LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME TROISIÈME. — LA TERREUR

 

CHAPITRE III. — LA CRISE DU MOIS D’AOÛT 1793.

 

 

Quand Robespierre entra au Comité de salut public, le 27 juillet 1793, il était grand temps. La situation de la République paraissait désespérée. Sur les frontières du Nord-Est, partout, les armées refluaient. On apprenait, le 28 juillet, la capitulation de Mayence. Du coup les armées du Rhin et de la Moselle reculaient sur la Lauter et sur la Sarre. On apprenait le surlendemain la capitulation de Valenciennes. Si le camp de César cédait, la route de l’Oise, la route de Paris était ouverte à la plus forte armée ennemie. Sur les Alpes, Kellermann affaibli par les corps qu’il avait dû détacher contre les fédéralistes du Rhône et du Midi, défendait à grand-peine les passages de la Maurienne et de la Tarentaise. Aux Pyrénées, l’Espagnol avançait. De Perpignan, les représentants Expert et Projean avertissaient, le 28 juillet, que les habitants de Villefranche-de-Conflent venaient d’appeler l’ennemi. Les rebelles vendéens s’emparaient des Ponts-de-Cé le 27 juillet et menaçaient Angers.

Les royalistes masqués s’enhardissaient jusque dans les villes fidèles. Tous ceux qui étaient las de la guerre souhaitaient en dedans d’eux-mêmes la victoire de l’ennemi et la restauration de la monarchie, afin qu’on en finisse. De Cambrai déjà menacé, les représentants Delbrel, Letourneur et Levasseur écrivaient le 26 juillet : Les gens des campagnes de ce pays en général sont si avides d’or que tous les jours l’ennemi est instruit d’une grande partie de ce qui se passe à nos armées. Nous avons des villages tout entiers qui lui sont dévoués. Le représentant Bassal mandait de Besançon, le 31 juillet, que les nouvelles reçues de Mayence exaltaient l’audace des royalistes et il exprimait la crainte de ne pouvoir contenir les fanatiques. Peu après éclatait en effet une insurrection cléricale dans les montagnes du Doubs.

Les armées subissaient une grave crise de moral. A l’armée du Nord les soldats de ligne avaient murmuré quand on leur avait enlevé Custine. Les généraux et officiers nobles qui n’avaient pas émigré se trouvaient environnés de soupçons, frappés à tour de bras. Il était extrêmement difficile de les remplacer. Le commandement passait de main en main. Le soldat n’avait plus confiance dans des chefs improvisés qu’il ne connaissait pas. Les chefs doutaient d’eux-mêmes. Étroitement surveillés, ils n’osaient prendre aucune initiative. Ils ne cherchaient qu’à se mettre à couvert. Les meilleurs étaient profondément découragés. A l’armée du Rhin, les généraux Beauharnais et Sparre donnaient leur démission le 2 août. Ils protestaient de leur amour pour la République, mais ils pensent, ajoutaient-ils, que dans ce temps de Révolution où les trahisons se multiplient et où les ci-devant paraissent presque toujours être les chefs des complots liberticides, il est du devoir de ceux qui, quoique entachés de ce vice originel, ont cependant la liberté et l’égalité gravées dans leur cœur, de prononcer eux-mêmes leur exclusion.

Le désordre était extrême à l’armée de Vendée, surtout dans les bataillons parisiens formés de héros à cinq cents livres. Les chefs improvisés qui les commandaient songeaient plus à faire bombance qu’à se battre. Les représentants chargés de les surveiller s’entendaient mal. Les uns, comme Goupilleau de Fontenay et Bourdon de l’Oise soutenaient les vieux officiers, les autres, comme Choudieu et Richard, n’avaient confiance que dans les nouveaux chefs sans-culottes. Tous se rejetaient la responsabilité des échecs. C’était le chaos.

La situation dans l’ensemble était infiniment plus critique que l’année précédente après la prise de Verdun, car l’artisan des villes qui avait été jusque-là le meilleur soutien de la Révolution, donnait des signes d’énervement et d’exaspération. On signale partout, à la fin de juillet, dans les villes, des troubles graves provoqués par la disette, à Rouen où Esnue La Vallée et Lecointre craignent un soulèvement, à Amiens où les subsistances sont arbitrairement taxées et où il faut envoyer Chabot et André Dumont rétablir l’ordre, à Attichy dans l’Aisne et dans les environs de Senlis où se forment de petits attroupements, qui inspirent de vives inquiétudes à Collot d’Herbois et à Isoré, etc. On dut à certains moments, les rivières étant à sec, recourir aux moulins à bras pour empêcher Paris de mourir de faim.

