LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME TROISIÈME. — LA TERREUR

 

CHAPITRE XII. — LA RÉORGANISATION DU GOUVERNEMENT RÉVOLUTIONNAIRE.

 

 

Les factions abattues coup sur coup, les Comités sont débarrassés pour quelques mois de toute opposition gênante. La Convention, si bourdonnante auparavant, acquiesce maintenant à tout ce qu’ils lui proposent. Les décrets les plus importants sont votés presque sans discussion. Les députés se taisent. Ils ne prennent plus d’initiatives. Le vide des séances est tel que pour le remplir un secrétaire analyse longuement la correspondance. Alors commence vraiment la dictature gouvernementale.

Les autorités parisiennes sont épurées et composées d’hommes sûrs (Payan, Moine, Lubin en remplacement de Chaumette, Hébert et Réal, plus tard Lescot-Fleuriot en remplacement de Pache). Les nouvelles autorités sont dociles, mais, composées de fonctionnaires, elles ne représentent plus la population. Les sociétés populaires des sections, qui s’étaient multipliées dans l’été de 1793, suspectes de renfermer bon nombre d’aristocrates à bonnets rouges, disparaissent en floréal sous la pression des Jacobins qui leur retirent l’affiliation. En dehors des tribunes sectionnaires, ouvertes deux fois par décade, une seule tribune libre subsiste, celle des Jacobins. Mais celle-ci, étroitement surveillée, est occupée la plupart du temps par des fonctionnaires du tribunal révolutionnaire ou des administrations. La nouvelle bureaucratie terroriste envahit tout. L’abus est si choquant que Dubois-Crancé propose de l’exclure des clubs. Mais sa lettre lue aux Jacobins, le 13 germinal, provoque un beau tapage. Son auteur est dénoncé sur-le-champ au Comité de salut public comme un Indulgent et un désorganisateur. Les Comités, Saint-Just surtout, voient le mal, mais ils en sont prisonniers. Que resterait-il dans les clubs, si on en chassait les fonctionnaires ? La base du régime se rétrécit à proportion qu’il se concentre davantage.

La presse, encore si vivante et si passionnée avant germinal, perd toute indépendance. Il n’y a plus que des feuilles officielles ou officieuses, celles-ci plus ou moins subventionnées. Tant de journalistes ont péri pour délit d’opinion que ceux qui subsistent connaissent le prix de la prudence. Quant aux spectacles, ils ne joueront que des pièces patriotiques dûment approuvées.

Les Comités gouvernent donc sans obstacle apparent. Mais ils ne se font pas d’illusion. Ils savent ce qui se cache sous le silence qui monte. La Révolution est glacée, écrit Saint-Just dans ses Institutions, tous les principes sont affaiblis, il ne reste que les bonnets rouges portés par l’intrigue. L’exercice de la Terreur a blasé le crime comme les liqueurs fortes blasent le palais.

Que feront les gouvernants de leur toute-puissance si chèrement conquise ? Ils courent d’abord au plus pressé. L’armée révolutionnaire de Cromwell-Ronsin leur a fait peur. Ils la suppriment (7 germinal). Trois ministres ont été compromis avec les factions : Bouchotte avec les ultra, Deforgues et Paré avec les citra. Carnot fait supprimer les ministres qui seront remplacés par 12 commissions exécutives formées chacune de deux à trois membres et conçues sur le type des deux commissions déjà existantes des subsistances et des armes et poudres. Quand les Dantonistes avaient réclamé cette mesure, le Comité s’y était opposé à maintes reprises. Maintenant que les Dantonistes sont au tribunal, le Comité la fait sienne et personne ne se trouve pour relever ses contradictions.

Les représentants avaient suivi dans les départements des politiques souvent très différentes et même opposées. Le 30 germinal, le Comité en rappelle vingt et un d’un coup. Il aurait voulu administrer par le seul moyen des agents nationaux qu’il tient dans sa main. Saint-Just, passionné d’unité, écrivait dans ses Institutions : Il faut examiner le système des magistratures collectives telles que les municipalités, les administrations, comités de surveillance, etc., et voir si distribuer les fonctions de ces corps à un magistrat unique dans chacun ne serait pas le secret de l’établissement solide de la Révolution. Mais les temps n’étaient pas encore mûrs pour Bonaparte, ses préfets et ses maires. Saint-Just ne confia qu’à lui-même sa pensée de derrière la tête.

