LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME TROISIÈME. — LA TERREUR

 

CHAPITRE XIV. — THERMIDOR.

 

 

Le gouvernement révolutionnaire était une hydre à deux têtes puisque les deux Comités de salut public et de sûreté générale qui le constituaient avaient en principe des pouvoirs égaux et qu’ils devaient se réunir en commun pour statuer sur les affaires majeures. Mais, peu à peu, l’équilibre s’était rompu en faveur du Comité de salut public. Billaud et Robespierre n’avaient pas hésité à reprocher publiquement au rapporteur du Comité de sûreté générale, Amar, l’insuffisance de son rapport sur l’affaire Chabot et ils avaient même fait décréter par la Convention que son rapport ne serait imprimé que revu et corrigé. Amar, traité en écolier, dut garder en son cœur un vif ressentiment, d’autant plus qu’il ne pouvait ignorer les critiques non exprimées que ses censeurs formulaient entre eux sur la façon singulière dont il avait instruit la grave affaire confiée à ses soins (voir à ce sujet mon livre sur l’Affaire de la Compagnie des Indes). La suspicion dont Amar était l’objet rejaillit sur le Comité qui l’avait choisi pour son organe. Dès lors ce furent les membres du Comité de salut public qui s’emparèrent des grands rapports, même quand ils traitaient d’objets du domaine propre du Comité de sûreté générale. Saint-Just foudroya les conspirations hébertiste et dantoniste. Le même Saint-Just rapporta la grande loi du 27 germinal sur la répression des conspirateurs, l’éloignement des nobles et la police générale, et cette loi consacrait de nouveaux empiétements du Comité de salut public. Confiné jusque-là dans l’administration, il obtenait, par l’article 1er de la loi, les mêmes droits que le Comité de sûreté générale pour la recherche des complices des conjurés et leur traduction au tribunal révolutionnaire. Un article 5 le chargeait, en outre, de faire inspecter les autorités et les agents publics chargés de coopérer à l’administration et un article 19 lui faisait une obligation d’exiger un compte sévère de tous les agents, de poursuivre ceux qui serviront les complots et auront tourné contre la liberté le pouvoir qui leur aura été confié. Le Comité de sûreté générale perdait ainsi la police de la nombreuse armée des fonctionnaires. Le Comité de salut public organisa aussitôt un bureau de surveillance administrative et de police générale dont la direction fut confiée à Saint-Just qui fut remplacé pendant ses missions, tantôt par Couthon, tantôt par Robespierre. Amar et ses amis de la Sûreté générale se plaignirent amèrement du triumvirat qui les avait dépossédés. Ils prétendirent, contrairement à la vérité d’ailleurs, que la police du triumvirat contrecarrait la leur. La discorde commença.

Si le Salut public était resté uni, il aurait pu négliger la mauvaise humeur de la Sûreté générale. Mais les onze membres qui le composaient étaient des personnalités trop fortes, trop pénétrées du sentiment des services rendus pour ne pas souffrir avec impatience que l’un d’eux sortît de la ligne et semblât éclipser les autres. Qu’il l’eût recherché ou non, Robespierre était devenu pour toute la France révolutionnaire le vrai chef du gouvernement. Sa popularité, qui avait toujours été considérable, avait grandi démesurément depuis la chute des factions qu’il avait attaquées en face. Or, Robespierre, dont le caractère était fait de sincérité passionnée, ne ménageait pas toujours l’amour-propre de ses collègues du gouvernement. Sévère pour lui-même, il l’était pour les autres. Les réserves et les critiques venaient plus souvent sur ses lèvres que les compliments. Depuis qu’il avait été cruellement trompé dans ses amitiés, il ne se liait plus qu’à bon escient, ne se livrait que rarement et gardait avec la plupart une réserve froide et distante qui pouvait paraître du calcul ou de l’ambition. Il se sentait incompris et il en souffrait. Par une faiblesse qui montre bien qu’il n’avait pas le caractère dominateur, il faisait souvent son apologie, répondait aux reproches secrets qu’il soupçonnait et, en parlant ainsi de lui-même, prêtait le flanc à l’accusation d’ambition qui faisait son tourment.

Cette facile et terrible accusation d’ambition, depuis qu’elle avait été formulée par les Girondins et reprise par les hébertistes, n’avait jamais cessé de circuler parmi ceux qui avaient ou qui croyaient avoir à se plaindre de l’homme influent dont ils exagéraient encore la puissance. Dans cette lourde atmosphère la défiance montait. L’âpre Carnot écrivait dans son rapport du 12 germinal : Malheur à une République où le mérite d’un homme, où sa vertu même serait devenue nécessaire ! Et le rectiligne Billaud répétait en écho, le 1er floréal : Tout peuple jaloux de sa liberté doit se tenir en garde contre les vertus mêmes des hommes qui occupent des postes éminents. Carnot n’avait pas insisté. Billaud, comme si le péril qu’il signalait était proche, s’étendait longuement sur les tyrans de l’ancienne Grèce : Le fourbe Périclès se servit des couleurs populaires pour couvrir les chaînes qu’il forgea aux Athéniens, il fit croire longtemps que jamais il ne montait à la tribune sans se dire à lui-même : Songe que tu vas parler à des hommes libres, et ce même Périclès, étant parvenu à s’emparer d’une autorité absolue, devint le despote le plus sanguinaire. Plus d’un auditeur comprit que Billaud visait Robespierre.

La Convention, en apparence, était muette, mais les intrigues couvaient. Les proconsuls rappelés pour leurs exactions s’inquiétaient du décret qui avait mis la vertu et la probité à l’ordre du jour. Ils avaient pour alliés tous ceux de leurs collègues qui avaient trempé dans les complots hébertiste et dantoniste et qui craignaient, eux aussi, d’être envoyés à Fouquier-Tinville. Il se formait peu à peu une opposition souterraine qui avait la peur pour mobile et pour ciment. Si Robespierre n’avait été qu’un ambitieux, l’occasion était belle pour lui de se créer une clientèle dévouée parmi ces trembleurs. Ils recherchaient sa protection. Fréron, Barras, Tallien, Fouché, qui seront ses plus redoutables adversaires, lui faisaient des visites, lui écrivaient des lettres suppliantes. Il pouvait, en les rassurant, les avoir à ses pieds et les attacher à sa fortune. Il les repoussa avec mépris. Bien mieux, il ne fit pas mystère qu’il poursuivrait leur punition. Ils avaient par leurs crimes souillé la Terreur. Ils avaient donné à la République une figure hideuse. Et Robespierre, qui voulait, de toute son âme, fonder une démocratie véritable, était convaincu qu’il ne rallierait l’opinion désemparée que par de grands exemples. Les misérables qui avaient abusé des pouvoirs illimités qui leur avaient été confiés pour le salut public ne devaient pas être placés au-dessus de la justice révolutionnaire. Celle-ci n’avait le droit d’être terrible qu’autant qu’elle serait une justice distributive et impartiale, frappant également tous les coupables, les plus puissants comme les plus humbles.

Les proconsuls rappelés demandaient l’approbation de leurs opérations. La Convention les avait renvoyés aux deux Comités. Robespierre non seulement refusa de donner quitus aux plus compromis, mais prétendit faire traduire quatre ou cinq d’entre eux au tribunal révolutionnaire.

