MONSEIGNEUR DUPANLOUP ET M. LAGRANGE SON HISTORIEN

PREMIÈRE PARTIE. — LES DEUX PREMIERS VOLUMES

 

VII. — MGR DUPANLOUP ET LE SYLLABUS.

 

 

Pour nous, comme pour l'abbé Lagrange, l'histoire du Syllabus a sa préface naturelle et obligée dans les fameux congrès de Malines en 1863 et 1864. L'orateur du con grès de 1863 fut Montalembert, qui commença par chercher et fixer, non dans le concile de Trente, mais dans le malheureux édit de Nantes, si cher à Lacordaire et à toute l'école libérale, le signal et le mobile du magnifique travail de l'Eglise, opérant sur elle-même, d'où résultèrent les merveilles religieuses de la première moitié du dix-septième siècle, et rattacha à sa révocation le principe et la cause de la décadence impie et immorale du siècle suivant. Après quoi, il prit pour texte et pour sujet de ses deux discours sa maxime de l'Eglise libre dans l'Etat libre, qu'il aurait dû abandonner, malgré son brevet d'inventeur et son droit de premier occupant, depuis que Cavour en avait fait la formule de la persécution de l'Eglise, comme on lâche à l'animal un mets souillé par son contact et sa morsure.

Rome s'émut de ces discours, contre lesquels avait protesté, au congrès même, le cardinal Wiseman. Aussi, Mgr Dupanloup, qui, revenu de Rome depuis trois mois à peine, avait senti déjà le besoin d'y reparaître pour défendre l'opuscule menacé des Intérêts catholiques, et avait réussi, dans un séjour prolongé jusqu'au printemps de 1863, à détourner le coup, dut y retourner en octobre pour arrêter la condamnation de l'orateur son ami. C'est bien le moment, n'est-ce pas ? de parler des adversaires implacables de l'un et de l'autre, contre lesquels l'abbé Lagrange voudrait diriger l'orage ! Ces adversaires ne l'étaient pas des personnes, mais de l'erreur proclamée par l'un et excusée par l'autre. Oui, excusée, ou du moins couverte d'un silence protecteur ; car, l'année suivante, poussé par Montalembert, Mgr Dupanloup accepta d'aller au second congrès de Malines, où il prononça un discours dont l'abbé Lagrange, suivant sa coutume, fait un éloge délirant. En lui-même, ce discours n'échapperait peut-être pas à toute censure ; mais il était surtout répréhensible, en ce que l'orateur, plus sensible, il semble, aux intérêts de l'amitié qu'aux droits de la vérité, se garda bien de renouveler les réserves du cardinal Wiseman et de remettre d'accord, au moins par quelque allusion, les assertions de son ami avec l'histoire, la pratique et les enseignements de l'Eglise.

La division continua donc dans les rangs catholiques. L'abbé Lagrange le regrette avec raison, mais à qui la faute ? et qui troublait donc l'unanimité si désirable ?

Depuis environ dix ans, le Pape songeait à faire l'union et la paix dans les esprits et dans les cœurs par des décisions souveraines sur les points controversés. Dès 1852, le cardinal Fornari avait adressé à quelques évêques éminents un questionnaire latin, en vingt-huit chapitres, sur les erreurs du temps touchant le dogme et les points du dogme régissant les sciences morales, politiques et sociales. Ce questionnaire était envoyé par l'ordre du Pape, qui désirait des renseignements précis et les faisait demander à des membres notables de l'épiscopat[1]. En 1860, toujours au nom du Pape, Mgr Fioramonti avait annoncé à Mgr Pie que l'épiscopat serait consulté sur les erreurs présentes. En attendant, il le consultait lui-même et lui demandait des notes, particulièrement sur deux grands chefs, à savoir l'ordre de foi et du surnaturel sacrifié à la nature, et la séparation pratique et absolue de l'ordre religieux et de l'ordre civil, érigée en dogme et proclamée comme un progrès.

Dans des notes successives, Mgr Pie montra ce naturalisme et ce séparatisme infectant les meilleurs esprits, faute d'un enseignement doctrinal qui les éclairât et les guérît. Il dénonçait les constitutions, les allocutions, condamnations et censures des Papes comme ne faisant plus loi, pour les catholiques libéraux, au sujet des libertés modernes des cultes, des consciences, de la presse, etc. ; et il appelait de ses vœux une encyclique solennelle sur ces matières, demandant que l'acte pontifical s'adressât moins aux incrédules, pour flétrir leurs impiétés, qu'aux chrétiens, pour fixer leurs croyances indécises ; que le Pape y parlât moins comme juge des controverses soulevées par les méchants que comme suprême docteur des bons, ou timides, ou ignorants dans les choses de la foi ; en un mot, qu'il y confirmât surtout les frères et les fils.

