LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME TROISIÈME. — LA TERREUR

 

CHAPITRE XI. — LA CHUTE DES FACTIONS.

 

 

Le Comité s’attendait à ce que son programme social rencontrât des résistances à droite, pas à gauche. Danton semblait vouloir sortir de sa torpeur. Le 4 ventôse, Elie Lacoste, au nom du Comité de sûreté générale, ayant proposé d’envoyer à Fouquier-Tinville les juges du tribunal militaire des Ardennes, suspects d’aristocratie, il s’était élevé contre la mesure et l’avait fait ajourner : Nous décrétons sans connaître, de confiance et sur de simples rapports. Je déclare que je ne puis concevoir ce qui a été dit, que je ne puis exercer mes fonctions de juré politique. Il est temps que la Convention reprenne la place qui lui convient et ne prononce qu’avec entière connaissance des faits. Il ne faut pas que la Nation soit perdue parce que nous aurons été lâches, faibles ou muets. Ceci n’est que la préface de mon opinion politique. Je la dirai dans le temps. Préface grosse de menaces.

Quand Saint-Just avait fait voter le décret expropriant les suspects, Danton avait essayé de parer le coup en demandant que les comités révolutionnaires fussent au préalable épurés par le Comité de sûreté générale qui en expulserait les faux patriotes à bonnets rouges. Sa proposition fut renvoyée aux Comités, qui l’enterrèrent.

Si les hébertistes avaient été animés du moindre esprit politique, ils se seraient serrés autour des Comités qui leur multipliaient les avances, au point que Collot d’Herbois faisait l’éloge de Carrier aux Jacobins, le 3 ventôse. Mais la plupart étaient moins désireux de réaliser un programme social qu’impatients de satisfaire leurs ambitions et leurs rancunes. De politique sociale, ils n’en avaient pas, à vrai dire. Hébert était, en cette matière, d’une indigence extrême. Tous les maux, d’après lui, venaient des accapareurs et son seul remède était la guillotine. Ses derniers numéros sont remplis d’attaques furibondes contre les commerçants : Je n’épargnerai pas plus le marchand de carottes que le plus gros négociant, car, f..., je vois une ligue formée de tous ceux qui vendent contre ceux qui achètent et je trouve autant de mauvaise foi dans les échoppes que dans les gros magasins (n° 345). Grave imprudence que de s’en prendre ainsi aux détaillants qui n’oublieront pas ces menaces ! Jacques Roux avait entrevu, par instants, la question sociale. Hébert ne voyait pas au-delà du problème alimentaire qu’il espérait résoudre par des moyens enfantins, mais violents.

Ronsin et Vincent, âmes fières, caractères indomptables, voulaient tirer vengeance de Fabre d’Eglantine et de Philippeaux, leurs dénonciateurs. Ils n’avaient confiance ni dans la Convention ni dans ses Comités. Robespierre, qui avait empêché la radiation de Desmoulins aux Jacobins, leur paraissait un modéré hypocrite et dangereux. Ils avaient sur le cœur la radiation de leur ami Brichet que Robespierre avait fait chasser du club, le 19 pluviôse, parce qu’il avait proposé d’exclure de la Convention les crapauds du Marais et d’envoyer au tribunal révolutionnaire les 76 Girondins détenus. Ils s’étaient indignés, avec Momoro, du refus des Jacobins d’accueillir Vincent dans leur sein (23 et 26 pluviôse). Momoro avait vu dans le rejet de la candidature de Vincent la preuve d’une machination qu’il dénonça aux Cordeliers. Il s’emporta, le 24 pluviôse, contre les hommes usés, les jambes cassées qui traitaient les Cordeliers d’exagérés parce qu’ils étaient patriotes et qu’eux ne voulaient plus l’être.

