MONSEIGNEUR DUPANLOUP ET M. LAGRANGE SON HISTORIEN

 

PRÉFACE.

 

 

Sur l'invitation pressante et répétée d'un grand nombre de lecteurs du journal l'Univers, je reproduis en volume, revus et complétés, les neuf articles publiés, du 29 décembre 1883 au 18 février 1884, sur les deux premiers tomes du livre de M. l'abbé Lagrange, les faisant suivre de l'examen du troisième, que les mêmes voix, aussi nombreuses et aussi autorisées, m'ont poussé à entreprendre, pour achever une réfutation nécessaire.

Car je n'ai jamais rien écrit qui ait fait une impression aussi étendue et aussi profonde, ni qui m'ait valu autant d'encouragements et d'éloges. J'en ai reçu, non pas des torrents — les torrents n'affluent qu'à cet abîme de science et de génie qu'on appelle l'abbé Lagrange, — mais des filets assez abondants, venus de source souvent haute, toujours pure ; quelques-uns même de source orléanaise, de certains coins à l'abri des influences troublantes.

Un éminent cardinal romain, — il n'en est pas de plus illustre, — me faisait transmettre ces mots : Enfin les consciences honnêtes sont soulagées. La fustigation vengeresse du Lagrange est une satisfaction publique et trop tardive. Il est heureux que l'Univers ait vaincu sa répugnance pour laisser passer ce Tolle et en finir avec l'ovation scandaleuse.

Dés le premier article, un évêque, auquel, pour là doctrine, la science théologique et le talent d'écrivain, pour la vertu et une piété allant vraiment à la sainteté, je ne connais pas de supérieur dans l'épiscopat, et j'ose dire peu d'égaux, m'écrivait : Il y avait longtemps que je n'avais goûté tant de plaisir en lisant un écrit. Avant tout, vous m'avez donné cette joie suprême que saint Augustin appelle, Gaudium de veritate. Quand on la voit, toute cette vérité, comme dans la lumière de gloire, c'est la béatitude ; mais elle a tant de charmes, que si même elle ne se montre à nous que dans des ordres limités et inférieurs, nous nous sentons ravis comme si une brise du paradis traversait notre atmosphère. Oui, cher ami, la joie de la vérité, et celle aussi de la justice ! Je ne saurais trop vous louer d'avoir fait la lumière, une si franche lumière sur des choses et des personnes, que, pour le malheur de tant d'âmes, l'esprit de parti — il faut dire de secte — continue d'envelopper de lueurs factices qui sont des ombres et des mensonges. Pour l'évêque d'Orléans, je trouve que tout est bien, et que, reconnaissant ses dons naturels et même ce qu'il y avait de louable dans sa vie — vie plus sacerdotale à ce point de vue qu'épiscopale —, vous faites voir tout ce qui lui a manqué, et le degré où les libéraux l'ont surfait. Votre travail ira bien plus loin qu'à mettre en ruines une idole ; en lui arrachant son héros, vous portez au libéralisme un coup terrible, je voudrais pouvoir dire mortel. C'est donc, très cher ami, une très bonne œuvre, et très bien faite, que la vôtre. Je ne crois pas que vous ayez jamais rien écrit de mieux, et nous ne sommes qu'au début. Merci ! Combien vous le diront, et de vive voix, et surtout dans leur cœur !

Et la première partie de ce travail terminée : J'ai lu tous vos articles ; ils sont excellents et forment une vraie œuvre. Je trouve comme vous désirable qu'en poursuivant la publication — qu'on avait dite suspendue et arrêtée —, on vous oblige à continuer la lutte et à conclure. Votre conclusion sera celle de l'histoire. Quel soulagement pour la conscience que cette grande justice soit faite !

Pourrait venir maintenant le défilé des Religieux de tous les Ordres, qui se sont confondus dans une unanime sympathie.