M. Lagrange ignore tous ces préparatifs, qui jettent déjà un si grand jour sur le vrai but et le vrai sens du Syllabus, parce que son évêque n'y avait pas, et pour cause, été initié. Ce n'est qu'à Rome, au mois de juin 1862, qu'il en fut informé, avec tous les évêques réunis pour la canonisation des martyrs japonais, et qu'il reçut, comme tous ses frères, un catalogue de soixante et une propositions résumant les idées modernes et accompagnées chacune d'une censure convenable. Ces propositions, examinées d'abord et notées par des théologiens romains, étaient soumises aux évêques, qui devaient les étudier, chacun avec l'aide d'un seul théologien à son choix, en conférer entre eux, puis donner leur avis par écrit dans l'espace de deux ou trois mois, sous le sceau du secret.

Mgr Dupanloup, raconte l'abbé Lagrange, après un examen rapide et pressé, transmit au Pape, par le cardinal Antonelli, des observations sur l'ensemble des propositions, et des annotations sur chacune. Il y témoignait sa surprise de c'e que, ayant à Rome de si grands théologiens, le Pape, au lieu d'un projet d'origine romaine, eût soumis aux évêques un catalogue emprunté presque mot pour mot à un mandement de Mgr Gerbet[2]. Sa surprise eût-elle été la même, si l'emprunt eût été fait à l'un de ses propres mandements ? D'ailleurs cette surprise portait sur une exagération : si Mgr Gerbet était, en effet, un des principaux rédacteurs des propositions, il n'était pas le seul, et les théologiens romains, nous l'avons vu, y avaient travaillé avec lui.

Mécontent de l'origine du catalogue, Mgr Dupanloup, déjà anti-opportuniste, l'était bien plus de son objet, et il annonçait l'orage que soulèverait, en ces temps, un tel acte. En effet, le naturalisme politique y était frappé à mort. C'était déjà le Syllabus, avec la condamnation des doctrines professées par presque tous les pouvoirs publics. Il y avait donc là, outre la question de forme, une question de fond. Sur la question de forme, Mgr Gerbet, de la part du Pape, rassurait ceux qui auraient préféré la forme ordinaire d'une encyclique, et on leur accordera finalement gain de cause. Mais, sur le fond, le Pape, préludant à l'exercice de son infaillibilité et en prenant déjà possession, trancha la question dans son allocution du 9 juin aux 340 évêques réunis, et y condamna le naturalisme social et philosophique, sans dire un mot de consultation préalable ou d'adhésion subséquente de l'épiscopat[3].

Mgr Dupanloup essaya une revanche. Au lieu d'une lettre collective au Pape, en deux pages pleines et radieuses, dont on trouve tant de modèles dans les Conciles, il fit prévaloir l'idée d'une adresse : non pas d'une adresse de simple et franche adhésion à l'allocution pontificale, suivant le projet entièrement et uniquement catholique, quoi qu'en dise l'abbé Lagrange, du cardinal Wiseman ; mais d'une adresse bien différente, rédigée dès avant son départ, où il avait tenu surtout à rester Français, même à Rome, en introduisant dans une pièce purement ecclésiastique une déclaration sur l'alliance nécessaire de patriotisme et de la foi. Oh ! qu'intempestive était cette protestation civique de dévouement aux intérêts de la patrie, liés, hélas ! en France, dans ce moment, aux intérêts de la Révolution !

Quel singulier acte de patriotisme, pour un évêque, qu'une protestation qui, dans l'ordre temporel, s'inspirait de ménagements envers les pouvoirs persécuteurs, et, dans l'ordre spirituel, impliquait des réserves périlleuses en faveur des doctrines gallicanes ! Que mieux eût valu, suivant le mot de l'évêque de Tulle, un simple Amen ! Dans la circonstance, il ne devait y avoir qu'une seule grandeur : le Pape ; et l'escamotage de cette grande et unique personnalité au profit d'une autre était au moins une inconvenance. A défaut de l'approbation des plus grands évêques, Mgr Dupanloup reçut la récompense de sa patriotique adresse, récompense patriotique comme elle. Non seulement le gouvernement se relâcha de ses rigueurs envers lui, mais il fut encore remercié, par le ministre. Il est vrai que les rigueurs ne firent que se déplacer, et qu'elles se reportèrent, comme double charge, sur d'autres évêques déjà frappés de disgrâce[4].