Si on en croit les apologies présentées après thermidor par les membres survivants des Comités, ceux-ci auraient d’abord accédé à l’arrestation d’Alquier, mais se seraient aussitôt ravisés et auraient décidé en principe qu’ils ne consentiraient plus à aucune arrestation de députés. Barras prétend au contraire, dans une page autographe de ses mémoires, que Robespierre refusa de signer une liste de 32 députés à arrêter et que cette liste avait été préparée au Comité de sûreté générale. Robespierre déclara, au moment même, aux Jacobins, qu’on lui imputait, par malveillance, la confection de listes de proscription auxquelles il n’avait pris aucune part. De ces contradictions dans les témoignages il faut sans doute conclure que le désaccord avait pour cause des cas d’espèces. On n’arrêta personne parce qu’on ne s’entendit pas sur les noms des personnes à arrêter.

 

Mais il est certain que les Conventionnels menacés s’imaginèrent, à tort ou à raison, que Robespierre était leur plus dangereux adversaire. Celui-ci reçut de nombreuses lettres anonymes où il était menacé de mort. Legendre et Bourdon de l’Oise déclarèrent, après le procès des dantonistes, qu’on les avait invités tous les deux à frapper Robespierre en pleine assemblée. Ces projets d’assassinat n’étaient pas une simple manœuvre d’intimidation. Barras, Merlin de Thionville ne sortaient plus qu’armés. Ils se réunissaient avec les plus hardis au café Corazza ou chez le traiteur Doyen aux Champs-Elysées où Courtois venait les rejoindre. Tallien, très exalté, cachait un poignard sous ses vêtements.

Or, le 3 prairial, un arrêté du Comité de salut public, de la main de Robespierre, ordonna l’arrestation de Thérésa Cabarrus. Le jour même, Robespierre fut guetté à la sortie du Comité, pendant plusieurs heures, par un certain Admiral, ancien employé à la loterie royale qui avait défendu le château au 10 août dans le bataillon des Filles Saint-Thomas. Admiral n’ayant pas réussi à rencontrer Robespierre, qu’il voulait tuer, déchargea ses pistolets le soir même sur Collot d’Herbois qu’il manqua, mais atteignit un serrurier Geffroy qui s’était précipité au secours du représentant. L’émotion produite par cette tentative d’assassinat n’était pas encore calmée qu’on apprenait que, le 4 prairial au soir, une jeune fille de vingt ans, Cécile Renault, s’était présentée à la maison Duplay en demandant avec insistance à voir Robespierre. Arrêtée et trouvée en possession d’un couteau et d’un canif, elle répondit qu’elle verserait tout son sang pour avoir un roi et qu’elle n’était allée chez Robespierre que pour voir comment était fait un tyran.

Pendant que des milliers d’adresses félicitaient Collot et Robespierre d’avoir échappé aux coups de Pitt, Tallien, Fouché et leurs amis travaillaient habilement la presse et l’opinion.

Dans son rapport sur l’attentat, Barère avait cité une phrase d’une lettre interceptée d’un Anglais où il était dit : Nous craignons beaucoup l’influence de Robespierre. Plus le gouvernement français républicain sera concentré, dit le ministre [Pitt], plus il aura de force et plus il sera difficile de le renverser. Le Moniteur et le Bulletin de la Convention imprimèrent que cette phrase avait été écrite par un agent du Comité. Barère dut rectifier le lendemain : On a isolé, dit-il, un membre du Comité, on a eu l’air de centraliser le gouvernement sur la tête d’un seul membre, tandis qu’il repose sur tous les membres du Comité. Il pourrait suivre de là les erreurs les plus dangereuses, on pourrait en induire que la Convention n’existe plus, n’est plus rien, que les armées ne se battent plus que pour un seul homme à qui nous devons plus de justice. Cet homme est pur. La rectification attirait fâcheusement l’attention sur la place prépondérante de Robespierre et prêtait à tous les commentaires, d’autant plus que le même Barère lisait ensuite des extraits de journaux anglais où les soldats français étaient appelés les soldats de Robespierre. Tallien ne dut pas être mécontent de Barère.

 

L’intrigue s’exerçait aux Jacobins comme à la Convention. Le 6 prairial, un ancien agent de Danton, Rousselin, qui deviendra le secrétaire de Barras, proposait insidieusement, pour garantir la vie des membres du Comité de salut public, de les entourer d’une garde personnelle et de rendre au brave Geffroy des honneurs civiques au cours de la fête annoncée à l’Etre suprême. Robespierre éventa le piège, s’indigna qu’on voulût attirer sur lui l’envie et la calomnie en l’accablant d’honneurs superflus, en l’isolant pour lui faire perdre l’estime. Il fit rayer Rousselin des Jacobins.

Rousselin n’était qu’un instrument que d’autres faisaient mouvoir. La veille de la séance des Jacobins, le 5 prairial, un député qui s’était compromis à fond avec Bourdon de l’Oise par ses attaques contre le Comité, Lecointre, négociant de profession sur lequel pesait une accusation d’accaparement de charbon et de soude, rédigeait et faisait signer à huit de ses collègues un acte d’accusation contre Robespierre qu’il ne publiera qu’au lendemain de thermidor, mais qu’il fit circuler sous le manteau. Les neuf braves s’étaient engagés à immoler Robespierre en plein Sénat. Le dantoniste Baudot nous dit que l’un des signataires Thirion lui communiqua la pièce et l’engagea, d’ailleurs en vain, à entrer dans le complot.

Il me paraît probable que Robespierre connut, au moment même, les menées de Lecointre et de Tallien et qu’il les soupçonna d’avoir armé le bras des assassins. Le 7 prairial, dans une improvisation brûlante, il répondit du haut de la tribune de la Convention aux accusations qu’on murmurait contre lui : Voulez-vous savoir, dit-il, quels sont les ambitieux ? Examinez quels sont ceux qui protègent les fripons, qui encouragent les contre-révolutionnaires, qui excusent tous les attentats, qui méprisent la vertu, qui corrompent la morale publique ? Et il se mit à flétrir ce ramas de factieux et d’intrigants. — Tant que cette race impure existera, la République sera malheureuse et précaire. C’est à vous à l’en délivrer par une énergie imposante et par un concert inaltérable... Ceux qui cherchent à nous diviser, ceux qui arrêtent la marche du gouvernement, ceux qui le calomnient tous les jours par des discours, par des insinuations perfides, ceux qui cherchent à former contre lui une coalition dangereuse de toutes les passions funestes, de tous les amours-propres irascibles, de tous les intérêts opposés à l’intérêt public sont nos ennemis et ceux de la patrie. Ce sont les agents de l’étranger. Appels inutiles. Le Comité de sûreté générale avait déjà lié partie avec les Lecointre, les Tallien, les Fouché qui étaient aussitôt informés de tout ce qui se discutait au sein du gouvernement. Fouché réussissait à se faire nommer président des Jacobins le 13 prairial.

 