Le Comité voulut du moins enlever aux représentants la principale des attributions de leur pouvoir révolutionnaire, celle qui leur permettait d’instituer des tribunaux d’exception. Le décret du 27 germinal, rendu sur le rapport de Saint-Just, ordonna que les prévenus de conspiration ne seraient plus jugés qu’à Paris par les soins du tribunal révolutionnaire. Le décret du 19 floréal, proposé par Couthon, supprima expressément les tribunaux et commissions révolutionnaires créés par les représentants. Le Comité se réserva cependant de conserver exceptionnellement quelques-uns d’entre eux, tels que le tribunal organisé par Joseph Lebon à Cambrai à l’arrière du front du Nord, la commission qui fonctionnait à Noirmoutiers, etc.

Le Comité n’entend pas relâcher la Terreur, mais la concentrer sous sa surveillance immédiate. Il s’indigne et menace quand le bruit court à Paris, après l’arrestation d’Hébert, que les bustes de Marat et de Chalier vont disparaître. Pour rassurer les terroristes il frappe à coups redoublés leurs persécuteurs. Il rappelle Fouché pour le punir d’avoir compris dans la répression de l’hébertisme les amis de Chalier (7 germinal). Il prescrit la réouverture du club de Lyon fermé par Fouché. Un arrêté, de la main de Robespierre, suspend toutes poursuites contre les patriotes lyonnais persécutés pendant le siège. Quand Fouché rentre à Paris et se justifie aux Jacobins, Robespierre met en garde contre son exposé (19 germinal).

Il en fut de même partout comme à Lyon, à Sedan, à Lons-le-Saunier, à Lille, etc. Les patriotes sont protégés et la répression s’intensifie contre les ennemis du régime. Le décret du 27 germinal éloigne de Paris, des places de guerre et des villes maritimes, tous les anciens nobles et les sujets des puissances ennemies qui n’auront pas obtenu une permission expresse d’y résider. Pour punir les contre-révolutionnaires du Vaucluse, le Comité organise, le 21 floréal, la terrible commission d’Orange qui juge sans jurés et condamne à mort en 42 audiences 332 accusés sur 591. Il approuve Maignet de livrer aux flammes le village contre-révolutionnaire de Bédoin où l’arbre de la liberté a été coupé et où aucun témoin républicain n’a pu être trouvé.

Le Comité a mis à l’ordre du jour la Terreur, mais aussi la Vertu, son correctif. Il sévit durement contre les révolutionnaires prévaricateurs. Maignet, en Vaucluse, découvre une immense bande noire, embusquée dans les administrations pour mettre au pillage les biens nationaux. Il sait que ses prédécesseurs Rovère et Poultier ont protégé ces voleurs cachés sous le bonnet rouge. Il n’hésite pas à frapper leur chef, Jourdan Coupe-Tête, en faveur duquel Tallien tente vainement d’émouvoir les Jacobins (16 floréal). Jourdan monte sur l’échafaud. Ysabeau, qui continue à Bordeaux les concussions de Tallien, est rappelé le 25 floréal. Bernard de Saintes, qui a tripoté à Montbéliard et à Dijon, a eu le même sort le 15 germinal. Avis aux restes impurs de la faction de Danton ! Le Comité honore la vertu autrement qu’en paroles.

Il espère se concilier ainsi l’opinion publique. Il ne veut pas que ses agents fassent trembler les masses. Il faut, dit Saint-Just le 26 germinal, que vous rétablissiez la confiance civile. Il faut que vous fassiez entendre que le gouvernement révolutionnaire ne signifie pas la guerre ou l’état de conquête, mais le passage du mal au bien, de la corruption à la probité. Les citoyens inoffensifs doivent être protégés contre les abus de pouvoir et même contre les excès de zèle. Les représentants dans l’Ouest ont prolongé la chouannerie par leurs colonnes infernales qui brûlaient indistinctement les propriétés des révoltés et celles de gens paisibles ; le Comité les rappelle. Rossignol, invulnérable tant qu’il était attaqué par les Indulgents, est destitué le 8 floréal. Turreau, qui a exécuté les dévastations, et tous ses lieutenants sont retirés de l’armée de l’Ouest le 24 floréal et, le 4 prairial, un nouvel arrêté met fin au système d’extermination pour lui substituer une méthode de déclaration et de recensement des habitants et des récoltes.

