LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME TROISIÈME. — LA TERREUR

 

CHAPITRE II. — LES DÉBUTS DU GRAND COMITÉ DE SALUT PUBLIC (juillet 1793).

 

 

Le premier Comité de salut public, le Comité Cambon-Barère-Danton, formé le 6 avril 1793 après la trahison de Dumouriez, était tombé le 10 juillet, sous le poids de ses fautes accumulées. Il avait humilié la République dans des négociations secrètes inutilement tentées auprès des Coalisés — missions de Proli, de Matthews, de Desportes, etc. Il n’avait su ni repousser l’ennemi sur les frontières, ni prévenir l’extension redoutable des révoltes vendéenne et fédéraliste. Il avait toléré les insolences de Custine, il lui avait pardonné ses échecs en Alsace et l’avait nommé, malgré Bouchotte, au commandement de notre principale armée, celle du Nord, qu’il laissa dans une inaction complète. Le Comité n’avait pas su ou voulu réprimer les pillages éhontés des fournisseurs qui trouvaient des protecteurs jusque parmi ses membres. Il n’avait abordé sérieusement ni le problème financier ni celui de la vie chère. La seule mesure un peu efficace qui eût été prise sous sa gestion pour retirer les assignats de la circulation avait été le décret du 7 juin 1793 qui accordait aux acquéreurs de domaines nationaux qui se libéreraient par anticipation une prime de ½ pour cent sur chaque annuité. Le même décret autorisait les receveurs des districts à mettre en vente les créances de l’État sur les acquéreurs. Les créances payées en assignats seraient remplacées par des obligations rapportant un inté-rêt de 5 pour cent et l’espérance était donnée aux porteurs qu’ils pourraient un jour être remboursés en espèces par les acquéreurs dont ils avaient acheté les annuités. Le système était ingénieux, mais il venait trop tard, à un moment où la confiance dans le papier-monnaie et dans le crédit de l’État était déjà fortement ébranlée. La mesure fit rentrer quelques assignats mais dans une proportion beaucoup trop faible pour exercer une action quelconque sur la vie chère qui tous les jours faisait des bonds en avant. Les Enragés, organes du mécontentement populaire, fomentèrent à la fin de juin une violente agitation à l’occasion du vote de la Constitution. Jacques Roux apporta à l’Assemblée une pétition menaçante et des bateaux de savon furent pillés sur les ports de Paris. Le Comité de salut public ne semblait plus capable d’assurer l’ordre dans la capitale. Enfin un obscur complot royaliste où fut mêlé, au début de juillet, le général Arthur Dillon, ami et protégé de Camille Desmoulins, acheva de rendre suspects Danton et Delacroix qui passaient avec raison pour peu sûrs.

Le nouveau Comité, élu le 10 juillet à l’appel nominal, comprenait neuf membres seulement ; Jeanbon Saint-André, Barère, Gasparin, Couthon, Hérault, Thuriot, Prieur de la Marne, Saint-Just et Robert Lindet. Ces hommes avaient reçu le mandat de sauver l’État en prenant les mesures énergiques qu’on avait vainement attendues de leurs prédécesseurs. Pleins de bonne volonté en général, ils étaient loin cependant d’être parfaitement d’accord sur un programme commun. Saint-André, Couthon, Hérault, Prieur de la Marne formaient avec Saint-Just la gauche du Comité. Ils étaient convaincus qu’il fallait gouverner en liaison constante avec les révolutionnaires groupés dans les clubs, faire droit à leurs demandes, nourrir et soulager les sans-culottes des villes en proie à la détresse, réprimer les trahisons, renouveler les états-majors et les administrations, s’appuyer en un mot sur la classe populaire pour mettre fin à l’anarchie, rétablir l’unité de direction et imposer à tous l’obéissance. Ils étaient prêts à faire une politique de classe puisque les riches entraînés derrière les Girondins se détachaient de la Révolution et passaient même au royalisme. Mais certains de leurs collègues, Thuriot, Robert Lindet, Gasparin, s’effrayaient de leur hardiesse et craignaient d’augmenter le mal en rejetant la bourgeoisie tout entière dans l’opposition par une répression trop énergique, comme de désorganiser l’armée en frappant systématiquement les généraux nobles dont ils ne croyaient pas pouvoir se passer en raison de leur compétence. Quant à Barère, génie fertile, il évoluait d’une tendance à l’autre selon les circonstances.

