MONSEIGNEUR DUPANLOUP ET M. LAGRANGE SON HISTORIEN

PREMIÈRE PARTIE. — LES DEUX PREMIERS VOLUMES

 

V. — MGR DUPANLOUP ET MM. THIERS ET COUSIN.

 

 

Après les grands drames précédemment racontés, la petite pièce ; — oui, petite pièce, malgré les grands comédiens qui y vont faire les premiers rôles !

Il s'agit de MM. Thiers et Cousin, que Mgr Dupanloup prit en grande faveur, en grande estime, en grande confiance et grande reconnaissance, depuis le concours qu'ils lui avaient prêté dans la loi d'enseignement, et la part qu'ils avaient eue à son élévation à l'épiscopat. Nouées sur ce premier terrain, les relations se resserreront encore sur le terrain académique, et, comme toujours et partout, s'y entretiendront d'une passion commune contre l'Univers.

C'était quelques mois seulement après le vote de la loi, et la paix semblait faite dans le parti catholique, lorsque Montalembert, qui nourrissait de secrètes rancunes, ranima la guerre toujours sourdement vivante au Cœur de Mgr Dupanloup. En juin 1850, il lui écrivit, à propos d'un article de l'Univers où Thiers était apprécié avec une sévérité fort adoucie : Grosse affaire pour vous et pour moi ! Effet inimaginable dans la presse, à l'Assemblée et sur M. Thiers ! Il est fort irrité contre ce qu'il appelle le parti des ingrats !C'était, commente l'abbé Lagrange, toucher le fier évêque au point le plus sensible. Le fier évêque répondit : Je déplore tout ce que vous me dites relativement à M. Thiers ; dites-lui à quel point je réprouve tout ce qui est fait et écrit contre lui. Il ne me trouvera jamais parmi les ingrats. —  Est-ce bien sûr ? — Elan, cri d'une âme si délicate en fait d'honneur, poursuit l'abbé Lagrange : de la question particulière traitée dans l'Univers, il ne s'occupa pas ! — Et c'est en quoi il eut tort ; car enfin, malgré le service rendu par M. Thiers en faveur des Jésuites, cinq ans après son fameux ordre du jour contre eux, et en attendant, le cas échéant, quelque autre mesure contradictoire, M. Thiers donc sacré et inviolable ?

Notons bien d'abord que l'article en question ne provenait d'aucun parti pris contre M. Thiers. Juste un mois auparavant, dans un compte rendu de la discussion de la loi électorale, Louis Veuillot avait dit du discours de Thiers : C'est la parole d'un homme d'Etat, d'un homme d'esprit, d'un véritable orateur ; parole sensée, vive, pittoresque, éloquente. Avec plus d'effusion encore, suivant sa coutume, il avait loué le discours de Montalembert, qu'il appelait un acte de grande éloquence et de grand courage. Puisqu'on veut voir l'ingratitude en cette affaire, de quel côté était-elle ? Et il en est ainsi dans-tout le cours du livre de l'abbé Lagrange. A toutes les diatribes épistolaires de Montalembert qu'il cite contre Louis Veuillot, on peut opposer quelque article simultané de Louis Veuillot, plein d'admiration et d'amour pour Montalembert. Outre que l'abbé Lagrange devient monotone et fatigant en enregistrant toutes ces déclamations uniformes, pas compris qu'il faisait tort, et à l'auteur de tant d'injures, et à leur dépositaire complaisant et peut-être provocateur ? N'était-ce pas assez et trop de tant de lettres tombées déjà dans la publicité, de tant d'introductions et de préfaces, où la passion contre d'anciens amis s'épanche en flots écœurants, sans qu'on arrachât encore au secret de l'intimité tous ces emportements contre une secte servile, fanatique, idolâtre, etc., etc. ?

