MONSEIGNEUR DUPANLOUP ET M. LAGRANGE SON HISTORIEN

PREMIÈRE PARTIE. — LES DEUX PREMIERS VOLUMES

 

IV. — AFFAIRE DONOSO-GADUEL. - L'UNIVERS JUGÉ PAR LUI-MÊME.

 

 

Vaincue encore sur le terrain des classiques, l'armée orléanaise, ne voulant pas céder la victoire à l'Univers, se replia contre lui dans un petit champ clos, où elle l'attira dans une de ses embuscades accoutumées. Il y avait alors un homme qui était à la fois la gloire de l'Espagne, sa patrie ; de la France, où il représentait l'Espagne ; du monde catholique, qui saluait et répétait son éloquence de prophète. C'était Donoso-Cortès, qui promettait à l'Eglise un second de Maistre. Mais ce grand homme était l'intime ami de Louis Veuillot et de l'Univers ; il venait de publier un Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme, faisant partie d'une petite Bibliothèque créée par Louis Veuillot et patronnée par l'Univers : autant de crimes que ne pouvaient lui faire pardonner ni sa foi, ni sa vertu, ni son génie. Contre cet homme éminent, contre son œuvre si haute, le parti lança un abbé Gaduel, vicaire général d'Orléans, qui, dans une série d'articles publiés par l'Ami de la Religion, journal de l'évêque et du parti d'Orléans, s'attacha à prouver, à coups de Billuart et de Witasse, que l'œuvre était un vrai nid d'hérésies. D'hérésies, — nous le verrons, — il n'y en avait qu'une, la seule qu'en réalité on prétendait poursuivre, la seule aussi qu'on n'osait pas nommer : l'hérésie ultramontaine. Un théologien faisant la leçon à un homme d'Etat, et un théologien vicaire général d'Orléans, voilà, dit ce pauvre abbé Lagrange, qui ne voit pas ou ne veut pas voir où il s'empêtre encore, ce qui irrita M. Louis Veuillot, — qui, en effet, voyait bien, lui, d'où le coup partait et où il voulait porter. Au lieu de discuter, poursuit l'abbé Lagrange, il persifla, et ne ménagea pas plus la personne même de M. l'abbé Gaduel que sa controverse.

Le fait est qu'il ménagea l'abbé Gaduel plus que l'abbé Gaduel ne le méritait, en le distinguant avec soin des autres savants abbés de l'Ami pour sa politesse. Oh ! sans doute, le charmant démon de l'ironie n'y perdait pas tout ; mais il ne laissait pourtant rien échapper dont un honnête homme et un homme d'esprit fût en droit et pût avoir le bon goût de se plaindre, du moins en public. Oh ! sans doute, Louis Veuillot, plus homme d'esprit qu'aucun d'eux, se garda bien de verser dans une discussion de textes où personne ne l'eût suivi ; mais il discuta pourtant à sa manière, la meilleure, en ramenant la querelle à son vrai point, et en circonscrivant la question sur son vrai terrain, toujours le même, à savoir la presse religieuse laïque ; et il cita à l'appui de sa thèse bien mieux que Witasse et Billuart : il cita Bourdaloue, Bossuet, Mgr Parisis ; cita même Mgr Dupanloup sur le droit, bien plus, sur le devoir des chrétiens du monde, y compris sans doute les journalistes, de défendre publiquement la religion, devoir et surtout devoir qu'on ne cessait de leur contester, du moins à ceux d'une certaine presse. Il fit tout cela en cinq articles. Je viens de les relire. Mon Dieu, qu'ils sont jolis ! Et comment l'abbé Gaduel, qui, bien que ménagé, respecté même autant que possible, n'en sort pas, je l'avoue, très reluisant, ne s'est-il pas senti désarmé par le rire désopilant qui en émane ?

Loin de là : lui l'agresseur, il se porta, suivant la tactique orléanaise, en offensé, et dénonça Louis Veuillot et ses articles au métropolitain, l'archevêque de Paris. Grande émotion alors dans l'épiscopat, dit toujours sans prouver et sans préciser l'abbé Lagrange, qui, par épiscopat, entend sans doute l'archevêque de Paris et l'évêque d'Orléans. Et, en effet, qui avait poussé l'abbé Gaduel à écrire, et qui le poussait à dénoncer ? Tout n'avait-il pas été prévu et arrangé dès le début de la campagne ? et, en portant l'affaire au tribunal de Mgr Sibour, s'adressait-on à un juge, ou à un complice et à un exécuteur assuré ? Quand, au sortir des articles de Louis Veuillot, on entre dans le factum accusateur, on ne s'y reconnaît plus, non seulement à cause de la différence d'esprit et de style, mais parce que tout y est dénaturé et falsifié. Dans toutes les citations, il y a souvent les mots, jamais le sens. Un point plaisant, c'est l'indignation de l'abbé Gaduel, accusé, prétendait-il, de courir les canonicats. Louis Veuillot n'y avait pas songé ; mais, l'eût-il fait, qu'il eût été simplement prophète, puisque bientôt l'abbé Gaduel courait à la fois le lièvre du canonicat d'Orléans et le lièvre de la cure de Montargis, et que, en dépit du proverbe, il atteignait l'un et l'autre !