Robespierre ne tardait pas à fournir à ses adversaires une arme des plus dangereuses par sa participation à la préparation et au vote de la loi du 22 prairial sur le tribunal révolutionnaire. Sans doute la loi était sur le chantier depuis deux mois, depuis que le décret du 27 germinal confirmé le 19 floréal avait supprimé les tribunaux révolutionnaires des départements et concentré tous les accusés politiques à Paris, et ses principales dispositions avaient déjà été inscrites dans l’arrêté instituant la Commission d’Orange. Mais le Comité de sûreté générale, à qui le rapport sur les deux décrets des 27 germinal et 19 floréal avait déjà été enlevé, put légitimement s’offusquer qu’on ne l’ait même pas consulté sur le nouveau décret qui fut présenté par Couthon. Pour écarter d’une délibération aussi majeure le Comité de sûreté générale qui avait la surveillance immédiate du tribunal révolutionnaire, Robespierre et Couthon eurent sans doute de graves raisons. Leur grande pensée, exprimée dans les décrets des 8 et 13 ventôse, était de faire servir la Terreur à la dépossession des aristocrates dont les biens seraient distribués aux pauvres. Saint-Just avait fait inscrire dans le décret du 27 germinal un article qui ordonnait l’établissement pour le 15 floréal de commissions populaires chargées de faire un tri parmi les détenus et de dresser la liste de ceux dont les biens seraient confisqués après déportation ou condamnation à mort par le tribunal révolutionnaire. Or, les deux Comités ne se pressèrent pas d’instituer ces commissions, dont allait dépendre la nouvelle révolution sociale. Le décret du 23 ventôse avait prévu six commissions. Les deux premières ne furent créées, par un arrêté de la main de Billaud-Varenne, que le 25 floréal, pour opérer dans les prisons de Paris. Les membres des anciens comités se feront un titre d’honneur, dans leur réponse à Lecointre, après thermidor, d’avoir retardé tant qu’ils purent la constitution des commissions populaires. Ils expliquent que celles du 25 floréal n’avaient été instituées que sur les instances de Saint-Just et ils se vantent d’en avoir paralysé l’action en refusant systématiquement leurs signatures à ses décisions. Gracchus Vilate, qui fut l’homme de Barère, a dit assez justement qu’une des causes profondes de l’opposition qui s’éleva contre le triumvirat fut son programme social. Il lui parut clair, dit-il, que si le triumvirat voulait proscrire certains députés, c’est qu’il les regardait comme des obstacles au système agraire, à la continuation du terrorisme qui en était l’instrument. Faut-il supposer que Couthon et Robespierre, irrités des lenteurs du Comité de sûreté générale à appliquer les lois de ventôse et les lui imputant à crime, résolurent de brusquer les choses et de le placer devant le fait accompli en soustrayant à son examen préalable la loi du 22 prairial ? Robespierre reprochera plus tard à ce Comité de recruter ses agents parmi des individus très suspects et Dumas précisera aux Jacobins, le 26 messidor, que quatre aristocrates de son département, dont il donne les noms, y avaient trouvé des emplois. On découvrit vers le même temps qu’un individu qui avait émigré à cinq reprises remplissait les fonctions de commis au tribunal révolutionnaire. Il y avait été placé par son oncle Naulin qui siégeait comme juge au tribunal !

Couthon rapporta donc la nouvelle loi au nom du seul Comité de salut public. Les défenseurs étaient supprimés, car donner un défenseur à l’accusé c’était procurer une tribune au royalisme et à l’ennemi et c’était avantager le riche aux dépens du pauvre. Les défenseurs naturels et les amis nécessaires des patriotes accusés, ce sont les jurés patriotes, les conspirateurs ne doivent en trouver aucun. L’interrogatoire préalable des accusés était supprimé. A défaut de preuves écrites ou testimoniales, les jurés pouvaient se contenter désormais de preuves morales. La définition des ennemis de la Révolution était élargie au point de comprendre ceux qui auront cherché à égarer l’opinion et à empêcher l’instruction du peuple, à dépraver les mœurs et à corrompre la conscience publique... Enfin le tribunal révolutionnaire était reconstitué et son personnel augmenté. Couthon n’avait pas caché que la loi qu’il proposait était moins une loi de justice qu’une loi d’extermination. Le délai pour punir les ennemis de la patrie ne doit être que le temps de les reconnaître, il s’agit moins de les punir que de les anéantir.

Quand Couthon eut terminé sa lecture, entendue dans un silence absolu, Ruamps s’écria : Ce décret est important, j’en demande l’impression et l’ajournement. S’il était adopté sans l’ajournement, je me brûlerais la cervelle. Lecointre demanda un ajournement indéfini, mais Barère protesta, tout en consentant à un ajournement qui ne dépasserait pas trois jours. Robespierre, moins conciliant, réclama la discussion immédiate : Depuis deux mois, dit-il, la Convention est sous le glaive des assassins et le moment où la liberté paraît obtenir un triomphe éclatant est celui où les ennemis de la patrie conspirent avec plus d’audace. Robespierre avait encore dans l’oreille les menaces de mort que Lecointre, Thirion, Bourdon de l’Oise avaient proférées contre lui l’avant-veille au milieu de son triomphe de la fête de l’Etre suprême. Il fit valoir que l’ajournement ferait croire qu’il s’était élevé un désaccord entre la Convention et son Comité : Citoyens, on veut vous diviser, on veut vous épouvanter ! et il rappela adroitement qu’il avait défendu les 76 Girondins contre les hébertistes. Nous nous exposons aux assassins particuliers pour poursuivre les assassins publics. Nous voulons bien mourir, mais que la Convention et la patrie soient sauvées ! Les applaudissements éclatèrent et la loi fut votée, séance tenante, presque sans observation.

Mais, le lendemain, Bourdon de l’Oise demanda des explications sur l’article qui donnait à l’accusateur public et aux Comités le droit de traduire directement les citoyens au tribunal révolutionnaire. La Convention n’a pas entendu que le pouvoir des Comités s’étendrait sur les membres de la Convention sans un décret préalable. Non ! Non ! cria-t-on de toutes parts, et Bourdon reprit : Je m’attendais à ces heureux murmures. Ils annoncent que la liberté est impérissable. Bernard de Saintes appuya Bourdon et Merlin de Douai fit adopter un texte qui maintenait le droit de la Convention. Les députés menacés respirèrent. Ils n’avaient retenu de l’odieuse loi que ce qui les regardait personnellement.

Désespérant d’obtenir le consentement de la Convention à la mise en accusation des proconsuls corrompus qu’ils voulaient punir, Robespierre et Couthon avaient-ils délibérément inséré dans leur texte la disposition équivoque que Bourdon de l’Oise avait fait annuler ! Ils protestèrent le lendemain avec indignation, lors de la seconde lecture, contre le calcul insidieux qu’on leur avait prêté. Ils réclamèrent en termes hautains la suppression de l’amendement réservant les privilèges de l’Assemblée comme leur étant injurieux. Ils accusèrent Bourdon de mauvaises intentions. Des incidents violents éclatèrent. Qu’ils sachent, s’écria Bourdon, les membres des deux Comités, que, s’ils sont patriotes, nous le sommes comme eux ! Robespierre dénonça quelques intrigants qui s’efforçaient d’exciter les représentants rappelés et d’entraîner une partie de la Montagne pour s’y faire un parti. Bourdon l’interrompit : Je demande qu’on prouve ce qu’on avance, on vient de dire assez clairement que j’étais un scélérat ! Robespierre reprit : Je n’ai pas nommé Bourdon, malheur à celui qui se nomme lui-même. Mais s’il veut se reconnaître au portrait que le devoir m’a forcé de tracer, il n’est pas en mon pouvoir de l’en empêcher. Puis, se tournant vers Tallien, sans le nommer, il rappela que l’avant-veille, un député, au sortir de la Convention, avait frappé, en les traitant d’espions, quelques commis du Comité de salut public. Si les patriotes attaqués s’étaient défendus, vous sentez bien qu’on n’aurait pas manqué d’envenimer cette affaire, on serait venu vous dire le lendemain que des représentants du peuple avaient été insultés par des hommes attachés au Comité de salut public. Robespierre voyait dans l’incident la preuve d’une intrigue contre le Comité : Qui donc a dit à ceux que je désigne que le Comité de salut public avait intention de les attaquer ? Qui leur a dit qu’il existait des preuves contre eux ? Le Comité les a-t-il seulement menacés ?... Si vous connaissiez tout, citoyens, vous sauriez que l’on aurait plutôt le droit de nous accuser de faiblesse ! Tallien voulut nier. Robespierre et Billaud l’accablèrent. Robespierre : Trois cents témoins l’ont entendu. Citoyens, vous pouvez juger de quoi sont capables ceux qui appuient le crime par le mensonge. Il est facile de prononcer entre les assassins et les victimes. Billaud : L’impudence de Tallien est extrême. Il ment à l’Assemblée avec une audace incroyable. Couthon et Robespierre obtinrent le vote qu’ils demandaient. Mais une telle séance laissait dans les cœurs des meurtrissures ineffaçables.