Dès lors les Cordeliers rentrent dans l’opposition. Hébert, le 4 ventôse, leur dénonce la nouvelle faction des Endormeurs, c’est-à-dire des robespierristes. On nous a peint Camille comme un enfant, Philippeaux comme un fou, Fabre d’Eglantine comme un honnête homme. Citoyens, défiez-vous des Endormeurs... On nous dit que les brissotins sont anéantis et il reste encore 61 coupables à punir... Les Cordeliers décidèrent de reprendre le journal de Marat. Invoquer Marat, dont le cœur était conservé au club comme une relique, ce n’était pas seulement s’abriter derrière un grand nom populaire, c’était annoncer une politique déterminée. Le Marat qu’on glorifiait, c’était le Marat des massacres de septembre, le Marat qui avait conseillé au peuple de choisir un dictateur.

Hébert et ses amis crurent pouvoir exploiter pour leurs desseins l’aggravation de misère que l’hiver avait amenée dans la capitale.

On se battait de nouveau dans les marchés et aux portes des boulangeries. Le tableau de Paris commence à devenir effrayant, écrivait l’observateur Latour la Montagne, le 4 ventôse. On ne rencontre dans les marchés, dans les rues qu’une foule immense de citoyens courant, se précipitant les uns sur les autres, poussant des cris, répandant des larmes et offrant partout l’image du désespoir ; on dirait, à tous ces mouvements, que Paris est déjà en proie aux horreurs de la famine. — Le mal est extrême, constatait le lendemain l’observateur Siret, le faubourg Saint-Antoine s’est dispersé sur la route de Vincennes et a pillé tout ce que l’on apportait à Paris. Les uns payaient, les autres emportaient sans payer. Les paysans désolés juraient de ne plus rien apporter à Paris. Il est très urgent de mettre ordre à ce brigandage qui finira très incessamment par affamer la capitale. Les commissaires aux accaparements multipliaient les visites domiciliaires, faisaient main basse sur les rares vivres qui circulaient dans les rues et les répartissaient. Un jour Ducroquet, commissaire de la section de Marat, saisit 36 œufs chez un citoyen qui avait sept personnes à nourrir et partagea ces 36 œufs entre 36 personnes différentes.

 

Les Cordeliers demandèrent l’augmentation de l’armée révolutionnaire pour punir les accapareurs (4 ventôse). La Commune et les sections pétitionnèrent pour l’application stricte et sans réserves de la loi sur l’accaparement (5 ventôse). Faute de marchandises, les ouvriers des ateliers de confections militaires chômaient. Les ouvriers des forges et ateliers d’armes se mettaient en grève en réclamant un relèvement de salaires. L’agitation prit une tournure menaçante. Le 10 ventôse, à l’assemblée de la section des Marchés, le cordonnier Bot, membre du Comité révolutionnaire, déclara que, si la disette continuait, il fallait se porter aux prisons, égorger les détenus, les faire rôtir et les manger. On parlait couramment d’un nouveau 2 septembre. Des placards anonymes conseillaient de dissoudre l’incapable Convention et de la remplacer par un dictateur qui saurait bien ramener l’abondance.

Les Cordeliers crurent qu’il leur serait facile de réussir une nouvelle journée qui leur donnerait le pouvoir. Le 14 ventôse, Carrier en donna le signal : L’insurrection, une sainte insurrection, voilà ce que vous devez opposer aux scélérats ! Hébert longuement dénonça de nouveau les Endormeurs des Comités, les ambitieux qui protégeaient Chabot et Fabre et les 75 Girondins. Encouragé par Boulanger, commandant en second de la garde nationale parisienne, qui lui cria : Père Duchesne, ne crains rien, nous serons, nous, les Père Duchesne qui frapperont, stimulé par Momoro et Vincent qui lui firent honte de sa faiblesse, il se risqua à citer des noms, Amar, un noble, ancien trésorier du roi de France qui avait acheté sa noblesse 200.000 livres, les ministres Paré et Deforgues, Carnot qui voulait chasser Bouchotte pour le remplacer par son frère imbécile et malveillant. Il n’osa pas pourtant nommer Robespierre, mais il le désigna nettement et il conclut comme Carrier : Oui, l’insurrection, et les Cordeliers ne seront point les derniers à donner le signal qui doit frapper à mort les oppresseurs ! Les Cordeliers voilèrent de noir la Déclaration des droits pour matérialiser l’oppression dont ils se disaient victimes.

