MONSEIGNEUR DUPANLOUP ET M. LAGRANGE SON HISTORIEN

PREMIÈRE PARTIE. — LES DEUX PREMIERS VOLUMES

 

I. — L'HISTORIEN ET LE HÉROS.

 

 

Ce livre n'est pas une histoire : c'est un panégyrique, et un panégyrique à outrance. Ce n'est pas seulement un panégyrique avec ces exagérations qu'on pardonne à la reconnaissance, à l'admiration, à l'affection : c'est un pamphlet, et un pamphlet non moins venimeux que n'est ardent le panégyrique. Enfin, ce n'est pas cette œuvre désintéressée et impersonnelle que l'on peut lire avec calme, sans passion, sans tentation da réagir en sens contraire, même lorsqu'on en condamne certaines idées et tendances : c'est une œuvre où le moi éclate et irrite, où le biographe se met trop souvent et trop complaisamment en scène avec son héros, et s'introduit dans le drame comme un rôle important, ayant droit à partager l'attention et la louange.

Malgré Sainte Paule, traduite dans toutes les langues et lue à peu près dans aucune, M. Lagrange craint à bon droit de manquer la célébrité à laquelle depuis si longtemps il aspire ; et, pour se l'assurer enfin, il se faufile dans la gloire dont il fait une atmosphère à son évêque, et en usurpe le plus qu'il peut les reflets.

L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux !

Malgré sa couleur païenne, le vers n'est pas pour déplaire au disciple et ami du grand partisan de la belle antiquité. J'ai peur, pourtant, qu'il se trompe dans ses prétentions, et qu'il ne soit pour la plupart des lecteurs qu'un personnage importun et parasite à renvoyer dans la coulisse.

Qu'il intervînt une fois ou deux comme témoin, puisque aussi bien il a été, pendant des années, le compagnon de Mgr Dupanloup, et qu'il déposât sur quelques points obscurs ou litigieux, passe ! Et encore, n'ayant guère été qu'un pedisequus ou un Eliacin, l'aurait-il dû faire avec plus de modestie. Mais qu'importe, le plus souvent, que M. l'abbé Lagrange vienne nous dire :

.... J'étais là ; telle chose m'advint !

d'autant qu'il n'est pas toujours aimable, il s'en faut, lui si souvent hargneux, grincheux et hérissé, comme le Pigeon de Lafontaine ! Qu'importe donc d'apprendre que M. l'abbé Lagrange assistait à la prise de voile de Mlle de Montalembert, à la séance de réception de Mgr Dupanloup à l'Académie française, etc. ; que c'est lui, un jour, à Hyères, qui servait de lecteur à son évêque ? Effacez-vous, est-on tenté de lui dire, personnage encombrant !

C'est bien assez qu'on ait à le subir comme historien et comme écrivain, puisqu'il avait reçu la mission d'écrire cette histoire à beaucoup d'égards nécessaire, — nécessaire comme l'est, dans toute histoire générale d'une époque quelconque de l'Église, l'histoire particulière de telle ou telle personnalité éclatante, pour qu'on en puisse bien apprécier l'action funeste ou salutaire. Si c'est Mgr Dupanloup lui-même qui l'a désigné et l'a fait légataire de ses papiers et du soin de sa mémoire, il n'a pas été, quoi que d'autres en aient dit, heureux dans son choix. M. l'abbé Lagrange ne sait pas faire un livre. Il se laisse aller à la dérive du cours des années, qu'il est obligé de remonter ensuite, soit pour réparer des omissions, soit pour mettre quelque ensemble et quelque unité dans ses récits ; mais le livre demeure toujours sans plan général, sans proportions dans ses parties, sans horizons et sans vues. A peu près nulle part trace bien marquée d'idée et de doctrine ; l'admiration seule, l'admiration presque idolâtrique, avec ses formules banales et non toujours bien appliquées ni justifiées ; la passion, la passion surtout, avec ses emportements effarés et aveugles !

