LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME TROISIÈME. — LA TERREUR

 

CHAPITRE VII. — LA JUSTICE RÉVOLUTIONNAIRE.

 

 

Il est presque sans exemple que dans un pays en état de guerre étrangère compliquée de guerre civile les gouvernants n’aient pas recours à une justice sommaire et expéditive pour réprimer les intelligences avec l’ennemi, les complots et les révoltes.

Pour juger les crimes contre la sûreté de l’État, la Constituante avait créé une Haute Cour élue par les collèges électoraux des départements. La juridiction nouvelle, qui avait absous ou évité de juger les accusés que la Législative lui avait renvoyés, n’avait pas répondu à l’attente des révolutionnaires. Après l’insurrection du 10 août, la Commune victorieuse exigea la formation d’un tribunal criminel extraordinaire, sorte de cour martiale, dont les juges et les jurés furent élus par les sections de la capitale. Ce tribunal du 17 août prononça quelques condamnations à mort mitigées d’acquittements. Il n’empêcha pas les massacres de septembre. Les Girondins, qui le suspectaient pour ses origines montagnardes, le supprimèrent le 29 novembre 1792, alors que la Haute Cour avait déjà disparu depuis le 25 septembre. La Révolution ne possédait plus de juridiction politique. Les accusés de complot contre la sûreté de l’État, tels que les agents de la liste civile Sainte-Foy et Dufresne-Saint-Léon, telle que Mme de Rohan-Rochefort inculpée d’intelligences avec l’émigré Bertrand de Moleville, tel que l’ancien maire de Strasbourg Dietrich, complice de la rébellion de La Fayette, et bien d’autres furent traduits devant les tribunaux criminels ordinaires qui, régulièrement, les acquittèrent. Les Girondins gouvernaient, nos armées victorieuses occupaient la Belgique. La Révolution croyait pouvoir sans danger se montrer généreuse.

Mais arrivent, au début de mars, les nouvelles d’Aldenhoven, de la perte de Liège, puis du soulèvement vendéen. Ainsi qu’au lendemain de la prise de Longwy, on procède hâtivement à des levées d’hommes. Les sectionnaires parisiens demandent, dès le 8 mars, qu’il soit incessamment établi un tribunal sans appel pour mettre fin à l’audace des grands coupables et de tous les ennemis de la chose publique. Les commissaires que la Convention vient de désigner pour procéder à la levée de 300.000 hommes dans les départements déclarent qu’ils ne partiront pas avant que le tribunal révolutionnaire soit décrété. Jour et nuit l’Assemblée délibère en tumulte. Elle décide d’établir un tribunal criminel extraordinaire dont les juges et les jurés seront nommés par la Convention elle-même et non plus par le peuple. Le tribunal connaîtra de toute entreprise contre-révolutionnaire, de tout attentat contre la liberté, l’égalité, l’unité et l’indivisibilité de la République, la sûreté intérieure et extérieure de l’État et de tous complots tendant à rétablir la royauté ou à établir toute autre autorité attentatoire à la liberté, à l’égalité et à la souveraineté du peuple, soit que les accusés soient fonctionnaires civils ou militaires ou simples citoyens. Il jugera sans appel ni recours en cassation. Les biens des condamnés à mort seront acquis à la République, sous réserve qu’il sera pourvu à la subsistance de leurs parents sans ressources. Comme on a hâte de faire fonctionner le nouveau tribunal, on décide que les juges et jurés provisoires seront pris pour commencer à Paris et dans les départements voisins, et l’Assemblée les nomme dès le 13 mars.

Mais les Girondins qui ont subi l’institution prennent aussitôt leur revanche dans l’élection de la Commission de six membres qui seule aura le droit de traduire les accusés au tribunal politique. La Commission, composée de cinq Girondins et d’un seul Montagnard (Prieur de la Marne), ne proposa aucune mise en accusation. Le tribunal fut paralysé.