Les Enragés, qui sentent que leur heure est venue, attisent le mécontentement général.

Jacques Roux, le 29 juillet, demande la levée d’une force imposante pour aller au secours des subsistances. Il réclame, le 6 août, la guillotine pour les députés des trois assemblées qui avaient reçu l’or des tyrans. Le 8 août, il réclame l’arrestation de tous les banquiers qui étaient, par état, disait-il, les valets des rois, les accapareurs de numéraire et les auteurs de la famine. Il voulait aussi qu’on fît regorger tous ces mauvais citoyens qui ont acquis des domaines immenses depuis quatre ans, ces égoïstes qui ont profité des malheurs publics pour s’enrichir, ces députés qui, avant leur élévation inopinée à l’aréopage, n’avaient pas un écu par jour à dépenser et qui sont aujourd’hui de gros propriétaires, ces députés qui exerçaient l’état de boucher dans des rues fétides et qui occupent maintenant des appartements lambrissés [allusion à Legendre], ces députés qui, avant de parcourir la Savoie et la Belgique, prenaient leurs repas dans de petites hôtelleries et qui ont aujourd’hui table ouverte, qui fréquentent les spectacles, entretiennent des catins et ont à leur solde des panégyristes [allusion à Danton, Delacroix, Simond]. Jacques Roux espérait que la Fédération du 10 août serait le tombeau des accapareurs et des concussionnaires.

Théophile Leclerc, de son côté, demandait, le 27 juillet, l’arrestation de tous les gens suspects afin que la fête du 10 août pût être célébrée avec toute la solennité possible. A ceux qui l’accusaient d’être un homme de sang il répondait le 31 juillet par ce défi : On m’a traité d’homme de sang, dis-je, parce que j’ai avoué hautement qu’un homme révolutionnaire devait avec sang-froid sacrifier, s’il le fallait, cent mille scélérats à la Révolution. Eh bien ! Français, connaissez mon âme entière, je vous prédis que vous serez amenés là où il n’y aura pas à balancer entre la mort de nos ennemis ou la vôtre... Je mets en fait que la conservation seule des nobles à la tête de nos armées a fait périr 150.000 combattants. Il répétait ses appels à la violence dans les numéros suivants et s’en prenait finalement, le 6 août, à la Convention : Peuple, as-tu à te plaindre de tes législateurs ? Tu leur as demandé la taxation de toutes les denrées de première nécessité, on te l’a refusée, l’arrestation de tous les gens suspects, elle n’est pas décrétée, l’exclusion des nobles et des prêtres de tous les emplois civils et militaires, on n’y a pas accédé. Cependant la patrie ne doit attendre son salut que d’un ébranlement révolutionnaire qui, d’une extrémité à l’autre, donne une secousse électrique à ses nombreux habitants.

 

L’année précédente, après la prise de Verdun, les révolutionnaires parisiens, pour faire trembler les alliés de l’ennemi, avaient massacré les suspects dans les prisons. Le bruit courut avec persistance que les mêmes massacres allaient recommencer. Des placards les conseillèrent et le Journal de la Montagne du 24 juillet dénonça leurs auteurs avec indignation.

Parallèlement aux Enragés, les anciens Girondins restés à Paris et les royalistes cachés essayaient eux aussi de profiter de la disette pour déchaîner un grand mouvement contre la Commune d’abord, contre la Convention ensuite.

Un ami de Roland, l’architecte Alexandre-Pierre Cauchois, appuyé sur sa section, celle de Beaurepaire, une des plus modérées de Paris, réunissait à l’Evêché, le 31 juillet, les délégués de 39 sections sur 48 pour réclamer les registres des marchés passés par la Commune avec les fournisseurs, ainsi que l’ouverture des magasins municipaux de grains et de farines. Le lendemain, Cauchois, nommé leur secrétaire, se présentait avec 24 commissaires de l’Evêché au directoire du département, à la Commune, prononçait des paroles menaçantes, proclamait qu’il représentait la volonté populaire et exigeait des comptes immédiats. Éconduit, il tapissait les murs de placards menaçants et il continuait pendant plusieurs semaines à réunir ses partisans à l’Évêché. De sa prison de l’abbaye, le député girondin Carra suivait avec attention et sympathie la lutte de Cauchois et des sections contre la Commune et s’en promettait une revanche contre la Montagne.