Pour remplir le vide des idées, et quelquefois même des faits, des citations, et des citations encore ! Comme l'abbé Trublet compilait, compilait, l'abbé Lagrange cite, cite, sans à propos et' même hors de propos ! Citations tellement nombreuses et prolongées, qu'elles remplissent la moitié peut-être des pages ! Citations, d'ailleurs, plus qu'inutiles, n'ayant souvent rien d'inédit, n'apprenant ou ne fournissant rien à personne, puisqu'elles sont puisées, la plupart, dans des livres que chacun peut avoir sous la main. Cette Manie de citer, M. Lagrange. l'a prise de son héros, si intempérant et intempestif lui-même dans ses citations, comme il lui a pris, en lui laissant presque toutes ses qualités, tous ses défauts littéraires, et aussi quelques autres de nature différente. Son style est un pastiche, en effet, du style de Mgr Dupanloup.

Le Sobrius esto, loi de la littérature aussi bien que de la morale, est encore moins à l'usage du disciple que du maître. Il y avait, sans doute, dans la parole soit parlée, soit écrite du maître, bien de la rhétorique ; mais il y avait aussi de l'éloquence ; chez le disciple, rien que de la déclamation. Apostrophes sur apostrophes, tolérables dans une oraison funèbre, insupportables dans un livre. Sous cette plume, tout est feu et flamme, jet de lave brûlante.

M. Lagrange, qui ponctue souvent mal, ne connaît bien, dans les signes de la ponctuation, que le point d'exclamation ou d'admiration, par lequel il clôt toutes ses périodes. A chaque instant, à propos de peu de chose, ou même de rien, il s'écrie : Grand évêque, admirable évêque, saint évêque ! Voilà son esprit, voilà son cœur ! Et il ne se doute pas qu'au lieu des larmes d'admiration qu'il voudrait tirer, il ne provoque qu'un sourire. Ses phrases sont souvent assez mal construites, enchevêtrées d'incidents obscurs. Elles sont obscures elles-mêmes par le mauvais emploi des pronoms, particulièrement des personnels, par le peu de précision ou l'impropriété des termes. Elles procèdent par inversions peu françaises, et s'enchaînent par des transitions lourdes et embarrassées. M. Lagrange, scribe très prétentieux et outrecuidant, n'est donc pas un écrivain. Qu'est-il donc ? Il le faut répéter avec insistance, puisque par là nous entrons dans l'œuvre même : c'est un maladroit panégyriste, et tout à la fois un méchant et chétif pamphlétaire.

Grand esprit et grand caractère, grand orateur et grand écrivain, grand évêque et presque grand saint, en un mot la gloire et la merveille de son temps, voilà, au regard filial et intéressé de M. Lagrange, ce que fut Mgr Dupanloup.

Grand esprit et grand caractère, le grand voyant dans tous les problèmes du siècle, la fierté et l'honneur même ! — Nous verrons bien, en suivant sa stratégie, souvent intrigante et insidieuse, dans les principales étapes de sa vie ! — Grand orateur ! oui, clame l'abbé Lagrange, le plus éloquent des évêques de France, un des trois grands orateurs sacrés du siècle, avec Lacordaire et Ravignan, et, de plus qu'eux, grand orateur politique ! — Entre Lacordaire et Ravignan, vrais orateurs ceux-là, le premier surtout, l'éloquence même, et Mgr Dupanloup, il y a plus d'une place à occuper. Grand orateur, et, pour le prouver, l'abbé Lagrange cite, cite. Je ne dis pas qu'il ait mal choisi, car je crois qu'il n'y avait pas mieux à prendre. Mais ce qu'il nous montre en larges échantillons n'est que lieu commun, et sans ce grand style qui hausse le lieu commun jusqu'à la grande éloquence, comme dans l'exorde de la Reine d'Angleterre.