Quatre ou cinq jours après, le 9 février 1853, l'arrêt convenu était lancé contre l'Univers. Ce même jour, Louis Veuillot était aux pieds du Pape, attendant la confirmation, suivant le mot spirituel de Pie IX, après le baptême qu'il était venu chercher quinze ans auparavant dans son premier voyage à Rome ; et il entendait Pie IX lui dire encore : L'Univers rend de grands services, et, comme toutes les choses bonnes, il est éprouvé. La sentence fermait au journal les communautés religieuses, et faisait défense aux prêtres de le lire, d'y écrire et d'y concourir en aucune manière. Défense encore était faite d'user des termes d'ultramontain et de gallican, et de discuter l'ordonnance. Par là même on se découvrait, et il devenait évident qu'on visait surtout l'ultramontanisme de l'Univers en l'accusant d'afficher la hautaine prétention de défendre la pure doctrine de l'Église et de venger le Saint-Siège. D'ailleurs, dans une lettre postérieure, adressée à la Voix de la Vérité, le prélat déclarait net qu'il voulait arracher publiquement à l'Univers ce masque d'un plus grand dévouement au Saint-Siège romain, sous lequel il attaquait l'autorité épiscopale, en attendant l'heure de se tourner contre le Saint-Siège lui-même !!! A quels excès se peuvent porter la prévention et la colère !

Parti le 1er février, Louis Veuillot, quand éclata le coup imprévu quoique préparé, était donc à Rome, où il était allé chercher allègement à sa douleur d'époux et de père. — C'est un fait public et depuis longtemps publié, ce qui n'empêchera pas l'abbé Lagrange d'écrire qu'il s'était hâté de se rendre à Rome, sentant venir l'orage par lui soulevé ! — soulevé par une défense légitime contre une attaque au moins bien inconvenante. Est-ce ignorance ? est-ce mauvaise foi ? Ignorant, l'abbé Lagrange l'est sans doute ; mais sa bonne foi trouverait-elle un bon répondant ? Pie IX, continue-t-il, ne voulut pas être sévère. Mgr Fioramonti, dans une réponse, entremêla à des consolations de hautes leçons qui étaient en définitive, si ce journaliste s'y fût conformé, tout ce que les évêques souhaitaient pour l'avenir. — Nous savons que Mgr Dupanloup souhaitait davantage. — Et à l'appui de ses dires tronqués, — ou plutôt de ses contre-vérités, — l'abbé Lagrange éventre la lettre de Mgr Fioramonti, et, négligeant tête et queue, il n'en cite qu'un passage intermédiaire contenant ces hautes leçons où il voudrait bien qu'on vît une condamnation. En cela, il suit l'exemple d'un de ses maîtres, M. de Falloux, — Falloux-Fallax, — qui, le premier, dans sa menteuse histoire du parti catholique, a usé de ce procédé peu honnête. Donnons à son récit, trop écourté à dessein, un complément d'où sortiront de tout autres conclusions.

La sentence de l'archevêque de Paris avait donc trouvé Louis Veuillot à Rome. De là, il écrivit noblement que, la défense de répondre était inutile, n'étant jamais entré en discussion contre les évêques et les actes de leur autorité, et il annonçait son appel au Pape. Il est vrai que, cette fois encore, les évêques furent partagés. L'évêque de Moulins ayant pris devant son clergé la défense de l'Univers, Mgr Sibour déféra sa lettre au Saint-Siège, avec celles de plusieurs autres défenseurs des coupables, préjugeant ainsi la sentence de Rome. Puis il se posait, lui aussi, en Pape français : Très Saint-Père, moi vivant, la presse religieuse à Paris sera surveillée et, au besoin, réprimée par les armes dont je dispose.... Elle restera dans son devoir, ou bien elle sortira du diocèse. C'était toujours s'adjuger une juridiction quasi-universelle sur la presse religieuse, qui, presque tout entière, part du centre de Paris pour rayonner à travers le monde. Qu'un évêque puisse proscrire tel écrit ou journal pour son diocèse, c'est incontestable ; ce qui l'est moins, c'est qu'il le puisse sur sa seule impression personnelle, sur son seul jugement.