Venons au fait. Les 13 et 21 juin 1850, Louis Veuillot publia, sous rubrique de Londres, deux articles en forme de lettres, qui marquent son entrée dans la pleine vérité politique, d'où il ne sortira plus. Sans doute, en attendant le vrai régime toujours vainement espéré, il félicitera le président ou l'empereur de ce qu'il fera de bien pour l'encourager à mieux faire ; mais il blâmera hardiment tout ce qui sera fait contre l'Église, et finalement il lui en coûtera la vie. Or, en 1850, au milieu des terreurs qu'inspirait aux honnêtes gens un très prochain avenir, et des expédients chimériques pour résoudre l'effrayant problème républicain, beaucoup songeaient à une restauration monarchique par l'accord des partisans des deux branches de la maison de Bourbon, accord ayant pour condition préalable la reconnaissance du droit du comte de Chambord par les princes d'Orléans. Avec des renseignements fournis par un ancien serviteur de la branche cadette rattaché à la branche aînée, Louis Veuillot raconta les dispositions où étaient sur ce point les exilés de Claremont. De ce récit, il résultait que la fusion était possible, et que, à l'exception de la duchesse d'Orléans, tout le monde la désirait à Claremont autant qu'à Frohsdorf.

Or, qui entretenait la duchesse dans cette opposition ? M. Thiers, venu exprès en Angleterre, sans y avoir été appelé ! Après s'être vainement essayé sur le vieux roi, qui ne put voir en lui qu'un homme d'esprit, conservateur par raison, révolutionnaire par nature, aimant l'opposition, peu scrupuleux sur les moyens d'y réussir, il se retourna vers la princesse, vers la mère, et l'engagea à s'en tenir aux prétendus droits de son fils. Lui seul il empêcha cette fusion, qu'il avait déjà tant combattue, et il rendit impossible toute restauration monarchique. C'est ce qui était exposé et démontré dans la seconde des lettres, d'où résultait le droit et le devoir de condamner sa conduite. De là ce portrait si juste : Cet homme, la mobilité même en apparence, est une borne, ou, si le mot ne vous semble pas parlementaire, une colonne de granit solidement encaissée dans les préjugés révolutionnaires les plus indéracinables. Partout et toujours on le voit tendre au même but : amener ou ramener la Révolution jusqu'à lui. Depuis 1830, dû en partie à Thiers, il n'y a eu que deux moments tout à fait favorables pour le rétablissement de la vraie monarchie : 1850 et 1871 ; et aux deux moments, c'est lui, plus que personne, qui a tout enrayé : en 1850, comme il vient d'être dit ; en 1871, par la proclamation d'une république provisoire, bientôt définitive, qu'il a imposée à son profit à une assemblée en grande majorité monarchique. Malgré quelques services rendus, cet homme a toujours été un des pires génies de la France.

Eh bien ! voilà l'homme auquel Mgr Dupanloup défendait de toucher au nom de la reconnaissance et de l'honneur ! Bien plus, en 1865, il entreprit de l'envelopper d'un prestige religieux, et de le rendre inattaquable en le mettant sous la protection d'un Bref du Pape ! Il venait d'avoir avec lui, rapporte l'abbé Lagrange, une conversation mémorable. En nous la racontant, il fondait en larmes ! Mgr Dupanloup avait les larmes aussi faciles que la colère. Qu'avait donc dit Thiers de si mémorable et de si larmoyant ? Qu'il ne concevait pas l'athéisme ; qu'il y avait un calcul dans le monde, donc un calculateur ; que Dieu était non seulement grand, mais bon : ce qu'il prouvait en montrant une gravure : Voyez, Monseigneur, c'est beau, il y manque pourtant la couleur. Eh bien ! Dieu, qui aurait pu faire de ce monde une simple gravure, en a fait un tableau ! Oui, Dieu est bon, et je l'aime ! Voilà les banalités, les puérilités qui arrachaient des larmes à Mgr Dupanloup ; et il disait alors à un ami : Que cette âme serait belle, si elle était chrétienne ! La belle âme de Thiers ! Qu'il faut se tenir pour ne pas éclater de rire ! N'oublions pas que Thiers allait répétant cela à tous venants ; et ceci encore : Pas de hasard dans le monde ; car le monde dure ! Et il s'imaginait avoir inventé ce qui traîne partout ! Ce devait être le fond de ce grand ouvrage philosophique auquel il consacra, sans avoir pu l'achever, ses chères études ! Ouvrage, on le voit, peu regrettable !

