LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME TROISIÈME. — LA TERREUR

 

CHAPITRE XIII. — FLEURUS.

 

 

La France révolutionnaire n’aurait pas accepté la Terreur si elle n’avait été convaincue que la victoire était impossible sans la suspension des libertés. Elle se résigna à la dictature de la Convention, puis des Comités, dans l’espoir que son sacrifice ne serait pas inutile et elle ne fut pas trompée.

Au printemps de 1794 elle peut s’enorgueillir de l’armée qui lui a été préparée. C’est une armée homogène. Toute distinction a disparu, même dans l’uniforme entre la ligne et les volontaires. L’embrigadement est commencé et avance rapidement. La demi-brigade forte de deux bataillons de volontaires et d’un bataillon de ligne est une unité manœuvrière de 3.000 hommes, pourvue d’artillerie légère, plus mobile que les anciens régiments. Les états-majors épurés, la confiance règne maintenant entre chefs et soldats. Les chefs, dont beaucoup sortent du rang, donnent l’exemple des privations. Ils couchent sous la tente et vivent en sans-culottes. Les anciens frottements entre généraux et représentants ont disparu. Les représentants, choisis avec soin, savent se faire obéir sans rudesse. Ils se préoccupent du bien-être des troupes. Ils les enflamment de leur ardeur civique. Ils se mettent en tête des colonnes d’assaut. De rudes exemples ont rétabli partout la discipline. Les femmes qui encombraient les camps et dévoraient les provisions ont été chassées. Les fournisseurs sont étroitement surveillés. Les régies succèdent aux entreprises et les inspecteurs généraux des charrois, qui opèrent deux par deux, mettent fin aux dilapidations. L’armée épurée, animée d’un ardent patriotisme, est devenue un instrument souple et docile entre les mains de Carnot. Ses effectifs ont été doublés par la première réquisition, dont les recrues, instruites pendant l’hiver, ont été versées au printemps dans les anciens bataillons. Huit cent mille hommes entraînés, encadrés, aguerris, pleins de mépris pour les mercenaires de la Coalition, sont à pied d’œuvre. Ils ne risquent plus d’être arrêtés dans leurs succès, comme Hoche après Kaiserslautern, par le manque d’armes et de munitions. Les fabrications de guerre, fiévreusement, mais scientifiquement organisées, commencent à donner leur plein. La seule manufacture parisienne fabrique 2 699 fusils neufs du 21 au 30 ventôse et en répare 1.497. Les sept autres manufactures provinciales en produisent à peu près autant. Grâce à la fabrication révolutionnaire du salpêtre, l’immense poudrerie de Grenelle, la plus importante de l’Europe, fournit en prairial 6 à 8 milliers de poudre par jour, 20 milliers en messidor.

Le Comité sent que la victoire est proche. Sa diplomatie ne reste pas inactive, mais elle ne se propose que des buts définis et accessibles. Elle est mise d’abord au service des nécessités économiques. La France est menacée d’un blocus hermétique. Elle ne peut faire vivre ses armées et alimenter ses industries que si elle garde des ouvertures sur le reste du monde. Elle s’attache donc à cultiver l’amitié des Suisses, des Scandinaves, des villes hanséatiques, des Américains, des Barbaresques, des Génois et des Turcs. La Suisse est parcourue constamment par les agents du Comité, Perregaux, Schweitzer, Humbert, qui raflent chevaux, bétail, fourrages, étoffes, fer, cuivre, etc. Par la Suisse, les denrées de la Souabe et de l’Autriche elle-même prennent la direction de Belfort. Les Anglais, dont la flotte domine la Méditerranée et qui viennent de s’emparer de la Corse, s’efforcent d’empêcher les Génois de ravitailler nos ports du Midi et notre armée des Alpes. Le Comité maintient Gênes dans la neutralité en la menaçant de notre armée qui s’avance par l’Apennin. Pour attirer les Hanséates, les Américains, les Scandinaves dans nos ports de l’Océan, le Comité relâche leurs navires frappés d’embargo ou déclarés de bonne prise, paie leurs livraisons au-dessus du maximum, leur facilite l’exportation de marchandises françaises telles que vins, eaux-de-vie, soieries, café, etc. Il envoie aux États-Unis une importante mission acheter des blés qu’on paiera au moyen de la créance que nous possédons sur ce pays depuis la guerre de l’Indépendance. Washington, rassuré depuis la révocation de Genêt, est invité à rappeler son ambassadeur à Paris, Morris, dont le Comité connaît l’hostilité. Il s’exécute et nomme Monroe qui n’arrivera qu’au lendemain du 9 thermidor.