 

Pour mesurer toute la gravité de la situation, il ne faut pas oublier qu’à cette date le Comité de salut public était loin de pouvoir compter sur une majorité sûre à la Convention et que ses pouvoirs étaient limités. Il ne contrôlait pas encore les autres Comités de l’Assemblée qui, en principe, étaient ses égaux. Il n’avait en propre que la surveillance des ministres et le droit de prendre des mesures provisoires. Il n’obtint le droit de lancer des mandats d’arrêt que le 28 juillet. Jusque-là il avait été obligé de s’adresser au Comité de sûreté générale pour faire des perquisitions et le Comité de sûreté générale, composé pour une bonne part d’amis de Danton, était loin de le seconder avec zèle.

Puis, pour se protéger contre les coups de main de la rue, le Comité de salut public ne disposait d’aucune force armée sous son autorité particulière. Les régiments de ligne et les bataillons de volontaires étaient aux frontières, il ne restait dans Paris que la garde nationale et celle-ci était sous l’autorité directe de la Commune. Si la Commune, seul pouvoir effectif, manquait au gouvernement, celui-ci devrait capituler devant la moindre émeute. La Commune elle-même avait à compter avec les sections dont beaucoup subissaient l’influence des Girondins masqués et celle des Enragés. Les gardes nationaux étaient peu sûrs. Ils avaient mis beaucoup de mollesse à réprimer les troubles du savon. Ils souffraient de la disette comme les mécontents. Toute la force du Comité était une force morale, une force d’opinion, force bien fragile quand elle est répartie sur plusieurs têtes. L’attention anxieuse avec laquelle la Commune et le Comité suivaient les moindres manifestations de l’esprit public au moyen d’une armée d’observateurs suffisait à montrer que la crainte d’un coup de main les hantait.

Heureusement le Comité avait trouvé en Robespierre un solide porte-respect et un éloquent porte-parole. Robespierre fut le lien vivant entre la Commune et la Convention, entre la Convention et les clubs, entre Paris et la France. Il ne fallait rien moins que son prestige intact pour amortir les chocs entre les divers éléments du parti révolutionnaire et pour imposer les solutions conciliatrices. Il fournit en ce mois d’août 1793 un effort admirable.

Il rendit d’abord à la Révolution un signalé service en la débarrassant de la démagogie des Enragés. S’il combat ceux-ci, ce n’est pas qu’il ait peur de leur politique sociale. Il résume sa politique par ces mots inscrits sur son carnet : subsistances et lois populaires. Mais les Enragés étaient des semeurs de défiance, des fauteurs de violence et d’anarchie. Ils s’alliaient avec des éléments aussi douteux que ceux qu’enrôlait le rolandin Cauchois.

Robespierre engagea la lutte, le 5 août, aux Jacobins, en réponse à Vincent qui attaquait la Convention en général et nommément Danton et Delacroix. Vincent avait demandé que les Jacobins fussent invités à dresser des listes de patriotes pour tous les emplois vacants. Maîtres désormais des nominations, ils fussent devenus les maîtres du gouvernement. Robespierre prit feu. Il se plaignit que des hommes nouveaux, des patriotes d’un jour voulussent perdre dans le peuple ses plus anciens amis. Il défendit Danton qu’on calomniait, dit-il, Danton qu’on ne discréditera qu’après avoir prouvé qu’on a plus d’énergie, de talents et d’amour de la patrie. Puis, négligeant Vincent, il fonça sur ceux qu’il considérait comme ses inspirateurs, sur Leclerc et sur Jacques Roux, deux hommes salariés par les ennemis du peuple, deux hommes que Marat dénonça, deux hommes qui invoquent maintenant le nom de Marat pour mieux discréditer les vrais patriotes.