De tout ce qui précède, l'abbé Lagrange dit peu de chose. Il ne mentionne même pas l'allocution pontificale du 9 juin, à laquelle, en effet, l'adresse de son prélat était une si singulière réponse. En revanche, il insiste sur son glorieux séjour à Rome. Ce triomphe de la Papauté fut pour son plus vaillant défenseur un triomphe aussi. Ce voyage marque le point culminant de sa gloire. Marque de distinction du Pape, confiance inaccoutumée du cardinal Antonelli, égards particuliers de tous les cardinaux, empressement des évêques et effacement devant lui : rien ne manqua à cette gloire et à ce triomphe ! Les Romains n'avaient d'yeux que pour lui ; la jeunesse romaine le saluait de ses adresses enthousiastes. On allait jusqu'à lui faire des ovations comme au Pape, et sur les pas de cette sorte de pape français, en même temps que : Vive Pie IX ! on criait : Vive l'évêque d'Orléans !

Beati qui non viderunt, et crediderunt !

Les évêques de vraie et pleine doctrine demeurèrent heureux de l'allocution du 9 juin, malgré le désagrément que leur causa l'adresse de Mgr Dupanloup. Mais ils espéraient bien que, les vrais principes une fois établis par la parole pontificale, les thèses généralement censurées ne resteraient pas préservées d'une censure particulière, moins encore encouragées comme vérités de circonstance et de nécessité. Autrement elles iraient au renversement de la royauté pontificale, le mot d'ordre du Piémont, à savoir l'Église libre dans l'Etat libre, ayant été pris dans l'arsenal du catholicisme libéral. Ce mot d'ordre ou cet axiome devait être aboli, et, avec lui, l'école dont il résumait la doctrine et les projets.

C'est, suivant le récit tout récent du cardinal di Canossa, ce que fit le Pape, après avoir confié à des personnages spécialement choisis pour cette œuvre, notamment au cardinal Bilio, toutes les observations et modifications des évêques. Ceux-ci examinèrent, criblèrent, et soumirent le tout au Souverain Pontife, qui ordonna de nombreuses et longues prières, approuva enfin le Syllabus, et, au bout de deux bonnes années, le publia avec l'encyclique Quanta cura. L'encyclique condamnait la convention de septembre, et le Syllabus n'était, dans son ensemble, qu'un extrait des actes de diverse nature où il avait déjà condamné les erreurs du temps. Nous n'avons pas à nous faire l'écho des clameurs ou des plaintes qui accueillirent cette pièce et qui retentissent encore dans toutes les mémoires ni à rappeler ce que l'on sait toujours si bien de la conduite misérable du gouvernement, qui, tandis qu'il laissait l'acte pontifical en proie à une presse impie et ignorante, interdisait aux évêques de la communiquer et de l'expliquer aux fidèles, et déférait à son conseil d'État ceux qui passaient bravement outre. Le gouvernement proscripteur déclarait le Syllabus contraire à nos institutions fondamentales.

Pour comble, ajoute l'abbé Lagrange, certains organes catholiques joignaient leurs exagérations à celles d'une presse ennemie, et semblaient l'expliquer comme elle. Ici, pas moyen d'attaquer l'Univers, mort depuis quatre ans et non encore ressuscité ; et j'ignore quels sont ces certains organes visés par l'abbé Lagrange. Qu'il pût y avoir quelque accord, sur quelques points de la vraie interprétation, entre les catholiques et la presse impie, c'est pour moi hors de doute ; mais il y avait aussi désaccord sur des points plus nombreux, et il importait de dégager l'acte pontifical des exagérations et ignorances d'une presse qui s'acharnait à le dénaturer et à le falsifier. C'est ce qu'entreprit Mgr Dupanloup, et il faudra dire avec quelle vérité et quel succès.