Les vaisseaux neutres qui se dirigent vers les côtes françaises sont inquiétés par les croiseurs anglais. Le Comité encourage le ministre danois Bernstorff à former avec la Suède et les Etats-Unis une ligue de neutralité armée qui fera respecter la liberté des mers. Bernstorff signe une convention avec la Suède. Mais notre agent à Copenhague, Grouvelle, commet l’imprudence de confier à la poste ordinaire les dépêches non chiffrées qu’il adresse à Paris. Les croiseurs anglais s’en emparent. Pitt, mis au courant des négociations déjà fort avancées, use de la menace et parvient à écarter le péril. Il est d’ailleurs secondé par l’Américain Hamilton, ami de Washington, qui craint de compromettre son pays avec les Jacobins.

L’Angleterre possède avec ses alliés, l’Espagne et la Hollande, une énorme supériorité navale. Mais le Comité, même après la catastrophe de Toulon, ne désespère pas. Sous l’impulsion vigoureuse de Saint-André et de Prieur de la Marne, qui s’installent à Brest, les constructions neuves sont poussées avec ardeur, les vides dus à l’émigration des officiers nobles comblés au moyen des officiers de la marine marchande, la paie des matelots et des ouvriers des arsenaux augmentée afin qu’ils travaillent jour et nuit, l’indiscipline, qui avait fait de grands ravages, réprimée avec sévérité, les cordages, les goudrons, les bois, les cuivres réquisitionnés dans toute la France. Au printemps, la flotte concentrée à Brest est en mesure non seulement de protéger les côtes contre un débarquement qui rallumerait la Vendée, mais encore d’escorter les convois et même de reprendre l’offensive. En attendant, nos corsaires font subir au commerce ennemi des pertes sensibles.

Les progrès réalisés par l’armée et la marine françaises frappent d’admiration et d’étonnement les observateurs neutres ou ennemis. L’agent américain William Jackson les décrit en détail à son ami Pinckney dans un long rapport du mois d’avril 1794. Après avoir dépeint les splendeurs de la France révolutionnaire, il émet déjà la crainte que, grisée par les victoires qu’il prédit, elle ne se laisse entraîner dans une politique de conquêtes. Vers le même temps, le perspicace Mercy-Argenteau adresse à l’empereur, son maître, un avertissement prophétique (9 mars 1794). Il ne voit le salut déjà pour la Coalition que dans l’emploi des moyens qui réussissent aux Français, il conseille un appel à la nation allemande.

L’Empereur avait saisi la Diète, le 20 janvier 1794, d’une proposition d’armement général des peuples allemands. Mais sa proposition n’obtint aucun succès. Si passifs qu’ils soient, les peuples de l’Europe centrale sentent confusément que la cause des rois n’est pas la leur. En dépit des rigueurs de la censure, les mots d’ordre jacobins ont trouvé de l’écho. En Hongrie, un prêtre démocrate Martinovicz affilié aux Illuminés de Weishaupt et un ancien officier Lazcovicz, qui déteste le joug allemand, fondent une société secrète qui se recrute dans la bourgeoisie et jusque dans la noblesse et qui applaudit aux victoires françaises. Les enrôlements pour l’armée se font tous les jours plus difficiles. Les emprunts n’obtiennent pas un meilleur succès. Les bourgeois ferment leurs bourses. En Prusse, où l’industrie est une création récente du grand Frédéric, la guerre entraîne un chômage intense. Les tisserands de Silésie s’agitent (émeute de Breslau, avril 1794). Les paysans refusent par endroits de payer leurs rentes seigneuriales. Cette agitation est pour Frédéric-Guillaume une raison de rejeter l’enrôlement des masses que propose l’Autriche. Les Belges se montrent tièdes. Les riches abbayes ne répondent que mollement aux appels de subsides. La guerre contre la France n’est nationale qu’en Grande-Bretagne et là même, surtout en Ecosse, se maintient une opposition tenace que Pitt ne peut briser que par les lois d’exception et par une répression sévère.