Il revint à la charge, le 7 août, mettant en garde les Jacobins contre les mesures exagérées qui perdraient la République. Il dénonça le complot formé par les Enragés pour renouveler les horreurs de septembre. Il fit un vif éloge de Pache, de Hanriot, de la Commune attaqués par Cauchois et les meneurs des sections. Son discours fit une telle impression que les Jacobins l’élevèrent le jour même à leur présidence. Le lendemain, il fit paraître à la barre de la Convention la veuve de Marat, Simone Evrard, qui vint dénoncer tous les libellistes hypocrites qui déshonoraient le nom de son mari en prêchant en son nom des maximes extravagantes. Ils cherchent à perpétuer après sa mort la calomnie parricide qui le présentait comme un apôtre insensé du désordre et de l’anarchie. Robespierre fit insérer au Bulletin la pétition de Simone Evrard et renvoyer au Comité de sûreté générale l’examen de la conduite de Jacques Roux et de Leclerc.

Si la fête du 10 août put être célébrée sans encombre, sans effusion de sang, c’est à Robespierre qu’on le dut.

A l’égard des sectionnaires qui se réunissaient à l’Évêché, le Comité de salut public manœuvra habilement. Il reçut leur députation dans la nuit du 1er au 2 août, leur donna de bonnes paroles, mais leur fit remarquer qu’en raison de la Fédération du 10 août qui était proche, il valait mieux remettre au 12 ou 15 du mois la vérification des magasins municipaux qu’ils réclamaient. Les sectionnaires se laissèrent prendre à la promesse, et, quand le 10 août fut passé, la Commune, sûre de l’appui du Comité, refusa l’ouverture des magasins. Elle consentit seulement à renouveler son administration des subsistances. Pache accusa Cauchois de ne demander des comptes que pour faire connaître la véritable situation aux spéculateurs avides qui en profiteraient pour relever les prix et aux contre-révolutionnaires qui en profiteraient pour arrêter les grains environnants et en empêcher l’arrivage. Jacques Roux, désavoué par les Gravilliers, fut arrêté et gardé au violon de l’Hôtel de Ville du 22 au 27 août. En même temps la Convention ordonna, le 25 août, sur la motion de Tallien, la dissolution de l’assemblée des sectionnaires qui siégeait à l’Évêché depuis trois semaines. Ils se dispersèrent sans résistance.

Ce résultat n’aurait pu être obtenu si le Comité de salut public n’avait pris des mesures efficaces pour approvisionner Paris. Il mit à la disposition de la Commune des sommes importantes : 540.000 francs, le 24 juillet, pour achat de bœufs et de riz ; deux millions, le 7 août, pour achat de grains et farines ; trois millions le 14 août, etc. L’argent ne suffit pas. Il faut vaincre la mauvaise volonté des cultivateurs. Le Comité délègue dans les départements voisins des conventionnels énergiques qui ordonnent des recensements, comme au moment de la prise de Verdun, font battre les blés en gerbe en réquisitionnant les ouvriers, etc. Bonneval et Roux dans l’Eure-et-Loir écrivent, le 26 juillet, à la Convention, que chaque canton expédiera à Paris pour le 10 août un sac de farine, et l’exemple fut imité par de nombreux fédérés qui se font accompagner de voitures chargées de subsistances. Ainsi la capitale fut ravitaillée et les Enragés perdirent leur principal argument contre la Commune et contre la Convention.

Déjà Barère avait fait voter, le 9 août, le célèbre décret qui organisait dans chaque district un grenier d’abondance qui serait alimenté par les contributions en nature des récoltants et par un crédit de cent millions voté pour achat de céréales. Les boulangers étaient mis sous la surveillance étroite des communes qui pourraient réquisitionner leurs fours. Ceux qui cesseraient le travail seraient privés de leurs droits civiques et punis d’une année de travaux forcés. Sans doute les greniers d’abondance ne furent guère établis que sur le papier. Où trouver les grains pour les remplir quand on vivait à peine au jour le jour ? Mais le décret, comme beaucoup d’autres, eut pour but de calmer les appréhensions, de faire luire aux affamés une espérance.

La Constitution allait être proclamée solennellement le 10 août devant les délégués des assemblées primaires. Si on la mettait immédiatement en vigueur, si on procédait à de nouvelles élections, avant que les révoltes intérieures fussent écrasées, avant que l’ennemi fût vaincu, quel saut dans l’inconnu ! Le Comité ne se faisait pas d’illusion sur la véritable force du parti montagnard. Il savait que beaucoup d’électeurs n’avaient voté la Constitution qu’avec l’arrière-pensée de mettre les Montagnards à la porte quand elle serait appliquée.

