DANTON ET LA PAIX

 

CHAPITRE VII. — LE COMPLOT DE L'ÉTRANGER.

 

 

Danton s'absente de Paris pendant six semaines environ, du 12 octobre au 21 novembre. Était-il las et découragé, comme le disent ses admirateurs ? C'est possible, mais il songeait surtout à sa sûreté personnelle. Il se savait dénoncé et suspect. Il voulait rassurer le Comité de Salut public sur la pureté de ses intentions. Le grand assaut du 25 septembre contre le Comité avait été conduit par ses amis. En se réfugiant à Arcis-sur-Aube, il désavouait toute solidarité avec l'opposition.

Mais Danton et les siens avaient plus d'un tour dans leur sac. Avant même qu'il partît pour Arcis, ses amis Dufourny et Fabre d'Églantine s'avisèrent d'une manœuvre habile qui avait pour but de séparer le Comité de Salut public du parti hébertiste, en semant entre eux la discorde et les défiances. Dénoncés comme défaitistes par les Hébertistes, ils répliquèrent que leurs dénonciateurs étaient des agents de l'étranger, des agents de l'ennemi. La manœuvre faillit réussir.

Parmi les Hébertistes, figuraient de nombreux sujets ennemis qui se faisaient passer pour des réfugiés politiques et même pour des martyrs de la liberté, victimes des tyrans et des aristocrates. Anacharsis Clootz, l'orateur du genre humain, qui poussait plus que tout autre à la guerre à outrance, était sujet prussien. Le Batave, son journal, avait, parmi ses bailleurs de fonds, le banquier hollandais De Rock, familier d'Hébert. Un sujet anglais du nom de Stanley, grand partisan des mesures extrêmes, était membre du Comité révolutionnaire de la section de Mutins Scévola. Ce cas n'était pas isolé. Il y avait de nombreux sujets ennemis dans les comités révolutionnaires qui étaient chargés de surveiller les suspects, et en premier lieu les étrangers. Pio, qui avait dénoncé Lebrun, était sujet napolitain. Chabot, qui marchait en ce temps-là avec les Hébertistes, était très intime avec deux sujets autrichiens, Junius et Emmanuel Frey, dont il finira par épouser la sœur[1]. Les Frey, dont le vrai nom était Dobruska, avaient quitté Vienne après la déclaration de guerre. Ils recevaient fréquemment des lettres de change venues de l'étranger, et on ne leur connaissait pas de ressources avouées. D'autre part, Hérault de Séchelles, qui dirigeait la politique étrangère au Comité de Salut public, prêtait le flanc à de faciles attaques par ses relations intimes avec le banquier belge Proli, qui, après l'échec de ses négociations avec l'Autriche au mois d'avril, était devenu un des bras droits d'Hébert et poussait maintenant avec son ami Desfieux aux mesures les plus exagérées. Hérault avait ramené de sa mission de Savoie la brune Adèle de Bellegarde, femme d'un colonel au service de la Sardaigne. Il en avait fait sa maîtresse. Par là il était vulnérable. Rien de phis aisé que d'insinuer que ce ci-devant entretenait avec l'ennemi des correspondances occultes par le moyen de Proli et par le moyen de sa maîtresse.

Le lendemain même du jour où la politique d'Hérault avait triomphé devant la Convention, les amis de Danton se partagèrent les rôles. Ils décidèrent de tourner contre leurs adversaires la loi des suspects et la loi sur les étrangers qui venaient d'être votées. Dufourny, qui présidait le département de Paris, lança un mandat d'arrêt, à la fin de septembre, contre Proli et, du même coup, il fit arrêter le Jacobin Desfieux, son inséparable[2]. De son côté, Fabre d'Églantine s'efforçait de ruiner Hérault de Séchelles, leur protecteur, dans l'esprit de Robespierre et de Saint-Just. Dans une dénonciation secrète qu'il portait contre lui et contre Chabot, il réveillait les défiances de l'Incorruptible contre la propagande. Il lui montrait Hérault en train de brouiller les choses en Suisse au moyen des agents secrets qu'il entretenait dans ce pays pour y provoquer la révolution.. Il évoquait les inquiétudes des Suisses, qui pourraient bien passer à la coalition si on ne les rassurait pas au plus vite en rappelant les agents d'Hérault et en désavouant celui-ci. Puis Fabre jetait le soupçon sur les mesures révolutionnaires réclamées par les Hébertistes, sous prétexte de défense nationale. Il prétendait qu'elles leur étaient inspirées par les agents de l'étranger qu'ils comptaient dans leurs rangs et qu'elles n'avaient pour but que de dépopulariser la Révolution dans l'esprit du peuple en la rendant odieuse.

Les agents de l'étranger, qui entouraient Hérault et Chabot, ne voulaient, par leurs surenchères démagogiques, que tout désorganiser, provoquer le désordre et amener la contre-révolution par l'anarchie[3].

En un mot, Fabre et Dufourny visaient, par cette manœuvre adroite, à rejeter sur les partisans de la guerre à- outrance le grief d'antipatriotisme et de défaitisme qui pesait uniquement jusque-là sur eux-mêmes, car eux seuls s'étaient révélés comme les partisans des négociations et de la paix. Ils étaient, l'un et l'autre, trop liés avec Danton pour qu'on puisse croire qu'ils aient agi à son insu. Quand il quitta Paris, le 12 octobre, le mouvement tournant esquissé contre les Hébertistes donnait déjà ses premiers résultats. Proli, Desfieux, Maillard, Louis Comte, Rutledge, tous les hommes d'action du parti extrême venaient d'être mis en état d'arrestation.