En attendant, ne nous en rapportons pas à l'abbé Lagrange, qui nous dit : Il eut alors son inspiration la plus haute, son coup d'œil stratégique le plus clairvoyant. Menant à la fois la défense et l'attaque, il voulut du même coup écraser la convention et venger l'encyclique. — Il fut de ceux qui écrasèrent la convention, c'est vrai et c'est son honneur ; vengea-t-il l'encyclique ? Un peu, en écartant et désarmant certains agresseurs ; mais en fut-il le vrai vengeur, tel que doit être tout vengeur d'un acte pontifical, le vengeur de la vérité par la vérité et la seule vérité, dans le sens et suivant toute la portée de l'acte lui-même ? Eh bien ! non I et nous l'allons établi r.

Avant tout, il est nécessaire de dire la pensée et le but du Pape en lançant son Syllabus. Tous les évêques qui en ont parlé ne se sont pas mis au même point de vue. Parmi les catholiques, plusieurs se sont mépris sur la portée des explications et rectifications épiscopales, en s'imaginant qu'ils pouvaient garder et soutenir les mêmes opinions. Dirigé contre ceux du dehors, l'acte du 8 décembre 1864 s'adresse encore plus, s'il est possible, à ceux de la maison. Par voie d'affirmation plutôt que de condamnation, il tend à mettre fin à des divisions domestiques, à régler la croyance et le langage des catholiques qui s'éloignaient de la doctrine et de l'esprit de l'Eglise. Le naturalisme politique, érigé en dogme par des croyants d'accord avec une société déchristianisée, voilà l'erreur capitale que le Saint-Siège a voulu signaler et proscrire.

Quelques-uns, parmi lesquels l'évêque d'Orléans, sans aller jusqu'à l'encontre des définitions pontificales, ont dit que l'acte n'était pas opportun. Que répondre, sinon que le Pape doit avoir la connaissance des temps et des moments que le Père céleste a décrétés dans sa sagesse ! — Il fallait attendre des temps meilleurs, a-t-on ajouté. — Ces temps viendront-ils ? Et, ces temps venus, le langage de la Papauté serait-il alors plus opportun et aussi généreux ? On dirait : Tant que l'Eglise a eu besoin de s'abriter sous la doctrine du droit commun, de la liberté égale pour tous, elle a pactisé, au moins secrètement et implicitement, avec le libéralisme et la Révolution. Puis, n'ayant plus intérêt à dissimuler, elle a dévoilé le fond de sa doctrine. Non, mieux valait dire la vérité sur les doctrines de la Révolution en face de la Révolution toute-puissante.

Ainsi, à peu près, parlait Mgr Pie dans un entretien avec son clergé. Nul, nous le savons, n'était initié plus avant à la pensée du Pape ; et néanmoins, nous avons vu, à travers des allusions transparentes, que nul n'a ménagé davantage Mgr Dupanloup. Car il était loin d'admettre tous ces commentaires qui ont violenté les enseignements du Saint-Siège au point de les plier au sens des théories qu'ils condamnent. Une des choses qu'il réprouvait dans le libéralisme, c'était cette tendance à détourner de sa ligne la foudre pontificale pour échapper à ses coups ; tandis que lui, bien sûr de n'être pas son point de mire, la laissait à sa direction intentionnelle. En général, il trouvait que c'était un mauvais signe d'accompagner son adhésion à Rome d'une explication qui est an moins une réserve, sinon une contradiction, et, avec l'évêque de Tulle, il regardait comme meilleur le simple Amen de l'orthodoxie.

Insistons encore sur la pensée du Pape, et interrogeons le Pape lui-même. Dans un bref à l'évêque de Quimper, de juillet 1865, il a déclaré que, dans les occasions nombreuses où il avait repris, devant les catholiques, les sectateurs des opinions libérales, il n'avait pas eu en vue les ennemis déclarés de l'Eglise, mais ceux qui retiennent le virus libéral sucé avec le lait, sous prétexte qu'il n'est pas manifestement mauvais ni nuisible à la religion, et l'inoculent, et propagent ainsi le germe des révolutions.

Le Pape disait encore à Mgr Plantier, ainsi qu'il est constaté dans le bel ouvrage de M. l'abbé Clastron : Le monde est perdu dans les ténèbres ; j'ai publié le Syllabus pour qu'il lui serve de phare et le remette sur la route de la vérité Il ajoutait : Quand un Pape parle dans un acte solennel, c'est pour être pris à la lettre ; ce qu'il a dit, il a voulu le dire. Le Pape n'a besoin ni d'excuse, ni de tempérament. Et Mgr Plantier : Je suivrai cette règle dans l'interprétation de l'encyclique. Se faire l'avocat du Pape, ce serait supposer qu'il lui a échappé, dans un acte doctrinal, des immodérations de langage.