Leur appel tomba dans le vide. Les masses n’avaient pas confiance dans la vertu de la guillotine pour ramener l’abondance et les commissaires aux accaparements, par leurs procédés vexatoires, étaient franchement impopulaires. Momoro entraîna bien la section de Marat qui essaya d’entraîner la Commune le 15 ventôse. Mais la Commune resta froide et hostile. Lubin, qui la présidait, morigéna les pétitionnaires et fit l’éloge des Comités. Chaumette prêcha le calme. Hanriot désavoua les agitateurs. Le Comité de surveillance du département de Paris, composé pourtant d’ardents révolutionnaires, d’hommes du 2 juin, multiplia les affiches pour mettre en garde la population.

La brusque agression des hébertistes surprit le Comité de salut public, mais ne le prit pas au dépourvu. Il décida de déclencher sur-le-champ l’action judiciaire, mais, prévoyant que les citra essaieraient de tirer profit des poursuites exercées contre les ultra, il annonça hautement dès le premier moment qu’il combattrait les deux factions sans ménagement.

Barère montra, dans le rapport qu’il présenta le 16 ventôse, que la disette était l’œuvre de ceux-là mêmes qui s’en plaignaient. Il demanda l’ouverture d’une action judiciaire. L’accusateur public informerait sans délai contre les auteurs et distributeurs des affiches incendiaires et aussi contre les auteurs de la méfiance inspirée aux marchands et cultivateurs qui approvisionnaient Paris. Que les conspirateurs de tout genre tremblent !... Il faut surveiller la faction des Indulgents et des Pacifiques autant que celle des prétendus Insurgents ! Et il annonçait qu’Amar allait enfin déposer son rapport sur Chabot et ses complices.

Si le Comité n’avait pas fait arrêter d’emblée les prêcheurs d’insurrection, c’est que Collot d’Herbois s’était réservé de tenter un suprême effort de conciliation. Le mitrailleur de Lyon ne pouvait livrer le noyeur de Nantes sans s’exposer lui-même. Le soir même, aux Jacobins, il proposa d’envoyer aux Cordeliers, comme au temps de Jacques Roux, une députation pour les engager à faire justice des intrigants qui les avaient égarés. Les intrigants que Collot avait dédaigné de nommer étaient présents à la séance. Ils avaient prêché l’insurrection l’avant-veille. Ils ne surent que s’humilier en plates rétractations. On n’a point parlé de faire des insurrections, dit Carrier, excepté dans le cas où on y serait forcé par les circonstances. Si on y a fait une motion contre le Comité, je donne ma tête !

Une délégation de Jacobins, conduite par Collot, se rendit aux Cordeliers le 17 ventôse. Successivement Momoro, Hébert, Ronsin lui-même firent amende honorable. Le crêpe noir qui couvrait le tableau des Droits de l’homme fut déchiré et remis aux Jacobins en signe de fraternité. Les deux clubs se jurèrent union indissoluble. Il semblait que Collot eût gagné la partie.

Mais tous les Cordeliers n’avaient pas approuvé la reculade des chefs. Vincent déclama, le 19 ventôse, contre les cromwellistes, contre les orateurs adroits et leurs grands discours, c’est-à-dire contre Collot. Il y eut au club des explications orageuses. Certaines sections où dominaient les amis de Vincent continuaient l’agitation, celle de Brutus par exemple, qui, le 21 ventôse, déclarait à la Convention qu’elle était debout jusqu’à ce que fussent exterminés tous les royalistes cachés, tous les fédéralistes, tous les modérés, tous les indulgents et, le même jour, la section du Finistère, composée de manouvriers, réclamait, par la voix de Voulland, un décret pour déparalyser l’armée révolutionnaire et juger sommairement les accapareurs.