Il n'avait pas été difficile à Fabre d'exciter les préventions de Robespierre contre Hérault de Séchelles. Hérault avait été Feuillant ; il s'était converti brusquement au brissotisme et avait poussé plus que quiconque à la déclaration de guerre, que Robespierre aurait voulu éviter. Il s'était moqué de Robespierre aux Jacobins quand celui-ci, au printemps de 1792, avait essayé de faire tomber la mode des bonnets rouges. Puis Hérault était noble. Il était riche. Il menait une vie prodigue et dissipée. Ses liaisons étaient équivoques. Robespierre, qui avait une excellente mémoire, n'avait pas oublié que parmi les chefs hébertistes qui poussaient maintenant de toutes leurs forces à la lutte sans merci contre l'Europe, il y en avait comme Proli, comme Desfieux, comme Dubuisson, comme Clootz lui-même, qui avaient applaudi aux pourparlers engagés avec la Prusse après Valmy, qui avaient longtemps défendu Dumouriez contre les justes défiances de Marat, qui avaient conseillé la paix après sa trahison et qui avaient été directement mêlés aux pourparlers que Danton engagea alors avec l'ennemi pour l'obtenir. Robespierre pouvait se demander si la conversion de ces défaitistes d'hier était bien sincère. Il savait que plusieurs étaient des hommes d'argent, que d'autres étaient des sujets ennemis. Il fut d'autant plus facilement la dupe de Fabre d'Églantine qu'il avait eu avec lui et avec Danton les meilleures relations, au temps de la Constituante, quand ils menaient ensemble la dure lutte contre La Fayette et contre les Feuillants. Récemment encore Fabre d'Églantine l'avait secondé pour faire voter les lois de répression contre les sujets ennemis. Robespierre crut à la bonne foi patriotique de Fabre et de Dufourny. Ce n'est que plus tard qu'il s'apercevra que leurs dénonciations contre les Hébertistes n'étaient qu'une manœuvre de parti.

On assiste donc, au début d'octobre, juste au moment du départ de Danton, à une orientation nouvelle de la politique extérieure du Comité de Salut public. L'ondoyant Barère quitte les bannières d'Hérault pour se ranger sous celles de Robespierre. Hérault perd toute influence. Il sera bientôt suspect. Pour commencer, ses agents employés à la propagande sont rappelés les uns après les autres.

Dès le 7 octobre, le ministre des Affaires étrangères, Deforgues, écrivait à notre. ambassadeur en Suisse, Barthélemy, pour le mettre en garde contre les rapports qu'avait pu lui faire Dubuisson, qui venait de rentrer d'une mission que Hérault lui avait confiée au delà du Jura. Le citoyen Dubuisson, disait le ministre, m'a fait part d'une lettre que vous lui avez écrite. J'en prends occasion de vous prier de n'entretenir aucune correspondance avec les agents particuliers, à moins que vous n'y soyez expressément autorisé et que l'on ne vous ait informé du degré de confiance qu'on peut avoir en eux[4]. Et comme si cet avertissement, pourtant très clair, ne suffisait pas, un chef de bureau du ministre, Colchen, le renouvela le 16 brumaire (6 novembre) : La personne à laquelle le ministre vous a recommandé de ne pas répondre (c'est-à-dire Dubuisson) lui a fait voir une lettre qui vous était destinée. Le ministre me charge dé vous renouveler sa recommandation et de vous avertir de vous défier d'une foule d'intrigants qui, sous le masque du patriotisme, de l'intérêt pour la chose publique et pour vous-même, travaillent à tout gâter, n'agissent que pour leur compte et cherchent à supplanter ceux qui les gênent[5].

Vers le même temps, Catus, envoyé à Mulhouse par Hérault pour révolutionner cette petite cité manufacturière, recevait contre-ordre et était bientôt rappelé. Nul doute que ce rappel n'ait été décidé à la suite d'une délibération du Comité de Salut public où Hérault fut mis en minorité. On lit en effet, dans le discours que Robespierre, prononcera le 27 brumaire, i8 novembre, les phrases suivantes : Afin que vous puissiez apprécier encore mieux la foi anglaise et autrichienne, nous vous apprendrons qu'il y a plus d'un mois il avait été fait, au Comité de Salut public, une proposition qui offrait à la France un avantage infiniment précieux dans les circonstances où nous étions ; pour l'obtenir, il ne s'agissait que de faire une invasion dans un petit État enclavé dans notre territoire et allié de la Suisse ; mais cette proposition était injuste et contraire à la foi des traités ; nous la rejetâmes avec indignation. Si on songe que Catus avait été envoyé à Mulhouse par Hérault et que les instructions que lui avait fait remettre celui-ci, le 18 août 1793[6], lui prescrivaient de préparer la réunion, il n'est pas douteux qu'une réaction s'était produite au Comité, au début d'octobre, à la suite de la campagne de Fabre d'Églantine. Robespierre et ses amis, qui avaient sans doute ignoré les premières instructions remises à Catus[7], furent assez forts pour le faire rappeler. Hérault fut désavoué. Il ne fallait pas alarmer les Suisses.

La même prudence dictait désormais nos rapports avec les Etats-Unis.

Notre représentant en Amérique, Genêt, qui avait déplu à Washington par ses allures séditieuses, par ses liaisons avec les chefs de l'opposition, par sa prétention de délivrer des lettres de marque aux corsaires français qu'il voulait armer dans les ports américains, Genêt fut désavoué, les lettres de marque qu'il avait délivrées annulées et, le ri octobre, le Comité donna l'ordre de le mettre en arrestation[8].

Le mot d'ordre était maintenant de rassurer les neutres, :et cela se comprend. Robespierre et le Comité préparaient d'immenses achats de denrées et de matières premières pour équiper la première réquisition qu'on venait d'enrôler, nourrir les armées renforcées, les villes constamment menacées de la famine, fabriquer le matériel et les munitions dans des proportions jusque-là inconnues, Pour mener à bien l'œuvre du ravitaillement et de l'approvisionnement, l'amitié de la Suisse et des États-Unis était chose absolument indispensable. Tous les autres marchés, ou à peu près, nous étaient fermés. La prudence de la diplomatie de Robespierre n'était pas dictée par un renoncement, par l'espoir d'arriver à la paix en employant les neutres comme intermédiaires. Bien au contraire ! Robespierre n'était si sage que pour mieux continuer la guerre, que pour préparer plus sûrement la victoire que les folies du propagandisme menaçaient de compromettre.

Dans le même esprit, le Comité songeait à se procurer des alliés parmi les neutres. Le jour même où il avait donné l'ordre d'arrêter Genêt, il avait jeté les bases de pourparlers à engager avec la Turquie en vue de la conclusion d'un traité d'alliance.

Cette politique n'était nouvelle que par ses moyens. Elle ne l'était pas dans ses fins. C'était toujours le programme du 24 septembre. Mais c'était tout le contraire de la politique qu'avait pratiquée Danton sous le premier Comité. On ne négociait pas dans le but de mendier la paix. On négociait pour intensifier la guerre et pour en assurer le succès.