Le manque d’entente entre les membres du Comité se révéla dès les premiers jours. Le 11 juillet se succédèrent des mesures énergiques toutes proposées par les membres qui composaient sa gauche. Saint-André fit rappeler Biron de son commandement en Vendée. Couthon dénonça les députés Birotteau et Chasset qui soufflaient la révolte à Lyon. Il proposa d’ordonner l’arrestation de tous les députés du Rhône et de mettre Birotteau hors la loi. La Convention vota un décret conforme. Le lendemain le Comité, donnant un nouveau gage aux révolutionnaires, ordonna à Custine de se rendre sur-le-champ à Paris pour être interrogé sur la situation de son armée. Mais, le même jour, le Comité subit un échec dans la personne de Bouchotte. La Convention refusait de nommer Dittmann qu’il avait proposé pour succéder à Biron. Elle désignait, sur la proposition de Cambon, Beysser qu’on dut destituer bientôt pour ses compromissions avec les fédéralistes. Chose plus grave, dans cette même séance, Thuriot, se séparant de ses collègues du Comité, faisait rapporter une mesure de rigueur que Chabot avait fait voter pour enjoindre aux administrations départementales de communiquer aux Comités les correspondances qu’elles avaient reçues des membres du côté droit. Ce décret, dit Thuriot, ne peut être qu’un sujet de division, tandis que nous devons rallier tous les esprits. A l’inverse de Couthon, Thuriot, fidèle à la politique temporisatrice de Danton, son ami, ne voulait pas approfondir les responsabilités encourues par les députés girondins.

Ces débuts du grand Comité ne faisaient guère prévoir ce qu’il serait dans la suite. Mais il fut poussé en avant par des nécessités inéluctables. On n’est pas révolutionnaire, disait Lazare Carnot, on le devient. La dictature s’est, en effet, imposée à ces hommes. Ils ne l’ont ni souhaitée ni prévue. La Terreur fut une dictature de détresse, a dit Hippolyte Carnot, et le mot est d’une profonde vérité. Le 13 juillet, Hérault de Séchelles, au nom du Comité, annonce des mauvaises nouvelles. Condé, dépourvu de vivres et de munitions, a probablement été obligé de se rendre. Valenciennes, très menacé, va avoir le même sort. La séance n’était pas terminée qu’on apprenait l’assassinat de Marat par Charlotte Corday.

La descendante du grand Corneille était royaliste au fond du cœur. Elle lisait l’Ami du Roi et le Petit Gautier. Royaliste, mais non pratiquante. Elle ne suivait pas les offices. Elle refusa un prêtre à ses derniers instants. La révolte girondine lui avait paru un acheminement vers le rétablissement de la royauté. Ame romaine, elle fut indignée quand elle constata, au cours d’une revue de la garde nationale, que les Caennais refusaient de s’enrôler dans l’armée de Wimpfen. Elle résolut de donner une leçon à ces lâches en allant frapper celui des Montagnards qui passait pour le plus hostile à la propriété, celui que les Girondins dénonçaient depuis des mois comme un anarchiste et un buveur de sang. J’ai tué un homme, disait-elle à ses juges, pour en sauver cent mille.

 

Charlotte était bien convaincue qu’elle avait frappé à mort l’anarchie, c’est-à-dire le parti montagnard. Elle lui donna de nouvelles forces.