Foussedoire, dans le Haut-Rhin, veut forcer les Alsaciens à échanger leur numéraire contre des assignats. Il demande la permission d’instituer un tribunal révolutionnaire et de taxer les riches. Il est rappelé, le 12 prairial, en guise de réponse. Foussedoire n’a pas compris que la Terreur est maintenant réservée aux seuls conspirateurs et qu’elle doit disparaître pour tous ceux qui ne conspirent pas.

Les procédés hébertistes ont aggravé la disette. Le Comité les désavoue et les réprime. Il s’attache à rassurer les commerçants. Le décret du 12 germinal supprime les commissaires aux accaparements aussi détestés que les anciens rats de cave, adoucit la loi de l’accaparement dans ses pénalités et dans ses exigences. Seuls les marchands en gros restent astreints à la déclaration et à l’affiche. Les zones d’approvisionnement sont supprimées le 6 prairial sauf pour les grains et fourrages. La Commission des subsistances encourage l’exportation des marchandises de luxe, associe à son action les négociants, les garantit contre les dénonciations, leur confie des missions à l’étranger, s’efforce de constituer des crédits de change pour payer leurs acquisitions. Sans doute le Comité maintient la réglementation et les taxes. Il contrôle tout le commerce extérieur par le moyen de ses agences et de la flotte de commerce réquisitionnée. Mais il assouplit la législation et inaugure une politique de production. Il encourage les industriels par des indemnités et des récompenses, les commerçants par des avances. La disette s’atténue.

C’est la main-d’œuvre qui cause maintenant les plus graves soucis. L’appel de la première réquisition a raréfié les bras disponibles, juste au moment où la multiplication des ateliers et des usines qui travaillent pour l’armée vint décupler la demande. Les ouvriers en avaient profité pour faire évaluer leurs salaires dans une proportion généralement plus forte que le prix de la vie. L’établissement du maximum des salaires mécontenta certainement la classe ouvrière dans son ensemble. Mais il mécontenta surtout les nombreux travailleurs des fabrications de guerre qui étaient soumis à une discipline rigoureuse et qui ne pouvaient pas tourner la loi aussi facilement que les travailleurs libres. La tentation pour eux était trop forte d’égaler le salaire officiel au salaire libre. A Paris, les simples manœuvres, commissionnaires, cochers, porteurs d’eau se faisaient de 20 à 24 livres par jour, tandis que l’ouvrier spécialiste de première classe des manufactures d’armes gagnait à peine 18 livres, celui de deuxième classe 8 livres 5 sols, le plus médiocre 3 livres. Aussi n’est-il pas étonnant que les ouvriers des fabrications de guerre très nombreux à Paris aient vécu dans une agitation pour ainsi dire permanente. Le Comité, qui avait un besoin instant de leurs services, améliora leurs salaires, leur permit de nommer des commissaires pour en discuter avec ses agents, mais jamais il ne parvint à les satisfaire, car l’écart était trop grand entre leurs exigences et les prescriptions légales. Le Comité sentait que, s’il cédait sur le maximum des salaires, il serait forcé de céder aussi sur le maximum des denrées et que tout l’édifice économique et financier qu’il avait péniblement échafaudé s’écroulerait. Il prit donc à l’égard de la classe ouvrière une attitude de résistance. S’il céda parfois, ce fut de mauvaise grâce et la nouvelle Commune l’imita. Payan, en son nom, fit la leçon aux ouvriers libres qui se coalisaient (voir séances de la Commune des 2, 13, 16 floréal, etc.). Il fallut arrêter les travaux entrepris par le département de Paris parce que les manouvriers qu’on ne voulait payer que 48 sous réclamaient 3 livres 15 sous et les charpentiers 8 à 10 livres (9 messidor, Arch. nat., F.¹⁰ 451).

Il semble bien que la poussée ouvrière ait été générale dans tous le pays. Les refus de travail furent si fréquents que Barère dut faire voter, le 15 floréal, un décret aux termes duquel étaient mis en réquisition tous ceux qui contribuent à la manipulation, au transport et débit des marchandises de première nécessité et menacer du tribunal révolutionnaire ceux d’entre eux qui feraient, par leur inertie, une coalition criminelle contre les subsistances du peuple.