Les cinq bases posées le 24 septembre n'étaient pas répudiées. On se bornait à les élargir. Deforgues définissait à merveille le but poursuivi dans cette dépêche qu'il adressait à Barthélemy le 18 octobre : La République française ne veut point composer avec ses ennemis. Forte de sa propre puissance, elle prétend les réduire à demander la paix ou les écraser... Dans cet état de choses, il ne peut pas être question d'entrer en négociation avec aucune des puissances liguées contre la France. Mais on doit prévoir le moment où quelques-unes de ces puissances, soit par insuffisance de moyens, soit par lassitude ou opposition de vues et d'intérêts, chercheraient à se détacher de la ligue. Ce moment ne paraît pas éloigné. En tout cas, il est possible de l'accélérer, soit en répandant des germes de division entre les puissances coalisées, soit en développement ceux qui existent déjà entre elles.

Si on faisait entrevoir à telle puissance la possibilité de la dédommager de ses pertes, à telle autre celle de s'agrandir aux dépens de l'un de ses alliés ; si l'on faisait concevoir à toutes les espérances ou les craintes les plus propres à les saisir ou à les rappeler effectivement à leurs vrais intérêts, il est vraisemblable qu'on parviendrait bientôt à les désunir... Pour parvenir à ce but, il s'agirait de se ménager des relations avec les ministres et les autres personnes en crédit dans les différentes Cours. On enverrait vers eux non des négociateurs, — il ne peut être question encore de négocier, — non des Français, ils ne trouveraient accès nulle part, mais des étrangers dont le dévouement à la République française serait bien constaté. Ces citoyens recevraient leur mission des ministres de la République en pays étranger. Leur objet serait de s'assurer par tous les moyens qu'ils jugeraient convenables des véritables dispositions des gouvernements, soit à notre égard, soit à l'égard des puissances coalisées, de chercher à pénétrer leurs vues et de faire les ouvertures propres à ralentir, d'une part l'effet des mesures hostiles dont nous serions l'objet et, de l'autre, à provoquer des sujets de défiance entre les puissances liguées et à faire croiser leurs intérêts... Enfin ces agents, qui n'agiraient qu'en leur propre nom, sans mandats... recevraient les propositions ou insinuations qui leur seraient faites et en rendraient compte aux ministres qui m'en transmettraient le résultat...

C'était très clair. La République n'aurait de diplomatie officielle que dans les pays neutres, mais elle organiserait, à l'aide d'agents étrangers sans caractère, une vaste agence d'espionnage et de propagande dans les pays ennemis.

II apparut sans doute au Comité de Salut public qu'Hérault de Séchelles, diminué par les désaveux successifs qui venaient de lui être infligés dans l'affaire de Mulhouse et dans l'affaire Genêt, rendu suspect par les dénonciations secrètes de Fabre d'Églantine, n'était plus l'homme qualifié pour diriger le nouveau cours. On l'éloigna en douceur en lui confiant, le 23 octobre, une mission en Alsace. Robespierre prit sa succession aux côtés de Barère. On redoutait tellement ses écarts que Colchen fut chargé de mettre en garde Barthélemy pour le cas où Hérault chercherait à le voir sur la frontière. Le 16 brumaire, 6 novembre, Barthélemy fut donc prévenu qu'Hérault, qui était à Huningue, avait appelé auprès de lui l'agent Darbelet, qui était revenu à Paris et dont l'exagération vous a souvent déplu. Il faut espérer que le citoyen Hérault saura distinguer en lui ce qui appartient à son patriotisme de ce qui est le produit d'une imagination exaltée. Les temps de la propagande étaient bien finis !

Quelques jours plus tard, Hérault eut une entrevue sur la frontière avec Barthélemy. Il n'avait pas encore renoncé à son idée d'annexer Mulhouse. Il dit à Barthélemy que le corps helvétique ne prenait aucun intérêt à cette petite république. L'ambassadeur, dûment stylé par le Comité de Salut public, le détrompa. Il essaya de lui démontrer que les cantons protestants, qui étaient les plus riches de la Confédération, devaient être ménagés. Il lui déclara que ce serait commettre une grande faute que de réunir Mulhouse par la force, car. cette violence rejetterait la Suisse vers les coalisés. Il lui fit valoir enfin que la réunion serait suivie de l'émigration des capitalistes mulhousiens en Suisse. Il valait mieux temporiser jusqu'à la paix[9].

Cette conversation fut rapportée par Barthélemy au Comité de Salut public. Elle acheva de rendre Hérault plus suspect encore, car Hérault n'ignorait pas que ses collègues du Comité étaient hostiles à la réunion. Il devait payer cher ses imprudences.

A son arrivée à Belfort, au début de sa mission, le 14 brumaire, Hérault avait essayé de communiquer avec ses deux collègues Saint-Just et Lebas, qui venaient d'être envoyés à Strasbourg. Il leur avait demandé de lui faire connaître leurs principales intentions, afin de lier ensemble la correspondance des deux armées et la défense générale des deux départements [du Rhin]. Saint-Just et Lebas ne lui firent même pas l'honneur d'une réponse. Sur la lettre même où Lebas exprimait à Robespierre sa surprise extrême de la lettre d'Hérault, Saint-Just écrivit ce post-scriptum méprisant : La confiance n'a plus de prix lorsqu'on la partage avec des hommes corrompus[10]. Quand Hérault rentrera d'Alsace, ses collègues du Comité refuseront de délibérer en sa présence et lui feront écrire, par la plume de Robespierre, la lettre la plus dure pour l'inviter à ne plus paraître à leurs séances. Hérault périra avec la faction de l'étranger, qu'on composera pêle-mêle de ses amis et de ses ennemis.

En attendant, Dufourny et Fabre d'Églantine purent s'applaudir du succès de leur astucieux mouvement tournant. En portant secrètement contre leurs adversaires politiques l'accusation d'intelligences avec l'ennemi, ils avaient fait diversion à l'accusation de défaitisme que ceux-ci avaient précédemment lancée contre eux-mêmes. Le Comité, épousant leurs défiances, frappait les Hébertistes depuis le début d'octobre, et il éliminait Hérault, qui représentait leur politique de propagande et de conquêtes.