Le soir même, à la Convention, Chabot présenta l’assassinat de l’Ami du peuple comme le résultat d’un complot royaliste et girondin qui devait éclater le lendemain, jour anniversaire du 14 juillet. Il fit voter l’arrestation de Depéret que Charlotte avait visité avant son crime. Couthon exprima sa conviction que les royalistes et les Girondins complotaient la dissolution de la Convention et la délivrance du jeune dauphin pour en faire un roi. Il demanda l’arrestation des députés du Calvados et la traduction au tribunal révolutionnaire des députés girondins déjà arrêtés. Ceux-ci paieraient pour Marat. Mais, cette fois encore, le Comité de salut public révéla ses divisions. Le même Thuriot, qui, la veille, avait étendu sa protection sur les députés compromis par leurs correspondances, s’opposa à l’arrestation des députés du Calvados et fut soutenu par Delacroix. La Convention vota l’arrestation du seul Fauchet, mais elle n’allait pas tarder à être entraînée plus loin dans la voie de la répression.

Marat était très populaire dans le menu peuple sur les souffrances duquel il s’était penché avec une tendresse rude, mais sincère. Sa mort violente provoqua une émotion profonde. Les Jacobins, par la voix de Bentabole, demandèrent les honneurs du Panthéon pour ce martyr de la liberté. Robespierre eut beaucoup de peine à faire écarter la proposition sous le prétexte qu’il fallait d’abord venger la victime. La Convention assista en corps aux funérailles le 16 juillet. L’Ami du peuple fut enterré dans le jardin des Tuileries, dans une grotte artificielle décorée de peupliers. Son cœur fut suspendu aux voûtes du club des Cordeliers. Pendant plusieurs semaines les sections parisiennes et la plupart des villes de province célébrèrent en son honneur des fêtes funèbres terminées par des appels à la vengeance. Son buste alla rejoindre ceux de Le Pelletier et de Chalier sur les murs des clubs et des locaux républicains.

Le sang appelle le sang. Le supplice de Chalier, le meurtre de Marat survenus à trois jours d’intervalle fournirent un argument redoutable à tous ceux qui réclamaient déjà des mesures terroristes pour comprimer la contre-Révolution alliée de l’ennemi. Il fallait venger les victimes, préserver la vie des chefs patriotes menacés par le poignard des aristocrates, en finir avec la faiblesse et les ménagements !

Les meneurs populaires, Leclerc, Jacques Roux, Varlet, se disputent la succession de Marat qui, de son vivant, avait dénoncé leurs exagérations contre-révolutionnaires. Jacques Roux se hâte de faire paraître, dès le 16 juillet, une suite au journal de Marat qu’il intitule hardiment le Publiciste de la République française par l’ombre de Marat l’Ami du peuple. Le jeune Leclerc se pique d’émulation. Il lance, le 20 juillet, l’Ami du peuple, dont le titre était emprunté au premier journal de Marat.

Les Enragés, qui, jusque-là, n’avaient pas eu d’organes à eux, en possèdent deux maintenant. Leclerc s’empresse de dénoncer l’aristocratie marchande. La cherté des vivres est pour lui le résultat d’un complot des riches. Il dénonce les voleurs publics jouissant sous la protection de la loi du fruit de leurs rapines et il s’étonne que le peuple patient et bon ne tombe pas sur cette poignée d’assassins (23 juillet). Il réclame la peine de mort contre les accapareurs de denrées. Jacques Roux l’imite bientôt et, ce qui était plus grave, Hébert, à son tour, pour soutenir la popularité de son Père Duchesne menacé d’une concurrence dangereuse, conteste à ses rivaux le titre dont ils s’étaient parés d’héritiers de l’Ami du peuple. S’il faut un successeur à Marat, s’écrie-t-il aux Jacobins le 20 juillet, s’il faut une seconde victime, elle est toute prête et bien résignée, c’est moi ! Sans désarmer son hostilité personnelle contre les chefs des Enragés, il leur emprunte peu à peu leur programme. Il demande, dans son n° 267, que les suspects soient enfermés partout dans les églises et que la République, pour nourrir les villes, s’empare de la moisson en indemnisant les cultivateurs, que le blé, le vin, toutes les denrées soient partagées entre les départements au prorata de la population.