Qu'il ne le puisse pas en matière libre, surtout quand il se sait en opposition avec beaucoup, sinon avec la majorité de ses collègues, c'est absolument certain. Car, autrement, voyez ce qui peut advenir en ce temps de publicité et de communication rapide : consulté par un de ses prêtres, l'évêque de Châlons répondit : Je lis tous les jours l'Univers avec délices, et je ne saurais empêcher mes prêtres d'y prendre le même plaisir que moi. Or, supposez ce prêtre allant voir à Orléans, diocèse cosmopolite, un de ses compatriotes ou amis, professeur dans un petit séminaire, avec l'Univers dans sa poche. Jugez de l'embarras de l'un et de l'autre ! Et notez qu'il y avait peut-être quelque proscripteur de l'Univers partageant la vieille erreur que l'Index romain n'oblige pas en France ! Mais, pour le leur, il était absolument obligatoire ! Qu'il aurait fait beau voir ce professeur d'Orléans surpris par son évêque, l'Univers en mains, pendant les jours de proscription ! Et pourtant les condamnations de l'Index de Rome ne portent que sur des livres certainement condamnables, tandis que les condamnations de tel évêque passionné, et en matière si personnelle, ne sont pas sûres de porter si juste !

Il devenait donc nécessaire de délimiter le droit de l'Ordinaire sur la presse religieuse, particulièrement sur la presse parisienne. Informé sur ce point par un évêque, le Pape fit répondre qu'il ne laisserait pas l'opinion religieuse, et, par suite, la liberté et la décision dans les choses de la foi, à la discrétion arbitraire de l'archevêque de Paris ; qu'il savait parfaitement — et nous aussi ! — qui avait poussé toute l'affaire, qu'il connaissait les siens et était résolu à les soutenir fortement. On s'adressa alors directement à lui, et l'on se plaignit des prétentions d'un évêque, très versatile dans ses opinions, très peu sûr dans sa doctrine, à enveloppes toute la presse dans sa juridiction, c'est-à-dire à mettre toute l'autorité entre les mains d'un nouveau patriarche. et l'on pria le Saint-Siège d'intervenir.

La réponse fut d'abord la lettre de Mgr Fioramonti à Louis Veuillot, lettre que le Pape avait dictée, et dont nous avons vu l'abbé Lagrange, après M. de Falloux, ne citer qu'un passage, transformé par son isolement en sentence, contre l'Univers, tandis qu'il s'adressait, sous forme de conseils, à la presse religieuse entière ; mais on a soin de taire d'abord l'éloge du journaliste et du journal qui la commence, et ensuite la fin, qui était vraiment, dans la circonstance, la condamnation de l'archevêque et de celui qui l'avait poussé.

Désormais, Louis Veuillot pouvait attendre que l'affaire suivît son cours régulier. Néanmoins, contre l'avis d'amis sûrs et puissants, mais sur une insinuation du Pape, il écrivit de Rome, le 22 mars, à l'archevêque de Paris une lettre respectueuse et ferme, où il s'était efforcé de ne pas mettre plus de soumission qu'il n'en devait, qu'il ne croyait sage d'en montrer. La veille, le Pape avait signé l'encyclique Inter multiplices, où, après avoir dirimé la question des classiques, il mettait les écrivains laïques, auteurs de livres ou journalistes, sous la bienveillante protection des évêques. La sentence de Mgr Sibour, dit l'abbé Lagrange, n'y était ni confirmée, ni improuvée. Très improuvée, au contraire, si l'on songe qu'elle fut l'occasion de l'encyclique ; et ainsi le comprit l'archevêque, qui s'empressa de retirer son ordonnance. Mgr Dupanloup, lui, ne retirera jamais la sienne, qui tombera seulement à la longue, et par désuétude !

Ne cherchez pas trace dans l'abbé Lagrange du post-scriptum que je vais ajouter au récit de cette affaire, post-scriptum relatif au théologien malhabile qui l'avait engagée, et à l'homme d'Etat qui avait servi d'illustre prétexte à cette nouvelle passe d'armes contre l'Univers.