Ce que Mgr Dupanloup a de mieux, c'est son panégyrique de Jeanne d'Arc, dont le plan, qui en fait la vraie beauté, à savoir l'idylle, l'épopée et la tragédie en un seul drame et une seule vie, lui avait été suggéré par le premier président, M. de Vauzelles. Quant à son oraison funèbre du P. de Ravignan, Berryer, qui s'y entendait, il est vrai, lui a bien dit, à sa descente de chaire : C'est votre chef-d'œuvre, mot que les admirateurs complaisants lui répétaient à tout coup ; mais Berryer, qui, sans être Racine, aimait à pleurer et qui était déjà tout en pleurs incliné sur le cercueil du Père, n'avait pas besoin d'être éloquemment provoqué à prolonger ses larmes. Disons simplement que cette oraison funèbre, paraphrase improvisée des béatitudes évangéliques, était un tour de force, et non un coup de maitre. Et c'est ce qu'il y a à dire, bien souvent, des discours, brochures, livres même de Mgr. Dupanloup. Il n'atteignait même pas toujours le tour de force, et cela dans tel ou tel champ oratoire qui y prêtait si bien, par exemple dans l'oraison funèbre de Lamoricière, dont Louis Veuillot, notre maître à tous en éloquence, en style et en tant d'autres choses, a dit :

Jamais héros plus digne de la grande peinture et des grandes larmes, jamais panégyrique plus digne d'oubli. Ni les batailles, ni la conversion, ni la beauté du sacrifice et la beauté de la mort ne purent éveiller un frémisse, ment d'éloquence. Oh ! l'ingrate pièce ! pas une période, pas une phrase, pas un cri ; rien, et pire que rien : au lieu, du roulement du tonnerre, le tapage indiscret des pétards ! Lamoricière étant mort, qui pourra pardonner cette oraison funèbre à Mgr Dupanloup ?

Nous voilà loin de l'admirable, du magnifique dont l'abbé Lagrange salue tout discours de son orateur ; loin, bien loin ; mais, en compensation, tout près de la vérité. Du mouvement, de l'éclat, des morceaux vraiment oratoires, on trouve de cela dans la parole de Mgr Dupanloup ; mais jamais un discours éloquent d'un bout à l'autre, jamais un chef-d'œuvre. Et que de fois le vrai beau noyé dans le fatras ! Quelle macédoine, par exemple, que son discours de réception à l'Académie française ! Combien supérieure, quoique non irrépréhensible elle-même, la réponse de Salvandy !

Moins écrivain encore qu'orateur, et toujours pour la même raison : trop verbeux, trop tumultueux, a dit encore Louis Veuillot. Quelle page sur l'Opus tumultuarium, à propos d'une de ses brochures, mais page applicable à toutes, et aux livres comme aux brochures ! Qu'est-ce donc que cet Opus tumultuarium ?

C'est la bâtisse de hâte et de décadence, élevée en un moment pour un moment, déjà ruineuse et penchante, et qui n'apparait que ruinée... Construction sans art, matériaux sans choix, pierrailles, tessons, briques cassées, blocs hétérogènes, toutes sortes de choses ayant déjà servi à autre chose, nulle étude et nul autre génie dans l'ouvrier que l'instinct militaire de l'attaque ou de la défense. Quelquefois, cependant, on remarque une audace de jet, et, parmi les matériaux vulgaires, on trouve des fragments de marbres rares, des débris sculptés, tristes joyaux de la décadence, abondants sur le sol romain. La main précipitée du maçon les a rencontrés, les a encastrés dans le mur barbare, tantôt avec une sorte de sauvage sentiment de leur prix ; tantôt en travers et à l'envers... Tel est l'Opus tumultuarium, et tels sont les écrits de Mgr Dupanloup... Ils se ressentent de la décadence, de la hâte, du tumulte. Ils sont composés sans art, de pièces et de morceaux vulgaires, de lieux communs. Point de sévérité, point de sérénité, point de solidité, rien qui ressemble à un monument, pas même à un édifice.... Cependant, comme le prêtre catholique est en familiarité avec les saints Livres, on trouve çà et là, chez Mgr Dupanloup, l'équivalent de ces marbres et de ces débris sculptés qui se rencontrent dans l'Opus tumultuarium. Une parole énergique, une grande sentence, sont mêlées dans la funeste abondance du caillou et du moellon. Mais de ces marbres de hasard il y en a peu, et tous ne sont pas merveilleusement enchâssés.

M. l'abbé Lagrange va me renvoyer mon reproche de trop citer ; mais j'y ai plus de mérite que lui, car mon amour-propre trouve à souffrir davantage dans le contraste de mon style avec mes citations. Quoique inférieur, et de beaucoup, à son maître, le contraste est moindre entre l'œuvre de celui-ci et la sienne, qui est également l'Opus tumultuarium si bien décrit par Louis Veuillot.