Les Comités apprirent, le 21 ventôse, de divers côtés, notamment par un officier de la légion germanique Haindel, que les hébertistes préparaient réellement cette insurrection qu’ils avaient désavouée. Ils pénétreraient dans les prisons, égorgeraient les aristocrates, s’empareraient ensuite du Pont-Neuf et de l’Arsenal, assassineraient Hanriot et son état-major, termineraient enfin l’opération, après avoir incendié les Comités de la Convention, en nommant un grand juge, c’est-à-dire une sorte de dictateur, qui présiderait aux exécutions et qui distribuerait au peuple l’argent trouvé à la Monnaie et au Trésor. Haindel citait les noms de ceux qui avaient essayé de le gagner au complot, l’élève en chirurgie Armand, le médecin Beysser, etc. Un général en disponibilité, Laumur, confiait à Westermann, dont il réclamait le concours, qu’on faisait venir secrètement à Paris des hommes de l’armée révolutionnaire et que le grand juge à nommer serait Pache.

Munis de ces indices, les Comités résolurent d’agir sans retard pour tuer le complot dans l’œuf. Billaud-Varenne, de retour de sa mission à Port-Malo, Couthon et Robespierre, qui sortaient de maladie, assistèrent à leur séance du 22 ventôse où furent approuvées les conclusions du rapport d’accusation que Saint-Just présenta le lendemain contre les deux factions qui faisaient le jeu de l’ennemi. Le soir même, Fouquier-Tinville était appelé au Comité et, le lendemain, dans la nuit du 23 au 24 ventôse, les principaux chefs hébertistes étaient arrêtés au milieu de l’indifférence générale. La plupart des sections vinrent féliciter la Convention les jours suivants et la Commune elle-même, bien qu’avec un peu de retard, mêla ses félicitations aux leurs.

Le procès des hébertistes, qui dura du 1er au 4 germinal, fut avant tout un procès politique. Le grief qu’on avait d’abord invoqué contre eux, d’être responsables de la famine, s’effaça devant le grief nouveau, infiniment plus sérieux, d’avoir comploté l’insurrection. A l’appui du premier grief on adjoignit à Hébert le commissaire aux accaparements Ducroquet, son ami, et un agent des subsistances, Antoine Descombes. Pour démontrer l’entente avec l’ennemi, car il ne pouvait y avoir de complot sans Pitt et Cobourg, on rangea parmi les accusés Anacharsis Cloots, Proli, Kock et les agents secrets du ministère des Affaires étrangères Desfieux, Pereira et Dubuisson. Les autres accusés, Ronsin, Mazuel, Vincent, Leclerc et Bourgeois, chefs des bureaux de la guerre, Momoro, etc., étaient les chefs qui préparaient le coup de main.

Tous furent condamnés à mort à l’exception du mouchard Laboureau qui fut acquitté. L’exécution eut lieu au milieu d’une foule immense qui injuriait les vaincus. Ils moururent avec courage, sauf Hébert, qui donna des signes de faiblesse.

Les Comités ne s’étaient résignés à frapper les ultra qu’à leur corps défendant. Ils interdirent à Fouquier de poursuivre Hanriot, Boulanger, Pache, que certaines dépositions compromettaient. Ils mirent Carrier hors de cause. Ils craignaient une réaction dont profiteraient les Indulgents qu’ils considéraient comme leurs adversaires les plus dangereux. Le plus grand danger, disait Robespierre aux Jacobins le 25 ventôse, serait de rapprocher les patriotes de la cause des conspirateurs. Le décret du 23 ventôse, qui traduisit les hébertistes au tribunal révolutionnaire, contenait des dispositions à double tranchant que Saint-Just avait ménagées avec art, par exemple celle qui déclarait traîtres à la patrie ceux qui auront donné asile aux émigrés, celle qui rangeait dans la même classe ceux qui auront tenté d’ouvrir les prisons. La première pouvait s’appliquer à Danton, qui avait accueilli chez lui la marquise de Charry émigrée. La seconde pouvait englober tous ceux qui réclamaient la clémence.