Donoso-Cortès, dans la simplicité et la sincérité de sa foi, avait soumis son livre au jugement de Rome, qui ne le trouva digne d'aucune des censures portées par le théologien d'Orléans. Le Pape ordonna même à la Civilta cattolica, rédigée par de vrais théologiens, d'en rendre compte. Or, la célèbre revue en admira l'esprit et la doctrine. Puis, répondant aux critiques de l'abbé Gaduel, elle montra que le sens condamné, ou lui avait échappé, ou se retrouvait dans les plus illustres docteurs. L'unique tort de Donoso-Cortès, si l'on peut appeler cela un tort, poursuivait-elle, est d'avoir employé des expressions et des manières de parler qui s'éloignent quelquefois des locutions aujourd'hui en usage dans l'école ; locutions plus familières au savant professeur d'Orléans que celles dont on se servait dans l'antiquité chrétienne. C'est-à-dire qu'on le jugeait plus ignorant en patristique que savant en Billuart et en Witasse ! La revue romaine admirait qu'un laïque possédât si pleinement l'économie de la science théologique, et pénétrât si sûrement dans les mystères les plus élevés et les questions les plus délicates. Elle louait sa docilité à recevoir toute correction ou retouche de style, pour que son expression fût ramenée à des formes adoucies, de manière à rendre son œuvre irrépréhensible même pour les vétilleux ; car il est des hommes qui ferment les yeux aux beautés les plus originales des grands écrivains, et se font un plaisir de disséquer les moindres parties avec une sévérité qui va souvent jusqu'à l'injustice. Attrapez, ô Gaduel !

Voilà donc quels vengeurs s'arment pour ta querelle,

Orléans !

Mais faisons connaître au complet le vengeur Gaduel !

Théologien d'Orléans et de Paris en 1853, il fut, en 1870, théologien du concile sous le même patronage. Or, en cette qualité, il publia, sous ce voile protecteur de l'anonyme où se cachaient tous les anti-infaillibilistes, une certaine Disquisitio moralis, écrite en latin macaronique, dont Louis Veuillot fit, en français macaronique comme le latin, le plus ébouriffant pastiche. Là, il probait clairement et cléricalement que ladite infallibilitas infaustissime seu vera debilitas mettait les évêques infaillibilistes dans l'occasion de peccarer gravissimement en quatre façons pessissimes : 1° contra veracitatem, 2° contra fidem, 3° contra justitiam, 4° contra officium consulendi paci et unitati Ecclesiœ. Etait-ce assez horrible et horrificant ?

Le P. Ballerini, en ce latin qui peut braver la politesse, comme on dit qu'il brave l'honnêteté, a traité d'une façon plus compétente, quoique non moins plaisante, la Disquisitio et son auteur. A qui informis illa scriptiuncula doit-elle être attribuée ? il ne le sait, tanta videlicet inscitia, insipientia, atque etiam insolentia scatet... Risu dignum quod homo, prout se satis prodit, theologicarum disciplinarum plane rudis, s'arroge gratuitement et insolemment la fonction de faire la leçon aux évêques, et se constitue grand pénitencier du concile I Et en quel langage ! Ce ne sont qu'idiotismes français affublés de haillons latins !

Voilà l'auteur ; quel est l'homme ? Est-ce celui-ci ? Imaginez, a dit Louis Veuillot, un rustre avec un air finaud et qui se trompe lui-même à son air, en sorte qu'il pourrait bien être embarrassé de dire s'il est sincère ou s'il ne l'est pas. Le chapeau rabattu sur les yeux, la bouche dans son manteau plein de trous qu'il n'aperçoit pas, il se présente aux Pères du concile... Les évêques s'amusent de ce plat théologico-macaronique, non cependant sans se trouver un peu insultés. Leurs reproches ne vont point à l'auteur. Tout le monde le nomme, et tout le monde sourit. Il a déjà bondi sur les raquettes de la polémique ; son encrier, renversé dans ces évolutions célèbres, a perdu tout ce qu'il pouvait contenir d'irritant. Mais on blâme ceux qui ont autorisé son extravagance.

Dans une espèce de galerie où il expose les portraits des commensaux de l'évêché d'Orléans, l'abbé Rouquette — que j'aime l'abbé Rouquette ! — peint ainsi l'un d'eux : Le plus causeur est ce petit homme aux lunettes épaisses, qui raconte sans cesse des histoires de Marseille et de Marseillais. Nature aussi opposée à celle de l'évêque que le brouillard l'est au soleil. Lent, diffus, incorrect dans son langage, peu élevé dans ses observations, sévère dans ses jugements sur les hommes et peu au courant des choses. Il appartient à cette catégorie de gens qui ne sont jamais aimables, même quand ils sont très bons, et attirent peu la confiance, même quand ils méritent le plus profond respect... Singulière remarque : on rencontre dans beaucoup d'évêchés un de ces hommes qui, n'étant ni littérateur, ni philosophe, ni orateur, ni surtout agréable, ont la réputation du théologien, la pose de l'administrateur, et sont le nécessaire de la maison.

Voilà le théologien Gaduel[1], et voilà l'ami Rouquette !