Hébert, subitement assagi, désavoua la propagande. Le 16 brumaire, aux Jacobins, il reprocha au rédacteur du Journal de la Montagne, Charles Laveaux, d'avoir élevé des nuages dans sa feuille sur la bonne foi des Suisses. Il fit l'éloge de leur neutralité. Par cette palinodie, il voulait évidemment regagner les bonnes grâces de Robespierre et du Comité. Alors Fabre d'Églantine, qui n'entendait pas laisser à Hébert le mérite de son initiative, se mit à renchérir sur sa subite sagesse. On a voulu faire perdre à la France, dit-il, l'ouverture de 70 lieues de terrain qui nous restent du côté de cette frontière. Hébert allait-il se laisser dépasser ? Il reprit la parole pour proposer d'adresser aux Suisses une proclamation pour leur promettre, au nom des Jacobins, amitié et fraternité. Charles Laveaux s'excusa en rejetant la faute commise sur les intermédiaires qui l'avaient trompé : J'ai écrit d'après les extraits donnés par les agents du gouvernement. Ces agents, c'étaient ceux d'Hérault. L'excuse frappait les Hébertistes. Alors Chaumette, à son tour, dénonça notre représentant à Genève, l'ex-abbé Soulavie, comme un boutefeu qui nous brouillerait avec les habitants. Un Jacobin inconnu dénonça aussi les exagérations de Genêt en Amérique. C'était à qui désavouerait la propagande et prêcherait la modération !

Les palinodies des Hébertistes firent croire aux Dantonistes qu'ils avaient cause gagnée. Ils s'imaginèrent qu'ils pouvaient désormais reprendre sans danger leur programme pacifiste, qu'ils avaient laissé de côté depuis le départ de leur chef. Ils suggérèrent à l'oreille, dans les groupes, qu'il était facile de gagner les États-Unis, de s'en faire des amis, des alliés ou tout au moins des médiateurs auprès des coalisés, si on leur cédait nos colonies des Antilles ou si seulement on leur accordait, dans ces colonies, la liberté entière du commerce. Mais le Comité de Salut public, si persuadé qu'il fût de l'immense utilité de gagner l'amitié des États-Unis, n'entendait pas lui sacrifier une partie intégrante de notre domaine colonial, pas plus que les intérêts de notre commerce maritime, qui reposait en ce temps-là sur les produits des Antilles. Il fit paraître, sous la signature de son commis Ducher, dans le Moniteur du 8 brumaire, 29 octobre 1793, une ferme protestation contre les bruits qui couraient. La République ne céderait aucune colonie et n'abandonnerait pas les intérêts de son commerce. Dans un nouvel article, paru le 28 brumaire, dans la même feuille, Ducher soutint que la neutralité des États-Unis nous était plus avantageuse que ne le serait leur alliance. Pitt voit avec peine, disait-il, que la neutralité des Américains est plus avantageuse aux Français que leur intervention dans la guerre actuelle. Par cette neutralité, les colonies françaises seront approvisionnées, les grains et les provisions navales abonderont en France. Il n'y a point de puissances maritimes dont la neutralité soit autant utile à notre commerce et autant funeste à nos ennemis. Les États-Unis n'ont point de marine militaire à joindre à la nôtre ; leurs corsaires ôteraient moins au commerce des Anglais que leur neutralité ne donne à celui des Français. Robespierre se souviendra, quelques mois plus tard, de l'imprudente campagne menée sous main par les Dantonistes pour livrer nos colonies aux Américains. On lit cette phrase dans les notes fameuses qu'il remit à Saint-Just : Danton m'a dit un jour : Il est fâcheux que l'on ne puisse pas proposer de céder nos colonies aux Américains ; ce serait un moyen de faire alliance avec eux[11].

Tout l'intervalle qui sépare la politique du nouveau Comité de celle de l'ancien se reflète dans cet épisode. Pour obtenir des alliances ou la paix, Danton, en prodigue qu'il était, faisait bon marché des intérêts permanents du pays. Robespierre était d'une autre trempe.

Le 27 brumaire, 17 novembre, dans un discours politique et profond, selon le mot de Barère, Robespierre définit de très haut les principes directeurs de la diplomatie du Comité de Salut public. Répudiant les exagérations du propagandisme, il s'efforça de rassurer les Suisses, les Américains, les Danois, les Turcs, les neutres en général, sur la loyauté française. Il dénonça au monde les projets de conquête des coalisés ; il montra que l'existence d'une France forte était nécessaire à l'équilibre européen et à l'indépendance des petites nations. Chemin faisant, il ne manqua pas de s'en prendre aux Girondins, qui, après avoir déchaîné la guerre, réclamaient maintenant une paix prématurée : Les lâches ! Ils avaient sauvé le despote prussien et son armée ; ils avaient engraissé la Belgique du plus pur sang des Français ; ils parlaient naguère de municipaliser l'Europe, et ils repoussaient les malheureux Beiges dans les bras de leurs tyrans... Le trait ne tombait pas seulement sur les Girondins, mais sur tous ceux qui, depuis la trahison de Dumouriez, avaient perdu confiance et ne voyaient le salut que dans de vaines négociations. Robespierre, lui, proclamait en terminant que la victoire était certaine : Dût l'Europe entière se déclarer contre vous, vous êtes plus forts que l'Europe. La République française est invincible comme la raison ; elle est immortelle comme la vérité. Quand la liberté a fait une conquête telle que la France, nulle puissance humaine ne peut l'en chasser. Tyrans, prodiguez vos trésors, rassemblez vos satellites et vous hâterez votre ruine. J'en atteste vos revers ; j'en atteste surtout vos succès. Un port et deux ou trois forteresses achetées par votre or ; voilà donc le digne prix des efforts de tant de rois, aidés pendant cinq années par les chefs de nos armées et par notre gouvernement même I Apprenez qu'un peuple, que vous n'avez pu vaincre avec de tels moyens, est un peuple invincible ! Robespierre ne s'en tenait pas là. Par delà la victoire de la France, il annonçait la victoire de l'humanité : Ce n'est pas pour un peuple que nous combattons, mais pour l'univers, pour les hommes qui vivent aujourd'hui, mais pour tous ceux qui existeront. La Convention coupa sa noble harangue d'acclamations enthousiastes. On sut dès lors à l'étranger que la France avait un gouvernement.

Trois jours après que Robespierre avait exposé avec cette belle clarté la politique extérieure de la République, Danton revenait d'Arcis-sur-Aube, rappelé brusquement à Paris par un grand scandale politico-financier où il était compromis.