Il n’est pas douteux que les adversaires de Robespierre firent alors dans les coulisses un grand effort pour le renverser. Un ancien espion de police Roch Marcandier, qui avait été secrétaire de rédaction de Camille Desmoulins, avait rédigé, au moment même, une adresse aux 48 sections de Paris pour les inviter à se révolter contre la dictature de Robespierre. Si cet astucieux démagogue n’existait plus, s’il eût payé de sa tête ses manœuvres ambitieuses, la nation serait libre, chacun pourrait publier ses pensées, Paris n’aurait jamais vu dans son sein cette multitude d’assassinats vulgairement connus sous le faux nom de jugements du tribunal révolutionnaire. Marcandier, livré par Legendre, fut arrêté, le 25 prairial, et on trouva chez lui des pamphlets préparés pour l’impression où Robespierre était comparé à Sylla. Robespierre avait été averti par une lettre d’un commissaire à la Comptabilité nationale, Cellier, le jour même de l’arrestation, que Lecointre colportait contre lui un acte d’accusation.

C’est un fait déjà significatif qu’aucun membre du Comité de sûreté générale n’avait pris la parole dans la discussion de la loi du 22 prairial. Cinq jours ne s’étaient pas écoulés que le Comité se vengeait du dédain où Robespierre l’avait tenu en dirigeant contre lui, par l’organe de Vadier, une attaque fourrée qui devait compliquer encore une situation déjà très tendue. Vieillard sceptique et libertin, qui n’avait au cœur qu’une foi, celle de l’athéisme, Vadier n’avait pas pardonné à Robespierre le décret qui consacrait l’Être suprême. Le 27 prairial, il vint dénoncer à la Convention une nouvelle conspiration, œuvre de fanatiques qui se réunissaient autour d’une vieille illuminée, Catherine Théot, la Mère de Dieu, qui, dans son étroit logement de la rue Contrescarpe, annonçait aux malheureux la fin prochaine de leurs misères par l’arrivée du Messie qui régénérerait toute la terre. Sur des indices les plus fragiles, Vadier mêlait à la conspiration un médecin du duc d’Orléans, Quesvremont-Lamothe, une marquise de Chastenois et le constituant dom Gerle qui servait à Catherine de directeur de conscience. Son but n’était pas seulement de ridiculiser l’idée religieuse, d’empêcher l’apaisement que Robespierre avait cru réaliser par son décret sur les fêtes nationales, mais d’atteindre par ricochet Robespierre lui-même. L’instruction montrerait que dom Gerle avait obtenu un certificat de civisme de Robespierre, que Catherine Théot avait parmi ses fidèles la belle-sœur du menuisier Duplay. Les policiers, qui avaient surveillé les réunions de Catherine, lui faisaient dire que Robespierre était le Messie régénérateur dont elle prédisait la venue. Quand tout cela serait révélé au tribunal révolutionnaire, le pontife de l’Être suprême croulerait sous les risées. On comprend que Vadier eût recommandé à Lecointre un peu de patience.

Mais Robespierre n’était pas homme à se laisser prendre au lacet d’un Vadier. Il évoqua l’affaire devant le Comité de salut public, il réclama le dossier à Fouquier-Tinville, et il arracha à ses collègues un ordre de sursis, le 8 messidor. Ce ne fut pas sans peine. Le soupçonneux Billaud fit remarquer qu’on violait ainsi un décret formel de la Convention. La scène dégénéra en altercation dont le bruit s’entendit jusque sur la place. Le Comité décida qu’il tiendrait désormais ses séances un étage plus haut pour se mettre à l’abri des oreilles indiscrètes. Il y eut d’autres scènes les jours précédents et les jours suivants. Robespierre ne put obtenir la révocation de Fouquier-Tinville dont il connaissait les liaisons avec Lecointre.

Déjà, au début de floréal, Carnot avait eu une explication très vive avec Saint-Just à propos de l’arrestation projetée par le premier d’un agent des poudres et salpêtres. Saint-Just, qui payait de sa personne aux armées, ne souffrait pas que Carnot exerçât la dictature de la guerre. On s’emporta. On échangea des menaces. Saint-Just reprocha à Carnot de protéger les aristocrates, ce qui était exact. Carnot le défia et lui cria ainsi qu’à Robespierre : Vous êtes des dictateurs ridicules ! Un incident plus grave se produisit entre les deux hommes au lendemain de Fleurus. Saint-Just, de retour de l’armée, reprocha à Carnot d’avoir, sans le consulter, ordonné à Pichegru de tirer 15.000 hommes d’infanterie et 1 500 de cavalerie de l’armée de Jourdan. Mesure inepte, dit-il, qui aurait fait perdre la bataille de Fleurus s’il l’avait exécutée. Levasseur (de la Sarthe), qui assista à la querelle, nous dit qu’elle fut très violente et qu’elle dégénéra en mêlée générale. De nouveau Robespierre fut traité de dictateur par Billaud et aussi par Collot. L’intervention de Collot s’explique sans doute parce qu’il se sentait solidaire de Fouché avec qui il avait improvisé la foudre sur les rebelles lyonnais dans la plaine des Brotteaux. Il était impossible de poursuivre Fouché sans atteindre Collot. A la séance du 9 thermidor, Billaud reprocha à Robespierre d’avoir fait arrêter le meilleur comité révolutionnaire de Paris, celui de la section de l’Indivisibilité. Il ne me semble pas douteux que cette arrestation ait donné lieu à de vifs débats au Comité au début de messidor quand Robespierre voulut la faire confirmer (7 messidor). En réalité, les membres de ce comité révolutionnaire avaient été dénoncés sur des griefs précis par le président même de leur section qui les accusait de friponneries. Robespierre dut croire que ses collègues qui défendaient des fripons avaient partie liée avec ses ennemis.

 

Robespierre ne reparut plus au Comité à partir du 15 messidor. De cette date jusqu’au 9 thermidor il n’a donné que cinq signatures qu’on est allé sans doute lui demander à son domicile. Il avait été insulté et traité de dictateur par ses collègues quand le poignard des assassins était toujours levé contre lui. Le 12 messidor encore, l’agent national Payan transmettait au Comité de sûreté générale l’interrogatoire d’un aristocrate du nom de Rouvière qui s’était introduit dans la maison Duplay, muni d’un couteau, d’un canif et de rasoirs (Arch. nat., F.⁷ 3822). Robespierre avait le cœur plein d’amertume. A chaque instant des journalistes perfides dénaturaient ses paroles ou l’accablaient d’éloges hyperboliques plus dangereux que des critiques. Ainsi le rédacteur du Journal de la Montagne, rendant compte d’un discours qu’il avait prononcé, le 3 messidor, aux Jacobins, y joignait ce commentaire : Chaque mot de l’orateur vaut une phrase, chaque phrase un discours, tant il renferme de sens et d’énergie dans tout ce qu’il dit.