Ces excitations, qui faillirent provoquer une insurrection des sections parisiennes, tombaient sur un terrain propice. La disette, à cette fin de juillet, se faisait plus aiguë. Les départements révoltés de Bretagne et de Normandie avaient interrompu leurs expéditions vers la capitale. Les queues avaient recommencé aux portes des boulangers dès la pointe du jour. Il y avait des tumultes dans les marchés. La situation était si sérieuse que les deux Comités de salut public et de sûreté générale se réunirent dans la nuit du 20 au 21 juillet pour prendre des mesures d’urgence.

Le Comité de salut public menaçait d’être débordé. Billaud-Varenne et Collot d’Herbois faisaient voter à toute vitesse le fameux décret du 27 juillet sur la répression de l’accaparement.

Était défini accaparement le fait par des marchands de dérober à la circulation des marchandises ou denrées de première nécessité, sans les mettre en vente journellement et publiquement, le fait, par de simples particuliers, de faire ou de laisser périr volontairement des denrées et marchandises de première nécessité. Tous les détenteurs de ces denrées étaient tenus d’en faire la déclaration sous 8 jours à la mairie. Les municipalités étaient autorisées à nommer des commissaires aux accaparements, appointés sur le produit des ventes et confiscations. Ils vérifieraient les déclarations, veilleraient à ce que les marchands mettent en vente les denrées par petits lots et à tout venant. En cas de refus, ils procéderaient eux-mêmes à la vente et en remettraient le produit aux commerçants. Seraient punis de mort les commerçants qui ne feraient pas de déclarations ou qui en feraient de fautives et les fonctionnaires qui prévariqueraient dans l’application de la loi. Les dénonciateurs seraient récompensés par le tiers des confiscations. Enfin les jugements rendus par les tribunaux criminels sur les délits prévus dans la loi ne seraient pas sujets à l’appel.

 

Désormais toutes les denrées de première nécessité sont sous la main des autorités. Le secret du commerce n’existe plus. Caves, greniers, entrepôts vont recevoir la visite du commissaire aux accaparements qui a le droit de se faire communiquer les factures. Un grand pas est fait vers le système des Enragés.

Qu’une loi aussi importante ait pu être proposée, discutée et votée sans que le Comité de salut public ait été consulté, sans qu’il ait été invité à formuler son avis, cela montre bien qu’il était loin d’avoir affermi son autorité sur l’Assemblée.

Le Comité se heurtait à une sourde opposition parlementaire. Il avait rappelé, le 19 juillet, de nombreux représentants tièdes ou douteux, Courtois, soupçonné de spéculations sur les fournitures aux armées, Lesage-Senault et Duhem qui étaient en conflit avec le club de Lille, Goupilleau de Fontenay qui s’était montré hostile aux généraux sans-culottes envoyés à l’armée de Vendée. Le lendemain, Rühl, un modéré, ami de Danton, dénonça les commissaires du Conseil exécutif qui, à l’en croire, entravaient l’œuvre des représentants en mission, coûtaient très cher et ne rendaient aucun service. Un autre dantoniste, Baudot, appuya la motion de Rühl qui avait tout l’air d’une réplique au rappel des représentants ordonné la veille par le Comité de salut public. Billaud-Varenne défendit les commissaires de Bouchotte et la motion fut renvoyée au Comité. Mais Rühl ne se tint pas pour satisfait. Il exigea que le Comité communiquât à la Convention la liste de ses agents à l’étranger avec des renseignements sur chacun d’eux. La motion fut votée avec un amendement de Taillefer et de Cambon qui ordonna au Comité de fournir en outre et dans les 24 heures des renseignements sur les commissaires du Conseil exécutif.