Mais on apprend, le 2 avril, la trahison de Dumouriez. Aussitôt les juges et les jurés du tribunal vont se plaindre à la Convention de l’inaction où ils sont réduits. Le peuple qui connaît les conspirateurs veut leur punition ! Sur la proposition d’Albitte, la Commission des six est supprimée. Trois jours plus tard Charlier propose que l’accusateur public soit autorisé à traduire directement au tribunal révolutionnaire, sans décret préalable de la Convention, tous les prévenus de complot. Danton fait valoir que les criminels de ce genre sont si nombreux que la Convention n’aurait pas le temps matériel d’examiner leur dossier et perdrait un temps précieux à voter contre eux des décrets d’accusation. Si le despotisme venait à triompher, ajoute-t-il, vous verriez bientôt un tribunal prévôtal dans tous les départements pour faire tomber les têtes de tous les patriotes, même de ceux qui n’auraient pas montré un patriotisme énergique. On verra, en effet, ces cours prévôtales fonctionner en 1815. Danton fit cependant stipuler qu’aucun général, ministre ou député ne pourrait être traduit au tribunal sans un décret préalable de la Convention. Ces propositions furent votées, malgré Barbaroux qui protesta contre la dictature judiciaire remise à un seul homme, l’accusateur public.

Le tribunal tint sa première séance dès le lendemain, 6 avril. Il jugea un émigré rentré, trouvé à Bourg-la-Reine avec deux passeports et une cocarde blanche. L’émigré fut condamné à mort. Juges et jurés pleuraient. Ces justiciers n’étaient pas cruels. En accomplissant un devoir qui leur coûtait, ils croyaient fermement sauver la Révolution et la France.

Les Girondins eurent l’imprudence d’envoyer Marat devant le tribunal, sous l’inculpation de provocation au pillage, au meurtre et à la dissolution de la Convention. Le procès de Marat se termina par un acquittement triomphal le 24 avril. Le tribunal acquitta coup sur coup de nombreux généraux, le 23 avril, d’Harambure accusé d’avoir fait passer à la municipalité de Neufbrisach des proclamations royalistes, d’Esparbes qui avait succédé au gouvernement de Saint-Domingue à Blanchelande déjà condamné à mort pour avoir mis en prison les patriotes et fomenté la révolte des aristocrates, puis en mai, Miranda, Stengel, Lanoue, compromis dans les désastres de Belgique. Deux généraux seulement, complices de Dumouriez, furent condamnés à mort : Miaczynski et Lescuyer sur qui pesaient des charges accablantes. Les audiences se succédaient alors dans le calme, les formes étaient observées. Défenseurs et accusés pouvaient s’exprimer librement.

Malgré l’insurrection fédéraliste, le tribunal ne précipitait pas sa marche. Il consacra de longues audiences, du 4 au 18 juin, au procès de la conjuration de Bretagne et s’il prononça dans cette affaire douze condamnations à mort de complices de La Rouarie, il prononça aussi treize acquittements. Les douze condamnés crièrent : Vive le roi ! et s’embrassèrent sur l’échafaud. Le policier philosophe Dutard, rendant compte de cette exécution, écrivait : Je dois vous dire qu’en politique ces exécutions-là produisent les plus grands effets, mais les plus considérables sont de calmer le ressentiment du peuple pour les maux qu’il éprouve. Il exerce là sa vengeance. L’épouse qui a perdu son mari, le père qui a perdu son fils, le marchand qui n’a plus de commerce, l’ouvrier qui paye tout si cher que son salaire se réduit à presque rien, ne consentent de composer peut-être avec les maux qu’ils éprouvent qu’à la vue des hommes plus malheureux qu’eux et en qui ils croient voir leurs ennemis.

Le président du tribunal Montané avait essayé de sauver Charlotte Corday. La troisième question posée aux jurés avait été rédigée en ces termes : L’a-t-elle fait avec préméditation et des intentions criminelles et contre-révolutionnaires ? Montané raya sur la minute les mots préméditation et contre-révolutionnaires, dans l’espoir que le crime pourrait être considéré comme un acte de folie ou comme un meurtre ordinaire. Dans le procès précédent fait aux assassins de Léonard Bourdon, ce Conventionnel qui avait été molesté et frappé au cours de sa mission à Orléans, Montané avait déjà rayé sur la minute du jugement envoyée à l’impression la phrase consacrée : les biens des condamnés sont acquis à la République, si bien qu’aucune confiscation ne pouvait être effectuée et parmi les condamnés il y avait, au dire de Prieur de la Marne, plusieurs millionnaires. Les deux falsifications de Montané furent aussitôt découvertes. Il aurait péri sur l’échafaud si Fouquier-Tinville ne l’avait oublié à dessein dans sa prison.