Robespierre se réfugia aux Jacobins, dernier rempart contre ses ennemis. Dès le 13 messidor, il avertit le club qu’il avait perdu toute autorité au gouvernement : A Londres, on me dénonce à l’armée française comme un dictateur, les mêmes calomnies ont été répétées à Paris. Vous frémiriez si je vous disais dans quel lieu ! A Londres, on dit qu’en France on imagine de prétendus assassinats pour me faire entourer d’une garde militaire. Ici l’on me dit, en parlant de la Renault, que c’est sûrement une affaire d’amourette et qu’il faut bien croire que j’ai fait guillotiner son amant... Si l’on me forçait à renoncer à une partie des fonctions dont je suis chargé, il me resterait encore ma qualité de représentant du peuple et je ferais une guerre à mort aux tyrans et aux conspirateurs. Avait-il calculé que ses collègues du Comité profiteraient de son absence pour demander son remplacement à la Convention ? Se réservait-il pour le débat qui s’engagerait ce jour-là ? Voulut-il forcer à l’attaque au grand jour les Vadier, les Amar, les Billaud, les Collot ? En ce cas, il fit un faux calcul, car ceux-ci firent comme s’ils n’avaient rien entendu et leurs protégés, les Fouché, les Tallien, eurent le temps de travailler les indécis de la Convention et de leur faire peur en répandant le bruit que Robespierre voulait leur tête et qu’il était le seul responsable du sang qui ruisselait à flots de la guillotine.

C’est maintenant l’époque de la grande Terreur. Du 23 prairial au 8 thermidor, le tribunal révolutionnaire prononça 1 285 condamnations à mort et seulement 278 acquittements, tandis que, pendant les quarante-cinq jours précédents, il avait prononcé 577 condamnations contre 182 acquittements. Les prisons malgré tout se remplissaient plus vite qu’elles ne se vidaient. Il y avait au 23 prairial 7.321 détenus à Paris. Il y en avait 7.800 le 10 thermidor. Les fournées se succédaient à toute vitesse. On amalgamait des accusés qui ne s’étaient jamais vus. Les moutons dans les prisons, aux aguets des moindres mots, composaient au petit bonheur des listes de prétendus conspirateurs. Les têtes tombaient comme des ardoises, celles des anciens magistrats de Paris et de Toulouse qui avaient protesté autrefois contre la suppression des parlements, au nombre de 31 ; celles des gens de Verdun qui avaient trop bien accueilli les Prussiens en 1792, au nombre de 35 ; celles de Lavoisier et des fermiers généraux, ces sangsues du peuple, au nombre de 28 ; celles d’Admiral, de Cécile Renault et de 52 autres tous conduits au supplice en chemises rouges comme parricides ; celles des conspirateurs de Bicêtre en deux fournées de 37 et de 36 ; celles des 17 habitants de Caussade qui avaient porté le deuil de Louis XVI ; celles des conspirateurs de la prison du Luxembourg au nombre de 156. Fouquier-Tinville voulait faire juger ceux-ci en une seule fois sur un immense échafaudage installé dans la salle d’audience, mais le Comité l’obligea à les répartir en trois fournées.

Devant cette orgie de meurtres la conscience publique se soulevait. Le temps était bien passé où la foule se ruait au lieu des exécutions comme à un spectacle. Maintenant les boutiques se fermaient sur le passage des sinistres charrettes roulant sur le pavé. On dut changer l’emplacement de la guillotine, l’éloigner à la barrière du Trône. Le sentiment public, le dégoût du sang, fut sans doute le meilleur atout dans le jeu des ennemis de Robespierre. Ils avaient mis à profit le répit que celui-ci leur avait procuré. Sourdement ils minaient le gouvernement révolutionnaire. Une section de Paris, celle de la Montagne, décidait, le 1er messidor, d’ouvrir un registre sur lequel s’inscriraient ceux qui avaient accepté la Constitution de 1793. Le registre se couvrit rapidement de 2.000 signatures. Manœuvre habile pour demander la cessation de la Terreur par la mise en vigueur de la Constitution. La section s’excusa, le 11 messidor, devant la Convention en expliquant qu’elle avait été trompée par des intrigants.

Les nouveaux Indulgents tiraient naturellement grand parti des vic-toires qui se succédaient. Pour fêter ces victoires s’étaient organisés dans les rues des repas fraternels où riches et pauvres apportaient leurs victuailles et se tutoyaient dans une familiarité égalitaire. Le succès rapide de ces fraternisations inquiéta la Commune et le gouvernement. Loin de nous, dit Payan, le 27 messidor, toutes ces réunions avec les partisans du despotisme ! Loin de nous ce système par lequel on veut nous persuader qu’il n’est plus d’ennemis dans la République ! Barère dénonça le lendemain le nouveau piège des aristocrates. Ces repas soi-disant fraternels n’étaient, d’après lui, qu’une amnistie prématurée. Les aristocrates s’écriaient en trinquant avec les sans-culottes : Nos armées sont victorieuses partout, il ne nous reste que la paix à faire, à vivre en bons amis et à faire cesser ce gouvernement révolutionnaire qui est terrible.

Mais, comment maintenir le gouvernement révolutionnaire, résister à la poussée des Indulgents et des corrompus, appuyés sur l’opinion, si les Comités restaient divisés et si Robespierre continuait son opposition aux Jacobins ? Le bruit des querelles intestines des gouvernants s’était répandu jusque dans les provinces et il avait alarmé les représentants — lettres de Richard, 27 prairial, de Gillet, 23 messidor, de Bô, 3 thermidor, etc. Ingrand, de passage à Paris, sollicité par Ruamps d’entrer dans le complot contre Robespierre, s’y refusait avec indignation et prédisait qu’en renversant Robespierre on renverserait du même coup le gouvernement révolutionnaire et la République. Les membres qui composaient le Comité de salut public eurent le même sentiment qu’Ingrand. A la fin de messidor, sans doute sous l’influence de Barère, ils s’efforcèrent de se rapprocher de Robespierre. Barère, à diverses reprises, affirma la nécessité de maintenir la Terreur. Il menaça les corrompus, le 9 messidor : Les représentants du peuple, éclairés sur les intérêts du peuple et sur leur propre sûreté, sauront tirer parti de la victoire du dehors pour anéantir au-dedans toutes les coalitions impies ou les complots parricides de quelques hommes qui prennent leur fatigue individuelle pour la fatigue du peuple et leur conscience troublée pour la conscience publique. Le 16 messidor, après avoir fait voter un décret qui ordonnait de passer au fil de l’épée les garnisons ennemies de Condé, Valenciennes, Le Quesnoy, Landrecies, si elles ne se rendaient pas dans les 24 heures après la sommation, le même Barère prononça une apologie enthousiaste de la Terreur et mit en garde contre une clémence prématurée : Transigez aujourd’hui, ils [les ennemis de l’intérieur] vous attaqueront demain et vous massacreront sans pitié. Non, non, que les ennemis périssent ! Je l’ai déjà dit, il n’y a que les morts qui ne reviennent point.

Robespierre ne se méprit pas sur les intentions de Barère. Lui aussi pensait que la Terreur devait continuer jusqu’à ce que les biens des contre-révolutionnaires fussent enfin distribués aux pauvres et les institutions civiles dont Saint-Just préparait le plan établies et assurées. Le 23 messidor, il avait fait rayer Dubois-Crancé des Jacobins et inviter Fouché à venir se disculper. Fouché, n’ayant pas obéi, fut rayé à son tour le 26 messidor. Les Comités non seulement refusèrent de se solidariser avec les membres exclus, mais leur manifestèrent une hostilité certaine. Dubois-Crancé fut rappelé de sa mission en Bretagne le 26 messidor. Quant à Fouché, qui avait obtenu, le 25 messidor, un vote de la Convention ordonnant aux Comités de faire dans le plus bref délai un rapport sur sa mission, il attendit vainement ce rapport.