Le régime du maximum, a bien vu M. G. Lefebvre, était propre à développer dans le prolétariat l’esprit de classe et de solidarité. Il opposait les propriétaires aux salariés. Il faisait davantage. Il tendait à ruiner les petits commerçants et les artisans en les rejetant au salariat. Les boulangers, par exemple, qui recevaient la farine officielle n’étaient plus que des employés municipaux. Saint-Just, qui voulait donner les biens des suspects aux pauvres, se rendait compte que le problème financier dominait le problème social. Il aurait voulu retirer de la circulation l’assignat, plaie mortelle de la République, d’où provenaient la vie chère, l’agiotage, les taxes qui affamaient les villes, les réquisitions qui ameutaient les possédants. Mais comment se passer de l’assignat quand il était pour ainsi dire la seule ressource du Trésor ? Les dépenses se montaient, en floréal, à 283.419.073 livres contre 44.255.048 livres de recettes, en messidor à 265 millions contre 39 millions. La circulation s’enflait sans cesse. Elle était de 5.534.160.385 livres au 26 floréal et, malgré les taxes qui soutenaient le cours forcé, malgré la fermeture de la Bourse, malgré l’arrêté du 21 pluviôse qui fixait les changes à un taux uniforme, la monnaie républicaine se dépréciait lentement. Cambon s’efforçait d’économiser sur la dette. De même qu’il avait, l’année précédente, créé le grand livre de la dette publique pour échanger contre des titres nouveaux et républicaniser ainsi la dette perpétuelle de l’Ancien Régime, il liquidait, par la loi du 23 floréal, la dette viagère, l’unifiait, la réduisait par des retenues, au risque de faire crier très fort ses détenteurs déjà fortement atteints par la dépréciation de l’assignat qu’ils recevaient en paiement de leurs arrérages. Cambon, pensait Robespierre, augmentait le nombre des ennemis de la République.

Paysans accablés par les réquisitions et les charrois, ouvriers exténués par une sous-alimentation chronique et acharnés à la conquête d’un salaire que la loi leur refusait, commerçants à demi ruinés par les taxes, rentiers spoliés par l’assignat, sous le calme apparent fermentait un mécontentement profond. Seuls profitaient du régime le troupeau élargi des agents de la nouvelle bureaucratie et les fabricants de guerre.

Les gouvernants ne se faisaient aucune illusion. Ils se roidirent dans un effort suprême. Ils fonderaient quand même cette République en laquelle ils avaient placé leur foi et qu’ils aimaient d’autant plus qu’ils la sentaient moins sûre du lendemain. Ils se souvenaient que la monarchie avait été ébranlée par le soulèvement des misérables poussés par la faim.

L’application des lois de ventôse qui distribuaient la fortune des suspects aux pauvres sans-culottes exigeait une vaste enquête qui prendrait plusieurs mois. Barère annonça, le 22 floréal, que les comités révolutionnaires avaient déjà envoyé 10.000 décisions sur les détenus. Mais il y avait 300.000 dossiers à constituer. Barère se flattait qu’avant six semaines le tableau de la population indigente serait dressé. Il ne le fut jamais, encore que le Comité ait créé à cet effet un bureau des indigents. Barère, malgré son optimisme, signalait la mauvaise volonté de certaines communes à exécuter la loi. On avait fait courir le bruit que le Comité déporterait en Vendée les indigents inscrits sur les états. En attendant la fin de l’enquête, le Comité fit instituer, le 22 floréal, le Livre de la bienfaisance nationale où furent inscrits les indigents infirmes et invalides pour des secours gradués et des allocations en cas de maladie. Un arrêté du Comité, en date du 5 prairial, distribua aux mendiants infirmes et invalides de la ville de Paris des secours de 15 à 25 sous par jour. Mais, dans le reste du pays, les pages du Livre de la bienfaisance ne s’ouvrirent que lentement et le 9 thermidor survint avant que la loi eût été exécutée. Ces mesures partielles, dans l’esprit des gouvernants, n’étaient qu’une préface. Il ne faut ni riches ni pauvres, écrivait Saint-Just... l’opulence est une infamie. Il projetait de rendre l’État héritier de ceux qui meurent sans parents directs, de supprimer le droit de tester, d’obliger tous les citoyens à rendre compte tous les ans de l’emploi de leur fortune. Il voulait encore, pour retirer les assignats de la circulation, qu’on mît un impôt spécial sur tous ceux qui ont régi les affaires et ont travaillé à la solde du Trésor public. Projets qui restèrent des rêves et qui se heurtaient non seulement à l’esprit individualiste du temps, mais aux nécessités créées par la guerre. Comment le Comité aurait-il pu pratiquer résolument une politique de classe, quand depuis germinal il s’appliquait à rassurer tous les intérêts ? Les foules illettrées et misérables sur lesquelles il penchait sa sollicitude étaient pour lui une charge plutôt qu’un appui. Elles assistaient hébétées aux événements qu’elles ne comprenaient pas. Toute la politique gouvernementale reposait au fond sur la Terreur, que la guerre seule faisait supporter. Or, la Terreur ruinait dans les âmes le respect du régime.