Or, vers ce temps, après un discours fort mêlé où M. Thiers avait défendu à sa façon la souveraineté pontificale, Mgr Dupanloup demanda au Pape de l'en féliciter. Le Pape répondit en le priant de se faire lui-même l'interprète de ses félicitations. Car, ajouta-t-il, comme, abusé par ses propres opinions, il a entremêlé à de louables pensées de nombreuses et graves erreurs, Nous serions forcé, en lui écrivant, de mêler Nous-même le blâme à la louange, pour ne paraître pas tout approuver, etc. Thiers n'eut donc pas son Bref ; et ni les compliments de t'interprète, ni les soins de l'évêque illusionné, ne l'amenèrent, hélas ! à la foi chrétienne.

Oh ! comme, cette fois encore, Louis Veuillot vit mieux que l'évêque et parla mieux ! Après le premier discours de Thiers, qu'on voulait faire endosser par le Pape, il écrivit à sa sœur : Mon embarras est grand. C'est ce discours surtout qu'il importe de combattre. Il est facile de le faire avec toutes sortes de ménagements, et de rendre justice aux bonnes intentions de l'orateur. Mais qu'il est ignorant, et même bête ! Et quelle terrible lumière sur la situation et sur l'état politique et intellectuel des catholiques, que ce soit là leur défenseur ! A moins que l'intelligence et le cœur de Thiers ne soient tout à fait fermés, ce qui est peu probable, l'état dans lequel il se révèle accuse bien haut les catholiques qui le fréquentent et qui prennent si peu de soin de l'instruire. Que diront tous ces catholiques, que diront  même les autres, lorsqu'ils nous verront pousser et ruiner ce champion de la foi, et au profit de qui le ruinerons-nous ?

Mais il y a un piquant épilogue à ces rapports, si tendres et si confiants, entre Mgr Dupanloup et M. Thiers ; et nous le tenons de cet abbé Rouquette, l'auteur des Notes et souvenirs, qui ne se doute pas combien il est souvent naïf et compromettant dans son livret extatique. C'était vers la fin de 1872. Déjà les cartes s'étaient un peu brouillées entre ces deux grands amis. L'abbé Rouquette ne sait pas bien comment ; mais ce qu'il y a de sûr, raconte-t-il, c'est que, depuis quelque temps, M. Thiers se plaignait de l'évêque d'Orléans en des termes parfois très peu parlementaires, et que, de son côté, Mgr Dupanloup disait avec une certaine indignation : M. Thiers nous a trompés ! Or, voici qu'un certain dimanche, l'évêque apprend à Viroflay, d'un des familiers du président, que celui-ci a dit : Décidément, il n'y a plus qu'un rôle qui me soit possible en France, et je le remplirai... jusqu'au bout. Ce rôle est celui de Washington. Oui, il faut que je sois le Washington de la France !

Aussitôt l'évêque part pour Paris, et va tout raconter à ses amis politiques. Séance tenante, le renversement de Thiers est décidé, et on lui cherche un remplaçant. On songe au maréchal de Mac-Mahon, et l'évêque lui-même, ou quelque autre, — l'abbé Rouquette n'ose affirmer, — va proposer au maréchal la succession de Thiers. Sûrs de lui à certaines conditions honorables, les meneurs se mirent à l'œuvre ; mais il y eut du tirage, puisqu'ils n'aboutirent qu'au 24 mai de l'année suivante.

En racontant cela, l'abbé Rouquette affirme qu'il n'est pas indiscret, et il prouve qu'il n'est pas inexact.

Encore un mot, dit-il en terminant : M. Thiers a commis une immense faute : il fallait, après la Commune, nommer l'évêque d'Orléans archevêque de Paris. On a bien dit qu'il avait consulté Rome, et que Rome, sans répondre négativement, avait opposé l'impopularité de l'évêque auprès des ultramontains de France. L'évêque d'Orléans aurait peut-être refusé !