Un révérendissime Père Abbé : C'est une grande satisfaction de voir réduite à sa juste mesure cette réputation surfaite, toujours bruyante et provocatrice, au delà comme en deçà de la tombe. Vous êtes le justicier de la Providence et de la conscience catholique outragée.

Un Religieux d'une illustre abbaye : Grâce à vous, et malgré tout, la terre de saint Hilaire est toujours la terre de la vraie vaillance catholique... Benedictus Dominus qui docet manus tuas ad prœlium et digitos tuos ad bellum !... Dans notre réfectoire d'expulsion, j'entends la lecture de vos articles. Quel choix de lecteurs ! Quelle fière façon de lire ! Quel jeu de physionomies ! La portion du frère cuisinier épuisée, quelle joie de voir la vôtre durer encore ! Et ensuite, le seuil du réfectoire à peine franchi, quelles réflexions, quelles exclamations ! Je ne reproche à nos frères que de se montrer ingrats envers les articles précédents, en donnant toujours la préférence à celui qu'ils viennent d'entendre.

Un prélat romain, d'une grande étude et grande science : J'ai lu votre premier article. Bravo, Monsieur, bravissimo ! L'annonce d'articles ultérieurs, jusqu'à mise à néant de cette vie fausse et scandaleuse du grand séducteur libéral, a réjoui jusqu'au fond de l'âme tous les serviteurs du Saint-Siège. Vous n'avez besoin des encouragements de personne pour être brave. Que les vives sympathies de toutes les âmes vraiment catholiques augmentent encore votre intrépidité ! Le point capital, pour la défense de l'orthodoxie, c'est que, en vingt ou trente articles, s'il le faut, vous mettiez ras le sol l'opus tumultuarium du batteur en grange. — Vos articles ont un succès réjouissant... Mais savez-vous bien qu'il n'est que temps de nous mettre sur la défensive ? Le libéralisme fait des progrès effrayants dans la plupart des diocèses. La vérité ne doit pas cesser d'agir, parce que l'erreur ne cesse pas d'intriguer.

Un chanoine d'une grande métropole : Tout cela est plein d'idées, bourré de faits et suppose d'immenses et patientes recherches. J'espère bien que ces articles seront réunis en volume... Le fétichisme pour l'évêque d'Orléans m'a toujours paru une énigme. Je n'oublierai jamais que, à Rome même, en plein concile, j'eus quelque peine à faire comprendre à Mgr Nardi, un des réfutateurs de l'évêque d'Orléans, que l'évêque d'Orléans était un homme absolument surfait. M. Maynard le met à la place qu'il mérite. Les abbés Pelletier et Morel avaient sans doute fait quelque chose à ce point de vue ; mais ce n'étaient que des redressements partiels ; M. Maynard procède en historien, et son jugement, basé sur l'exposition et la discussion des faits, sera le jugement définitif de l'idole sonore et creuse.

Prêtres et laïques sont entrés dans le concert, et du diocèse d'Orléans, et de tous les points de la France.

D'Orléans, en particulier, les prêtres autrefois terrorisés par le libéralisme et, par conséquent, le despotisme en personne — c'est leur mot —, m'ont écrit combien ils se sentaient soulagés et consolés. Du même diocèse, plusieurs vénérables ecclésiastiques, blanchis dans le saint ministère, et laissés, à cause de leurs croyances ultramontaines, dans des postes inférieurs à leur mérite, mais où se complaît leur humilité, m'ont fait savoir qu'ils se trouvaient heureux et suffisamment récompensés de leur fidélité courageuse aux vraies doctrines et aux saintes causes par mes défenses et mes réfutations.

Sans parler de la traduction et de la reproduction de mes articles dans des journaux étrangers, un illustre publiciste m'écrivait : Toute la France vous lit avec une attention qui abat l'orgueil des catholiques libéraux, et qui donne aux partisans des doctrines romaines un encouragement dont ils avaient grand besoin.