Apprenant que Custine, laissé en liberté depuis son rappel à Paris, avait été l’objet de manifestations de sympathie de la part des habitués des tripots du Palais-Royal, le Comité l’avait fait arrêter dans la nuit du 21 au 22 juillet et il avait en outre destitué le même jour son principal lieutenant, Lamorlière, qui commandait par intérim l’armée du Nord. Ces deux mesures furent l’occasion d’un nouveau débat à la Convention. Danton, cette fois, intervint en personne. Il feignit d’applaudir à l’arrestation de Custine, mais il ajouta : Je demande que le ministre de la Guerre et le Comité de salut public rendent compte de ce qui peut être à la charge de ce général afin que la Convention prononce. Devars voulait que le Comité fît son rapport séance tenante, mais Drouet fit admettre qu’aucun délai ne serait fixé.

La destitution de Lamorlière et l’arrestation de Custine avaient soulevé au Comité même la vive opposition de Gasparin, le seul des neuf membres qui fût militaire et qui assurait en cette qualité la direction des armées. Gasparin ne parut pas à la séance du Comité du 23 juillet et donna sa démission le lendemain en prétextant des raisons de santé. Quand Custine, quelques jours plus tard, le 27 juillet, demanda à la Convention à connaître les motifs de son arrestation, Thuriot, qui pensait comme Gasparin, proposa de renvoyer sa lettre au Comité militaire et non au Comité de salut public et il fallut que Robespierre montât à la tribune pour empêcher que celui-ci fût dessaisi.

Divisé, affaibli par la démission de Gasparin et par l’opposition ouverte de Thuriot, le Comité de salut public allait succomber à bref délai si un puissant renfort ne venait à son secours.

Il subit un nouvel assaut le 24 juillet. Les troupes républicaines opérant contre les Vendéens avaient été battues à Vihiers le 18 juillet et refoulées au nord de la Loire. Un membre de l’ancien Comité, Bréard, exploitant cet échec, demanda que le Comité rendît compte le lendemain de l’état de la Vendée et de la conduite de Bouchotte et de ses commissaires qui désorganisaient tout. Sergent ajouta que le Comité devrait rendre compte aussi de la destitution de Biron et de la nomination de Rossignol, un homme qu’on dit sans talents et sans probité. La Convention vota ces deux motions menaçantes. On lut ensuite une lettre des représentants à l’armée du Nord, Duhem et Lesage-Senault, qui annonçaient qu’ils venaient de destituer et d’arrêter le général républicain Lavalette et son aide de camp Dufresse, qui avaient été les principaux artisans de la destitution de Lamorlière. Les représentants, que le Comité avait déjà rappelés, vengeaient Lamorlière par ce coup d’éclat.

Mais, cette fois, le Comité trouva un défenseur. Robespierre rappela que Lavalette, au moment de la trahison de Dumouriez, avait empêché Miaczynski de livrer Lille aux Autrichiens. Son ennemi Lamorlière était considéré comme un traître par les républicains du Nord. Il avait désobéi aux ordres de Bouchotte, il avait voulu dégarnir Lille de ses canons. Robespierre réclamait la mise en liberté de Lavalette et Dufresse et le retour immédiat dans la Convention des représentants qui les avaient frappés. Il ne trouva pas de contradicteur et l’affaire fut renvoyée au Comité.

La lutte continua deux jours encore. Le 25 juillet, Cambon somma Barère de s’expliquer sur la Vendée, de dire la vérité tout entière. Dartigoyte fit une charge contre Bouchotte que Barère n’osa pas défendre. Il fut décidé que l’élection du successeur de Bouchotte aurait lieu le lendemain. Puis l’Assemblée porta Danton à sa prési-dence et nomma Dartigoyte secrétaire.