Naïf, naïf abbé Rouquette ! ou plutôt enfant terrible ! Vous cherchiez tout à l'heure ce qui avait pu brouiller l'évêque et le président ! Eh vous venez de le dire : c'est la faute immense commise par Thiers en ne nommant pas l'évêque d'Orléans archevêque de Paris ! Avec quel empressement et quelle joie, loin de refuser, il eût accepté ! Quel échelon pour monter au cardinalat ! Quel sommet pour dominer et diriger la presse religieuse et l'Eglise de France[1] !

Le pacte entre Mgr Dupanloup et les Thiers, les Cousin, en un mot, tous les gens du dehors, acheva de se sceller à l'Académie.

Montalembert y était entré dès 1852, et non déjà sans quelque compromis. Toutefois, au jour de sa réception, non repris encore de sa passion pour la liberté, il souffleta Voltaire en présence des voltairiens, et fit le procès à la Révolution sous les yeux de ses historiens, de ses auteurs et de ses partisans[2].

Deux ans après, ce fut le tour de Mgr Dupanloup, qui fit son entrée au milieu des bruits mal éteints de la guerre des classiques. Aussi les journaux impies ne manquèrent pas de sonner la défaite des nouveaux barbares, et ils poussèrent si haut et si loin leurs cris de triomphe, que l'Ami de la Religion dut protester au nom de Mgr Dupanloup, et déclarer qu'entre la tolérance de l'évêque académicien et celle des journaux, il y avait une différence essentielle. Les nouveaux barbares, par la plume de Louis Veuillot, se vengèrent en faisant un éloge outré du discours de réception, sans se refuser toutefois une pointe d'ironie, et en exprimant le désir, peu mêlé d'espérance, que l'alliance entre la religion et les lettres fût aussi sincère et réelle au sein de l'Académie que dans le cœur et les paroles du directeur Salvandy et de l'évêque récipiendaire. Ensuite vint M. de Falloux, puis le P. Lacordaire, qui fit à l'Académie une figure aussi triste et éphémère qu'à la Constituante ; enfin, le P. Gratry, M. de Broglie, en un mot, toute l'école du Correspondant et toute l'Eglise libérale. Avant d'y être au complet, elle y avait conquis quelques palmes, notamment le jour où, dans la personne du P. Gratry et de M. Jules Simon, la philosophie chrétienne avait été couronnée ex æquo, suivant le mot de Mgr Pie, avec la morale naturaliste. Ce mot, proféré deux mois avant la réception de Mgr Dupanloup, mit le feu aux poudres, et arma contre son auteur tout le catholicisme libéral. Le Correspondant, par la plume de Ch. Lenormant, accusa le grand évêque, dans un article de violences et d'insultes, de troubler par d'amères critiques et des défiances injustes, les hésitations et le trouble qui précède et mûrit, chez plusieurs des hommes de l'Académie, de grandes résolutions, dont le fruit est de revenir à la pratique religieuse.

En ce langage aussi incorrect qu'emporté, c'était à Cousin qu'on sacrifiait un tel évêque, et c'était Lenormant qui s'élevait en ce style contre une instruction purement pastorale et dogmatique, adressée à tout un diocèse, lui, la veille si sévère pour la critique d'une simple opinion sur les classiques, soutenue dans un mandement adressé par l'évêque d'Orléans aux seuls professeurs de ses séminaires. Mgr Pie ne vit en cela qu'une profession franche et ouverte de la pacification religieuse entre le christianisme et le naturalisme ; profession, en effet, qui se continuera ailleurs et longtemps, par exemple, dans le grand ouvrage de M. de Broglie et dans son éloge au Sénat des beaux livres de M. Jules Simon, mis à l'index !

Dans son discours de réception, Mgr Dupanloup avait dit que son principe était] de chercher entre les hommes non ce qui sépare, mais ce qui rapproche ; et dans cette parole, au rapport de l'abbé Lagrange, on avait vu et applaudi l'expression de sentiments qui avaient toujours été les siens dans les luttes publiques comme dans sa vie privée, et qu'il eût voulu voir dans le clergé et parmi les catholiques. Une autre allusion du discours n'avait pas été moins saisie et applaudie, l'allusion aux serviteurs de Dieu à leur insu, entendez toujours les Thiers et les Cousin. Seulement, ajoutait l'évêque, il faut prendre garde de jamais les insulter. Or, en tête de ses œuvres de polémique, il rappelle qu'il 'a rencontré deux sortes d'adversaires : les uns en dehors, les autres en dedans des rangs catholiques.