Les laïques ont voulu donner aussi. On les entendra tous dans cette lettre d'un gentilhomme, aussi bon écrivain que bon catholique : Permettez-moi de vous adresser mes félicitations les plus sincères pour vos articles publiés dans l'Univers. L'impartialité historique réclamait cette critique. Sans elle, l'ouvrage de l'abbé Lagrange eût été adopté par le public laïque comme le dernier mot, le jugement définitif sur la vie de l'évêque d'Orléans. Continuez cette révision. Les vrais amis de l'Eglise sont avec vous. Il y a, parle temps qui court, du courage à proclamer la vérité sur les toits, lorsque tant de voix, même sacerdotales, sont disposées à se taire.

Je demande pardon d'avoir cité tous ces éloges. C'est la première fois de ma vie, et j'espère bien que ce sera la dernière. Mais j'y ai été vraiment contraint par tous les bruits et tous les cris contre moi partis du camp de l'abbé Lagrange et de l'abbé Lagrange lui-même. Malhonnête homme ! Pauvre écrivain et plus pauvre prêtre ! voilà de ces douceurs que ne m'ont pas ménagées les apôtres de la modération et de la charité. Au moins celui-là ne feint pas d'ignorer que je suis prêtre. M. Lagrange s'est amusé à ce jeu. N'ayant pas cru devoir ajouter un titre sacerdotal à mon nom dans un journal où je suis assez connu, l'abbé Lagrange a fait semblant de demander si vraiment j'étais prêtre ; sans doute, pour le plaisir de s'écrier ensuite :

Eh quoi !!... d'un prêtre est-ce là le langage ?

Et, en effet, il a traité ou fait traiter de sacrilège un de mes articles. et m'a accusé lui-même de parler en parfait disciple de M. Renan ! Oui, l'abbé Lagrange, qui déjà avait invoqué, en faveur de l'abbé Dupanloup, le témoignage du disciple apostat, et qui, en ces derniers temps, est allé mendier son suffrage d'académicien, sans réussir, le malheureux, à décrocher, par cette main caressée et non plus maudite, la timbale Montyon !

S'il ne me connaissait pas, je puis dire qu'il me connaît maintenant, et aussi que je l'ai fait connaître ! L'ingrat, pas de Sainte-Paule qui lui vaille la célébrité que je lui ai faite !

Pendant tout le cours de mes articles, m'arrivaient des échos de ses fureurs et de ses menaces. Je pouvais aussi l'entendre rugir lui-même dans son Union de l'Ouest, répétée fidèlement par sa Défense. Je sais bien que, dans l'Union de l'Ouest, sa voix n'éclatait pas seule, et qu'une voix plus puissante que la sienne, quoiqu'elle ait été impuissante pour le prix Montyon, s'y ajoutait pour former un duo où des voix de nature discordante réussissaient à s'accorder pour me flétrir et me maudire.

Enfin, il s'est avisé d'aller chercher un de mes ouvrages, et d'en faire la caricature. Mais quand j'aurais fait un méchant livre, s'en suivrait-il que les siens fussent bons ? Ou bien adoptera-t-il la thèse absurde des auteurs sifflés, qu'il faudrait avoir fait des chefs-d'œuvre avant de se poser en critique ? Dès lors, de quel droit critique-t-il mes livres ?

Et, toutefois, content de son petit travail de falsification littéraire, il s'est permis cette conclusion : Ainsi, écrit M. Maynard, si plein de dédain pour le style de M. Lagrange et pour celui de Mgr Dupanloup. Et nous qui avions qualifié M. Maynard d'écrivain médiocre ! Quelle flatterie ! Il lui faudra beaucoup de temps et d'efforts pour devenir médiocre. Encore ne lui garantissons-nous pas le succès.