La Coalition, dont toute la force repose sur des armées de mercenaires, n’a jamais été très unie. Elle est maintenant à la veille de se disloquer.

Frédéric-Guillaume a beau haïr les sans-culottes, il prête l’oreille à ceux de ses conseillers qui lui représentent que le véritable ennemi c’est l’Autriche et non la France. Il exige que ses alliés lui remboursent ses dépenses militaires et il menace de rappeler ses troupes s’ils ne s’exécutent pas sur-le-champ. Thugut refuse : physiquement parlant, nous n’avons pas le sou (1er avril 1794, à Mercy), mais Pitt, pour prévenir la défection prussienne, s’engage à verser les fortes sommes exigées. La Hollande imite la Prusse et, soutenue par l’Angleterre, réclame de l’Autriche une rectification de frontière aux Pays-Bas. L’Espagne boude. Ses amiraux et généraux ont eu à Toulon avec leurs collègues anglais de violentes querelles. Godoy refuse d’accorder à Pitt le traité de commerce qui lui est proposé. Aranda conseille la paix. On l’exile de la Cour sous prévention de complot. L’argent anglais est l’unique ciment d’une coalition qui se détraque.

Un coup inattendu élargit encore les lézardes. Le 24 mars, avec une petite troupe équipée en Saxe, Kosciuzsko entre en Pologne et appelle aux armes ses compatriotes. Il bat les Russes par surprise à Raslovice le 4 avril, il les chasse de Varsovie le 19, de Wilna le 23. Mais le peuple polonais ne bouge pas. Kosciuzsko, qui n’a pas osé supprimer le servage et qui ménage les nobles parce qu’ils ont seuls répondu à son appel, ne parvient pas à réunir plus de 17.000 hommes, d’ailleurs mal armés. Son coup de main aventureux n’obligera pas les Prussiens ni les Autrichiens à retirer un seul soldat du front français. En quelques semaines les bandes polonaises seront dispersées. Mais la question de Pologne se dressant ainsi à l’improviste entre les deux alliés de Berlin et de Vienne accentua leurs désaccords latents.

Les discordes des Coalisés retentissent sur leur plan de campagne et sur leurs opérations. Ce sont des tiraillements continuels entre les généraux dont chacun n’obéit qu’aux ordres de sa Cour (cf. dépêche de Trautmansdorf à Kaunitz du 19 mai 1794). Les Anglais qui ont pris à leur solde l’armée prussienne voudraient s’en servir pour protéger les Pays-Bas et la Hollande. L’empereur s’y oppose parce qu’il se défie des intentions de la Cour de Berlin qui sont d’empêcher un démembrement trop considérable du territoire français et de priver l’Autriche du fruit de sa victoire : En appelant l’armée prussienne à la Meuse, en établissant avec elle une étroite connexité d’opérations réciproques, il est évident que le roi resterait toujours le maître de suspendre des progrès qu’il estimerait trop rapides, de nous arrêter au moment même où un heureux hasard des événements nous offrirait quelque espoir de parvenir au grand but de l’affaiblissement de la France (Thugut à Stahrenberg, 1er mai). L’armée prussienne restera donc dans le Palatinat face à la Sarre. Cobourg se contentera du petit corps de Blankenstein qui défend Trêves et assure la liaison avec les Pays-Bas.

Cependant Cobourg reçoit l’ordre de marcher sur Paris avec toutes ses forces. Il tient déjà Condé, Valenciennes, Le Quesnoy et la forêt de Mormal, c’est-à-dire les abords de la trouée de l’Oise. Son front s’enfonce comme un coin dans le territoire français entre la Sambre et l’Escaut, entre les deux armées républicaines du Nord et des Ardennes. Il peut manœuvrer par les lignes intérieures. Mais il n’a pas ses forces dans sa main. Il doit compter avec le duc d’York et avec le prince d’Orange qui lui sont accolés. Puis les sans-culottes ont sur lui une supériorité numérique qui sans cesse augmente. Dès la fin de mai il réclame des renforts. Pitt les refuse et conseille aux Autrichiens d’utiliser les Prussiens dont ils n’ont pas voulu. A défaut de renforts qui ne vinrent jamais, Cobourg reçoit le jeune empereur qui vient encourager ses troupes par sa présence. Dès le milieu de mai, Mack, le chef d’état-major de Cobourg, conseille à François II de faire la paix. Après les premiers échecs, Anglais, Hollandais et Hanovriens veulent quitter la grande armée pour courir au secours des villes de la côte menacées (Waldeck à Thugut, 14 juin). Décidément les carmagnoles ont la partie belle.