Le député Chabot, ancien capucin perdu de vices, était soupçonné, depuis quelque temps déjà, de trafiquer de ses fonctions de membre du Comité de Sûreté générale, dont il était le personnage important. Avec son ami Julien de Toulouse, il protégeait les fournisseurs aux armées, qu'il était chargé de surveiller. Il avait longtemps réussi à soustraire l'un d'eux, l'ex-abbé d'Espagnac, aux sévérités de Cambon. Avec Julien de Toulouse, avec Delaunay d'Angers, avec Fabre d'Églantine, il avait entamé une campagne de chantage contre la Compagnie des Indes, dont un décret venait d'ordonner la liquidation : Moyennant un versement de 500.000 livres pour lui et pour ses associés, il avait introduit frauduleusement dans le décret de liquidation, une clause qui favorisait la Compagnie. Chabot et ses amis protégeaient les aristocrates et surtout les banquiers étrangers contre la rigueur des lois révolutionnaires qu'ils étaient chargés d'appliquer. Chabot avait fait suspendre pendant plus d'un mois le décret ordonnant le séquestre des biens des sujets ennemis. Il avait procuré au banquier anglais Walter Boyd le passeport qui lui avait permis de quitter la France pour retourner en Angleterre, au moment où l'arrestation de tous les sujets anglais- venait d'être décrétée. Boyd était soupçonné avec raison d'être l'agent de Pitt. Le bruit courait que Chabot avait reçu 120.000 livres pour le passeport qu'il lui avait fait délivrer. Les Jacobins s'émurent et, le 14 septembre, le Comité de Sûreté générale fut renouvelé. Chabot, Julien de Toulouse et leurs amis Alquier, Osselin, Basire en furent expulsés. Une perquisition faite chez Julien fit découvrir des pièces très compromettantes qui prouvaient l'intimité de ce dernier avec d'Espagnac et avec de nombreux aristocrates. Chabot n'en fut pas plus sage. Il commit l'imprudence, sans doute pour cacher le fruit de ses rapines, d'épouser la fille des Frey, réfugiés autrichiens qu'on soupçonnait avec vraisemblance d'être des agents de l'ennemi. La future lui apportait dans le contrat 200.000 livres. Le bruit courut immédiatement que cet apport était fictif et que Chabot avait fourni la somme. Attaqué avec violence aux Jacobins, au lendemain de ce mariage suspect, soumis à une commission d'enquête nommée par le club, Chabot prit le parti, pour se sauver, de dénoncer ses complices, les députés Delaunay et Julien de Toulouse, qui avaient fait chanter avec lui la Compagnie des Indes. Il raconta à Robespierre d'abord, le 24 brumaire, au Comité de Sûreté générale ensuite, le 26 brumaire, que Delaunay et Julien de Toulouse, aux entreprises desquelles il ne s'était joint en apparence que pour mieux les déjouer, ne voulaient pas seulement s'enrichir, mais qu'ils n'étaient que les agents du baron de Batz, agioteur aristocrate qui passait pour l'instrument des princes. Batz, à l'en croire, avec son ami Benoist, avait essayé de faire évader la reine et de sauver les Girondins. C'était lui qui rédigeait les rapports de Delaunay et de Julien de Toulouse. Il inspirait les mesures extrêmes que réclamaient les Hébertistes. Il se proposait de corrompre la Convention et de dénoncer ensuite les corrompus afin de dépopulariser l'Assemblée. Quand celle-ci serait perdue dans l'opinion publique, Batz exciterait contre elle une insurrection par le moyen des agents qu'il comptait parmi les meneurs hébertistes. Cette insurrection proclamerait le Dauphin. Pour preuve de ses dires, Chabot remit sur le bureau du Comité de Sûreté générale un paquet d'assignats de 200.000 livres qu'il avait reçus, disait-il, pour prix du concours de Fabre d'Églantine qu'il avait été chargé de corrompre. Basire, l'ami de Chabot, confirma ses accusations.

La réputation des deux dénonciateurs était si mauvaise que le Comité de Sûreté générale ordonna leur arrestation en même temps que celle de leurs complices, qu'ils avaient dénoncés. Delaunay d'Angers fut arrêté, Julien de Toulouse parvint à s'enfuir, ainsi que Batz.

Danton se trouvait compromis dans ce scandale. Benoist, l'agent de Batz, avait été employé par lui dans des missions secrètes en Angleterre et auprès du roi de Prusse, après le ro août et au moment de Valmy. Chabot avait été longtemps l'intime de Danton. Dans une phrase de sa dénonciation, il avait mis celui-ci directement en cause : Benoist m'a dit : Danton a été des nôtres et il nous a abandonnés, et nous le conduirons à la guillotine. Basire avait écrit sur l'original de sa dénonciation des phrases très graves contre Danton, qu'il avait barrées ensuite, mais qu'on peut encore lire : Julien me dit en substance que Delaunay lui avait annoncé un plan formé avec Danton de faire une fortune considérable et de la réaliser... On parle beaucoup de la motion de Danton que j'avais combattue — sur la démonétisation des assignats à face royale — comme d'une chose excellente pour l'association[12]. On comprend que Danton se soit hâté de rentrer à Paris.

Robespierre, qui était alors hanté par le péril que faisaient courir à la défense nationale les agents de l'ennemi, cachés sous un masque démagogique et embusqués à toutes les avenues du pouvoir, ceux qu'il appelait les contre-révolutionnaires à bonnets rouges, Robespierre, qui avait eu tant de peine à faire voter les lois sur la surveillance des sujets ennemis et sur le séquestre de leurs biens, Robespierre crut qu'il y avait quelque chose de fondé dans le récit de Chabot et de Basire. Le complot de corruption et de contre-révolution qu'ils dénonçaient lui parut très vraisemblable. Il se hâta de faire arrêter les plus notoires des agents de l'ennemi qui lui étaient déjà suspects : Proli, Dubuisson, Pereira, Desfieux, les Frey. Tous ou presque tous avaient été employés par Hérault de Séchelles à des missions diplomatiques secrètes.