L'abbé Lagrange a dû se frotter les mains après ce petit morceau, — et aussi l'épaule, qu'il mettait ainsi à nu, montrant où le bât l'a blessé ! Il aime, il admire son évêque, je le crois, et il souffre quand il n'a pas réussi à communiquer ses sentiments, et qu'il voit chez les autres un amour trop froid et une admiration trop chiche. Mais je crois aussi qu'il m'aurait passé bien des critiques de Mgr Dupanloup pour un éloge de son livre. Je n'ai pas trouvé son livre bon : voilà mon vrai crime. Car il y a beaucoup de Trissotin chez l'abbé Lagrange, et il ne pardonnera jamais à qui n'aura pas suffisamment admiré son sonnet.

Dans ce même article, où il me peint en écrivain au-dessous du médiocre, et par conséquent inoffensif, ce qui m'aurait cid mériter son indulgence et son pardon, il exprime, toutefois, le regret qu'une de ses espérances ne se soit pas réalisée, et que l'Univers ne m'ait pas sacrifié à l'honneur ! Mais, comme l'Univers lui est encore plus odieux que moi, il se console à la vue du maudit journal si malheureux dans ses abbés. Après l'abbé Morel, — qui lui a porté de si rudes coups, dont il lui cuit, — un abbé tel que moi est une extrême indigence, et même l'extrême déchéance. Mais on sait par expérience à l'Univers que le cynisme persévérant trouve ses dupes et ses admirateurs ; et voilà pourquoi je n'ai pas reçu mon congé. Qu'importe ! L'Univers représente aujourd'hui peu de chose, et moi je ne représente rien du tout.

Tout ce verbiage, qui voudrait être méchant, et qui n'est que ridicule, c'est un masque couvrant mal la honte et le dépit d'une défaite universellement reconnue et douloureusement sentie. Au lieu d'insulter, réfutez donc ! Vous l'avez misérablement essayé sur un ou deux détails sans importance, comme le lecteur en pourra juger par les quelques notes ajoutées à mes articles ; mais vous vous êtes bien gardé d'aborder le fond de ma critique Moi, je vous ai un peu plaisanté sur votre suffisance, je l'avoue, mais sans injure aucune, et surtout sans le moindre fiel ; j'ai fait plus, il est vrai, je vous ai réfuté dans toutes vos thèses, battu sur tous les terrains où vous avez provoqué la lutte, comme l'ont déclaré déjà, comme le déclareront plus haut encore, à la fin, j'espère, tous les vrais juges du camp. Si vous vous sentiez vraiment sorti sain et sauf de toutes mes passes, pourquoi avez-vous repris le projet de m'évincer de l'Univers ? Et l'Univers, qui sait mieux que vous ce que lui commande l'honneur, vous ayant refusé mon bannissement, pourquoi l'avez-vous fait condamner lui-même au silence ? Car vous m'avez fait l'honneur de commencer par moi et si l'Univers, le vaillant, eût commis sa première, lâcheté en vous livrant son soldat, qui, à défaut d'autre mérite, a celui au moins du courage et du dévouement à la bonne cause et à ses amis, peut-être l'eussiez-vous laissé dire. Oh ! certes, vous n'y eussiez rien gagné ; et l'Univers, ce déchu, cette voix sans écho, suivant vous, eût aisément trouvé un autre combattant au moins à votre taille et capable de vous terrasser. Mais l'Univers ayant noblement refusé de sacrifier son champion, non à son honneur, mais à vos peurs, alors la terre entière a dû se taire devant Alexandre !

Quel Alexandre ! Vainqueur en fuyant la lutte, et en faisant désarmer ses adversaires ! Provoquant au combat, et récusant tout champion qui relève son gant ! Semant la division par le mensonge et la calomnie, et, pour échapper à de justes représailles, travaillant à écarter quiconque veut se défendre et rétablir l'union dans la vérité et la justice !