Le procès de Custine occupa presque toute la seconde moitié du mois d’août. Le général Moustache se défendit pied à pied, répondit à chaque témoin, fit citer de nombreux généraux en activité dont l’audition lui fut refusée. L’auditoire lui était manifestement favorable. Les jurés étaient ébranlés. Les Jacobins s’émurent : Il ne faut pas qu’un tribunal établi pour faire marcher la Révolution, dit Robespierre au club le 25 août, la fasse rétrograder par sa lenteur criminelle, il faut qu’il soit actif autant que le crime, il faut qu’il soit toujours au niveau des délits. Custine, condamné deux jours après, mourut avec fermeté le 28 août. Il n’était coupable que d’insubordination aux ordres de Bouchotte, de propos inconsidérés, de mauvaises dispositions militaires. Il fut la victime expiatoire offerte aux capitulations de Mayence et de Valenciennes.

L’hébertisme triomphe à la journée du 5 septembre. Une nouvelle période s’ouvre dans l’histoire du tribunal dont les membres sont augmentés sur le rapport de Merlin de Douai et divisés maintenant en quatre sections dont deux fonctionnent simultanément. C’est le Comité de salut public réuni au Comité de sûreté générale qui propose la liste des nouveaux juges et jurés.

Les uns et les autres appartiennent pour la plupart à la bourgeoisie ou aux professions libérales. On y voit d’anciens prêtres comme Lefetz ou Royer, des peintres et graveurs, Châtelet, Topino-Lebrun, Sambat, Prieur, Girard, un banquier, Victor Aigoin, des médecins et chirurgiens, Souberbielle, Bécu, Martin, des commerçants et industriels, Duplay, Billon, des orfèvres et joailliers, Klipsis, Girard, Compagne, des tailleurs, Aubry, Grimont, Presselin, des serruriers, Didier, des cordonniers, Servière, des imprimeurs, Nicolas, un chapelier, Raron, un épicier, Lohier, un vinaigrier, Gravier, etc. Les sans-culottes proprement dits étaient absents, à moins qu’on ne range parmi eux des bureaucrates comme Clémence, employé à la fabrication des assignats. Dans le nombre deux marquis authentiques, Antonelle et Leroy de Montflabert qui se faisait appeler Dix-Août. Tous ou presque avaient reçu de l’instruction.

 

L’instrument de répression perfectionné et mis au point, il s’agit d’augmenter son rendement. La contre-Révolution n’attaque pas seulement le régime par la révolte, les complots, la trahison ou l’espionnage, elle emploie aussi l’arme peut-être plus redoutable encore de la famine, de la fraude sur les denrées et sur les fournitures. Le 29 septembre, le jour même où la Convention vote le grand décret sur le maximum général, elle décide aussi que les fournisseurs infidèles seront traités comme des conspirateurs, justiciables en conséquence du tribunal révolutionnaire. Le terrible décret avait été rendu sur la plainte de jeunes recrues qui avaient déposé sur le bureau une paire de souliers aux semelles de bois et de carton. La Commission des marchés déploya une grande activité. Les fournisseurs traduits devant le tribunal pour fraude, hausse illicite, violation du maximum, accaparement furent très nombreux.

Avec le mois d’octobre commencent les grands procès politiques. Celui de la reine d’abord qui dura du 14 au 16 octobre, celui des Girondins ensuite qui exigea une semaine, du 24 au 30 octobre.

La reine, l’Autrichienne, était condamnée d’avance. Elle mourut avec courage pendant que la foule immense criait : Vive la République !