Or, n'est-ce pas un peu ce qu'a fait Mgr Dupanloup ? N'a-t-il pas voulu expliquer l'encyclique parce qu'elle était trop en contradiction avec lés idées du jour, parce qu'il cherchait des ménagements auxquels le Pape n'avait pas songé ? N'a-t-il pas adouci le remède dans la crainte de déplaire au malade ; dénaturé même un peu, de peur de l'irriter, et au risque évident de ne le pas guérir ? N'a-t-il pas jeté sur le document pontifical une ombre, un voile, au lieu de la pleine lumière ? N'a-t-il pas laissé des hésitations et des incertitudes là où il ne fallait qu'affirmation nette et franche vérité ? Et tout cela pour arriver à une concorde impossible entre l'Eglise et la société fille de la Révolution, ce qui est le rêve de l'école libérale !

Vainement M. Lagrange nous affirme, à plusieurs reprises, qu'il distinguait très bien, suivant les expressions devenues banales, entre la thèse et l'hypothèse[5] ; mais, en cela, l'abbé Lagrange est en opposition avec l'opinion générale, qui a toujours mis Mgr Dupanloup à la tête des catholiques libéraux. Qu'il distinguât en paroles entre la thèse et l'hypothèse, nous le savons bien ; mais, en réalité, il retombait dans la thèse en reconnaissant l'hypothèse comme droit et comme état permanent, même pour le cas où, les circonstances ayant changé, la nécessité des -temps n'exigerait plus la tolérance de l'erreur, du mal et des faux cultes. En effet, dans cet opuscule même, il se fait objecter : Vous parlez de la liberté quand vous êtes faibles, mais c'est pour la refuser aux autres quand vous êtes forts. Et il repousse l'accusation au nom de la loyauté et de l'honneur. N'est-ce pas admettre la tolérance comme un droit acquis et irrévocable ? N'est-ce pas reconnaître à l'erreur un droit de prescription ? Encore un coup, n'est-ce pas ramener l'hypothèse à la thèse, et encourir la condamnation pontificale ? Les vrais amis de Mgr Dupanloup, ses confidents au sujet des tolérances nécessaires, savent à quoi s'en tenir, a dit l'un d'eux, l'abbé Rouquette. On finira par rendre justice à ses écrits et à sa vie. Le confident continue : J'apporte à Monseigneur cette page. Il la garde un quart d'heure, la lit et me la renvoie en disant : Rien à faire en ce sens. Tout essai de justification spontanée par mes amis ou par moi manquerait de dignité. Ainsi il se réfugiait dans une fausse dignité contre l'embarras d'oser affirmer qu'il avait toujours fait les distinctions nécessaires, et admis les libertés modernes simplement à l'état d'hypothèse ou de pis-aller.

Pressons davantage. Etait-ce l'école libérale seulement, dont Mgr Dupanloup passait pour le chef, que Pie IX avait visée dans son encyclique ? n'était-ce pas Mgr Dupanloup en personne ? Les partisans de l'évêque d'Orléans ont souvent reproché à Pie IX de ne l'avoir ni compris, ni goûté, ni récompensé suivant ses services. De son côté, Mgr Dupanloup ne goûtait pas davantage Pie IX. A partir du retour de Gaëte et de l'impulsion antilibérale donnée aux affaires de l'Eglise, Mgr Dupanloup, par antipathie politique, avait peu de sympathie pour la personne du Pape. C'est l'abbé Rouquette, dans ses Notes et Souvenirs, tus par l'abbé Lagrange, qui nous dit en enfant terrible : Il n'a pas assez de larmes quand il décrit, avec une émotion profonde, l'état dans lequel Pie IX a reçu l'Eglise, et l'état dans lequel il la laissera. Or notons, avec notre vénérable ami l'abbé J. Morel, que ce passage est tiré textuellement de la Crise de l'Eglise, œuvre de l'abbé Guthlin, commensal de Mgr Dupanloup.