Est-ce assez risible de voir l'abbé Lagrange rappeler avec honneur un pareil théologien et son infaustissime campagne contre Donoso-Cortès, ou plutôt contre l'Univers !

Il est vrai que l'abbé Lagrange suppose que ses lecteurs ignorent toutes ces choses, et qu'il s'arrête juste au moment de les leur révéler. C'est le cheval rétif qui, arrivé au fossé où il ferait la culbute, se cabre et recule. Mais il y a derrière lui quelqu'un pour le piquer et le forcer à la cabriole !

Voyez-le encore s'arrêter tout court devant pire que tout ce que nous avons vu, je veux dire l'indigne pamphlet : l'Univers jugé par lui-même. Obligé, dit-il, de parler de ces choses, nous ne le ferons que dans la mesure nécessaire, et ne raconterons de ces luttes que celles où l'évêque d'Orléans prit une part personnelle, et dont il revendiqua la responsabilité. C'est ainsi qu'il esquive le pamphlet, dont son héros se garda bien, en effet, de se déclarer responsable, malgré la part très personnelle, mais occulte, qu'il y avait prise.

Tout l'atelier d'Orléans, sous l'inspiration et la conduite de l'évêque, s'y mit, et il mit trois ans, six ans même, à bâtir cet opus tumultuarium.

La première assise en avait été construite par l'évêque en personne. Une chose certaine, en effet, c'est que plusieurs phrases du libelle, certaines idées et divers mouvements oratoires, étaient tirés, sans avertissement ni indication d'aucune sorte, d'un nouveau mandement de Mgr Dupanloup contre l'Univers, destiné à paralyser la lettre de Mgr Fioramonti et à prévenir et empêcher la sentence redoutée du Pape ; mandement inédit, quoique imprimé, parce que l'auteur, au moment de la publication, fut contraint de le supprimer par l'encyclique du 21 mars. Rien ne prouve, dit dans le temps l'Univers, que l'évêque eût autorisé ces extraits. En voilà de la modération ! Car, dès ce temps même, Louis Veuillot savait pertinemment où et par quelles mains l'ignoble machine avait été fabriquée. Il écrivait à sa sœur : On nous donne comme positif que la brochure a été copiée tout entière au grand séminaire d'Orléans. Chacun a fait sa page et la reconnaît, et cela fait une jolie situation au brochurier. Ce n'est pas au séminaire, c'est à l'évêché même, mais par des mains de séminaristes, que se fit la vilaine besogne. Plusieurs ne savaient ce qu'ils faisaient, mais ils l'ont su depuis, et ils se sont crus obligés de demander pardon de la part, même purement matérielle, qu'ils y avaient prise. Tous les chroniqueurs et nouvellistes, belges ou autres, s'accordèrent à mettre Mgr Dupanloup à l'origine et au centre animateur. C'est d'Orléans que partit le pamphlet, c'est par les mains de l'Ami qu'il a été lancé, mains tout orléanaises[2], et M. l'abbé Cognat n'a convaincu personne en s'en déclarant l'unique auteur. Qui a fait les frais de cet in-4° de deux cents pages imprimé avec luxe et envoyé gratuitement urbi et orbi ?

Cette longue et calomnieuse falsification fit scandale. Beaucoup d'évêques protestèrent en faveur de l'Univers, pas un ne prit la défense publique de l'Ami ; Mgr Dupanloup n'osa pas. Ainsi dans la presse. En dehors des mauvais journaux, le libelle ne trouva d'avocats qu'à l'Ami, au Correspondant et au Moniteur du Loiret, journaux de la faction orléanaise, et aussi à l'Union de l'Ouest, journal de M. de Falloux. C'est à cette occasion que Mgr Parisis écrivit : Je ne crains pas de le proclamer avec une profonde conviction, la suppression de l'Univers serait pour la religion un malheur public. Or, d'une lettre de Mgr Parisis du 19 octobre 1856, reproduite dans l'Univers du 14 novembre 1883, il résulte que son auteur n'avait ainsi parlé qu'après s'être assuré personnellement des sentiments du Pape à l'égard du journal, et qu'il a su ensuite que sa lettre avait été fort approuvée du Pape. Et, en effet, c'est à l'insinuation du Pape, clairement et formellement exprimée par son nonce à Paris, que l'Univers, poussé d'ailleurs par bon nombre d'évêques, se détermina à poursuivre le pamphlet en justice.