Amar présenta enfin, le 26 ventôse, son rapport d’accusation contre les fripons, c’est-à-dire Chabot, Basire, Delaunay, Fabre, etc. Son rapport de procureur, qui se bornait presque au côté financier de l’affaire, ne satisfit ni Billaud ni Robespierre, qui regrettèrent tous deux qu’il n’eût pas fait porter son effort sur l’objet politique de ce complot de corruption. Au moment où les hébertistes allaient répondre devant Fouquier du crime d’avoir voulu avilir et dissoudre la Convention, Billaud et Robespierre rejetaient sur les fripons et les Indulgents la même accusation.

A moins de supposer que Danton était devenu subitement aveugle et sourd, il était averti de ce qui se préparait. Les 4 et 8 ventôse, il avait manifesté l’intention, en termes menaçants, de demander des comptes au Comité. Brusquement il se tut. Faut-il supposer qu’il vit avec plaisir l’insurrection des Cordeliers et qu’il essaya de lier partie avec Ronsin pour renverser le gouvernement ? Des indices nombreux et concordants laissent croire que l’entente secrète que les Comités dénonçaient entre les deux branches de la conspiration n’était pas une imagination. Le général Laumur était intime avec Westermann qui recueillait ses confidences. Des témoins déposeront que Westermann avait désigné Danton comme grand juge. Depuis que Danton avait appuyé, un mois plus tôt, la mise en liberté de Ronsin et de Vincent, les hébertistes le ménageaient. Il y avait parmi eux des clients avérés de Danton. Carrier avait fait l’éloge de Westermann.

Quoi qu’il en soit, c’est seulement après les poursuites contre les hébertistes que les Indulgents parurent se réveiller. Le complot avait avorté. Le danger se rapprochait. Camille Desmoulins reprit la plume. Alors que dans les n° 5 et 6 du Vieux Cordelier il s’était répandu en rétractations, il composa dans un tout autre esprit son n° 7. Il y faisait honte à la Convention de sa bassesse à l’égard des Comités, se livrait à une apologie enthousiaste des institutions britanniques à l’heure même où Robespierre les flétrissait, rappelait que le jury anglais venait d’acquitter le citoyen Bennett qui avait souhaité la victoire des Français, alors qu’en France, pour de simples propos défaitistes, on était traîné à l’échafaud. Il terminait enfin par une charge violente contre Barère qui avait refusé d’écouter les propositions de paix des puissances. Dans des passages manuscrits retrouvés dans ses papiers, il allait plus loin encore. Il accusait le Comité de salut public de n’avoir choisi que des généraux ineptes et d’avoir destitué systématiquement et conduit à la guillotine tous ceux qui avaient une valeur : Dillon, Custine, Dubayet, Harville et Lamorlière. De nouveau il appelait au combat tous ceux qui étaient las de la Terreur et de la guerre. Son n° 7 avait la valeur d’un acte d’accusation contre les Comités qu’il ménageait la veille. Mais les Comités veillaient. L’imprimeur de Desmoulins Desenne était perquisitionné et arrêté le 24 ventôse. Les Comités étaient avertis et armés.

Les Indulgents essayèrent bien de reprendre leur éternelle attaque contre Bouchotte et les agents du Comité (28 et 30 ventôse). Ils parvinrent même un instant à faire décréter d’arrestation Héron, un des principaux agents du Comité de sûreté générale. Mais successivement Couthon, Moyse Bayle et Robespierre font face à l’attaque. Couthon déclare que les modérés qui sont en querelle avec leur conscience et qui par conséquent redoutent les mesures vigoureuses et révolutionnaires... veulent tuer le gouvernement en le privant de ses meilleurs agents. Robespierre, d’un ton de menace, déclare que les Comités ne souffriront pas que le glaive de la tyrannie effleure un seul patriote. Il dénonce ceux qui veulent perdre les plus ardents révolutionnaires en les englobant dans l’hébertisme : Hier encore, un membre fit irruption au Comité de salut public et, avec une fureur qu’il est impossible de rendre, demanda trois têtes. Robespierre n’eut pas besoin de nommer cet Indulgent sanguinaire, mais Héron fut sauvé.