Les 21 Girondins voulurent se défendre. Un seul manqua de fermeté, Boileau, qui se proclama désabusé, repentant et franc Montagnard, ce qui ne le sauva pas. Les autres firent tête. Vergniaud, Brissot, Gensonné prononcèrent des discours en réponse aux témoins qui étaient leurs ennemis. Les Jacobins s’irritèrent. Ils réclamèrent à la Convention une loi qui débarrassât le tribunal des formes qui étouffent la conscience et empêchent la conviction, une loi qui donnât aux jurés la faculté de déclarer qu’ils étaient assez instruits. Osselin proposa un texte que Robespierre trouva trop vague : Je propose, dit Robespierre, de décréter qu’après trois jours de débats le président du tribunal demandera aux jurés si leur conscience est assez éclairée. S’ils répondent négativement, l’instruction du procès sera continuée jusqu’à ce qu’ils déclarent qu’ils sont en état de se prononcer. Le décret voté fut aussitôt porté à l’audience du tribunal révolutionnaire. Les jurés consultés répondirent d’abord que leur conscience n’était pas suffisamment éclairée. Les débats en étaient au sixième jour. Mais le soir même, les jurés déclarèrent que leur conviction était faite. Les 21 Girondins condamnés à mort par un verdict d’unanimité accueillirent le jugement par des cris et des invectives. Valazé se poignarda en sortant de l’audience. Le tribunal ordonna que le cadavre serait porté sur une charrette au lieu du supplice. Une foule immense, qui criait : A bas les traîtres ! vint regarder mourir les Girondins.

La loi sur l’accélération des jugements devait avoir pour conséquence fatale d’accroître le nombre des condamnations. Du 6 août au 1er octobre, 29 condamnations à mort avaient été prononcées, 9 condamnations à la déportation et 24 acquittements sans compter 130 arrêts de non-lieu. Dans les trois mois qui suivent, jusqu’au 1er janvier 1794, sur 395 accusés, 194 seront acquittés, 24 punis de la déportation, de la réclusion ou des travaux forcés, 177 condamnés à mort, dont 51 en octobre, 58 en novembre et 68 en décembre.

 

Les procès politiques se succèdent. Philippe Égalité, qui avait donné tant de gages à la Révolution, est condamné comme complice des Girondins et de Dumouriez, parce que son fils aîné, le futur Louis-Philippe, a suivi le général dans sa trahison. Les Montagnards, en le poussant au supplice, espèrent se laver de l’accusation d’orléanisme si souvent dressée contre eux par leurs adversaires. Puis c’est Mme Roland qui paie pour son mari introuvable et qui est d’ailleurs compromise par ses correspondances avec Barbaroux et Duprat. En apprenant sa mort son mari se suicida, moins peut-être par chagrin que pour empêcher que ses biens fussent confisqués, car il avait une fille. C’est encore l’ancien maire de Paris Bailly qui paie pour les républicains massacrés au Champ-de-Mars. Bailly fut exécuté au Champ-de-Mars, théâtre de son crime, au milieu des insultes des spectateurs. C’est encore le Girondin Pierre Manuel, les Feuillants Barnave et Duport-Dutertre, puis les généraux Brunet, Houchard, Lamorlière, Biron. Celui-ci proclama sur l’échafaud ses sentiments royalistes, apportant une sorte de justification au jugement qui le frappait. Ces condamnés illustres ne doivent pas faire oublier les condamnés obscurs frappés par les différentes lois sur l’émigration, sur l’accaparement, sur les intelligences avec l’ennemi, sur les cris séditieux. Ils furent infiniment plus nombreux.

Le tribunal révolutionnaire, institué à un moment où la nouvelle de l’insurrection vendéenne n’était pas encore parvenue à Paris, devait être primitivement unique pour toute la France. Depuis, d’autres régions de la France s’étaient soulevées. Le tribunal parisien ne pouvait suffire à la répression. Dans les pays en proie à la guerre civile, on recourut à des méthodes militaires. La loi du 19 mars 1793 portée contre les Vendéens créa des commissions militaires de cinq membres qui condamnèrent à mort les rebelles pris les armes à la main, sur la seule constatation de leur identité. Quand aux rebelles arrêtés sans armes, ils étaient traduits en principe devant les tribunaux criminels ordinaires qui les jugeaient révolutionnairement, c’est-à-dire sans appel et sans recours en cassation.

La répression en province fut en raison directe des dangers de la révolte. Le soulèvement de Normandie dispersé après la bataille sans larmes de Vernon n’entraîna que quelques destitutions et arrestations. Pendant toute la Terreur, il n’y eut pas une seule condamnation à mort dans le Calvados. La Convention se contenta d’un geste symbolique. Sur la proposition de Delacroix et de Thuriot, elle décréta, le 17 juillet, que la maison que Buzot possédait à Evreux serait rasée et que sur ses ruines on planterait un poteau avec cette inscription : Ici fut l’asile du scélérat Buzot qui, représentant le peuple, conspira la perte de la République.