De Grenoble, le 26 juillet, Dubois-Crancé et Gauthier conseillèrent au Comité de faire déclarer inéligibles pendant dix ans tous les individus qui, soit dans le sein de la Convention, soit parmi les corps administratifs et judiciaires ou dans les sections, avaient pris part à la révolte fédéraliste. Si vous ne prenez pas ce parti avant de vous séparer, vous verrez dans la première législature tous ces hommes perfides qui rongent aujourd’hui leur frein se livrer, sous le prétexte d’ordre, à toutes les mesures les plus liberticides et fabriquer des lois de vengeance et de sang contre tous ceux qui ont fait et soutenu la Révolution. Le Comité pensait comme ces représentants, mais il alla plus loin qu’eux. Il ne voulut pas d’élection du tout. Peut-être répugnait-il à violer, par un décret d’inéligibilité, les principes qu’il avait proclamés dans la Constitution et à fournir aux Girondins un prétexte excellent pour l’accuser de duplicité. Quand Chabot proposa formellement, le 11 août, de déclarer inéligibles tous ceux qui n’auraient pas paru aux assemblées primaires sans un juste motif d’absence et tous ceux qui auraient refusé leur vote à la Constitution, le Comité laissa tomber sa motion qui lui avait été renvoyée.

 

Un ancien ami de Roland rallié à la Montagne, Lanthenas, avait proposé de faire de la Fédération du 10 août un jubilé fraternel, une époque de réconciliation générale entre tous les républicains, autrement dit de tendre les bras aux fédéralistes et de leur accorder une amnistie générale. L’idée avait été accueillie avec faveur par les modérés de la Convention. Garat se vante dans ses mémoires d’y avoir amené Danton et Legendre. Barère se montrait favorable, au dire du député Blad (lettre du 5 août). Mais Hébert et Robespierre se mirent en travers. Hébert déclara que l’amnistie, réclamée par les Endormeurs, aurait pour résultat le rétablissement de la royauté.

Le Comité se rangea à l’avis de Robespierre et de Couthon, hostiles à toute transaction, tant que le fédéralisme ne serait pas écrasé. Le 2 août Couthon, appuyé par Robespierre, fit voter la mise en accusation du Girondin Carra pour avoir proposé autrefois le rétablissement du trône au profit du duc d’York.

Le Comité pouvait craindre que les partisans de l’amnistie et de la mise en vigueur de la Constitution ne réussissent à gagner les fédérés accourus de toute la France pour assister à la fête du 10 août. Il n’hésita pas à recourir aux grands moyens. Il posta sur les routes des agents secrets qui fouillèrent les fédérés, ouvrirent leurs lettres et mirent en arrestation ceux qui leur parurent suspects. Quand le député Thibault protesta, le 5 août, contre ces procédés d’intimidation, Couthon l’accusa d’être un complice des fédéralistes et Robespierre lui ferma la bouche. Le Comité mit 300.000 livres à la disposition d’Hanriot pour organiser une surveillance discrète autour des fédérés et 50.000 livres à la disposition de Pache pour indemniser les membres peu fortunés des comités de surveillance des sections (7 août).

Ces précautions furent efficaces. Endoctrinés par les Jacobins, qui mirent leur salle à leur disposition, choyés et complimentés par les Montagnards des sections et de la Commune, les fédérés déposèrent leurs préventions contre Paris. Non seulement ils ne créèrent pas de difficultés au Comité de salut public, mais ils furent dans des occasions mémorables ses plus fermes soutiens et, de retour dans leurs provinces, ils se feront les missionnaires de l’évangile montagnard. Ils paraîtront tellement sûrs qu’on les associera par un décret formel à l’œuvre gouvernementale.

Dès le 6 août, leur orateur, Claude Royer, curé de Chalon-sur-Saône, se prononça avec énergie contre la mise en vigueur de la Constitution : C’est le vœu des Feuillants, des modérés, des fédéralistes, des aristocrates et des contre-révolutionnaires de tout genre ! Les modérés n’osèrent pas demander l’amnistie, ils se risquèrent cependant à réclamer la mise en vigueur de la Constitution, sans doute parce qu’ils crurent pouvoir compter sur l’appui des hébertistes. L’idée de procéder à de nouvelles élections souriait assez à ceux-ci qui pensaient cueillir des mandats législatifs et remplacer à la tête du gouvernement des hommes qu’ils disaient usés et dont ils supportaient mal le contrôle. Ils auraient simplement voulu faire prononcer auparavant l’inéligibilité des fédéralistes.