Est-ce à la suite de cette alerte que Billaud demanda à ses collègues des Comités l’arrestation de Danton, qui était, leur dit-il, le point de ralliement de tous les contre-révolutionnaires ? Seules les résistances de Robespierre qui répugnait à livrer ses anciens compagnons d’armes retardèrent de quelques jours la mesure inévitable. Pour démontrer à la masse des patriotes que le procès des hébertistes ne profiterait pas à la réaction, il fallait de toute nécessité exécuter la menace depuis longtemps suspendue sur les champions de la clémence.

Il semble que ceux-ci affolés, depuis le vote du décret mettant en accusation Basire, Chabot et Fabre, aient placé leur suprême recours dans Robespierre. Danton le rencontra, à deux ou trois reprises, chez Laignelot, chez Humbert. Danton, au dire de Courtois, aurait pleuré et protesté contre les calomnies débitées sur sa mission en Belgique et sur sa fortune accrue : Crois-moi, Robespierre, secoue l’intrigue, réunis-toi avec les patriotes (d’après Daubigny). Robespierre serait resté impassible.

Westermann aurait conseillé à Danton de prendre les devants : Ils vous tueront. — Ils n’oseraient m’attaquer, répondit Danton. Westermann aurait insisté, proposé un coup de main contre les Comités. Danton s’y serait refusé : Plutôt cent fois être guillotiné que guillotineur ! Etait-ce présomption ou lassitude ou conviction qu’après l’échec de l’insurrection hébertiste, toute autre tentative insurrectionnelle était vouée au même insuccès ? L’audacieux Danton, quoique prévenu, attendit les pieds sur ses chenets.

 

Billaud réussit enfin à triompher des dernières hésitations de Robespierre. Réunis dans la soirée du 10 germinal, les deux Comités, après avoir entendu un réquisitoire de Saint-Just, que Robespierre corrigea ensuite, ordonnèrent l’arrestation de Danton, de Delacroix, de Philippeaux et de Camille Desmoulins, considérés comme les complices des Chabot, des Fabre d’Eglantine et autres fripons qu’ils avaient défendus. Tous les membres présents signèrent sauf Rühl et Lindet.

Les Comités avaient engagé une partie décisive qu’ils n’étaient pas sûrs de gagner. Depuis l’exécution des hébertistes, les citra avaient fait de grands progrès. Legendre présidait les Jacobins et Tallien la Convention.

Dès le début de la séance du 11 germinal, Delmas réclama la présence des Comités. L’Assemblée l’ordonna et aussitôt Legendre, stimulé par une lettre de Delacroix reçue le matin même, prononça un vif éloge de Danton : Je crois Danton aussi pur que moi. Comme on murmurait, Clauzel s’écria : Président, maintiens la liberté des opinions et Tallien, théâtral : Oui, je maintiendrai la liberté des opinions, oui, chacun dira librement ce qu’il pense, nous resterons tous ici pour sauver la liberté ! De vifs applaudissements saluèrent ces paroles menaçantes et Legendre conclut que les députés arrêtés fussent appelés à la barre et entendus avant que la parole fût accordée à leurs accusateurs. Fayau s’offensa de la motion qui créait un privilège. On n’avait pas entendu les Girondins, ni Chabot, ni Fabre, etc., avant de les traduire au tribunal révolutionnaire. Pourquoi deux poids et deux mesures ? L’Assemblée houleuse hésitait. Jean Debry, Courtois, Delmas lançaient en désignant les membres des Comités : A bas les dictateurs, à bas les tyrans ! (d’après Courtois). Mais Robespierre monta à la tribune et prononça une harangue frémissante dont la sincérité profonde émut et subjugua l’Assemblée :