La révolte de Lyon, plus tardive, fut infiniment plus sérieuse. Les rebelles avaient emprisonné ou exécuté de nombreux Montagnards. Ici les représailles furent sévères. Elles prirent un caractère non seulement politique mais social. La Convention vota, le 12 octobre, sur le rapport de Barère : La ville de Lyon sera détruite. Tout ce qui fut habité par le riche sera démoli. Il ne restera que la maison du pauvre, les habitations des patriotes égorgés ou proscrits, les édifices spécialement employés à l’industrie et les monuments consacrés à l’humanité et à l’instruction publique.

Tant que Couthon et Maignet résidèrent à Lyon devenue Ville Affranchie, la répression n’eut rien d’excessif. Couthon se fit porter sur la place Bellecour, il frappa de son maillet quelques maisons qu’on démolit lentement. Mais Collot d’Herbois et Fouché arrivent au début de novembre avec un détachement de l’armée révolutionnaire commandé par Ronsin. Collot organise une grande fête expiatoire aux mânes de Chalier sur la place des Terreaux. Les fournées commencent. L’ancienne commission de justice populaire créée par Couthon est supprimée comme trop indulgente et remplacée par une commission révolutionnaire présidée par Parein. Les fusillades et les mitraillades suppléent la guillotine jugée trop lente. Le 14 frimaire (4 décembre), soixante jeunes gens condamnés sont exposés au canon dans la plaine des Brotteaux. On les avait garrottés deux par deux entre deux fossés parallèles creusés pour recevoir leurs corps. La décharge des canons n’en tua que le tiers. Il fallut achever les autres à coups de fusil. Le lendemain, 208 condamnés sont fusillés au même endroit, le 18 frimaire 67, le 23 32. On ne cessa de fusiller que le 22 pluviôse (10 février). La Commission Parein prononça 1.667 condamnations à mort. Ces boucheries étaient d’autant plus odieuses qu’elles n’avaient pas pour excuse la fièvre qui suit le combat. Le siège était terminé depuis deux mois quand elles débutèrent. Elles n’avaient pas non plus l’utilité de l’exemple, puisque Collot écrivait lui-même au Comité le 17 brumaire : Les exécutions mêmes ne font pas tout l’effet qu’on en devait attendre. La prolongation du siège et les périls journaliers que chacun a courus ont inspiré une sorte d’indifférence pour la vie, si ce n’est tout à fait le mépris de la mort. Hier un spectateur revenant d’une exécution disait : cela n’est pas trop dur, que ferais-je pour être guillotiné ? Insulter les représentants ? Un homme de sang-froid aurait conclu qu’il ne fallait pas prodiguer la peine capitale. Collot, qui était un homme de théâtre, en tira la conclusion inverse, c’est qu’il devait donner un renfort à la guillotine. Il proposa même à Robespierre, sans succès, de disperser à travers la France les soixante mille ouvriers lyonnais qui ne seraient jamais républicains d’après lui.

La guerre civile de l’Ouest était une guerre atroce. La répression fut ici particulièrement rigoureuse. Des commissions militaires fonctionnèrent dans les principales villes pour juger les Vendéens pris les armes à la main, à Angers, Rennes, Laval, Tours, Nantes, etc. Celle d’Angers fit fusiller 69 rebelles à Doué le 3 nivôse, 64 le lendemain, 203 le 6 nivôse, 100 à Angers le 23 nivôse, etc. A Angers, les condamnés étaient conduits au lieu d’exécution, La Haie-aux-Bonshommes, appelé aujourd’hui le Champ des Martyrs, avec musique, autorités en grand costume et soldats faisant la haie.