L'abbé Rouquette ajoute avec raison que Mgr Dupanloup eut ses motifs pour être persuadé que, dans la pensée du théologien rédacteur, dans l'esprit des polémistes conseillers, le libéralisme catholique était l'objectif principal, et que Mgr Dupanloup était personnellement visé. De là, chez lui, une émotion profonde, une véritable anxiété. Contrairement à toutes ses habitudes d'initiative, il laissa parler le plus grand nombre des évêques. Que prescrire à tout ce qui relevait d'Orléans ? Quelques jours avant Noël, il se tint, dans le cabinet de l'évêque à la Chapelle, une conférence des principaux du Correspondant. Le parti se trouvait si véritablement atteint, qu'il apportait à la conférence, rédigé par son plus modéré, M. Foisset, un acte de soumission ou d'adhésion, comme on voudra, destiné au Correspondant ; mais on reconnut que trop d'empressement sentait trop la confession, et il fut décidé qu'il valait mieux expliquer l'encyclique. Enfin, le soir de Noël : J'entre en retraite ce soir, dit l'évêque. Au bout de huit jours, il sortait, apportant son explication à lui, qui montrait l'innocuité du Syllabus et ramenait l'opinion libérale. Vrai tour de force et d'habileté parlementaire, s'écrie l'abbé Rouquette ; car le fait nu était celui-ci : le Syllabus était en partie contre l'évêque d'Orléans, et il fallait l'évêque d'Orléans pour l'interpréter, le défendre, le faire passer sans révolution dans l'opinion publique. C'est presque l'expression de Montalembert, qui, dans une lettre citée par Friedrich, théologien, en 1870, du cardinal Hohenlohe, et depuis historien du concile de la couleur Dœllinger, écrivait : L'évêque a fait un véritable petit tour de force, ni plus ni moins ; sa brochure est un chef-d'œuvre d'éloquent escamotage[6]. Louis Veuillot a dit d'une façon non moins piquante qu'elle vint sur le Syllabus avec un air de réflecteur, et au fond des prétentions d'éteignoir.

Les amis de Rome, jusqu'à la cour pontificale, lui transmirent immédiatement la satisfaction de Pie IX sur cette intelligente manœuvre, et lui annoncèrent un prochain bref de félicitation. Quinze jours se passèrent, et sœur Anne ne voyait rien venir ! Un mois après, le bref arrive enfin, mais modifié, j'allais dire mutilé, dans lequel le Pape le félicitait d'avoir commenté son encyclique avec tant d'éloquence, ajoutant qu'il était assuré qu'il en donnerait à son clergé et à ses fidèles le sens absolu, germanam sententiam.

Ce sens naturel et réel, Mgr Dupanloup ne l'avait donc pas donné dans sa brochure la Convent ion et l'Encyclique ? Non, et en vain l'on nous objecte le bref du 4 février 1865 et les 630 lettres dont l'abbé Lagrange fait plutôt bruit qu'étalage.

Voici l'analyse fidèle et textuelle du fameux bref.

Même avant d'avoir reçu l'écrit de l'évêque d'Orléans, il semblait au Pape entendre sa voix mêlée aux voix généreuses des évêques. Et le Pape part de là pour laisser Mgr Dupanloup de côté, et il fait des évêques un éloge qu'il tourne en leçon à son adresse : Ils ont pris soin de prémunir leurs fidèles contre le danger des ennemis condamnés par Nous, et ils ont fait profession de les détester absolument dans le même sens que Nous les avons réprouvés. Puis, il le félicite lui-même, d'abord de sa diligence à faire parvenir les lettres pontificales aux curés de son diocèse[7] ; ensuite de l'écrit ou, après avoir rappelé avec éloge les intrépides protestations de ses frères, il déclare s'y associer de tout cœur.

Le Pape a vu encore avec plaisir que l'écrivain, non seulement avait énuméré et justement condamné au mépris les calomnies et les erreurs des journaux qui avaient si honteusement perverti le sens de la doctrine pontificale, mais qu'il avait de plus condamné avec force l'injuste interdiction qui, laissant toute liberté de déclamer à des écrivains ineptes et hostiles, faisait défense de publier et exposer les lettres seulement à leurs légitimes interprètes, à qui seuls elles étaient adressées.