Opus tumultuarium, même les longs ouvrages de Mgr Dupanloup, ceux où il semble avoir mis le plus de temps et de soin, même son grand ouvrage de l'Education, dont l'élaboration paraît lui avoir coûté quinze années, et peut-être davantage, puisque c'est le fruit des études, des observations et des expériences de toute sa vie. Rien donc n'y devrait manquer, ni talent, ni compétence, ni longueur de temps, loi ou condition de toute œuvre de valeur et de durée. Oui, mais dans ces quinze années, que d'autres œuvres tumultuaires, traversant l'œuvre principale et la contrariant, et faisant d'elle aussi un opus tumultuarium ! Elaboration trop mêlée, trop encombrée et trop successive, c'est-à-dire ne suivant pas une conception instantanée qui aurait renfermé en germe tout l'ouvrage, et n'aurait laissé au temps que le soin d'en dégager les éléments divers. De là, plan peu arrêté, dessin ni assez net ni assez ferme, style diffus, et, malgré de fréquents rappels ou renvois, répétitions longues et fatigantes. Le livre aurait besoin d'une refonte, où on laisserait comme scories deux ou trois des six volumes qui le composent. Puis, que de déclamations, que de détails sentant le prospectus, l'invite à La Chapelle, comme en d'autres écrits il y a l'invite à l'Ami de la Religion ou au Correspondant !

Que de choses bonnes, en effet, mais offertes comme d'une bonté absolue, comme s'il n'était pas permis de faire bien en faisant autrement ! Quelle tendance habituelle et constante à se poser en modèle ! Que de considérations générales, belles quelquefois, souvent banales, en tout cas longues et déplacées dans un traité d'éducation ! Traité, oui, mais aussi discours académique, où il semble qu'on entende un orateur de distribution de prix faisant l'éloge de sa science, de son art ou de sa méthode, plutôt que l'écrivain didactique traçant aux maîtres les principes et les règles de l'enseignement et de l'éducation. Puis, que d'idées contestables, que d'éloges hasardés d'auteurs anciens ou contemporains ! Eloges, toutefois, à peu près réservés aux auteurs d'académie, de l'école du Correspondant ou de la Revue d'économie chrétienne, à tout ce qui, de près ou de loin, tient à Orléans : hors de là, pas de salut ; rien qu'oubli ou dédain ! Ce qui ne m'empêchera pas de conclure, même après de telles prémisses, que c'est là un grand ouvrage, le plus beau et surtout le plus complet qu'il y ait en France sur l'éducation.

Grand orateur, grand écrivain, mais surtout grand évêque, le plus grand peut-être du dix-neuvième siècle ! — Sachons gré à M. Lagrange de ce peut-être, qu'il efface bien certainement in petto, et que supprimaient, du vivant même de Mgr Dupanloup, les amis, Montalembert entre autres, qui disait couramment : Le plus grand évêque de la catholicité !

Le plus grand, dans ce siècle îles grands évêques ! Comment l'entendre ? Non, certes, dans l'ordre littéraire : Mgr Pie et Mgr Gerbet, par exemple, étaient d'autres écrivains que lui ; ni dans l'ordre de la doctrine, dont il a toujours un peu manqué, malgré le titre de docteur pris à Rome, en 1842, au pas de course, son pas à lui ; ni dans l'enseignement constant et fidèle de la vérité, lui qui n'a jamais été en pleine vérité, et s'est jeté, au temps du concile, en pleine erreur ; ni dans les monuments qui demeureront de son épiscopat, dont il ne restera qu'un bruyant et brillant souvenir, et rien qui ait fait trace heureuse dans les fastes de l'Eglise de France.