Des premiers il dit : Les adversaires que nous eûmes alors, la Providence en fit un jour nos alliés. Ils le sont encore (1861), et avec une fidélité rare dans le temps où nous sommes. Je ne me consolerais point, si cette réimpression pouvait les affliger. Il dit des seconds : Je ne parlerai pas d'autres adversaires, que je ne devais point m'attendre à rencontrer sur ma route dans les causes que je défendais alors, ni de ces luttes si pénibles que j'ai dû soutenir contre des alliés naturels, tandis que je combattais l'ennemi commun. Sans perdre tout souvenir du passé, j'aime mieux m'en taire aujourd'hui, espérer qu'à l'avenir on ne verra plus désunis les défenseurs de l'Eglise, et demander à Dieu pour tous la vraie lumière dans les esprits et la paix dans le cœur. Quelle différence de ton et de langage ! Mgr Dupanloup, si absolu dans ses idées et ses volontés, a fait, il est vrai, plus de sacrifices que personne à la conciliation, mais pourvu qu'il eût affaire aux ennemis. Pour les amis, il a été plus que sévère, et l'on entend encore, même dans le silence qu'il s'impose, gronder la foudre de sa vengeance ; on l'entend même, grâce au passionné abbé Lagrange, gronder au fond de sa tombe, d'où lui aussi defunctus adhuc loquitur !

Donc, sa maxime était de chercher ce qui rapproche et d'éviter ce qui sépare : oui, encore un coup, avec les ennemis ; car, avec les amis, il semble qu'il retournait la maxime. On va en voir une preuve nouvelle dans l'affaire de Cousin et de son fameux livre : Du vrai, du beau et du bien.

C'est en 1853 que Cousin réédita ce livre, provenant du cours de 1818, et déjà publié en 1835 et 1846, avec des adoucissements successifs d'expression qui laissaient subsister tout le fond de son système. Mais, en 1853, on parla d'une lumière que les derniers événements et de récentes relations auraient portée dans son esprit, d'un doute salutaire qui aurait traversé ses ancien nés opinions, d'un retour même à de plus saines croyances, et on présenta ce livre, épuré de nouveau et dernier résumé de sa philosophie, comme un acheminement à la vérité chrétienne.

Il est certain que, dans cette édition de 1853, il avait encore profondément modifié l'expression de sa pensée, et que, soit dans la préface, soit dans le livre même, on pouvait remarquer une réserve, une dignité, un respect pour les choses saintes, des éloges du christianisme, qui étaient un progrès réel sur les éditions précédentes. Mais y avait-il une abjuration sérieuse des anciennes erreurs, et quelque chose qui ressemblât à une profession de foi chrétienne ? M. Lagrange avoue lui-même que le livre, même amendé d'après les conseils d'un prêtre indiqué par l'évêque d'Orléans, n'était pas pur de tout rationalisme ; mais il le veut pur au moins de toute formule panthéistique. Non, car au panthéisme d'autrefois l'auteur substituait une sorte d'anthropomorphisme qui l'aurait aisément ramené au panthéisme même.

Du reste, une lecture attentive démontrait que, sans rien rétracter de son rationalisme antichrétien, il continuait d'attaquer implicitement le christianisme sous le nom de mysticisme, et de nier ainsi tout l'ordre surnaturel. Aussi de bons esprits s'alarmèrent, et dénoncèrent le livre à Rome. C'est ce qui ne pouvait convenir aux futurs anti-opportunistes, récents alliés de Cousin. Etait-il opportun, continuent-ils de demander par l'organe de l'abbé Lagrange, d'infliger une condamnation personnelle à un ami du christianisme, à l'homme qui tenait le langage respectueux et sympathique de sa préface ; et cela, à propos d'erreurs assez connues pour n'avoir pas besoin d'être de nouveau signalées ?