Les deux Comités se réunirent en séance plénière les 4 et 5 thermidor. Pour manifester, par un acte éclatant, leur ferme volonté de continuer la Terreur et de la pousser jusqu’à ses conséquences sociales, ils créèrent enfin les quatre commissions populaires restées en suspens et indispensables pour mettre en vigueur les lois de ventôse sur le triage des suspects et l’attribution de leurs biens. L’arrêté, de la main de Barère, est du 4 thermidor. Au dire de Lecointre, ils avaient voulu, en lui donnant ce gage, se réconcilier avec le triumvirat. Robespierre vint, en effet, siéger à la séance du lendemain. On s’expliqua de part et d’autre. Saint-Just montra que seuls des agents de l’ennemi pouvaient représenter Robespierre comme un dictateur, car il n’avait ni l’armée, ni les finances, ni l’administration dans sa dépendance. David appuya Saint-Just. Billaud dit à Robespierre : Nous sommes tes amis, nous avons toujours marché ensemble. Les membres survivants prétendront plus tard qu’on avait décidé de rattacher au Comité de sûreté générale le bureau de police du Comité de salut public, mais le fait est controuvé. Saint-Just fut chargé par les deux Comités de présenter à la Convention un rapport sur la situation politique avec le mandat de défendre le gouvernement révolutionnaire. Billaud et Collot lui recommandèrent toutefois de ne pas parler de l’Être suprême.

Le soir même Barère, tout joyeux d’avoir ramené la concorde, annonçait à la Convention que des malveillants seuls avaient pu faire croire qu’il y avait de la division et de la mésintelligence dans le gouvernement et une variation dans les principes révolutionnaires. Il racontait qu’on avait arrêté, les jours précédents, des poudres destinées à l’armée, crevé des soufflets de forges, essayé de forcer la prison de Bicêtre, multiplié les sabotages et il concluait menaçant : Mais les mesures que les deux Comités ont prises hier pour faire juger dans peu de temps les ennemis du peuple qui sont détenus dans toute la République vont être en activité et rendront à la nation cette sécurité qu’on veut lui ravir sans cesse, ce calme imposant, signe de la force de la République affermie !

Le lendemain Couthon lui donnait la réplique aux Jacobins, en célébrant les hommes ardents et énergiques disposés à faire les plus grands sacrifices pour la patrie qui composaient les Comités. S’il y a eu des divisions entre les personnes, il n’y en a jamais eu sur les principes. Et Couthon rejetait sur l’entourage des gouvernants l’origine des nuages qu’il voulait dissiper. Il espérait que la Convention écraserait bientôt les cinq ou six petites figures humaines, dont les mains sont pleines des richesses de la République et dégoutantes du sang des innocents qu’ils ont immolés. Il se plaignait cependant qu’on eût envoyé à l’armée du Nord une partie des compagnies de canonniers parisiens et il manifestait des craintes au sujet de l’école de Mars. Mais Lebas le rassura.

Il faut croire cependant que, dans les deux camps, tous n’avaient pas désarmé et que le mot d’ordre de Barère et de Couthon fut mal obéi. Un chef de bureau de la guerre, Sijas, ne cessait de dénoncer aux Jacobins le commissaire du mouvement des armées Pille, qui employait des aristocrates, disait-il, réintégrait les généraux suspendus, dégarnissait Paris de ses canonniers et s’enveloppait de mystère. Pille était l’homme de Carnot. Les paroles de Sijas trouvaient de l’écho. On avait crié, le 6 thermidor, à la porte de la Convention : Il faut faire un 31 mai ! Barère loua Robespierre, le lendemain, d’avoir blâmé aux Jacobins ces cris séditieux. Mais cela n’empêcha pas les Jacobins de présenter le même jour à la Convention une pétition pour dénoncer Pille et les prétendus Indulgents qui voulaient assassiner les patriotes. Ils demandaient qu’on fît justice des traîtres et des fripons et d’un certain Magenthies qui avait demandé, pour ridiculiser le décret sur l’Être suprême, qu’on mît à mort quiconque souillerait le nom de la Divinité par un juron. Pour contenter les Jacobins, les Comités devaient-ils révoquer Pille et livrer les têtes des députés corrompus que Couthon et Robespierre ne cessaient de réclamer depuis deux mois ? Or, à cette même séance du 7 thermidor, Dubois-Crancé s’était justifié et avait invité Robespierre à reconnaître son erreur. La Convention avait décidé que les Comités feraient leur rapport sur son compte dans les trois jours. Robespierre allait donc être forcé de sortir des Jacobins pour s’expliquer devant l’Assemblée.

Robespierre avait-il adhéré, lors de la séance plénière du 5 thermidor, au programme de réconciliation formulé par Barère et accepté, semble-t-il, par Saint-Just et Couthon ? Il est permis d’en douter. Tous ses griefs n’étaient pas satisfaits. Il voulait arracher la direction de la guerre à Carnot qui n’avait pas fait exécuter le décret du 7 prairial interdisant de faire des prisonniers anglais et hanovriens et qui s’entourait d’un conseil technique composé d’aristocrates. Il voyait, comme Sijas, dans l’éloignement d’une partie des canonniers de Paris une manœuvre obscure dirigée contre la Commune et contre Hanriot, son homme. Il n’avait pas pardonné au Comité de sûreté générale pas plus qu’à Billaud et à Collot la protection dont ils couvraient toujours les Fouché et les Tallien. On avait crié dans les rues les jours précédents la grande arrestation de Robespierre sans que le Comité fût intervenu. Robespierre venait d’apprendre, par un rapport de l’administrateur de police Faro, qu’Amar et Voulland avaient visité dans leur prison, le 5 thermidor, les députés girondins détenus et leur avaient fait mille avances : Arrête-t-on votre correspondance ? Vous refuse-t-on toutes les douceurs de la vie, soit en café, soit en sirop, chocolat et fruits ? Votre caractère est-il méconnu ici ? En apprenant que les députés étaient au régime des autres détenus, Amar avait versé des larmes : C’est un crime affreux ! Dites-nous bien, mes chers collègues, ceux qui ont avili la représentation nationale. Ils seront punis. Le Comité en fera justice. Sans doute Amar et Voulland, après avoir donné l’ordre d’appliquer aux députés un traitement de faveur, s’étaient repris et avaient ensuite maintenu à leur égard le droit commun, mais Robespierre soupçonnait qu’une entente était en train de se nouer entre ses adversaires de la Montagne et le Marais qui l’avait soutenu jusque-là. Et ceci encore, autant que la mise en demeure de Dubois-Crancé, lui fit rompre le silence.

Le 8 thermidor donc, sans s’être concerté ni avec Saint-Just ni avec Couthon, qui l’auraient sans doute dissuadé, il s’efforça d’obtenir directement de la Convention la réalisation de son programme intégral. Après avoir protesté longuement, mais en termes impressionnants, contre les calomnies qui le représentaient comme un dictateur animé de mauvais desseins contre l’Assemblée, il rejeta sur ses adversaires, les terroristes mués en Indulgents, les excès de la guillotine : Est-ce nous qui avons plongé dans les cachots les patriotes et porté la Terreur dans toutes les conditions ? Ce sont les monstres que nous avons accusés ! Il affirma que le gouvernement révolutionnaire était nécessaire mais qu’il ne devait frapper, promptement et sans pitié, que les seuls conspirateurs. Or, ses calomniateurs qui se disaient Indulgents et qui n’étaient que des fripons, ruinaient le gouvernement révolutionnaire dans l’opinion en tourmentant les hommes paisibles pour avoir le droit de protéger les aristocrates. On rendait odieux le tribunal révolutionnaire pour préparer sa destruction. Il s’en prenait hardiment alors au Comité de sûreté générale et à ses commis, une horde de fripons que protègent Amar et Jagot. Il reprochait à Vadier l’affaire Catherine Théot et il demandait non seulement que le Comité suspect fût renouvelé, mais encore qu’il fût dorénavant subordonné au Comité de salut public. Il ne s’en tenait pas là. Le Comité de salut public devait être épuré lui aussi. Il n’avait pas fait respecter le décret sur les prisonniers anglais, il avait semé la division parmi les généraux, protégé l’aristocratie militaire. Ceci était pour Carnot. Et Barère, malgré ses avances des jours précédents, n’était pas épargné : On vous parle beaucoup de nos victoires avec une légèreté académique qui ferait croire qu’elles n’ont coûté à nos héros ni sang ni travaux ; racontées avec moins de pompe, elles paraîtraient plus grandes. La partie diplomatique — c’était le domaine de Barère — avait été absolument négligée. Les agents employés à l’extérieur étaient des traîtres. Robespierre reprochait ensuite à Cambon son système financier mesquin, prodigue, tracassier et dévorant. Le décret sur les rentes viagères avait fait de nombreux mécontents et à juste titre. Il terminait enfin par un défi à la horde de fripons qui était parvenue à dominer.