Car c'est au nom de la paix, de l'union si nécessaires entre catholiques, qu'on a interdit toute discussion dans les colonnes de l'Univers. Hypocrite et lâche du côté de l'abbé Lagrange et de ses amis, cet appel à l'union et à la paix a été sincère et noble du côté de ceux qui seuls avaient le droit d'ordonner de mettre bas les armes ou de prendre un autre mode de combat. Car l'abbé Lagrange n'a pas obtenu tout ce qu'il voulait, et mon droit de défense et de réfutation ailleurs que dans l'Univers et sous forme de brochure ou de livre a été hautement reconnu. J'en use avec reconnaissance et respect. Seulement, d'autres, qui savaient tout, se sont étonnés qu'après avoir demandé, sans obtenir, que l'abbé Lagrange laissât longtemps, sinon toujours, dans leurs limbes originelles, d'abord ses deux premiers volumes, ensuite et surtout le troisième, on ait accordé à l'abbé Lagrange le silence et la paix qu'il implorait en sa faveur. Ah ! c'est que, cette fois, on était sûr d'obtenir. Nous sommes enfants d'obéissance à l'Univers, et, sans bien comprendre toujours, toujours nous nous soumettons et nous taisons !

Je dois, pour finir, répondre à deux reproches qui m'ont été adressés : un ton trop vif et trop passionné, et la part nulle ou trop étroite faite à l'éloge.

Que j'aie écrit avec passion, je le confesse, mais non pour m'humilier ni demander grâce. Je m'honore, au contraire, de ne savoir défendre froidement mes chères doctrines et mes meilleurs amis. On ne fait bien, d'ailleurs, même dans l'ordre surnaturel, que ce qu'on fait avec quelque passion. Puis, il fallait frapper un vrai coup, provoquer l'attention, saisir et fixer les lecteurs ordinairement si distraits et si rapides des longs articles Variétés. Aussi ceux-mêmes de mes amis qui d'abord avaient été effarouchés, m'ont confessé depuis qu'ils eussent moins suivi et moins goûté une polémique menée moins vivement.

— Mais, insiste-t-on, vous-même avez reproché à l'abbé Lagrange sa passion constante. — Sa passion haineuse, vindicative, injuste, c'est vrai ; mais telle, je l'ose dire, n'a pas été la mienne, absolument sans haine et sans rancune, et uniquement animée par l'amour de la vérité et de la justice ! C'est cette passion même de l'abbé Lagrange, ne trouvant pas à s'épancher suffisamment en plus de trois fois cinq cents pages, qui explique et justifie la mienne, d'ailleurs d'une meilleure nature, et beaucoup plus contenue et modérée.

Quant à l'éloge, j'avoue encore qu'il a été tout à fait nul sur M. Lagrange et sur son ouvrage. Je crois m'entendre en livres ; or, j'ai trouvé le sien mal fait, maladroit, pas toujours bien écrit, et je l'ai dit, et je le répète.

Pour Mgr Dupanloup, j'ai reconnu, dès mon premier article, et ses dons naturels, et le mérite de sa vie, et les services rendus. Le jugeant fort surfait, — et l'on a vu que je n'étais pas seul à le juger ainsi, — je n'avais pas à insister davantage. D'ailleurs, qu'on veuille donc remarquer que c'était un œuvre de critique et de réfutation que j'avais à faire, et non un panégyrique. Le panégyrique exclusif, excessif, c'est affaire à l'abbé Lagrange, ne voyant rien, exigeant qu'on ne voie rien à blâmer dans son héros. Ma tâche était précisément d'en beaucoup rabattre, pour mettre quelque frein à une idolâtrie suivant moi dangereuse ; puis de montrer en Mgr Dupanloup les défauts et les emportements de sa nature, les incertitudes et les erreurs de sa doctrine, les mobiles plus ou moins répréhensibles et les conséquences plus ou moins funestes de sa conduite.