Mais Robespierre, une fois encore, refoula l’adversaire. Dès la veille, il avait dénoncé aux Jacobins l’intrigue menée contre Lavalette et contre Bouchotte, et fait l’éloge du Comité de salut public qu’il ne fallait pas mener en lisière, car on doit supposer qu’il est composé d’hommes d’esprit et de politiques, il sait jusqu’à un certain point comment il doit en user et l’on devrait bien s’en rapporter à lui un peu davantage.

Le lendemain, les clubs, sans doute ébranlés par Robespierre, se présentèrent à la barre de la Convention. Les Cordeliers réclamèrent le maintien de Bouchotte, car c’est lui qui est parvenu à sans-culottiser l’armée. Bouchotte vient de déjouer l’affreux plan de contre-Révolution ourdi par le perfide Custine. Sa probité et son patriotisme sont hors de doute. Les hommes révolutionnaires du 10 août répétèrent l’éloge de Bouchotte et reprochèrent à la Montagne de garder un silence pour ainsi dire glacé dans le plus fort de la tempête qui bat la République. Alors Robespierre chargea à son tour. Ceux qui demandaient le remplacement de Bouchotte étaient trompés par des hommes qui voudraient voir au ministère de la Guerre une de leurs créatures, pour trouver un nouveau Beurnonville qui ne manquerait pas de trouver de nouveaux Dumouriez. Or, c’était Danton qui avait fait nommer Beurnonville en remplacement de Pache. Danton ne souffla mot, ni personne. La Convention rapporta sans débat son décret de la veille par lequel elle avait décidé d’élire un successeur à Bouchotte. La partie était gagnée. Barère n’éprouva pas de contradiction quand il présenta son rapport sur la Vendée. L’opposition s’était volatilisée.

Le soir même, le Comité de salut public invitait Robespierre à participer à ses travaux. Si on en croit Barère, Couthon aurait pris l’initiative de faire appeler Robespierre. Celui-ci dira quelques jours plus tard qu’il avait accepté contre son inclination.

L’avènement de Robespierre au pouvoir ouvre une ère nouvelle. Ce qu’il apporte au Comité, ce n’est pas seulement ses rares qualités personnelles, son sang-froid et son courage, sa clairvoyance aiguë, son éloquence redoutable, ses remarquables facultés d’organisation, son désintéressement total, c’est plus et mieux encore. Robespierre est, depuis la Constituante, le révolutionnaire le plus populaire dans la classe des artisans et des petites gens dont il possède la confiance entière. Il est le chef incontesté de la sans-culotterie, surtout depuis la mort de Marat. Il n’entre pas seul au Comité. Il a derrière lui la plupart des militants, tous ceux qui forment le noyau résistant des clubs, tous ceux qui ont lié leur sort irrévocablement à la Révolution, tous ceux qui n’ont pas d’autre alternative que de vaincre ou de mourir.

Le maintien de Bouchotte signifiait qu’on continuerait à républicaniser les états-majors. L’entrée de Robespierre, son protecteur, au gouvernement, signifiait que dans toutes les parties de l’administration, civile ou militaire, les sans-culottes seraient soutenus et leurs adversaires réduits au silence ; que les dirigeants de la République ne ruseraient plus avec le peuple ; qu’ils écouteraient ses plaintes, se pencheraient sur ses misères, l’associeraient à leur effort pour sauver la patrie.

C’est une politique à la fois nationale et démocratique que Robespierre va inaugurer. Et, pour son coup d’essai, il va avoir à lutter, à Paris même, contre les extrémistes de gauche alliés aux extrémistes de droite et il leur livrera bataille au milieu d’une disette accrue, quand des frontières les nouvelles désastreuses s’accumulaient. Qu’il n’ait pas désespéré, qu’il ait accepté le pouvoir dans un tel moment, qu’il ait porté sans faiblir un fardeau si écrasant et qu’il ait réussi à sortir la République de l’abîme, cela devrait suffire à sa renommée.