Mais Robespierre ne voulut pas croire que tout le parti hébertiste fût compromis avec ces meneurs suspects. Chabot avait dénoncé Hébert et la Commune. Il les prit sous sa protection. Pour lui, Hébert, Chaumette et leurs amis n'étaient pas coupables. Ils n'étaient qu'égarés. Robespierre ne crut pas davantage, au premier abord, que Fabre d'Églantine, qui l'avait aidé à faire voter les lois sur les sujets ennemis, ait pu être le complice de Chabot et de Delaunay dans leurs manœuvres de chantage et de contre-révolution. Il hésita à admettre la complicité de Danton et, quand celui-ci fut violemment accusé aux Jacobins, le 13 frimaire, il prit sa défense et il le sauva, de l'aveu même de Camille Desmoulins.

Danton, qui avait compris du premier coup que le scandale dénoncé par Chabot pouvait, par ses développements, faire réapparaître au jour toutes les responsabilités de son passé trouble, Danton, pour se sauver, esquissa dès son retour un plan de campagne que son ami Garat, qui en reçut confidence, appelle justement urne conspiration, car le plan ne tendait rien moins qu'à la ruine du gouvernement révolutionnaire et à un complet changement de régime.

Le but et le plan de la conspiration de Danton, quoiqu'on prit assez de soin de le cacher, étaient très clairs tous les deux. Le but était de ramener le règne des lois et de la justice pour tous, celui de la clémence pour les ennemis ; de rappeler dans le sein de la Convention tous ceux de ses membres qui en avaient été écartés, en leur accordant et en leur demandant amnistie ; de soumettre aux examens les plus approfondis  des représentants de la France, de la France elle-même et de l'Europe, cette constitution de 1793, rédigée par cinq à six jeunes gens dans cinq à six jours et qui devrait être le chef-d'œuvre des forces actuelles de l'esprit humain, puisqu'elle doit être le premier modèle d'une démocratie de vingt-cinq millions d'hommes ; d'offrir la paix aux puissances de l'Europe, en continuant à les battre ; de relever le commerce  et l'industrie de leurs ruines par une liberté sans limites, les arts et les sciences de leurs débris par des encouragements magnifiques, d'anéantir toutes les barrières qui séparent tous les départements des départements, toutes les inquisitions qui cherchent dans des portefeuilles et sur des cartes les preuves d'un civisme qui ne peut être réel que dans des âmes affranchies de toute inquisition, de regarder comme les uniques cartes de sûreté de la République de bonnes lois, un bon gouvernement, nos armées et leurs victoires.

Les mesures d'exécution de la conspiration de Danton, c'était de préparer un heureux changement dans les esprits par des feuilles telles que celle de Camille Desmoulins, d'ouvrir des communications et des intelligences entre le côté gauche et ce qui restait des membres du côté droit de la Convention, pour faire cesser cette division qui les livrait tous au despotisme des deux comités ; de ne regarder comme attachés sans retour au système exterminateur que Collot, Saint-Just et Billaud ; de tenter de séparer d'eux Barère, en parlant à ce qu'on lui croyait d'humanité, Robespierre, en parlant à ce qu'on lui connaissait d'orgueil et d'attachement pour la liberté ; d'ajouter sans cesse aux moyens de force et de puissance du Comité de Salut public, parce que l'ambition, qui n'aurait plus à faire de vœux pour elle-même, pourrait enfin en faire pour le bien de la République et que si, au contraire, elle continuait à faire servir de nouvelles forces à de nouveaux crimes, sa puissance, devenue plus odieuse par sa grandeur même, se porterait aux forfaits avec cette insolence et cette effronterie qui sont toujours les derniers excès et le terme de la tyrannie ; d'ouvrir enfin, ou par des mouvements gradués ou par un mouvement inattendu, impétueux, un renouvellement total ou partiel des deux comités, pour faire entrer dans le gouvernement, par une heureuse irruption, les vues grandes, généreuses et vraiment nationales qui avaient tramé la conspiration. Voilà de cette conspiration, qui a conduit tant de citoyens à l'échafaud, ce que j'en ai pu voir ou savoir[13]...

Ainsi, de l'aveu de Garat, son confident et son ami, Danton ne voyait le salut que dans une alliance avec les Girondins, alors en pleine révolte. Il se proposait de désorganiser le Comité de Salut public en le divisant, puis de le renverser, En attendant il grouperait derrière lui tous ceux que lésaient l'état de siège et les lois révolutionnaires. Il se poserait en adversaire de la Terreur, il battrait en brèche toutes les mesures gouvernementales. Il offrirait l'amnistie aux aristocrates et aux Girondins, la suppression du maximum à la classe commerçante, la paix à tous ceux qui étaient las de la guerre. Il s'agissait bien d'un changement de régime, d'une conspiration, et cela dans les pires périls que courait la patrie. Lyon et Toulon étaient toujours assiégées ; la Vendée s'étendait au nord de la Loire ; l'ennemi poussait ses succès au Nord et à. l'Est. Après la prise de Mayence, il forçait les lignes de Wissembourg et menaçait Strasbourg. La première réquisition qu'on venait de lever 'n'était pas encore armée. Les fabrications de matériel, entreprises par Carnot et Prieur de la Côte-d'Or, sur une vaste échelle, n'étaient pas encore en pleine activité. La loi du maximum commençait à peine à entrer en application. Si Danton avait réussi, la défense nationale était compromise. Le pouvoir eût passé brusquement aux ennemis du régime. Une paix Muni-liante, une paix de vaincus eût été signée qui eût brisé la Révolution, renversé la République et arraché à la France le protectorat moral des peuples réunis qui avaient cru en elle.

Les projets que Garat prête à Danton étaient réels. Le plan s'exécuta comme il le raconte.