Le 11 août, donc, Delacroix, pour confondre, dit-il, ceux qui accusaient la Convention de vouloir se perpétuer, proposa de préparer la convocation d’une nouvelle assemblée en procédant immédiatement au recensement de la population électorale et au découpage des circonscriptions. La proposition, faite à l’improviste, devant une salle dégarnie, en l’absence des membres du Comité, fut votée sans débat. Mais Robespierre en appela le soir même aux Jacobins de ce vote de surprise. Rarement il fut plus véhément : Appelé contre mon inclination au Comité de salut public, j’ai vu des choses que je n’aurais jamais osé soupçonner, j’y ai vu, d’un côté, des membres patriotes faire tous leurs efforts, quelquefois vainement, pour sauver leur pays et, d’un autre côté, des traîtres conspirer jusqu’au sein même du Comité et cela avec d’autant plus d’audace qu’ils le pouvaient avec plus d’impunité[1]... J’ai entendu, j’ai lu une proposition qui a été faite ce matin à la Convention et je vous avoue qu’à présent même il m’est difficile d’y croire, je ne croupirai pas membre inutile d’un Comité ou d’une Assemblée qui va disparaître. Je saurai me sacrifier au bien de mon pays... Je déclare que rien ne peut sauver la République si l’on adopte la proposition qui a été faite ce matin que la Convention se sépare et qu’on lui substitue une Assemblée législative. — Non ! Non ! s’écria toute la société. La proposition que je combats ne tend qu’à faire succéder aux membres épurés de la Convention actuelle les envoyés de Pitt et de Cobourg.

 

L’indignation de Robespierre ne peut s’expliquer que parce que certains de ses collègues du Comité étaient, eux aussi, de l’avis de Delacroix et acceptaient le renouvellement de la Convention. Mais l’attitude des fédérés et des Jacobins qui invitèrent l’Assemblée à rester à son poste déjoua la manœuvre des modérés. Le décret rendu sur la proposition de Delacroix resta lettre morte. En vain Gossuin et Delacroix reprirent-ils, le 12 août, l’éternelle attaque contre Bouchotte, en vain demandèrent-ils que les membres absents du Comité, Prieur de la Marne et Saint-André, alors en mission aux armées, fussent remplacés, l’appui des fédérés brisa toutes les oppositions. Le Comité fut prolongé dans ses pouvoirs le lendemain.

C’est à la demande enfin des fédérés que fut votée la grande mesure de la levée en masse. L’idée fut lancée par un agitateur qui opérait dans la section de l’Unité, Sébastien Lacroix, le 28 juillet : Que l’heure où le tocsin grondait au palais du tyran, où son trône se brisait en éclats, soit celle où le tocsin sonnera, où la générale battra dans toute la République, que les amis de la patrie s’arment, qu’ils forment de nouveaux bataillons, que ceux qui n’auront pas d’armes conduisent les munitions, que les femmes conduisent les vivres ou pétrissent le pain, que le signal du combat soit donné par le chant de la patrie, et huit jours d’enthousiasme peuvent faire plus pour la patrie que huit ans de combat ! L’idée obtint un grand succès. La Commune, après les sections, se l’appropria. Elle demanda, le 5 août, de décréter la mobilisation immédiate de tous les citoyens âgés de 16 à 25 ans. Les fédérés s’ébranlèrent deux jours plus tard, mais Robespierre, instruit du piteux résultat des levées tumultuaires de paysans ordonnées dans les départements voisins de la Vendée, leur fit observer que la levée en masse était inutile : Ce ne sont pas les hommes qui manquent, mais bien les généraux et leur patriotisme. Les fédérés s’obstinèrent. Leur orateur Royer déclara, le 12 août, à la Convention : Il faut enfin donner un grand exemple à la terre, une leçon terrible aux tyrans coalisés. Faites un appel au peuple, que le peuple se lève en masse, lui seul peut anéantir tant d’ennemis ! Cette fois Danton et Robespierre appuyèrent la mesure. Danton fit observer que le recrutement des soldats devait s’accompagner d’une mobilisation économique correspondante. Il demanda que les fédérés fussent eux-mêmes chargés dans leurs cantons de présider à l’inventaire des armes, des subsistances, des munitions en même temps qu’à la réquisition des hommes. Robespierre proposa qu’ils fussent en outre chargés de désigner les patriotes actifs, énergiques et sûrs qui remplaceraient les membres suspects des administrations. Comme le Comité de salut public ne se hâtait pas de faire voter le décret qu’ils avaient réclamé, les fédérés reparurent à la barre, accompagnés cette fois des députés des 48 sections, le 16 août. Le Comité s’inclina et, le 23 août, la Convention vota le célèbre décret rédigé par Barère avec la collaboration de Carnot : Dès ce moment jusqu’à celui où les ennemis auront été chassés du territoire de la République, tous les Français sont en réquisition permanente pour le service des armées. Les jeunes gens iront au combat, les hommes mariés forgeront les armes et transporteront les subsistances, les femmes feront des tentes, des habits et serviront dans les hôpitaux, les vieillards se feront porter sur les places publiques pour exciter le courage des guerriers, prêcher la haine des rois et l’unité de la République. Les maisons nationales seront converties en casernes, les places publiques en ateliers d’armes, le sol des caves sera lessivé pour en extraire le salpêtre, etc. Tous les jeunes gens de 18 à 25 ans non mariés ou veufs sans enfants formeraient la première classe de la réquisition. Ils se réuniraient sans délai au chef-lieu du district et y seraient formés en bataillons sous une bannière portant ces mots : le peuple français debout contre les tyrans !

