa passion pour les mets extraordinaires. On peut en juger par cette autre histoire que nous empruntons à Athénée : Il y avait à Rome, dit-il, sous l’empereur Tibère, un homme voluptueux et très riche, nommé Apicius. C’est de son nom que plusieurs sortes de gâteaux ont été appelés apiciens. Son ventre lui coûtait par an des sommes énormes. Il demeurait ordinairement à Minturnes, ville de Campanie, où il mangeait des squilles qu’il payait fort cher. On en. pêche là de si grosses que ni celles de Smyrne, ni les écrevisses d’Alexandrie n’en approchent pas. On lui dit un jour qu’on pêchait des squilles monstrueuses en Afrique ; il s’embarque sans tarder d’un seul jour. Après avoir essuyé une furieuse tempête, il arrive à la côte où le bruit de son voyage l’avait déjà devancé. Avant qu’il ait mis pied à terre, les pêcheurs viennent à son bord, lui apportent ce qu’ils ont de plus beau. — N’en avez-vous pas de plus grosses ? leur dit-il. — Non, il ne s’en pêche pas de plus belles que celles que nous apportons. Se rappelant aussitôt les squilles de Minturnes, il ordonne à son pilote de retourner en Italie, sans approcher davantage de la côté où ils étaient...

La figure 23 montre une pêche au filet, d’après une peinture antique découverte à Rome. Trois enfants placés dans un bateau tirent à eux leur filet qui ne diffère pas de ceux qu’on emploie de nos jours. Il y avait aussi quelques animaux que l’on pêchait sans employer pour cela aucun engin spécial, par exemple les tortues. Diodore de Sicile nous donne les renseignements suivants sur les Éthiopiens qui se livraient à cette pêche : Il y a dans cette mer, dit-il, une multitude d’îles voisines du continent, petites et basses ; il n’y croit aucun fruit cultivé ou sauvage. La mer n’y est point orageuse, car ses flots se brisent contre les caps de ces îles, refuge paisible des nombreuses tortues marines qui vivent dans ces parages. Ces animaux passent les nuits dans la haute mer pour y chercher leur nourriture, et dans le jour ils se rendent dans les eaux qui baignent ces îles, pour dormir au soleil avec leur carapace s’élevant au-dessus de la surface des eaux, de manière à présenter l’aspect de barques renversées, car elles sont d’une grosseur énorme et peu inférieure à celle d’un très petit bateau pêcheur. Les insulaires s’approchent alors des tortues, doucement, à la nage ; ils attaquent l’animal de droite et de gauche à la fois, d’un côté pour le retenir fixe, et de l’autre pour le soulever afin de le renverser sur le dos ; ils le maintiennent dans cet état, car autrement il se sauverait en nageant dans les profondeurs de la mer. L’un des pêcheurs, attachant une longue corde à la queue de l’animal, gagne la terre à la nage et tire la tortue après lui en s’aidant des bras de ses compagnons. Arrivés chez eux, ils font un repas de la chair cachée sous les écailles, après l’avoir légèrement fait griller au soleil. Ils se servent de ces écailles, qui ont la forme d’un bateau, soit pour transporter. de l’eau .qu’ils vont chercher sur le continent, soit pour construire des espèces de cabanes, en plaçant les carapaces debout et inclinées au sommet. Ainsi, un seul bienfait de la nature en renferme plusieurs autres, car la tortue fournit à ces insulaires tout à la fois un aliment, un vase, une habitation et un navire.

 

LES VIVIERS. — Certaines côtes, notamment du côté de l’Égypte, étaient si poissonneuses que les habitants y créèrent des étangs artificiels, qui donnèrent probablement aux Romains l’idée de leurs viviers. Diodore nous a transmis sur ce sujet quelques détails intéressants : Sur le rivage du golfe Arabique (mer Rouge), dit-il, la pêche est si abondante que les habitants peuvent à peine consommer tous les poissons qu’ils prennent. Ils placent, le long des bords de la mer, un grand nombre de roseaux tellement rapprochés et entrelacés, qu’on les prendrait pour un filet tendu. Dans cette espèce de palissade sont pratiquées, à de courtes distances, des portes de treillage qui, munies de gonds, tournent facilement dans les deux sens. Les flots envahissant, à la marée montante, le rivage, ouvrent ces portes et les referment pendant le reflux. Ainsi, tous les jours, au moment de la marée, les poissons, arrivant avec le courant, passent par ces portes et sont retentis dans ce filet de roseaux, lorsque les eaux s’écoulent. Aussi, y voit-on quelquefois des monceaux de poissons palpitants que ramassent avec soin ceux qui se livrent à cette industrie ; ils en retirent des vivres abondants et de grands profits. Comme le pays est plat et très bas, quelques habitants creusent des fossés de plusieurs stades de longueur, depuis la mer jusqu’à leurs demeures. Aux extrémités, ils placent des portés d’osier qu’ils ouvrent à marée haute et qu’ils ferment à la marée basse. Les eaux de la mer se retirent et les poissons restent dans ces fossés, où on les conserve pour les consommer selon les besoins des habitants.

Varron nous donne sur les viviers les renseignements que voici :

On distingue deux espèces de viviers, les viviers d’eau douce et ceux d’eau salée. Les premiers, formant chez les gens du peuple et dans les fermes ordinaires une industrie assez lucrative, ne sont alimentés que par l’eau que fournissent les Nymphes. Les viviers d’eau salée, au contraire, sont créés par les nobles, pour le faste plus que pour l’utilité. C’est Neptune qui y apporte de l’eau et des poissons. Ils contribuent à vider la bourse du maître, plutôt qu’à la remplir Lucullus avait fait ouvrir une montagne près de Naples, dans le seul but d’introduire dans ses viviers l’eau de la mer, que chaque marée y apportait et remportait. Sa passion pour ses viviers de Baïes était portée à ce point qu’il avait donné carte blanche à son architecte pour la construction d’un canal souterrain communiquant de ses viviers à la mer, afin que la marée, au moyen d’une écluse, pût, deux fois par jour, depuis le premier quartier jusqu’à la nouvelle lune, y entrer et en sortir après les avoir rafraîchis.

Les Romains avaient également des parcs d’huîtres. Voici ce qu’en dit Pline le Naturaliste : Les parcs d’huîtres ont été établis pour la première fois par Sergius Orata à Baïes, du temps de l’orateur L. Crassus, avant la guerre des Marses, et il les établit non dans un but gastronomique, mais pour gagner de l’argent. Il fut encore le premier à donner la prééminence aux huîtres du lac Lucrin ; car les mêmes espèces d’animaux aquatiques sont meilleures en certains lieux que dans d’autres, par exemple le turbot de Ravenne, la murène de Sicile, Pélops de Rhodes, et ainsi du reste, pour ne pas dresser ici une liste culinaire. Les rivages de la Bretagne n’étaient pas encore asservis quand Sergius Orata faisait la réputation des huîtres du Lucrin ; plus tard on a jugé que c’était la peine d’aller chercher des huîtres à Brindes, au bout de l’Italie, et, pour qu’il n’y eût pas de rivalité entre les deux saveurs, on a imaginé récemment d’alimenter dans le lac Lucrin les huîtres de Brindes, affamées par ce long trajet.