Quinze jours après le retour de Danton, Camille Desmoulins lançait le Vieux Cordelier, et l'offensive de paix se dessinait dès le second numéro, quoique enveloppée encore de quelques précautions. C'était d'abord une violente sortie contre Anacharsis Clootz et son zèle infatigable à prêcher la République universelle une et indivisible des quatre parties du monde. Ce n'était pas la faute d'Anacharsis, si les rois de Danemark et de Suède gardaient encore la neutralité. Jusque-là il ne s'était agi que de propagandisme, et Robespierre pouvait applaudir. Au lendemain de la publication de ce numéro, il fit rayer Clootz des Jacobins. Mais, dans son numéro 4, Camille Desmoulins s'enhardissait. Il insinuait que le comité de clémence qu'il proposait serait la préface d'une politique de paix. La paix à l'intérieur pour rendre possible la fin de la guerre. Dans ses lettres familières, il s'exprimait plus franchement. On lit, dans une lettre qu'il écrivait à son père, le 10 août 1793 : Si nous avons la paix et du temps plus calme, comptez que nous irons vous embrasser, ma femme et moi... Je ne saurais m'empêcher de penser sans cesse que ces hommes qu'on tue par milliers ont des enfants, ont aussi leurs pères. Au moins je n'ai aucun de ces meurtres à me reprocher, ni aucune de ces guerres contre lesquelles j'ai toujours opiné, ni cette multitude de maux, fruits de l'ignorance et de l'ambition aveugles, assises ensemble au gouvernail[14]. On remarquera la dureté du jugement que Desmoulins portait dans le privé contre les hommes assis au gouvernail, mais cela ne l'empêchait pas de courtiser Robespierre, qu'il s'agissait de détacher de ses collègues du Comité, selon le plan exposé par Garat. Desmoulins dénonçait secrètement l'ambition aveugle et l'ignorance des gouvernants, mais il était prudent la plume à la main. Ce n'est que dans son numéro 7 et dernier qu'il ose enfin avouer franchement la politique pacifiste de son parti, en répondant à Barère. Nous y reviendrons.

Pour l'instant, le pacifisme des Dantonistes ne s'échappait publiquement que par brusques éclairs. Ainsi, le 29 frimaire, Bourdon de l'Oise, l'un d'eux, terminait un furieux réquisitoire contre Bouchotte et les bureaux de la Guerre par cette espérance aussi révélatrice que peu attendue : La faction contre-révolutionnaire des bureaux de la Guerre est bientôt écrasée ; les agents des puissances étrangères sont déconcertés, et le fruit de vos travaux sera la paix, que les Anglais ne sont peut-être pas éloignés de vous offrir.

Comme en septembre, les amis de Danton essayèrent de culbuter le Comité de Salut public. La campagne du Vieux Cordelier avait obtenu un grand succès. Elle avait ranimé les débris du parti girondin et du parti feuillant et donné des espérances aux aristocrates eux-mêmes. D'autre part, l'instruction de l'affaire Chabot était commencée. Il fallait se hâter de l'étouffer par un non-lieu, par une amnistie opportune. Le 22 frimaire, le même Bourdon de l'Oise, qui voyait la paix toute proche avec les Anglais, demanda un scrutin pour renouveler le Comité de Salut public et pour en exclure les membres qu'il n'aimait pas, c'est-à-dire ceux qu'on accusait de tendances hébertistes, Hérault de Séchelles, Billaud-Varenne, Collot-d'Herbois, Jeanbon Saint-André, etc. Merlin de Thionville, ami très cher de Chabot et de Danton, appuya Bourdon et demanda lui aussi que le Comité de Salut public fût renouvelé tous les mois. Après lui, Cambacérès intervint à son tour, montrant par là que les conspirateurs avaient travaillé la Plaine. L'opposition obtint gain de cause. Il fut décidé qu'on procéderait à un scrutin le lendemain. Mais les amis du Comité, tous ceux qui approuvaient sa vigoureuse politique nationale, tous ceux qui ne voulaient pas capituler ni devant l'ennemi intérieur, ni devant l'ennemi extérieur, tous ceux qui ne voulaient pas détendre le nerf révolutionnaire avant la victoire, travaillèrent dans la nuit pour ressaisir la majorité et, le lendemain 23 frimaire, après un discours de Jay de Sainte-Foy qui fit l'éloge du Comité, la Convention prorogea en bloc ses pouvoirs sans procéder à un scrutin. Les Cordeliers félicitèrent l'Assemblée de cette décision patriotique[15].

Cet assaut manqué contre le Comité de Salut public commença à ouvrir les yeux de Robespierre sur le véritable but poursuivi par les Dantonistes, qui avaient affecté jusque-là de lui décerner des louanges hyperboliques et exclusives. Le mot échappé à Bourdon de l'Oise quelques jours plus tard sur la paix prochaine avec l'Angleterre dut augmenter ses inquiétudes. Juste au même moment commençait, le 6 nivôse, devant le Tribunal révolutionnaire, le procès du ministre Lebrun qui était accusé, entre autres choses, d'être responsable de la perte de la Belgique et d'avoir humilié la République en essayant de faire la paix à des conditions déshonorantes en avril 1793. Cambon, qui déposa comme témoin à charge, lui reprocha d'avoir proposé au Comité de Salut public l'amnistie et la rentrée des émigrés. Le procès de Lebrun était le procès de la politique dantoniste, et on s'explique que Danton et Fabre d'Églantine, qui déposèrent à son procès, aient essayé de le disculper. Ils échouèrent. Lebrun monta à l'échafaud, leur montrant le chemin. Les révélations des débats furent autant d'enseignements pour Robespierre[16].

Mais surtout, ce qui acheva de l'éclairer sur la politique dantoniste et sur son véritable but, ce fut un coup de théâtre qui se produisit, le 15 nivôse, dans l'instruction du scandale politico-financier dénoncé par Chabot. Delaunay d'Angers avait tenu tête à son accusateur. La levée des scellés faite à son domicile, sur sa demande, avait fait découvrir l'original du premier projet de décret qu'il avait rédigé sur la liquidation de la Compagnie des Indes. L'original portait de la main de Fabre des corrections qui prouvaient, d'une façon indubitable, que celui-ci avait été d'accord avec Delaunay sur la rédaction du décret qui avantageait la Compagnie. Fabre d'Églantine était complice de la falsification qu'avait dénoncée Chabot. Fabre était, comme lui, un maître chanteur, et ce maître chanteur avait eu l'audace, depuis des semaines, de dénoncer secrètement à Robespierre et au Comité, comme agents de l'étranger, ses propres complices ! Ainsi, ce n'était pas le patriotisme qui avait inspiré à Fabre et aux Dantonistes leurs attaques perpétuelles et indignées contre les Hébertistes. C'était l'intérêt personnel le plus vil, le désir d'échapper au châtiment que méritaient leurs crimes. Ils voulaient briser les échafauds parce qu'ils craignaient d'y monter. Leur vertu de commande n'était qu'une adroite manœuvre pour égarer le Comité de Salut public sur de fausses pistes, pour diviser les patriotes et, à la faveur de ces divisions, s'emparer du pouvoir avec l'aide de tous les ennemis de la Révolution.