L’effet produit fut si profond que Lecointre lui-même, un des fripons dénoncés, demanda l’impression du discours. Appuyée par Barère, l’impression fut votée malgré une protestation de Bourdon de l’Oise. L’envoi à toutes les communes fut voté ensuite sur la motion de Couthon. Robespierre allait-il triompher ? Ses adversaires se reprirent. Vadier essaya de s’expliquer sur Catherine Théot. Puis Cambon avec fougue passionna le débat : Avant d’être déshonoré je parlerai à la France ! Il accusa Robespierre de paralyser la Convention. Sa véhémence donna du cœur à Billaud qui demanda que le discours de Robespierre fût examiné par les Comités avant d’être envoyé aux communes. S’il est vrai que nous ne jouissions pas de la liberté des opinions, j’aime mieux que mon cadavre serve de trône à un ambitieux que de devenir par mon silence le complice de ses forfaits. Il avait touché le point sensible. Panis somma Robespierre et Couthon de nommer les députés qu’ils accusaient. Robespierre refusa de répondre et par là se perdit. Tous ceux qui avaient quelque chose à se reprocher se sentirent menacés. Bentabole, Charlier réclamèrent le rapport du décret ordonnant l’impression de son discours. Barère, sentant le vent tourner, orienta sa girouette. Il reprocha à Robespierre de n’avoir pas suivi les séances du Comité sans quoi il n’eût pas écrit son discours. La Convention rapporta l’envoi aux communes. Robespierre n’avait plus de majorité. Il avait jeté son bouclier.

Sans doute le soir même, aux Jacobins où il vint relire son discours il fut accueilli par des acclamations sans fin. Ses adversaires Collot et Billaud qui voulurent lui répondre furent couverts de huées et durent quitter le club sous le cri : les conspirateurs à la guillotine ! Mais les Jacobins ne prirent pas d’autre résolution que de mettre la conspiration à l’ordre du jour de leurs débats. Robespierre ne voulait pas de 31 mai. Malgré son échec de la veille, il croyait possible de ressaisir sa majorité. Il entendait maintenir la lutte sur le terrain parlementaire. Il n’avait pas prévu qu’il lui serait désormais impossible de parler à l’Assemblée.

Les gens des Comités flottaient désemparés. A leur retour des Jacobins, dans la nuit, Billaud et Collot firent une scène violente à Saint-Just, mais tout le résultat de la délibération qui dura jusqu’à l’aube fut une proclamation rédigée par Barère où on mettait en garde contre l’ascendant de quelques hommes et l’ambition de certains chefs militaires qu’on ne nommait pas.

La décision vint des proconsuls corrompus que Robespierre menaçait depuis deux mois et qui se savaient perdus s’il triomphait. Tallien avait reçu de sa maîtresse qui allait être traduite au tribunal révolutionnaire un billet affolé. Il fit, avec Fouché, des efforts répétés pour gagner le Marais. D’abord repoussés par Palasne Champeaux, Boissy d’Anglas, Durand Maillane, qui se défiaient du repentir de ces terroristes, ils prirent de tels engagements qu’ils réussirent dans une troisième tentative. Le Marais livra Robespierre à condition que les Montagnards de proie l’aideraient à supprimer la Terreur. Avant que s’ouvrît la séance toutes les dispositions étaient prises, avec la complicité du président de l’Assemblée, Collot d’Herbois, pour étouffer la voix de Robespierre et de ses amis.

Quand Saint-Just voulut lire, au début, le discours habile qu’il avait préparé pour tout rejeter sur Billaud, Collot et Carnot, il fut tout de suite violemment interrompu par Tallien qui l’accusa de s’isoler du Comité puisqu’il parlait en son nom personnel. Je demande, dit-il aux applaudissements trois fois répétés, que le rideau soit entièrement déchiré. Billaud évoqua ensuite la séance de la veille aux Jacobins et fit peur à l’Assemblée d’un nouveau 31 mai qui aboutirait à son égorgement. Il accusa Robespierre de protéger les Hébertistes, les Dantonistes, les nobles, les fripons, de persécuter les patriotes, d’être l’unique auteur du décret du 22 prairial, en un mot d’être un tyran. Périssent les tyrans ! répète le chœur. Robespierre veut répondre. Collot lui refuse la parole qu’il donne à Tallien. Celui-ci brandit un poignard contre le nouveau Cromwell, déclame contre les Verrès qui l’entourent et demande l’arrestation de ses créatures. L’arrestation d’Hanriot, de Boulanger, de Dufresse, de Dumas est votée. Barère fait supprimer la fonction de commandant en chef de la garde nationale. Une nouvelle tentative de Robespierre pour répondre est étouffée sous la cloche de Thuriot qui a pris la présidence après Collot. Louchet et Loseau demandent l’arrestation du dominateur. Robespierre le Jeune demande à partager le sort de son frère. Couthon, Saint-Just sont décrétés d’arrestation avec les deux Robespierre. Lebas réclame l’honneur de figurer dans la proscription. Il lui est accordé. La République est perdue, dit Robespierre en descendant à la barre, les brigands triomphent.

Il était cinq heures du soir. Tout cependant n’était pas résolu. D’un mouvement spontané, la Commune et Hanriot se mettent en révolte, font fermer les barrières, sonner la générale puis le tocsin, convoquent les sections, les invitent à envoyer leurs canonniers devant la Maison commune et à jurer de défendre la liberté et la patrie. N’écoutant que sa bravoure, Hanriot, avec une poignée de gendarmes, tente dès cinq heures trente de délivrer les députés mis en arrestation. Il force à coups de botte les portes du local du Comité de sûreté générale où ils sont détenus, mais, entouré aussitôt, il est lui-même garrotté sous les yeux de ceux qu’il voulait délivrer. Incident fâcheux pour la suite des événements. Robespierre et ses amis crurent que l’insurrection, privée de son chef, n’avait aucune chance de succès. Ils mirent dès lors tout leur espoir dans le tribunal révolutionnaire et, quand ils partirent, chacun pour une prison séparée, ils s’étaient résignés à leur sort.

Le mouvement cependant croissait d’heure en heure. Les canonniers des sections se massaient avec leurs pièces sur la Grève. Les comités civils et révolutionnaires des sections ouvrières de l’Est et du Sud et des sections d’artisans du Centre prêtaient le serment. Les Jacobins se réunissaient et se mettaient en liaison avec la Commune. Vers huit heures du soir, avec une partie des canonniers l’énergique Coffinhal marchait sur la Convention, délivrait Hanriot, entraînait jusqu’à la garde de l’Assemblée. Il eût pu terminer la journée en s’emparant aisément des membres des Comités qui fuyaient éperdus. Citoyens, s’écriait Collot qui présidait, voici l’instant de mourir à notre poste ! Mais Coffinhal n’acheva pas sa victoire. Il se borna à ramener triomphalement Hanriot à l’Hôtel de Ville.