... On veut vous faire craindre les abus du pouvoir, de ce pouvoir national que vous avez exercé et qui ne réside pas dans quelques hommes seulement... On craint que les détenus ne soient opprimés, on se défie donc de la justice nationale, des hommes qui ont obtenu la confiance de la Convention nationale, on se défie de la Convention qui leur a donné cette confiance, de l’opinion publique qui l’a sanctionnée. Je dis que quiconque tremble en ce moment est coupable, car jamais l’innocence ne redoute la surveillance publique... Et, à moi aussi, on a voulu inspirer des terreurs, on a voulu me faire croire qu’en approchant de Danton le danger pourrait arriver jusqu’à moi ; on me l’a présenté comme un homme auquel je devais m’accoler, comme un bouclier qui pourrait me défendre, comme un rempart qui, une fois renversé, me laisserait exposé aux traits de mes ennemis. On m’a écrit, les amis de Danton m’ont fait parvenir des lettres, m’ont obsédé de leurs discours. Ils ont cru que le souvenir d’une ancienne liaison, qu’une foi antique en de fausses vertus me détermineraient à ralentir mon zèle et ma passion pour la liberté... Que m’importent les dangers ! Ma vie est à la patrie, mon cœur est exempt de crainte et si je mourais ce serait sans reproche et sans ignominie. Devant l’ovation qui salua ces paroles, Legendre recula platement : Robespierre me connaît bien mal s’il me croit capable de sacrifier un individu à la liberté.

 

Saint-Just lut dans un profond silence son rapport d’accusation qui déroulait le passé trouble des accusés, leurs intrigues avec Mirabeau, leurs tractations secrètes avec la Cour, leurs liaisons avec Dumouriez, leurs compromissions avec les Girondins, leur conduite équivoque à toutes les grandes crises, au 10 août, au 31 mai, leurs efforts pour sauver la famille royale, leur campagne insidieuse pour la clémence et pour la paix, leur opposition sourde à toutes les mesures révolutionnaires, leur complicité avec les fripons, leurs accointances avec des étrangers suspects, leurs attaques perfides contre le gouvernement. Sur presque tous ces points l’histoire véridique a confirmé le jugement de Saint-Just. La Convention sanctionna son rapport d’un vote unanime.

Mais la partie suprême devait se jouer au tribunal révolutionnaire. Le procès dura quatre jours, comme celui des hébertistes, du 13 au 16 germinal, mais il fut infiniment plus mouvementé. L’amalgame qui réunit les 14 accusés n’avait pas été composé au hasard. Pour joindre Delacroix, Danton, Desmoulins à Chabot, à Basire, à Delaunay, à Fabre, les bonnes raisons ne manquaient pas. Hérault de Séchelles aurait pu trouver place dans la fournée des hébertistes, puisqu’il avait été l’ami et le protecteur de Proli et de Cloots, mais il était nommé dans les dénonciations de Basire et de Chabot et les Comités, en le joignant à Fabre, son premier dénonciateur, avaient voulu mettre en évidence par cet exemple frappant la liaison intime et secrète des ultra et des citra, leur complicité commune dans l’œuvre de destruction du gouvernement révolutionnaire. Quant à Philippeaux, il payait ses accusations de trahison contre le Comité et les louanges hyperboliques de Desmoulins. A ces premiers rôles on avait ajouté tout un lot de comparses, d’agents de l’étranger. La présence des Frey aux côtés de Chabot, leur beau-frère, était toute naturelle. Le fournisseur d’Espagnac, protégé de Chabot et de Julien de Toulouse et même de Danton, n’était pas déplacé dans le jugement des fripons. L’aventurier Gusman, que Danton avait admis dans son intimité, était là pour lui servir de repoussoir. Westermann enfin, mêlé à toutes les intrigues de Dumouriez et de Danton, réputé pillard et voleur, dénoncé par Marat, ne déparait pas la collection.

Le premier jour on examina l’affaire financière. On entendit Cambon témoin à charge et le président Herman donna lecture de lettres de d’Espagnac qui étaient accablantes. Les accusés nièrent avec énergie et rejetèrent les responsabilités sur Julien de Toulouse qui s’était soustrait par la fuite aux poursuites.