A Nantes, la répression avec Carrier dépassa en horreur les fusillades de Lyon. Carrier, un Auvergnat violent qui s’adonne à la boisson, arrive au lendemain de la défaite des Mayençais à Torfou et de la prise de Noirmoutiers livrée à Charette par ses habitants. Il se croit environné de traîtres. Peut-être craint-il pour sa vie. Pour faire exécuter ses ordres comme pour protéger sa personne, il s’entoure d’une garde rouge, la compagnie Marat, dont les quarante membres reçoivent 15 livres par jour. Il organise en même temps une police secrète aux mains de vrais chenapans, Fouquet et Lambertye, qui plus tard seront condamnés à mort pour leurs malversations. Les Vendéens faits prisonniers affluent à Nantes par centaines et par milliers. Le typhus et le choléra se déclarent dans les prisons où ils sont entassés. L’épidémie menace d’atteindre les Nantais eux-mêmes qui font le service de garde. Alors, pour accélérer le déblaiement des prisons, Carrier organise les noyades. Sur des gabarres ou sapines, dont les sabords ont été préparés d’avance, les Marat entassent des prêtres d’abord, des Vendéens ensuite, conduisent leur cargaison humaine au milieu de la Loire, ouvrent les sabords et l’engloutissent. Carrier ordonna, les 27 et 29 frimaire, par un papier signé de sa main, de mettre à mort, sans jugement, sans formalité d’aucune sorte, une première fois 24 brigands dont deux de 13 et deux de 14 ans, et une seconde fois 27 brigands des deux sexes. Il faut beaucoup de parti pris et d’ignorance pour nier sa responsabilité personnelle. Mais, ce qui est exact, c’est que ces horreurs ne produisirent au moment même, parmi les Nantais, en proie à la disette, aucune sensation. Carrier épargna la population bourgeoise. Il se borna à renvoyer au tribunal révolutionnaire de Paris 132 accapareurs et fédéralistes qui seront acquittés après thermidor. La réprobation contre lui ne commença à se manifester qu’à la fin de sa mission, quand les exécutions en masse menacèrent la santé de la cité. Les noyades firent au bas mot 2.000 victimes. Une commission militaire, la commission Bignon, fit fusiller quatre mille Vendéens échappés aux batailles du Mans et de Savenay. On enterra ceux-ci dans les carrières de Miseri sous une mince couche de terre, et l’odeur du charnier descendit sur la ville et la terrifia. Alors se produisit la réaction tardive de la pitié.

A l’époque où nous sommes, à cette fin de 1793, la Terreur sanglante reste circonscrite dans les régions dévastées par la guerre civile et à l’arrière du front des armées. Le centre de la France, la grande majorité des départements ne connut de la Terreur que les destitutions et les arrestations, parfois les taxes et la déchristianisation. La guillotine ne fonctionna que très rarement dans ces contrées paisibles. Si on prononce accidentellement quelques condamnations capitales, ce sont des condamnations d’émigrés ou de prêtres rentrés ou d’accapareurs ou de faux-monnayeurs qui sont jugés par les tribunaux ordinaires.

La Terreur était si bien dans la fatalité de l’heure que les royalistes l’auraient instituée contre les républicains s’ils avaient été les plus forts, ce qu’ils feront d’ailleurs dès l’an III et en 1815. La correspondance des émigrés ne laisse là-dessus aucun doute : Je crois nécessaire de frapper les Parisiens par la Terreur, écrivait au comte de La Marche, dès le 13 juillet 1792, l’ancien ministre Montmorin confident de la reine. Plus de ménagements, plus de demi-mesures, s’écriait le duc de Castries dans son mémoire d’avril 1793. Il faut que les brigands qui ont ravagé la France, que les factieux qui ont troublé l’Europe, que les monstres qui ont assassiné le roi disparaissent de la surface de la terre. Le comte de Flachslanden ajoutait : Je suis dans l’opinion que tant qu’on ne massacrera pas la Convention, la résistance durera. C’était l’opinion générale des émigrés. Leurs propos sont atroces, disait le secrétaire du roi de Prusse Lombard qui les accompagna pendant la campagne de l’Argonne. Si on voulait abandonner leurs concitoyens à leur vengeance, la France ne serait bientôt plus qu’un monstrueux cimetière (23 juillet 1792). En règle générale, les révolutionnaires frappèrent pour ne pas être frappés. En France même, partout où ils n’avaient pas été en force, en Vendée, à Marseille, à Lyon, à Toulon, ils avaient été exécutés sans merci. Ils étaient en état de légitime défense. Mais ils ne défendaient pas seulement leurs idées, leurs personnes et leurs biens. Ils défendaient du même coup la patrie. Joseph de Maistre a prononcé ce jugement sans appel : Que demandaient les royalistes lorsqu’ils demandaient une contre-Révolution faite brusquement et par la force ? Ils demandaient la conquête de la France, ils demandaient donc sa division, l’anéantissement de son influence et l’anéantissement de son roi. Et Joseph de Maistre dirigeait en 1793 le service d’espionnage du roi de Sardaigne son maître.