Ses écrits, son éloquence, je ne les saurais admirer davantage. Son éloquence me paraît toujours un peu vide et rhétoricienne ; et, quant à ses écrits, qu'on n'oublie donc pas que je viens d'être condamné à les relire. Or, a dit le grand écrivain Louis Veuillot, on ne relit pas les ouvrages de Mgr Dupanloup, n'y ayant guère pour relire que les artistes et les docteurs, lesquels n'ont rien à prendre par là. En effet, après avoir relu par devoir, j'affirme sur ma conscience de vieux littérateur que c'est absolument réillisible, n'y ayant là presque rien pour le fond, et, dans la forme, pas de style : j'entends de ce vrai style, qui fait relire avec un plaisir toujours plus vif les articles de Louis Veuillot, par exemple, alors même que l'occasion et les circonstances en sont aussi évanouies que les neiges d'antan. Dans le moment, comme Louis Veuillot a remarqué encore, les brochures de Mgr Dupanloup intéressaient ; mais, avec le moment même, tout intérêt a disparu.

Reste l'édification, qu'on m'accuse de n'avoir pas assez trouvée et sentie dans une vie pieuse et même sainte ! J'ai reconnu encore l'intégrité, la régularité personnelle, le zèle et le dévouement dans le service des âmes : qu'on ne me demande rien de plus, sinon je regimberai malgré moi. Que voulez-vous, ces invocations incessantes à la vie intérieure dans une vie toujours volontairement toute en dehors ; ces appels à la paix, à la charité, dans les cris et le tumulte de combats presque toujours provoqués, dans des attaques de tous les jours à l'honneur d'autrui ; ces exercices de piété s'entremêlant à tant d'intrigues et d'embûches ourdies et dressées contre des adversaires qui étaient en même temps des frères, et qui avaient pour eux ordinairement l'avantage de la vérité et du bon droit : tout cela ressemble trop aux patenôtres historiques de M. le connétable ! Quand Mgr Dupanloup entre en retraite, j'ai toujours à craindre de le voir sortir armé en guerre ! Alors, tout ce qu'on prétend m'imposer comme édifiant chez lui ne m'édifie plus, et je demande qu'on ne me condamne pas à l'édification forcée

Si l'on voulait véritablement édifier, il fallait faire de tout cela un volume à part, et encore dégagé de bien des excroissances, de bien des extravagances mal venues et disparates. C'est tout ce qui mériterait d'être gardé du travail de M. Lagrange. Presque tout le reste est à peu près sans valeur et même mauvais. De ses deux premiers volumes, il me semble qu'il reste déjà peu de chose ; il restera moins encore, si je ne m'abuse, du troisième. Si nous nous survivons l'un et l'autre dans notre travail, les historiens futurs de cette période de l'Église, et particulièrement du concile, n'auront à prendre chez lui que les explications et justifications souvent sophistiques d'une doctrine et d'une conduite presqu'en tout condamnables, tandis qu'ils trouveront chez moi la vérité dans les principes et dans les faits.

En écrivant ce livre, j'ai cru obéir à une invitation du grand et regretté cardinal Pie, et remplir une de ses dernières intentions. Quelque temps après la mort de Mgr Dupanloup, quand il s'agit de sa succession à l'Académie française, il me dit, un de ces soirs dont il me reste un souvenir si douloureux et si cher : J'ai peur des énormités qui seront dites dans la séance de réception, soit par le directeur de l'Académie, soit par le récipiendaire. Vous, qui avez lu tout l'évêque d'Orléans et qui le connaissez mieux que personne, vous devriez prendre les devants, et faire un travail complet, où il serait apprécié et réduit à sa juste valeur, ou tout ce qu'il y eut chez lui de blâmable, en littérature comme en théologie, dans les grandes luttes de sa vie et surtout au concile, serait relevé et noté. Je promis, comme toujours, et commençai dans ma pensée ; puis je tombai malade, et la chose en resta là.

Je reprends aujourd'hui mon dessein et dégage ma promesse. Si le cardinal vivait encore, je suis sûr qu'il approuverait mon travail dans la forme aussi bien qu'au fond, car je me rappelle en quels termes il ne parlait lui-même de l'évêque d'Orléans, et il me semble le voir au fond de sa tombe, ou plutôt au ciel, qui me sourit, me félicite et me remercie.

 

Poitiers, 26 juin,

En la fête de la Translation du grand docteur saint Hilaire.