Du cardinal Gousset, par exemple, il restera le rappel de la morale outrée et fausse introduite par le jansénisme à la morale à la fois plus chrétienne et plus 'humaine, personnifiée en saint Liguori ; du cardinal Pie, la lutte victorieuse contre le naturalisme et le rationalisme contemporain, et l'évangélisation de la vie surnaturelle dans l'homme et du règne de Jésus-Christ dans la société. De Mgr Dupanloup, encore une fois, que restera-t-il ? Hélas la rupture du vrai parti catholique, la division introduite dans nos rangs au nom de cette fausse paix qu'il sonnait sans cesse comme on sonne la charge, les cruelles meurtrissures de luttes engagées et menées incessamment par ce modéré à l'encontre des vrais amis et défenseurs de l'Eglise, suivant une tactique plus ou moins en désaccord avec les principes du droit. De ce qu'il a fait de bien, même dans les conseils et dans les assemblées politiques, il ne reste plus rien, par le malheur des temps sans doute, et par la méchanceté des gouvernants ; mais aussi parce que pas une de ses victoires n'a été gagnée dans les règles et selon les principes qui assurent au moins le triomphe du vrai, même lorsque l'enjeu du combat est perdu. Nous prouverons tout cela lorsque viendra l'heure des détails.

Le plus grand des évêques, celui qui, dans sa vie publique, a été le moins évêque possible, qui n'a presque jamais parlé qu'en journaliste et en publiciste, et n'a guère agi qu'en politique ! Voilà l'évêque du dehors, tout en dehors, le seul qu'aient bien connu. la France et le monde. Quant à l'évêque du dedans et à ses œuvres tout à fait pastorales, on conçoit que je n'en dise rien, sinon que les prêtres orléanais n'ont pas peut-être tous les mêmes raisons que M. Lagrange de chanter ses louanges. En sa qualité de libéral, il était, assure-t-on, d'un absolutisme inflexible dans son gouvernement, jusqu'à forcer à démissionner les curés inamovibles. Pour lui, avec des intentions que, je n'accuse pas, il n'y avait d'autre raison et d'autre droit que sa volonté, comme le prouve notamment sa conduite injustifiable dans les affaires du Chapitre d'Orléans.

Comment un tel évêque serait-il encore un saint, comme M. l'abbé Lagrange l'a prétendu révéler et prouver à l'aide de notes intimes laissées par le prélat sous ce titre : Souvenirs de ce que j'ai fait de mal et de ce que Dieu m'a fait de bien ? C'est un pieux livre de compte en partie double, par doit et avoir, où l'avoir, c'est-à-dire le bien qui vient de Dieu, dépasse nécessairement le doit, c'est-à-dire le mal qui vient de l'homme. Dans les confessions et comptes rendus des saints, malgré leur reconnaissance et leur sentiment des libéralités excessives de Dieu, c'est le doit qui dépasse l'avoir : tout au contraire chez l'abbé Dupanloup, qui, sans méconnaître, certes, le don de Dieu, est cependant trop disposé à se rendre ce témoignage personnel dont Jésus-Christ lui-même, parlant de soi, a dit qu'il était faux et trompeur. Du reste, dans tout ce que prétend révéler l'abbé Lagrange de l'extraordinaire piété de cet évêque, il n'y a pas plus d'extraordinaire que de révélation. C'est l'ordinaire d'un bon prêtre, rien de plut, et chacun savait, avant l'abbé Lagrange, combien avait été régulière ; intègre, zélée, la vie de Mgr Dupanloup. Il faut autre chose pour la sainteté, cet autre chose que nous avons indiqué déjà, et que nous marquerons davantage dans la suite.

La vraie gloire de Mgr Dupanloup est dans ces, trois mots : grand catéchiste, grand directeur des âmes, grand éducateur de la jeunesse. Directeur éminent des âmes, partout et en tout temps, même dans les occupations les plus absorbantes de la vie épiscopale et publique, il a été cela, et des âmes également éminentes lui rendront un jour ce témoignage devant Dieu. Il a dit lui-même : Si je dois laisser quelque chose après moi sur la terre, c'est l'œuvre des catéchismes et des petits séminaires. Le bon Dieu m'a fait évêque pour achever, pro meis viribus, ces deux œuvres. — A merveille ; seulement, il ne faudrait pas chercher à faire entendre qu'il a créé l'une et l'autre, ni qu'on ne puisse rien faire en dehors de ce qu'il a réglé et pratiqué. Il n'a pas inventé les catéchismes, qu'il avait suivis, enfant, et appris à Saint-Sulpice, et dont les cahiers de M. Teysserre — qu'il a, il est vrai, mieux déchiffrés et mieux appliqués qu'aucun, — lui avaient fourni la méthode. Pas davantage il n'a inventé les petits séminaires et l'éducation. Qu'ici encore il ait fait mieux que personne, accordons-le de bon cœur, mais n'allons pas au delà. Chose un peu problématique, néanmoins, que les catéchismes de la Madeleine et le petit séminaire de Saint-Nicolas lui aient été ôtés juste au moment où il les avait conduits à leur plus grand éclat et leur plus grande prospérité !