C’est sur Cobourg que Carnot prescrit de porter les coups décisifs. Jourdan s’est arrêté après sa victoire de Wattignies, comme Hoche après la prise de Worms. Carnot, las de lui commander en vain l’offensive sur la Flandre, l’a destitué le 20 nivôse, comme il destituera Hoche deux mois plus tard pour le punir de n’avoir pas exécuté l’offensive sur Trêves. Mais, alors que Hoche, qui passe pour hébertiste, est envoyé en prison, Jourdan est rappelé, le 20 ventôse, au commandement de l’armée de la Moselle. Pichegru, plus souple, mais plus sournois, a été mis à la tête de l’armée du Nord le 17 pluviôse et on lui subordonne l’armée des Ardennes. Il a dans sa main les deux branches de l’étau qui serreront Cobourg entre la Lys et l’Escaut. Carnot renforce ses effectifs. En germinal il dispose de plus de 250.000 hommes, commandés par des lieutenants qui s’appellent Marceau, Kléber, Vandame, Souham, Macdonald. Pour les stimuler, Saint-Just et Lebas sont envoyés à l’armée qu’ils enflamment de leur propre ardeur. Carnot a rappelé à tous les généraux ses instructions le 11 pluviôse : Porter les grands coups par le Nord. Les armées du Rhin et de la Moselle doivent y coordonner leurs mouvements. Règle générale : agir en masse et offensivement. Engager à toute occasion le combat à la baïonnette. Livrer de grandes batailles et poursuivre l’ennemi jusqu’à entière destruction. Il tient à l’offensive pour d’autres raisons encore que pour des raisons de stratégie. La disette sévit à l’intérieur. Il écrit le 11 germinal aux représentants à l’armée du Nord : Il ne faut pas vous dissimuler que nous sommes perdus si vous n’entrez bien vite en pays ennemi pour avoir des subsistances et des effets de tout genre, car la France ne peut soutenir longtemps l’état forcé où elle se trouve en ce moment... Il faut vivre aux dépens de l’ennemi ou périr. La défensive nous déshonore et nous tue. Sans relâche Carnot presse Pichegru de devancer les Impériaux, mais Pichegru perd un mois en inspections. Il n’attaque que le 9 germinal sur Le Cateau et est repoussé avec pertes. Cobourg assiège Landrecies. Toutes les diversions tentées pour débloquer la place échouent et Landrecies capitule le 11 floréal après quatre jours de bombardement. Les Impériaux possèdent une nouvelle tête de pont sur la Sambre.

Sans retard, Saint-Just et Lebas organisent un camp retranché à Guise pour leur barrer le chemin de Paris. Cambrai, serré de près, compte de nombreux royalistes. Carnot y soupçonne la trahison. Un mois plus tôt Vandame lui a fait passer deux lettres qui lui promettaient 240.000 livres pour prix de son concours. Saint-Just et Lebas délèguent dans Cambrai leur collègue Joseph Lebon pour y mettre en mouvement la guillotine contre les ennemis de l’intérieur. Puis Carnot ordonne à Jourdan de marcher au secours de l’armée des Ardennes avec toutes les forces qu’il pourra prélever sur l’armée de la Moselle qui restera sur la défensive derrière la Sarre en attendant des renforts de l’Ouest. Carnot prescrit en même temps à Pichegru une offensive vigoureuse par ses deux ailes sur Courtrai et Ypres d’une part, sur Charleroi de l’autre. Les républicains entrent à Courtrai le 7 floréal, le 10 à Furnes, ils battent les Impériaux devant Tourcoing le 29, font un butin de 60 canons et de 2.000 prisonniers. A cinq reprises l’armée des Ardennes, enlevée par Saint-Just, passe et repasse la Sambre en des combats furieux. Charleroi est alternativement assiégée et débloquée. Mais Jourdan arrive. Il chasse les Impériaux de Dinant le 10 prairial et fait sa jonction, trois jours plus tard, avec l’armée des Ardennes. Les républicains passent la Sambre pour la sixième fois. Charleroi capitule le 7 messidor. Cobourg, qui accourt au secours de la place avec la grande armée, essaie le lendemain de chasser les républicains des positions fortifiées qu’ils ont préparées sur un front de trente kilomètres en arc de cercle de la Sambre à la Sambre. Ses cinq colonnes d’assaut sont refoulées à gauche par Kléber, à droite par Marceau et Lefebvre, au centre par Championnet et sabrées ensuite dans l’intervalle des redoutes par la cavalerie de d’Hautpoul. Les Français couchent sur le champ de bataille de Fleurus et gardent Charleroi.