Ces erreurs, si connues autrefois sous leur expression grossière, on les reconnaissait moins sous leur déguisement nouveau, tellement que Mgr Sibour, dans un discours à la fête des Ecoles ; que le P. Chastel, dans son livre sur la Raison humaine, et bien d'autres ; firent l'éloge du livre, et que, dans des collèges chrétiens, des professeurs de philosophie le prirent pour thème de leurs leçons. Il était donc non seulement opportun, mais urgent, de les signaler de nouveau, de les frapper même d'une condamnation qui arrêtât les effets de l'espèce de consécration religieuse qu'elles avaient reçue.

Le chef de ce premier inopportunisme fut naturellement Mgr Dupanloup ; et l'abbé Lagrange ne manque pas de supposer, comme toujours, à ceux qui pensèrent autrement les moins avouables motifs. Leur zèle, demande-t-il, était-il aussi pur qu'on le disait ? Sous ce zèle prétendu, n'y avait-il pas, chez quelques-uns, ressentiment de la loi abhorrée de 1850, dont Cousin était un des auteurs ? Pour d'autres, n'était-ce pas une façon de se consoler des condamnations récemment' portées contre leur traditionalisme excessif ? Enfin, en la personne de Cousin, ne visait-on pas quelques autres personnages, et n'espérait-on pas qu'il en rejaillirait quelque éclaboussure sur les amis académiques avec lesquels on était alors en vive guerre ? Voilà comment le charitable, modéré et pacifique abbé Lagrange insinue toujours son venin ! Et qui veut-il déshonorer par ces vilaines insinuations ?

J'ose dire que c'est moi qui ai pris l'initiative, en dénonçant, le premier, le livre au public chrétien dans la Bibliographie catholique. M. Lagrange, alors mon compagnon de glèbe, s'en devrait souvenir ; il doit m'en souvenir, il est vrai, davantage, car, à cette occasion, l'archevêché ne m'épargna pas l'Index dont il voulait sauver l'ami Cousin ! Or, j'affirme n'avoir obéi à aucun mauvais mobile. Moins encore Mgr Pie, qui me fit l'honneur d'emprunter à mes articles quelques éléments de sa fameuse Instruction synodale, le vrai coup de foudre sous lequel demeurèrent écrasés, même après avoir échappé à l'Index, Cousin et son œuvre. Or, c'est cet illustre évêque, inaccessible à tout autre sentiment que celui de la foi, qui ouvrit le feu à Rome, et c'est sans l'avoir plus cherché qu'évité, que lui, le grand tenant de l'école théologique, il se trouva en opposition avec le chef de l'école académique et politique, à savoir Mgr Dupanloup. Avec Mgr Sibour, qui 'se défendait lui-même en défendant Cousin, Mgr Dupanloup, en termes analogues à ceux dont il usera contre l'infaillibilité, disait : Epargnons à cet illustre une flétrissure d'un profit douteux, mais d'un fâcheux effet certain sur cette âme et sur beaucoup d'autres. Quoi ! l'Eglise n'a-t-elle pas assez d'ennemis, etc., etc. ?

Cependant Mgr Villecourt, encouragé par Mgr Pie, avait cité Cousin au tribunal de l'Index ; et Mgr Pie, à Rome, avait saisi lui-même le Pape du danger de son livre. Il avait encore vu le P. Modena, chargé d'instruire le procès, et quelques théologiens jésuites, tous désireux d'une condamnation ; il avait de plus rédigé quelques notes où il révélait les erreurs du livre insidieux. Informé de cela, Cousin jouait la comédie auprès de Mgr Pie, des Jésuites, des Dominicains, protestant toujours de son tendre respect pour le christianisme, mais se gardant bien de la moindre rétractation. En même temps, Mgr Sibour, d'une doctrine si peu sûre, cherchait à contrebalancer à Rome l'influence du grand évêque théologien, et écrivait au Pape en faveur de son protégé. Mgr Dupanloup, M. de Falloux, Montalembert, Lacordaire, en un mot tous les chefs du clan libéral, écrivaient de leur côté aux personnages influents de la cour romaine. Cependant, l'examen se poursuivait à l'Index.