C’était la première fois dans les temps modernes que toutes les ressources d’une nation en guerre, hommes, aliments, marchandises, étaient mises sous la main du gouvernement. La République, selon le mot de Barère, n’était plus qu’une grande ville assiégée, un vaste camp.

Les événements avaient singulièrement élargi le rôle du Comité de salut public. Il ne pouvait plus se confiner dans la besogne de surveillance qui lui avait d’abord été attribuée. Il gouverne maintenant et même il administre par dessus les ministres qui ne sont plus que des commis, et cela est si vrai qu’il sent lui-même le besoin de se renforcer en faisant appel aux techniciens qui lui manquent. Depuis la démission de Gasparin, il ne comptait plus parmi ses membres aucun militaire de profession. Quand la levée en masse fut votée en principe, il se hâta de rappeler de l’armée du Nord où il était en mission le capitaine du génie Carnot pour l’inviter à prendre la direction des opérations militaires et il offrit la direction des fabrications de guerre à un autre ingénieur ami de Carnot, Prieur de la Côte-d’Or. Carnot et Prieur de la Côte-d’Or furent nommés membres du Comité le 14 août.

Danton aurait voulu faire consacrer en droit une situation de fait en érigeant le Comité de salut public en gouvernement provisoire. Il en fit la proposition le 1er août et demanda qu’on mît à la disposition du Comité 50 millions de fonds secrets. Mais Robespierre fit remarquer qu’en détruisant l’activité des ministres, on ne ferait pas mieux marcher le gouvernement, au contraire ! On le désorganiserait. Hérault de Séchelles montra le lendemain que la motion de Danton était inutile et dangereuse. Si l’on nous fait descendre à des détails administratifs, en nous augmentant, on nous détruit. Le Comité accepta seulement les 50 millions de fonds secrets, à condition qu’il n’en aurait que l’ordonnancement, les fonds restant à la Trésorerie. Il est visible que tout en ménageant Danton, le Comité lui supposait des arrière-pensées. N’étaient-ce pas les amis de Danton et parfois Danton lui-même qui, dans cette crise terrible du mois d’août 1793, lui avaient causé le plus de difficultés ?

Le Comité n’avait déjoué les intrigues des modérés que par l’appui de la Commune et des Jacobins. Il s’était de plus en plus rapproché des éléments révolutionnaires les plus ardents. Parviendrait-il toujours à les contenir ? Avant de trouver une assiette stable, que d’obstacles encore il devra surmonter !

 

 

 



[1] Pour comprendre ce à quoi Robespierre fait allusion, il faut se souvenir que la Convention avait renvoyé l'avant-veille à l'examen du Comité la dénonciation faite par Montant contre Rewbell et Merlin de Thionville qu'il accusait d'avoir livré Mayence à l'ennemi. Robespierre et Couthon étaient convaincus que ces deux représentants étaient coupables. Ils durent intervenir au Comité pour demander qu'on fît contre eux un rapport d'accusation qu'ils ne purent obtenir. Thuriot, qui avait défendu Rewbell et Merlin à la tribune, les protégea au Comité.