Le Comité reporte son principal effort sur la jeune génération. Barère déclare, le 13 prairial, qu’il faut révolutionner la jeunesse comme on a révolutionné les armées. S’inspirant de l’expérience heureuse de l’école des armes qui, en ventôse, a formé en trois décades par des cours appropriés à la fabrication de la poudre, du salpêtre, des canons, etc., des jeunes gens appelés de toute la France et répandus ensuite comme contremaîtres dans les différents ateliers, il fit instituer l’école de Mars destinée à donner une préparation à la fois militaire et civique à 3.000 adolescents choisis par moitié parmi les enfants des petits cultivateurs ou artisans et parmi les fils des volontaires blessés dans les combats, à raison de six par district. L’école de Mars fonctionnera sous des tentes dans la plaine des Sablons.

On projette de créer sur le même type une école normale pour former des professeurs et instituteurs animés de la foi nouvelle. Mais l’école normale ne sera réalisée qu’après thermidor. En attendant, on fait un effort sincère pour appliquer la loi du 5 nivôse qui a rendu l’école primaire obligatoire et salarié les instituteurs publics aux frais de l’État. Mais on manque de personnel et les écoles s’ouvrent lentement. A la fin de 1794, elles n’existent plus ou moins nombreuses que dans 180 districts. Saint-Just voulait doter les écoles avec les biens nationaux. Il posait en principe qu’avant d’appartenir à ses parents l’enfant appartient à la patrie et il traçait le plan d’une éducation commune à la spartiate.

Les régions qui ont opposé le plus de résistance à la Révolution sont celles où la population ignore le français : Alsace, Pays basque, Corse, Comté de Nice, Bretagne, Flandre. Barère fait instituer pour ces pays allophones des instituteurs de langue française que désigneront les clubs et qui n’enseigneront pas seulement la langue de la liberté, mais qui seront en même temps des prédicateurs de civisme. Là aussi, faute de personnel, le décret ne reçut qu’une application restreinte. Grégoire veut qu’on déracine les patois à l’égal des langues étrangères, car l’unité d’idiome est une partie intégrante de la Révolution. Il rédige, au nom de la Convention, le 16 prairial, une belle adresse aux Français : Vous détestez le fédéralisme politique, abjurez celui du langage.

On travaille ainsi pour l’avenir, mais le présent requiert toute l’attention. La question religieuse n’est pas résolue. Théoriquement la liberté des cultes subsiste. En fait elle est supprimée dans beaucoup de régions. De nombreux représentants ont considéré que tous les prêtres étaient suspects, les ont reclus quand ils n’abdiquaient pas, ont même parfois ordonné la démolition des clochers. D’autres plus tolérants ont permis la continuation du culte. Le décadi essaie partout de supplanter le dimanche, mais il n’a pas cause gagnée. Les populations restées très pieuses regrettent leurs prêtres et boudent aux fêtes patriotiques. Même dans les ateliers nationaux il est difficile de faire travailler le dimanche. Si la fermeture des églises avait été simultanée, nul doute qu’une grande jacquerie populaire n’aurait éclaté, car dans les semaines qui précédèrent le décret du 18 frimaire, tardivement promulgué du reste, les mouvements fanatiques se multiplièrent — à Coulommiers, Amiens, en Lozère, Haute-Loire et Loire, en Corrèze, dans l’Hérault, le Cher, la Nièvre, la Meuse, les Ardennes, etc. La fermentation dura tout l’hiver et n’était pas calmée au printemps. Si elle ne prit pas de plus grandes proportions, ce fut grâce à l’incohérence même de la conduite des représentants. La persécution n’ayant jamais été générale, les fidèles n’eurent pas l’idée de se concerter. Quand on leur enleva leurs prêtres, ils célébrèrent dans de nombreuses paroisses des messes aveugles que présidaient le sacristain ou le maître d’école. A Paris même, le culte ne fut jamais complètement interrompu.