Un rapport, imprimé en mars 1856, demandait moins une condamnation du livre que la présentation à la signature de l'auteur de deux propositions : l'une contre son panthéisme, l'autre contre son rationalisme naturaliste. C'était le mettre au pied du mur et lui fermer tout subterfuge. Alors ses amis, Mgr Dupanloup, et particulièrement M. de Falloux, l'engagèrent à écrire au Pape même. Il obéit. Dans cette lettre, du 30 avril 1856, il protestait encore du plus tendre respect pour le christianisme, de l'horreur de lui porter la moindre atteinte, du plus ardent désir de son triomphe et de sa propagation, d'où dépendait l'avenir de l'humanité, etc. ; mais, cette fois de plus, ni rétractation, ni acte de foi : simple promesse de se conformer aux conseils d'ecclésiastiques éclairés et autorisés pour la correction de ses ouvrages. Or, rappelons que l'hypocrite, — le mot vrai m'échappe, — dans ces années 1855 et 1856, rééditait tous ses vieux cours, où il ressuscitait toutes ses vieilles théories, beaucoup moins voilées que dans le Vrai, le Beau et le Bien, mais toujours accompagnées, dans la préface, des prétentions habituelles à l'orthodoxie.

Puis, dans la même préface, irrité de l'action à Rome de Mgr Pie, que ses amis lui avaient dénoncée, et de la terrible Instruction synodale, il écrivait : Nous continuons, n'en déplaise à M. l'Evêque de Poitiers, en dépit de ses mandements d'aujourd'hui et de ses mandements d'autrefois, à prêcher l'accord si naturel, si désirable et qui, grâce à Dieu, se répand chaque jour davantage, du christianisme et de la philosophie. Oui, accord désirable ; mais avec quelle philosophie ? Non avec-la sienne, ni celle du moment, moins encore celle qu'il proclamait autrefois la lumière des lumières, l'autorité des autorités, celle qui doit donner l'explication et l'intelligence de toutes choses. Il n'avait pas ce superbe dédain ; il était comédien plus habile avec ses patrons académiques, notamment avec Mgr Dupanloup, à qui il disait : Que Rome mette à l'index mon livre, il n'importe ; moi, je lui demeure fidèle et la défends à ma manière, au nom même de la philosophie. Si vous écrivez à Rome, je vous prie de me mettre aux pieds du Saint-Père. Et Mgr Dupanloup se laissait prendre à cette emphase !

Peu de jours après, le Nonce présentait à la signature de Cousin quelques propositions explicites. Il s'y refusa, avec ses protestations et déclamations ordinaires. Certes, cette exigence du Saint-Siège était bien réduite ; Mgr Sibour la trouva excessive, et écrivit à M. de Falloux : Ce serait lui imposer le mensonge et l'hypocrisie ! Maladroites exigences, profondément déplorables ! Il faut voir là la main secrète de ce parti que vous avez démasqué, et qui perdrait l'Eglise, si elle pouvait être perdue ! Et il annonçait qu'il allait écrire de nouveau à Rome.

Cependant, la mise à l'index était chose arrêtée, à moins d'une soumission authentique. Cousin eut alors l'idée d'extraire de ses livres tous les passages à décharge, et il envoya cet extrait à Rome. C'était au moins gagner du temps. Le Pape lui-même se déclarait peu pressé, attendant la réponse qu'il avait fait faire à l'envoi des extraits. Mais il réclamait toujours une rétractation expresse et sans réserve ; sinon, il était résolu à frapper. Toutefois, M. de Falloux s'étant adressé de nouveau à la charité de Pie IX, la sentence ne fut pas rendue.