Le second jour fut rempli presque tout entier par l’interrogatoire de Danton. Le tribun avait retrouvé toute son arrogance. Non content de se défendre par des mensonges hardis, il attaqua ses accusateurs, railla, menaça, paya d’audace. Vils imposteurs, paraissez et je vais vous arracher le masque qui vous dérobe à la vindicte publique. Les éclats de sa voix s’entendaient de la rue. La foule impressionnée s’attroupait. Les jurés et les juges se troublaient. Le Comité de salut public inquiet donna l’ordre à Hanriot d’arrêter le président et l’accusateur public, qui lui semblaient coupables de faiblesse. Fouquier, parent éloigné de Desmoulins, ne lui devait-il pas sa nomination ? Mais le Comité se ravisa et révoqua finalement l’ordre déjà transmis à Hanriot. Plusieurs membres du Comité de sûreté générale, par contre, se rendirent au tribunal pour soutenir de leur présence juges et jurés défaillants.

Le troisième jour fut consacré à l’interrogatoire des autres accusés qui imitèrent la tactique de Danton en réclamant l’audition des témoins qu’ils avaient cités dans la Convention et en provoquant de violents incidents. Fouquier débordé, mal soutenu par Herman, écrivit à la Convention une lettre affolée pour la consulter sur la citation des témoins réclamés par les accusés. Quand les Comités reçurent sa lettre, ils étaient déjà en possession d’une dénonciation par laquelle un détenu de la prison du Luxembourg, Laflotte, ancien ministre de la République à Florence, les avertissait que la veille deux de ses camarades de chambrée, le général Arthur Dillon et le Conventionnel Simond, avaient essayé de le faire entrer dans un complot pour délivrer Danton et ses amis. Dillon avait communiqué par lettre avec la femme de Desmoulins qui avait fourni mille écus pour réunir du monde autour du tribunal. Dillon, Simond et leurs affidés devaient s’emparer des clefs du Luxembourg, se porter ensuite au Comité de sûreté générale pour en égorger les membres. Nous savons aujourd’hui que le général Sahuguet, cousin de d’Espagnac, alors en congé dans le Limousin, avait reçu de Dillon et de d’Espagnac un billet l’invitant à revenir en toute hâte à Paris pour coopérer à leur délivrance. Barras nous apprend que plusieurs amis de Danton, dont le général Brune, lui avaient promis de se rendre en forces au tribunal pour l’en arracher. Mais ils manquèrent à l’appel.

Munis de la lettre de Fouquier et de la dénonciation de Laflotte, les Comités déléguèrent Saint-Just à la tribune pour dépeindre à la Convention la fermentation des accusés et obtenir le vote d’un décret qui permettrait au tribunal de mettre hors des débats tout prévenu qui résisterait à la justice nationale ou l’insulterait. Le décret voté, à l’unanimité et sans débat, fut porté le soir même au tribunal par Vadier en personne.

Le lendemain, 16 germinal, Fouquier fit lire aux accusés le décret de la veille et la dénonciation de Laflotte. On interrogea les derniers accusés, c’est-à-dire les comparses, puis Fouquier fit demander aux jurés s’ils se croyaient suffisamment éclairés. Danton, Delacroix protestèrent avec véhémence : Nous allons être jugés sans être entendus ! Point de délibération ! Nous avons assez vécu pour nous endormir dans le sein de la gloire, qu’on nous conduise à l’échafaud ! Puis ils lancèrent des boulettes aux juges. Le tribunal, appliquant le décret, prononça leur mise hors des débats. Tous furent condamnés à mort, sauf Lullier, qui se poignarda quelques jours plus tard dans sa prison. Si on en croit les dépositions faites au procès de Fouquier par les jurés Renaudin et Topino-Lebrun et par le greffier Pâris, Herman et Fouquier seraient entrés dans la chambre des jurés pendant leur délibération et leur auraient communiqué une pièce secrète qui aurait déterminé la conviction de ceux qui hésitaient encore.

La condamnation des Indulgents et des fripons ne causa dans le peuple aucune émotion apparente. Ils furent conduits au supplice au milieu d’une indifférence totale. Comment les Français de toute opinion se seraient-ils intéressés à des aventuriers qui, en servant et en trahissant tour à tour les différents partis, n’avaient travaillé qu’à leur fortune personnelle ? La Convention thermidorienne elle-même refusera de réhabiliter Danton, Delacroix, Fabre d’Eglantine, Chabot, Basire et Delaunay.