La Convention respira. Elle se hâta de charger Barras de lui procurer une force armée et Barras, aidé de six autres députés, sonna le ralliement des sections modérées. Appelés par ses émissaires, les marchands des Lombards, les banquiers de la section Le Pelletier, les agioteurs du Palais-Royal, les riches bourgeois des sections de l’Ouest accoururent autour de la Convention. Y vinrent aussi les derniers débris de l’hébertisme et du dantonisme, enrôlés par les deux Bourdon, par Tallien, Rovère, Fréron. Mais il fallut du temps pour rassembler ces troupes dispersées et disparates. En attendant, Barère faisait mettre hors la loi les rebelles de la Commune et tous ceux qui s’étaient soustraits aux mandats d’arrêt lancés par les Comités. Il escomptait que cette terrible mesure glacerait d’épouvante les tièdes et paralyserait l’insurrection. Il ne se trompait pas.

Depuis le coup de main de Coffinhal, l’insurrection piétinait. La Commune visiblement entendait en remettre la direction aux députés proscrits. Mais ceux-ci, délivrés un à un par des administrateurs de police, ne se pressaient pas d’agir. Robespierre aîné refusait d’abord de se rendre à la maison commune. Couthon voulait rester dans sa prison et n’en sortit qu’après minuit. Seul Robespierre le Jeune se rendait dès le premier moment à la séance de la Commune qu’il haranguait. Quand le décret de mise hors la loi fut connu, Robespierre aîné imita son frère. Il siégea avec les autres députés au Comité d’exécution que la Commune avait créé. Lebas adressa une lettre au commandant du camp des Sablons. Robespierre signa un appel à la section des Piques. Des municipaux furent envoyés dans les sections pour les maintenir dans le parti de la Commune. La résolution fut prise enfin de mettre en arrestation les principaux membres des Comités. Mais il était tard dans la nuit. Las d’attendre en vain, les canonniers et les gardes nationaux, d’ailleurs travaillés par les agents de Barras, s’étaient peu à peu retirés. La place de Grève était à moitié vide. Il fallait songer à se défendre plutôt qu’à attaquer. Pour empêcher les défections, la Commune fit éclairer vers minuit la façade de l’Hôtel de Ville.

Barras hésitait à marcher. Vers deux heures du matin il se décida. Un traître venait de lui communiquer le mot d’ordre donné par Hanriot. Les troupes conventionnelles s’ébranlèrent en deux colonnes. Celle de gauche, dirigée par Léonard Bourdon et grossie du bataillon des Gravilliers, s’introduisit par surprise, grâce au mot d’ordre, et aux cris de : Vive Robespierre ! jusqu’à la salle où siégeait le Comité d’exécution. Robespierre et Couthon étaient en train d’écrire une proclamation aux armées. Robespierre le Jeune se jeta par la fenêtre d’où on le releva la cuisse brisée. Lebas se tua d’un coup de pistolet. Robespierre aîné essaya d’en faire autant et se brisa la mâchoire inférieure. Les survivants au nombre de 22, sur la seule constatation de leur identité, furent conduits le lendemain au supplice. Le 11 thermidor on guillotina aussi sommairement 70 membres de la Commune.

Il semble bien que la population parisienne, même dans les quartiers populaires, n’avait mis qu’un empressement relatif à soutenir la Commune. Les artisans se plaignaient de la cherté de la vie. Les ouvriers des manufactures d’armes étaient en effervescence depuis plusieurs jours. La Commune avait proclamé, le 5 thermidor, un maximum des journées qui avait causé un mécontentement général parmi les salariés. Le matin même du 9 thermidor, les maçons et tailleurs de pierre de la section de l’Unité avaient parlé de cesser le travail et cette section, autrefois hébertiste, prit précisément parti pour la Convention. Vers quatre heures de l’après-midi un rassemblement d’ouvriers s’était formé sur la Grève pour réclamer la modification du maximum. La Commune eut beau, dans une proclamation, vers huit heures du soir, rejeter sur Barère la responsabilité du tarif, sur Barère qui appartint à toutes les factions tour à tour et qui a fait fixer le prix des journées des ouvriers pour les faire périr de faim, elle ne dissipa pas toutes les préventions et, quand les municipaux furent conduits au supplice, on poussa sur leur passage le cri de f... maximum !

Ironie tragique ! Robespierre et son parti périssaient en grande partie pour avoir voulu faire servir la Terreur à un nouveau bouleversement de la propriété. La République égalitaire, sans riches ni pauvres, qu’ils rêvaient d’instaurer par les lois de ventôse, était avec eux frappée à mort. Les sans-culottes inconscients regretteront bientôt le f... maximum. Ils se soulèveront mais en vain pour le faire rétablir.

Pour l’instant il n’y eut pour comprendre l’importance de la victoire des terroristes de proie unis au Marais que cette partie éclairée de la petite bourgeoisie et de l’artisanerie que Robespierre avait appelée aux affaires et qui garnissait nombre de clubs et d’administrations révolutionnaires. Là, la douleur fut profonde. Elle perce jusque dans les aveux des thermidoriens. Thibaudeau, le futur préfet de l’Empire, nous dit que les autorités de son département (la Vienne) arrêtèrent d’abord la circulation de son adresse sur le 9 thermidor. Laignelot écrit au Comité, de Laval le 21 thermidor, que le génie malfaisant du tyran survit encore : Il est étonné mais il n’est pas anéanti. Dans les sociétés populaires, tous les meneurs étaient pour Robespierre. A Nevers, les personnes venues de Paris qui annoncèrent la chute de Robespierre furent sur-le-champ mises en prison. A Arras, à Nîmes, quand on apprit l’arrestation de Robespierre, les clubs proposèrent de s’armer pour voler à son secours. De désespoir de nombreux patriotes se donnèrent la mort — à Paris le graveur Mauclair, à Nîmes le juge Boudon, etc.

Mais les thermidoriens avaient maintenant la Terreur à leur disposition. Ils firent sortir des prisons leurs partisans et y entassèrent les robespierristes. Otages de la réaction qu’ils ont déchaînée, ils vont être entraînés plus loin qu’ils n’auraient voulu. Nombreux seront ceux qui se repentiront au soir de leur vie de leur participation au 9 thermidor. En Robespierre ils avaient tué, pour un siècle, la République démocratique.

Née de la guerre et de ses souffrances, jetée de force dans le moule de la Terreur contraire à son principe, cette République, malgré ses prodiges, n’était au fond qu’un accident. Appuyée sur une base de plus en plus étroite, elle n’était pas comprise de ceux-là mêmes qu’elle voulait associer à sa vie. Il avait fallu le mysticisme ardent de ses auteurs, leur énergie surhumaine pour la faire durer jusqu’à la victoire extérieure. On n’efface pas vingt siècles de monarchie et d’esclavage en quelques mois. Les lois les plus rigoureuses sont impuissantes à changer d’un seul coup la nature humaine et l’ordre social. Robespierre, Couthon, Saint-Just qui voulaient prolonger la dictature pour créer des institutions civiles et renverser l’empire de la richesse le sentaient bien. Ils n’auraient pu réussir que s’ils avaient possédé à eux seuls toute la dictature. Mais l’intransigeance de Robespierre qui rompit avec ses collègues du gouvernement juste au moment où ceux-ci lui faisaient des concessions suffit à faire écrouler un édifice suspendu dans le vide des lois. Exemple mémorable des limites de la volonté humaine aux prises avec la résistance des choses.

 

FIN DU TROISIÈME ET DERNIER VOLUME