La principale satisfaction du Pape vient de la première partie de l'écrit, contre la convention du 15 septembre, par laquelle Mgr Dupanloup avait habilement débuté pour en faire un rempart à la seconde, et empêcher le Saint-Siège de frapper dans celle-ci l'auteur de la première ou le défenseur de ses droits. Rien de plus dans le bref ! Pas un mot sur la valeur du commentaire ; espoir seulement pro certo habentes en latin poli — qu'avec son zèle accoutumé pour la défense de la vérité et de la religion, l'évêque livrera à son peuple le sens propre et naturel des lettres pontificales avec d'autant plus d'application et de soin qu'il a mis plus de véhémence à réfuter les calomnieuses interprétations qui leur étaient infligées. Ce vrai sens, il ne l'avait donc pas donné encore, s'étant contenté de la réfutation des impies, et il était invité à le faire. Cette antithèse ne dit-elle pas tout ?

Rien donc à conclure du bref dans le sens des apologistes de Mgr Dupanloup. Pas beaucoup plus des 630 lettres, le plus grand nombre, sans doute, simples accusés polis et reconnaissants de réception ; beaucoup peut-être faisant des réserves ; d'autres, il est vrai, plus pleinement élogieuses, quoique les éloges puissent ne porter que sur les points loués par le Pape ; quelques-unes, si l'on veut, louant principalement le commentaire à l'usage des catholiques libéraux. Mais, par exemple, comment oser s'appuyer sur le cardinal Pecci, aujourd'hui le glorieux Léon XIII ? A qui faire croire que les deux mandements de Pérouse aient jamais dit que la civilisation dont l'Eglise est la mère soit cette civilisation moderne avec qui Pie IX ne voulait pas se réconcilier ?

Pour revenir au bref, Mgr Dupanloup lui-même le jugea si peu explicite, qu'il n'osa d'abord le publier. Le il avril 1865, Louis Veuillot écrivait, en effet, à sa sœur : Du Lac vous a-t-il traduit le bref de Mgr Félix ? On s'explique qu'il n'ait pas été pressé de le montrer. On ne le connut d'abord que par l'Unità cattolica de Turin, qui, le 14 mars 1865, le publia enfin, grâce à une initiative et à une pression puissante. Mais, bientôt, le parti en fit trophée au moyen d'une falsification, en ce sens qu'il transforma en éloges les réserves et les leçons, ou qu'il les noya dans le commentaire trompeur de ce que le bref contenait de vraiment élogieux. Mgr Dupanloup lui-même, dans la séance de l'Assemblée nationale du 3 décembre 1874, en réponse à ceux qui lui demandaient s'il était un interprète autorisé du Syllabus, répondit affirmativement ; et il exhiba, comme pièce de conviction, ou lettre de créance, le bref si hardiment interprété, et étala ces fameuses six cents lettres, transformées en suffrages qui ne se retrouveront plus au concile.

Du reste, lui et les siens continuèrent de tenir peu de compte des sentences du Saint-Siège. La question reste entière, écrivit M. Metz-Noblat, faisant allusion à la brochure d'Orléans ; et l'on demeure libre de l'examiner et de la discuter sans forfaire à ses devoirs de filiale soumissions envers l'Eglise. De son côté, Mgr Dupanloup persista dans son libéralisme. En 1866, il publia son Athéisme et péril social, où il fait l'éloge de la société moderne, fille, à l'en croire, de l'Evangile ; où il refuse de rapporter à la Révolution les misères et les périls du siècle ; où il se défend de faire appel à la force contre l'athéisme et le matérialisme même ; où il prêche l'union vague de la société et de la religion, sans oser dire, en vrai langage chrétien, de l'Eglise et de l'Etat ; où il invoque on ne sait quels-principes de liberté et de justice, constituant pour lui une sorte de droit commun, au nom duquel l'Eglise et l'Etat se doivent accorder à tolérer les pires doctrines, à la seule condition de laisser libres les défenseurs de la vérité. Quelle confusion ! Y a-t-il là, comme le prétend l'abbé Rouquette, simple question de grammaire et de dictionnaire beaucoup plus que d'orthodoxie et de principe ? Non ; les principes eux-mêmes sont compromis, et l'on n'échappe pas aux censures pontificales. Tel est vraiment ce libéralisme catholique, que l'excellent abbé Rouquette croyait si bien connaître en 1873, et qu'il ignorait encore l'année suivante. Mais, cette année-là, il a pu l'apprendre de la bouche même du Pape. Interrogé par lui, dans une audience privée, Pie IX lui répondit : Le libéralisme catholique, c'est un pied dans la vérité et un pied dans l'erreur ; un pied dans l'Eglise et un pied dans le siècle ; un pied avec moi et un pied avec mes ennemis. Qui potest capere, capiat ![8]