Le Comité qui, au début, n’avait voulu voir dans la déchristianisation qu’une manœuvre de l’étranger, ne songe pas à revenir en arrière, maintenant qu’elle est presque accomplie. Mais il veut l’épurer, la perfectionner, la rendre acceptable aux masses en lui donnant un contenu positif. Les fêtes décadaires ont grandi au hasard. On y célèbre la liberté, la patrie et la raison. Il importe de leur donner une organisation uniforme et une doctrine commune. Les hommes de cette époque, même les plus affranchis des dogmes chrétiens, même des athées comme Silvain Maréchal, ne croient pas que l’État puisse se passer d’un credo et d’un culte. L’État, comme l’ancienne Église, a charge d’âmes. Il manquerait à son devoir primordial s’il se désintéressait des consciences. Il fallait relier la morale politique enseignée dans les cérémonies civiques à une morale philosophique, génératrice des vertus privées. C’était une conviction générale que la foi en Dieu était le fondement de la société.

Au lendemain de l’exécution de Chaumette, la Convention décréta, le 25 germinal, que les restes de l’auteur de la Profession de foi du vicaire savoyard seraient portés au Panthéon. Robespierre fut chargé de présenter le décret attendu sur les fêtes décadaires. Il le fit précéder, le 18 floréal, d’un discours émouvant qui enthousiasma l’Assemblée et le pays. Il y affirmait que la Révolution, en possession maintenant d’une doctrine philosophique et morale, n’aurait plus rien à craindre d’un retour offensif des vieilles religions positives. Il y prédisait la fin prochaine de tous les prêtres et la réconciliation de tous les Français autour du culte simple et pur de l’Être suprême et de la Nature, car, pour lui, la Nature et Dieu se confondaient. Chaque décadi désormais serait consacré à la glorification d’une vertu civique ou sociale et la République célébrerait en outre les quatre grands anniversaires du 14 juillet, du 10 août, du 21 janvier et du 31 mai.

Élu président de la Convention, le 16 prairial, à l’unanimité des suffrages qui ne furent jamais plus nombreux (485), Robespierre présida, un bouquet et un épi de blé à la main, la magnifique fête dédiée à l’Être suprême et à la Nature, qui eut lieu le 20 prairial, jour de la Pentecôte, au milieu d’un concours immense. Dans toute la France des fêtes analogues furent célébrées le même jour avec un égal succès. Partout les temples républicains inscrivirent à leur fronton : Le peuple français reconnaît l’Être suprême et l’immortalité de l’âme. Il semblait que le Comité avait atteint son but, qu’il avait rallié tous les Français dans un sentiment commun d’apaisement et de fraternité. Les hommes de tous les partis envoyèrent à Robespierre leurs félicitations enthousiastes. Boissy d’Anglas le compara publiquement à Orphée enseignant aux hommes les principes de la civilisation et de la morale. Laharpe, le littérateur en vogue, l’encensa dans une lettre particulière. Des athées comme Lequinio et Maréchal ne furent pas les derniers à applaudir. Nombre de catholiques d’autre part se déclaraient satisfaits, puisqu’on leur rendait Dieu à défaut des prêtres. Ils voyaient dans la récolte abondante et précoce un signe que la Providence protégeait la République. Les derniers offices célébrés par les prêtres disparaissaient sans bruit pour faire place à des messes civiques. Les prêtres sexagénaires ou infirmes jusque-là laissés en liberté étaient à leur tour reclus par le décret du 22 floréal. A l’étranger l’impression fut extraordinaire. On crut véritablement, dit Mallet du Pan, que Robespierre allait fermer l’abîme de la Révolution. On le crut d’autant plus que partout nos armées étaient victorieuses. On n’avait pas entendu les sarcasmes et les menaces que quelques députés avaient lancés au président de la Convention pendant la fête même de l’Etre suprême. On ne voyait pas que sous le brillant décor des guirlandes, des fleurs, des hymnes, des adresses et des discours, se cachaient la haine et l’envie et que les intérêts, toujours menacés par la Terreur et qui n’avaient que faire de la vertu, n’attendaient qu’une occasion pour prendre leur revanche.