Déjà l’armée du Nord a pris Ypres le 29 prairial avec 80 canons et 5 800 prisonniers. Elle entre à Ostende le 15 messidor. Les deux armées victorieuses de Pichegru et de Jourdan commencent leur marche convergente vers Bruxelles. Elles y entrent le 20 messidor. Anvers et Liège tombent le 6 thermidor.

Il ne se passe pas maintenant de semaine sans qu’une carmagnole de Barère célèbre devant la Convention de nouveaux succès sur toutes les frontières : 5 floréal, Badelanne reprend le Saint-Bernard aux Piémontais, 9 floréal, l’armée des Alpes prend Saorgio, 15 prairial, l’armée des Pyrénées occidentales chasse les Espagnols du camp des Aldudes, 1er prairial, prise du mont Cenis, 9 prairial, reprise de Collioure, Saint-Elne et Port-Vendres par l’armée des Pyrénées orientales, etc.

Saint-André et Prieur annoncent, le 25 prairial, que le grand convoi de blé qu’on attend d’Amérique est arrivé à Brest. La flotte française de Villaret-Joyeuse, pour protéger le passage, a livré à la flotte anglaise de Howe, le 9 prairial, un violent combat où le Vengeur du peuple s’est abîmé dans les flots au cri de Vive la République ! Les Anglais ont tellement souffert qu’ils n’ont pas poursuivi les Français et qu’ils ont dû rentrer dans leurs ports.

Sans doute les deux armées du Rhin et de la Moselle ont subi un rude assaut au début de prairial. Moellendorf avec ses Prussiens a chassé les Français de Kaiserslautern. Mais Hentz et Goujon envoyés en toute hâte mettent la victoire ou la mort à l’ordre du jour. Les 14 et 15 messidor les deux armées françaises reprennent simultanément l’offensive sous le haut commandement de Moreaux. Les Prussiens, abrités derrière des retranchements, sont chassés de Trippstadt par des charges furieuses, le 25 messidor. Les Français rentrent à Pirmasens et à Kaiserslautern.

A la fin de messidor, la guerre est reportée sur le territoire ennemi au-delà des Alpes et au-delà des Pyrénées. Augereau envahit l’Ampourdan pendant que Muller marche sur Fontarabie où il entrera le 14 thermidor. L’armée d’Italie renforcée s’apprête à envahir le Piémont.

La guerre a changé de caractère. Il ne s’agit plus, comme en 1792, de révolutionner les peuples et d’en faire les alliés de la République. Nous devons vivre aux dépens de l’ennemi, nous n’entrons pas chez lui pour lui porter nos trésors, écrit Carnot aux représentants, le 8 prairial. C’en est fini du propagandisme. J.-B. Lacoste et Baudot ont organisé l’exploitation méthodique du Palatinat. Des agences d’évacuation ont dirigé sur la France 2.000 sacs de grains, 4.000 bœufs, un million de pintes de vin, 120.000 rations de foin, 600.000 rations de paille, etc. Quatre-vingt mille hommes ont vécu pendant deux mois aux dépens des habitants sans préjudice des contributions de guerre qui leur sont imposées : trois millions sur le duché de Deux-Ponts, deux millions sur Bliescastel, quatre sur le grand bailliage de Neustadt, le tout en numéraire, bien entendu. Les mêmes règles sont appliquées en Belgique. Il faut dépouiller le pays, écrit Carnot le 15 messidor, et le mettre dans l’impuissance de fournir aux ennemis les moyens de revenir... Souvenez-vous que l’infâme Dumouriez nous y a fait laisser un milliard de notre monnaie. Jourdan, qui commande l’armée de Sambre-et-Meuse, nouveau nom de l’armée des Ardennes, reçoit l’ordre, le 26 messidor, de lever une contribution en numéraire de 50 millions sur Bruxelles. Tournai paiera 10 millions, etc.