La victoire et l'honneur sont-ils donc restés à Mgr Dupanloup ? L'abbé Lagrange, qui ne raconte toujours que d'après ses documents orléanais, qui paraît ignorer tout le reste, qui n'a bien étudié aucune question, s'arrête à la première lettre écrite au Pape par Cousin, et il n'ajoute que ce seul mot : Il nous appartenait de constater la part qui revient, dans ce fait, honorable pour l'Église, à l'évêque d'Orléans. Honorable pour la charité de Pie IX, sans aucun doute ; mais non également, certes, pour Mgr Dupanloup et ses comparses. Qu'a-t-il gagné, et pour l'Église, et pour Cousin ? Il continua de travailler sur cette malheureuse intelligence dévoyée, et il se suscita des collaborateurs. Tous s'y mirent, et pendant des années : tous, y compris le P. Félix, échouèrent. La Sorbonne eut beau l'accompagner jusqu'à Nice, et prêcher ses derniers jours : la Sorbonne le vit mourir rationaliste ou pseudo-chrétien. Vous direz : Avez-vous réussi davantage par vos poursuites et vos critiques ? — Sur lui, non ; mais, si nous ne l'avons pas gagné, nous l'avons empêché d'en perdre d'autres ; en quoi, mieux que vous, nous avons servi la vérité et l'Eglise. De tout cela, au moins, il reste. la grande et belle Instruction synodale, préférable, pour la doctrine et le talent, à toute l'œuvre de Mgr Dupanloup. En cette affaire, qui eut le vrai rôle épiscopal, qui fut le grand évêque ?

 

 

 



[1] Voici un témoignage confirmatif du récit de l'abbé Rouquette. C'était en 1871. La droite de la Chambre était reçue par Thiers. Celui-ci se prit à dire : Il y a un point, Messieurs de la droite, qui vous intéresse particulièrement : nous sommes mis en demeure de nommer un archevêque de Paris. Je sais, ajouta le malicieux vieillard en se tournant vers Mgr Dupanloup, je sais que vous, Monseigneur d'Orléans, vous avez tous les droits possibles à occuper cette éminente position. Mais... je suis bien résolu à ne rien faire qui puisse causer quelque peine au Saint-Père ! — Je tiens cette anecdote d'un ancien député de la droite, témoin et auditeur. — Du reste, l'abbé Lagrange n'y contredit pas trop. Après avoir parlé d'une certaine opinion désignant Mgr Dupanloup pour l'archevêché de Paris, il avoue les hésitations de Thiers, a malgré leurs relations amicales s ; mais il ajoute que l'évêque en bénissait Dieu, et il va chercher ses vrais sentiments s dans une note d'oraison qui fixerait la date de l'aventure à la Saint-Jean de 1871. Après s'être avantageusement appliqué le bénéfice du Fuit homo missus a Deo pour toute sa vie passée, l'évêque dit : Il faut que cela soit toujours. — Non seulement je ne dois rien faire pour, mais je dois être heureux de ce qui est contre... Bien plus, j'ai le droit de résister. C'est pourquoi, finit l'abbé Lagrange, il crut devoir écrire à M. Thiers une petite lettre, nette et courte (nécessairement !), qui mit fin pour lui à cette affaire. — Il est regrettable que l'abbé Lagrange, si grand citateur, n'ait pas cité cette lettre, pourtant petite et courte. On serait bien aise de voir si elle ne tenait pas quelque peu de l'éternel ils sont trop verts !... Quant à la note intime, que de choses on se dit dans l'oraison, même sincèrement, qui, hélas ! ne passent guère dans la pratique ! — Plus loin et plus tard, l'abbé Lagrange raconte que le maréchal songea à nommer Mgr Dupanloup archevêque de Lyon, et que Mgr résista. Nous le croyons sans peine, mais non pour les raisons alléguées par l'abbé Lagrange. Lyon, si supérieur en soi, ne valait pas, comme poste ou comme théâtre, Orléans pour le rôle qu'aspirait à remplir Mgr Dupanloup ! — Il s'était contenté d'intriguer dans l'affaire de la succession du cardinal de Bonald. Un éminent Religieux m'écrit : J'ai vu, une lettre de lui à l'archevêque d'Avignon, qu'il voulait gagner à son parti. Il lui disait, à la suite d'une audience de l'empereur, qu'il avait toute chance d'être coadjuteur de Lyon.

[2] L'histoire de ce discours est plus intéressante encore que ne le croit notre éminent collaborateur. Louis Veuillot y eut un rôle. Nous comptons raconter cela quelque jour. — E. Veuillot.