On sait quel coup mit fin à un procès dont l'issue n'était pas douteuse. Déloyaux jusqu'au bout, les auteurs du pamphlet soufflèrent à leur avocat Dufaure une phrase en désaccord avec ce qui avait été convenu entre les parties, ce qui aurait mis l'Univers en droit de retirer son désistement. Environ trois ans après, l'Empire se mettait au service de leur passion, toujours impuissante, et supprimait le journal détesté. A peu près seuls dans la presse, même-incrédule, ils n'adressèrent pas le moindre mot de condoléance au journal martyr de la bonne cause, et ils refusèrent le salut de la plume à cette plume qui était l'honneur du journalisme. Un seul d'entre eux, Augustin Cochin, eut un mouvement de générosité. Il fut d'avis qu'il y avait lieu à donner au journal et à son grand rédacteur un témoignage public d'intérêt, et à essayer une réconciliation. Mais M. de Falloux, toujours fallax, fourbe et calomniateur, opina, tout au contraire, pour. qu'on protestât hautement contre ce qu'il appelait le mensonge de cette suppression. Sous prétexte que Taconet obtint, peu après, de reparaître sous le nom du Monde, avec tous les anciens rédacteurs de l'Univers, sauf Louis Veuillot et son frère — que l'abbé Lagrange affecte d'omettre —, il supposa, lui l'intrigue en personne, qu'il y avait, entre le gouvernement et Louis Veuillot, je ne sais quelle entente fallacieuse, quelle comédie mensongère, quel marché peut-être, et il est possible que les sept années que dura le jeu prétendu ne l'aient pas convaincu de la réalité et du but de la suppression. L'évêque d'Orléans voulut qu'on s'en tînt au silence, pour les raisons qu'il formule dans cette lettre à Montalembert : Il faut pardonner toute injure personnelle ; mais ce n'est pas la question, et nul de vous d'ailleurs ne s'y refuse... La question est de savoir s'il faut oublier dix années d'aberrations et d'iniquités qui ont fait plus de mal à l'Eglise et au Saint-Siège que dix années de vertus et de souffrances n'en pourront réparer. La question est de savoir s'il faut, du jour au lendemain, paraître oublier, en servant l'Église, les principes les plus élémentaires de la prudence humaine et chrétienne. La question est de savoir s'il faut, du jour au lendemain, paraître oublier, je ne dis pas tout ce qu'on a souffert, mais tout ce qu'on a cru vrai, tout ce qu'on a dit, tout ce qu'on a fait, tout ce qu'on a écrit. C'est en ce sens que je trouve engagé pour vous ici, et au plus haut degré, ce qui se nomme la sincérité et la moralité des actions humaines. C'est en ce sens que c'est ici une question de vérité et d'honneur, et pas une question de charité. Tout pour la charité, tout pour ce qu'elle demande ; mais rien contre la vérité !

Quelle charité ! quelle vérité ! quel honneur ! Quel aveuglement de passion, et chez l'auteur de la lettre, et chez l'historien qui l'ose reproduire ! En faut-il davantage pour déshonorer toute la polémique de Mgr Dupanloup contre l'Univers, pour expliquer tous ses excès, et aussi tous les excès auxquels se portera le malheureux Montalembert ainsi poussé et engagé ?

Les sept années de souffrances durent paraître courtes à celui pour qui dix même auraient été une réparation insuffisante, et l'on peut croire sans témérité qu'il applaudit moins à la réapparition de l'Univers qu'à sa suppression. En effet, lorsque ses amis, au pouvoir en 1874, pour faire un petit plaisir à M. de Bismark, se donnèrent la grande joie de suspendre pour deux mois l'Univers ressuscité, regrettant sans doute que de prétendues complications diplomatiques n'en exigeassent pas davantage, Mgr Dupanloup s'empressa bravement d'envoyer de tous côtés un factum, dont le but était de décider enfin les évêques à frapper à leur tour l'Univers d'un coup qui rendrait définitivement mortel le coup porté par le cabinet de Broglie. C'était, comme toujours, une dénonciation enflammée des prétendus crimes de l'Univers, tous se réduisant en réalité à un seul : d'avoir été assez aveugle, assez audacieux, pour n'être pas en tout de l'avis de l'évêque d'Orléans ! Dans une lettre à un ami du 13 février 1874, Louis Veuillot a bien caractérisé le factum de l'évêque et le coup du ministère : La pièce de Mgr l'évêque d'Orléans était déjà regrettable ; elle l'est devenue plus encore par l'envoi qu'il en fait à tout le clergé de France depuis la suspension. On aimerait qu'un évêque se livrât moins à la colère, surtout lorsque le motif en est si peu fondé. D'ailleurs, il perd sa peine, et la manifestation contraire — nombreuse et magnifique en effet — l'emporte de beaucoup sur celle qu'il fait si mal à propos. L'acte injuste qui m'a frappé m'a mis du même coup au-dessus des Prussiens, au-dessus des catholiques  libéraux et au-dessus de ses trop petits pamphlets. Non moriar, sed vivam, et narrabo opera Domini ! Et à un autre ami, en mars : La vexation que je souffre, je la souffre plus à cause de mon orthodoxie catholique qu'à cause de mon patriotisme. Bismarck m'a moins demandé que je ne lui ai été offert. C'est l'Eglise de la Roche-en-Breuil qui lui a fait cadeau de ma liberté. Je pense que vous les reconnaissez bien là, ceux qui déclamaient contre l'Idole du Vatican et courent au-devant des désirs de l'Idole de Berlin. Ils lancent sur moi leurs foudres dans l'espérance de lui plaire : vaine espérance ! Cela lui plaît bien, mais pas assez. Ni à Mgr Dupanloup, qui aurait voulu bien plus dans sa colère inextinguible, dans sa haine insatiable !