Voilà, en dehors des exagérations de l'abbé Lagrange, ce qu'était Mgr Dupanloup. Resterait à voir le polémiste qui était en ce pacifique et qui dominait tout le reste, et le pamphlétaire qui en est son historien. Mais ce sera la matière des articles successifs où nous aurons à suivre les principaux débats qui ont rempli sa vie. Après qupi, on pourra déjà répondre à la question qui tôt ou tard sera posée : à tout prendre, malgré tous les dons et toutes les qualités acquises, malgré toutes les vertus qu'on voudra et tous les services rendus, le passage de Mgr Dupanloup dans l'épiscopat aura-t-il été un bonheur pour l'Église de France ? Par ses outrances en tout sens, l'abbé Lagrange aura avancé l'heure où elle se devra poser, et il n'aura pas contribué à la faire résoudre dans le sens le plus favorable à son héros.

Terminons, pour aujourd'hui, par une page très fine de M. Emile Ollivier, portrait de maître qui, à lui seul, justifierait son admission à l'Académie française :

Bossuet, ayant été surpris au fond de son jardin par un orage, tandis que ses abbés, la soutane retroussée, gagnaient un abri, n'accéléra pas le mouvement majestueux de son pas. Mais, Monseigneur, lui cria-t-on, vous vous mouillez !Un évêque, répondit Bossuet, ne court jamais. Mgr Dupanloup n'est pas ainsi : il court toujours vers quelque chose ou contre quelqu'un. Sa figure est large et marbrée de rouge, son front plus étroit que ses pommettes, son nez busqué, sa bouche serrée : tout en lui indique la prédominance irrésistible des impressions. Homme d'action plus que d'ambition, à tout prix il faut qu'if se dépense, et cela lui suffit. S'il avait été pape, il eût ressaisi la grande épée rouillée de Jules II, et à Castelfidardo frappé d'estoc et de taille à côté de Lamoricière ; évêque, il a bataillé par des brochures et des articles de journaux le mieux qu'il a pu : sous la robe épiscopale, c'est un soldat.

De là tous les contrastes de sa conduite : son cœur est tendre et vraiment enflammé de charité, et cependant, dans aucune de ses fougues, il n'a hésité à déchirer injustement son prochain ; dans ses idées, il est d'une probité candide, et dans la discussion il n'a aucun scrupule ; il est tellement convaincu d'être dans le vrai, que, pour le prouver, à l'occasion, il cesse d'être véridique ; personne n'a plus célébré la liberté, et aucun autoritaire n'a eu des façons plus impérieuses et n'a moins su se plier aux convenances de la discussion ; la déloyauté le révolte, et il ne l'a pas reconnue chaque fois qu'elle a profité à ses passions. Du reste, littérateur distingué, ayant l'instinct de l'éducation, éloquent la plume à la main aussi bien qu'à la tribune et dans la chaire ; examinant avant de juger, mais dans ce qu'il examine voyant ce qui est en lui-même ; plaçant toujours un emportement, une idée préconçue, une sympathie ou une antipathie entre son esprit et l'objet qu'il considère. Exemple instructif de la déformation que les ardeurs avilissantes de l'esprit de parti produisent même dans une âme sacerdotale !

Certes, le portrait n'est pas sympathique, mais il n'est ni outré, ni sévère. Il est vrai également dans ses ombres et dans ses jours, dans toutes ses couleurs et tous ses traits contradictoires. S'il y fallait quelques retouches pour l'amener à l'entière vérité et à la parfaite ressemblance, ce ne devrait pas être pour accentuer davantage les endroits flattés ou flatteurs !