Cependant le Comité n’est pas animé de l’esprit de conquête. Il veut que la guerre nourrisse la guerre, mais il ne songe pas à annexer les pays occupés.

Nous marchons, non pour conquérir, mais pour vaincre, avait dit Billaud le 1er floréal, non pour nous laisser entraîner par l’ivresse des triomphes, mais pour cesser de frapper à l’instant où la mort d’un soldat ennemi serait inutile à la liberté. Le Comité ne veut pas perdre la République dans le militarisme. Quand Milhaud et Soubrany lui proposent de conquérir la Catalogne et de l’annexer à la France, Couthon leur répond, le 7 prairial : Il nous paraît plus conforme à nos intérêts et à nos principes d’essayer de faire de la Catalogne une petite république indépendante qui, sous la protection de la France, nous servira de barrière à cet endroit où les Pyrénées cessent. Ce système flatterait sans doute les Catalans et ils l’adopteront plus volontiers encore que leur réunion à la France. Vous devez dans les montagnes porter nos limites jusqu’aux extrémités et par conséquent vous établir à demeure dans toute la Cerdagne, prendre la vallée d’Aran, en un mot tout ce qui est en deçà des monts... Mais la Catalogne, devenue département français, serait aussi difficile à conserver que l’est aujourd’hui l’ancien Roussillon. Le Comité, qui fait la guerre aux idiomes étrangers dans les provinces conquises par l’ancienne monarchie, ne se soucie pas d’annexer des populations qui seraient inassimilables par le langage comme par les mœurs. Il veut que la France reste une et indivisible.

En Belgique, explique Carnot aux représentants aux armées du Nord et de Sambre-et-Meuse, le 2 thermidor, nous ne voulons garder que ce qui peut assurer notre propre frontière, c’est-à-dire à gauche toute la Westflandre et la Flandre hollandaise, à droite le pays d’entre Sambre et Meuse et au milieu seulement ce qui est en deçà de l’Escaut et de la Haisne, de manière qu’Anvers et Namur soient les deux points d’appui et que la frontière fasse un cercle rentrant, bien couvert par des rivières et dans lequel l’ennemi ne pourra pénétrer sans se trouver cerné par le fait même.

 

On voit sur quelles bases le Comité aurait négocié la paix s’il était resté au pouvoir quand elle fut conclue. L’Angleterre aurait mis sans doute son veto à l’attribution d’Anvers à la France. Mais l’Autriche, qui ne tenait pas à la Belgique, aurait pu être aisément indemnisée en Allemagne pour les cessions assez légères que Carnot exigeait. La frontière d’Alsace et de Lorraine maintenue sans changement, l’Autriche aurait pu signer la paix continentale en même temps que la Prusse et l’Espagne qui manifestaient une répugnance de plus en plus grande à continuer la guerre pour les intérêts britanniques.

Le 9 thermidor n’a pas été seulement fatal à l’affermissement de la démocratie à l’intérieur. Il a prolongé la lutte à l’extérieur et précipité la France dans une politique conquérante qui devait la faire haïr des peuples et finalement l’épuiser.

C’était par la Terreur que le Comité de salut public avait vaincu. Mais si cette Terreur s’était montrée, à l’épreuve, un instrument efficace, c’est que ceux qui le maniaient étaient restés unis, dans le sentiment commun des nécessités nationales. Le jour où par malheur leur union cesserait, où les passions particulières l’emporteraient dans leur cœur sur le bien public, la Terreur déshonorée ne serait plus qu’un vulgaire poignard dont les indignes se saisiraient au besoin pour frapper les meilleurs citoyens.