En tête de son numéro de reprise, le 20 mars, l'Univers publia un bref du 31 janvier, que Pie IX lui avait adressé pour le consoler et le soutenir : Comme vos efforts et vos forces sont fidèlement appliqués à la propagation du bien, vous ne devez pas vous étonner d'être dans la tribulation.

A ce bref, le Journal du Loiret fit écho en ces termes : Il paraît que M. Louis Veuillot, en criant si fort autour de l'autel qu'il en a écarté maint honnête homme, a fait du bien parmi nous ! Il paraît que M. Louis Veuillot, en ferraillant dans l'Église et aux portes de l'Église contre les catholiques qui ne croyaient pas en lui, a propagé le bien dans notre société ! Le bref dit cela ! Il dit aussi que M. Louis Veuillot, au milieu de nos erreurs et de nos débats, se tient en prière auprès du Trône de Celui à qui les paroles des humbles et les sacrifices des éprouvés arrivent sûrement. Nous n'aurions jamais soupçonné tout cela. Mais, le bref n'étant pas un dogme — excepté les brefs adressés à Mgr Dupanloup ! —, nous nous permettrons de garder à M. Louis Veuillot la même estime que précédemment ; et, dussions-nous encourir la rage, sainte ou non, de ce belliqueux, nous regretterons la bénédiction qui vient de tomber sur lui !

Cet outrage, non à Louis Veuillot, mais au Pape, reçut sa récompense, et par la grâce, non de Dieu ni du Pape, mais de Mgr Dupanloup, M. Auguste Boucher, successeur de M. Lavedan dans la presse orléanaise au service de l'évêché, passa chroniqueur au Correspondant, où il chronique toujours, sous la direction de ce même Lavedan, qui a trouvé là ses Invalides après tant de mauvaises campagnes ; Lavedan, alias Grandlieu, qui, en changeant de nom comme maître Jacques de souquenille, trouve le moyen de diriger le Correspondant, Revue du catholicisme libéral, et d'écrire au Figaro, journal des petites correspondances !

Mais retournons à 1860.

Qu'importait à l'Univers le silence vindicatif imposé par Mgr Dupanloup, alors que lui arrivaient des félicitations de tous les points de l'Église ! Déjà, en 1859, le Saint-Père, étendant ce qu'il avait dit de Louis Veuillot dans l'affaire du petit Mortara, lui disait à lui-même, après lui avoir parlé d'autres journaux catholiques faits ou à faire — c'était au moment où, sous l'impulsion de Mgr Dupanloup, l'Ami de la Religion, à défaut toujours de la Paix sociale, se transformait en quotidien — : Quant à vous, toujours vous avez été dans la bonne voie ; vous n'en sortirez jamais. Et il envoyait officiellement, cette année-là, à Mlle Elise Veuillot un cierge de la Chandeleur, dont Louis écrivait à un évêque : Il me semble que le défilé qui se pratique présentement dans le nouvel Ami, a un peu pour but de souffler sur ce cierge-là ! En février 1860, un mois après la suppression, Pie IX, recevant encore Louis Veuillot, l'avait salué de la béatitude évangélique : Beati qui persecutionem patiuntur propter justitiam ! C'est à lui, et non à ses adversaires, qu'il confia alors le soin de faire un mémoire sur la situation. Résolu à ne se pas priver de son concours, il voulut lui faire reprendre l'Univers à l'étranger, à Bruxelles ou à Genève, et faire lui-même les premiers frais de la publication.