Et maintenant prenons congé de M. l'abbé Lagrange et de nos lecteurs, en attendant ce troisième volume, qui gémit depuis si longtemps sous la presse au lieu de la faire gémir. Vainement on a espéré un prodi foras, qui ne sortira pas de la seule bouche en droit de le proférer. Oh ! l'on s'en passera une fois de plus : l'école libérale, qui a pour maxime que la liberté ne se demande pas, qu'elle se prend, est habituée à passer outre. Toutefois, elle hésite. Mgr Dupanloup avant, pendant et après le concile : quelle terre dévorante pour les plus intrépides apologistes ! Quant à nous, nous désirons presque qu'ils l'abordent. La terrible campagne une fois engagée, il est bon peut-être qu'elle soit Menée à fond et jusqu'au bout. Le scandale est nécessaire quelquefois, pour empêcher de nouveaux scandales. Aussi sommes-nous résolu à donner un complément à ces articles, pour que la figure et le rôle de Mgr Dupanloup en ressortent dans leur entière vérité[9].

 

 

 



[1] Quelques évêques éminents, parmi lesquels ne figurait point Mgr Dupanloup. ne reçurent pas seuls en 1852 ce premier questionnaire et l'invitation de donner leur avis sur les points qu'il signalait. Un laïque, le rédacteur en chef de l'Univers, Louis Veuillot, fut honoré de cette communication et de cette invitation. J'en ai la preuve.

Si Mgr Dupanloup, tenu à l'écart de ce travail préliminaire, connut plus tard ce fait, il ne dut pas y trouver une raison d'aimer le Syllabus. — E. Veuillot.

[2] Ce mandement est du 23 juillet 1860. Quatre-vingt-cinq propositions sur les diverses erreurs du temps en avaient été extraites. Mgr Dupanloup, alors à Rome, en dut être informé. De là des inquiétudes qui se calmèrent, et il revint avec quelque espoir fondé sur la confiance qu'il avait toujours en son ascendant.

[3] Ainsi avait-il fait dès 1854, lors de la proclamation du dogme de l'Immaculée Conception. Au moment de la communication officieuse de la bulle, Mgr Dupanloup s'é ait levé pour demander qu'elle fit mention de la présence et de l'assentiment des évêques. Mais le Pape s'y refusa, et toute l'assemblée, proclamant à l'avance l'infaillibilité, s'écria : Loquatur Pontifex solus !

[4] Au rapport de Mgr Doney, l'évêque d'Orléans, qui s'entendait avec l'ambassade française, fit des efforts pour accentuer encore l'adresse au point de vue des institutions libres. II s'acquit ainsi, non seulement le merci du ministre, mais ce mot de l'empereur : L'évêque d'Orléans a gagné ses éperons !

[5] Cette distinction, d'ailleurs, ne se recommande guère par son origine, car elle remonterait au trop fameux P. Curci, qui fit l'éloge de l'hypothèse dans un article de la Civiltà d'octobre 1863, dont le Pape prit occasion pour changer la rédaction de la célèbre Revue romaine. — Voir un article de M. Jules Morel, dans l'Univers du 26 août 1884, racontant ces choses d'après un journal italien, et réduisant la valeur de cette hypothèse trop vantée.

[6] Histoire du Concile du Vatican, T. II, chap. 41. — Friedrich citait d'après J. von Sarburg (pseudonyme du professeur Kraus) dans le fascicule de mai 1880 de la revue allemande (Deutsche Rudchau).

[7] Félicitation qui portait elle-même à faux, puisque les curés ne reçurent l'encyclique qu'en mars, au moyen d'exemplaires de la brochure mis à la poste de Paris, sans attache officielle, et qu'ils n'apprirent qu'en avril, par une lettre de l'évêché, l'officialité de l'envoi de mars.

[8] Une brochure intitulée L'Encyclique du 8 décembre 1864 et la liberté, adressée aux évêques et mise à l'Index, parait bien être sortie de source orléanaise.

[9] On nous ramènera à cette question du libéralisme, du Syllabus et de sa fausse interprétation par Mgr Dupanloup, et alors elle sera coulée à fond et dirimée sui- pièces péremptoires.