L'affaire ayant échoué, quoique fort engagée, il mit à la disposition du journaliste sans travail et sans ressources une somme assez considérable, que l'heureux auteur du Parfum de Rome et des Odeurs de Paris eut la joie de ne pas entamer et de verser ensuite au Denier de Saint-Pierre. A tout secours d'argent, même venant du Pape reconnaissant de ses services, il préféra le bref consolateur et glorificateur qui lui fut délivré, malgré toute l'opposition des catholiques libéraux. Le Pape, en effet, lui rendit ce beau témoignage : C'est pour Nous un devoir de louer particulièrement l'ardeur avec laquelle vous vous êtes efforcé, sans peur aucune, de réfuter des journaux impudents, de défendre les lois de l'Église, de combattre pour les droits de ce Saint-Siège, et pour la souveraineté civile dont, par la permission de la Providence divine, les Pontifes romains ont joui depuis tant de siècles. Nous souhaitons vivement que vous soyez persuadé de Notre charité paternelle envers vous.

Quel autre journal a dans ses archives de tels papiers[3] ?

 

 

 



[1] Le théologien Gaduel est encore auteur d'un Mémoire sur le droit coutumier, dont l'histoire est curieuse, comme l'histoire de presque tous ces livrets ou pamphlets orléanais. Ce Manuel fut fait par l'ordre de Mgr Dupanloup, qui mit au service de l'auteur, comme il fera tout à l'heure pour l'Univers jugé, les élèves de son grand séminaire. Or, vers 1852, deux séminaristes d'Orléans, se rendant aux bains de mer et passant par Nantes, entrèrent chez le libraire Mazeau pour y acheter un livre de voyage. Le libraire crut n'avoir rien de mieux à leur offrir que le Mémoire, qui venait de paraître. Les deux séminaristes feuillettent le volume, et s'écrient, se faisant écho l'un à l'autre : Tiens ! voilà les pages qu'on me faisait copier au grand séminaire ! Mais voici que le Mémoire est réfuté par le Cardinal Gousset, flétri par le Concile d'Amiens : aussitôt le libraire reçoit de l'administration diocésaine d'Orléans l'ordre de renvoyer tous les exemplaires qu'il avait en dépôt. Ô théologien ! ô canoniste Gaduel ! Ô école orléanaise ! — Le vrai titre est celui-ci : Sur la situation présente de l'Eglise gallicane relativement au droit coutumier. Mémoire adressé à l'épiscopat (1852). Déjà réfuté et condamné comme il vient d'être dit, le Mémoire fut mis à l'index.

[2] Le 2 août 1856, Louis Veuillot écrivait à sa sœur : L'abbé S... est allé s'établir au petit séminaire d'Orléans, où il signe des articles d'une impertinence rare, au bas desquels son nom fait la plus drôle de figure. — Dans cette lettre on lit encore : C'est le même jeu qu'en 1852, lorsqu'ils mirent en scène notre cher Donoso, dont ils ont empoisonné les derniers jours.

[3] Les catholiques libéraux, soutenus à ce moment par Mgr de Mérode, beau-frère de Montalembert, travaillèrent pour empêcher tout bref consolateur. N'y ayant pu réussir, ils s'ingénièrent au moins pour faire amoindrir un témoignage dont ils sentaient la portée. A force d'intrigues, ils avaient obtenu l'introduction subreptice, dans le projet de bref, de certaines expressions dont ils comptaient se servir pour en détruire l'effet, et qu'ils auraient même tournées ensuite contre l'Univers. Louis Veuillot en demanda la suppression, pour n'être pas déshonoré sur la pierre tumulaire. Ainsi écrivait-il à sa sœur, le 26 juin 1866, en rappelant cette triste histoire. Il lui avait écrit de Rome, au moment même, le 7 mars 1860 : Notre papier n'est pas encore signé. Le Saint-Père, cette fois, l'a gardé pour y faire quelques nouvelles modifications, toujours dans la crainte de désobliger les gens en question. Tu vois que, quand Mérode travaille, il travaille mal, mais il travaille bien. J'ai eu mercredi soir, avec Mgr Fioramonti, une conversation d'une heure qui m'a navré, et je l'étais déjà. Ce qui me désole le plus, c'est que le Saint-Père, au milieu de tous ces délais, sent très bien qu'il m'afflige et en est lui-même affligé. Il s'informe de moi avec une tendresse charmante, il proteste qu'il fera ce que je voudrai, mais je ne veux que cela, et il ne le fait pas. Si je demandais de l'argent, il m'en donnerait bien vite ; le mal est que je ne veux pas d'argent, je veux un monument, ou de l'herbe sur la tombe de l'Univers.

Il eut, malgré tout, le monument, qui lui fut autre chose qu'une glorieuse couche funèbre ; car la bénédiction du Pape, nouveau Prodi foras, en fit un berceau d'où il sortit plus vivant et plus fort.