Devant la pensée de Robespierre repassait alors la vie trouble et équivoque de Fabre, ses dettes criardes de 1789 et sa richesse actuelle, ses maîtresses et ses marchés de fournitures, ses intrigues au ro août avec la Cour, son rôle hideux pendant les massacres de septembre. Le bohème décrié, qui était le bras droit de Danton, lui apparut comme une sorte de Machiavel qui semait les embûches sur les pas des hommes qui avaient la responsabilité des destinées de la France[17]. Robespierre avait failli tomber dans le piège. Il avait cru Fabre. Il l'avait défendu. Il se retourna contre lui avec toute la violence du patriotisme trompé.

Le 19 nivôse, quatre jours après la découverte faite sous les scellés de Delaunay d'Angers, il déclara la guerre aux deux factions des ultra et des citra-révolutionnaires, qui, par des moyens opposés, mais convergents, les uns en exagérant les meilleures mesures, les autres en prêchant l'indulgence et la fin de la Terreur, poursuivaient également la ruine de la République et la défaite -de la France. Pour la première fois il s'en prit nettement aux Dantonistes : Il existe une nouvelle faction, dit-il, qui s'est ralliée sous les bannières déchirées du brissotisme. Quelques meneurs adroits font mouvoir la machine et se tiennent cachés dans les coulisses. Au fond, c'est la même faction que celle de la Gironde, seulement les acteurs sont changés, mais ce sont toujours les mêmes acteurs avec un masque différent... Les fripons cherchent à faire croire que la liberté n'a plus d'autres ennemis que ceux que les agents étrangers ont désignés comme tels, afin de trouver le moyen de s'en défaire... On était enfin parvenu à persuader, à une foule d'hommes faibles, que leurs ennemis étaient dans la Commune de Paris, dans le corps électoral, dans les sections, en un mot, dans tous les républicains de Paris... A ce moment, Fabre d'Églantine, qui assistait à la séance, se sentit visé. C'était lui qui avait pris l'initiative de la campagne de presse et de tribune contre la Commune. Il se leva de son banc et se dirigea vers la tribune. Alors Robespierre d'un mot cinglant le cloua sur place : Si Fabre d'Églantine a son thème tout prêt, le mien n'est pas encore fini, je le prie d'attendre. Il continua son discours et il conclut en se retournant vers Fabre : Je demande que cet homme, qu'on ne voit jamais qu'une lorgnette à la main et qui sait si bien exposer les intrigues au théâtre, veuille bien s'expliquer ici ; nous verrons comment il sortira de celle-ci : Quand je l'ai vu descendre de sa place, je ne savais s'il prenait le chemin de la porte ou de la tribune, et c'est pour s'expliquer que je l'ai prié de rester. Fabre essaya une vague justification qui ne satisfit personne. Cinq jours plus tard, il était mis en arrestation pour sa participation à la rédaction du faux décret de liquidation de la Compagnie des. Indes. Le cercle se resserrait autour de Danton.

On retrouva dans les papiers de Robespierre, publiés après sa mort[18], un rapport qu'il avait préparé contre Fabre d'Églantine et dont il donna sans doute lecture au Comité de Salut public. Il commence par rappeler l'assaut dirigé par Fabre et ses amis à la séance du 22 frimaire. Il ajoute que, sans la reprise de Toulon, qui se produisit peu de jours plus tard, le Comité aurait perdu la majorité et aurait été renversé. Il explique que les auteurs du complot, du système de désorganisation, comme il dit encore, étaient des hommes qui tous avaient un intérêt particulier et coupable de renverser le gouvernement républicain, de manière qu'on ne trouvait guère parmi les ennemis du Comité de Salut public et de ses coopérateurs que des fripons démasqués, dont la sévérité contrastait ridiculement avec les rapines que la voix publique leur reprochait.

Fabre, continua-t-il, était tourmenté par la crainte de voir la main sévère des patriotes déchirer le voile qui couvrait ses criminelles intrigues et sa complicité dans la conspiration dénoncée par Chabot et Basire. De là le plan conçu par cette tête féconde en artifices d'éteindre l'énergie révolutionnaire, trop redoutable aux conspirateurs et aux fripons, de remettre le sort de la liberté entre les mains du modérantisme ; de proscrire les vrais amis de la liberté pour provoquer une amnistie, en forçant les patriotes mêmes à la désirer et, par conséquent, de changer le gouvernement, dont les principes connus étaient de réprimer les excès du faux patriotisme, sans détendre le ressort des lois vigoureuses, nécessaires pour comprimer les ennemis de la liberté...

Ce texte nous éclaire sur la politique du gouvernement et sur la situation des partis à la fin de l'hiver de 1793.

L'adroite manœuvre des Dantonistes pour exciter les défiances du Comité contre les Hébertistes a d'abord réussi. Hérault de Séchelles, leur homme, dénoncé comme le protecteur des agents de l'étranger, a été écarté du pouvoir. Le propagandisme a été désavoué. Les partisans de la politique impérialiste, Anacharsis Clootz à leur tête, ont été dénoncés comme suspects de faire le jeu de l'ennemi. Mais, brusquement, le scandale financier dénoncé par Chabot est venu compromettre les auteurs de la manœuvre et, finalement l'a fait échouer. Robespierre s'est rendu compte que les Dantonistes n'étaient pas sincères dans leurs dénonciations. Il a deviné leurs arrière-pensées personnelles. La campagne équivoque et dangereuse du Vieux Cordelier, les propos défaitistes échappés à Bourdon de l'Oise, l'assaut dirigé le 22 frimaire contre le Comité, puis le procès de Lebrun, enfin la découverte faite sous les scellés de Delaunay d'Angers prouvant la culpabilité de Fabre, tout cela lui a fait apparaître le péril que courait la République si elle se mettait à la remorque des fripons déguisés en apôtres de la clémence et de la paix. Il s'est ressaisi. Il a vu la désorganisation imminente du gouvernement révolutionnaire et, par suite, la défaite de la France et celle de la Révolution. Il s'est retourné violemment contre Fabre d'Églantine et contre son parti.

Les victoires maintenant s'acharnent contre les Dantonistes. On apprend coup sur coup, à la fin de décembre, la reprise de Toulon (25 frimaire), le succès de Hoche au Geisberg suivi bientôt du déblocus de. Landau et de la prise de Spire (ro nivôse). La voie s'ouvre de nouveau pour l'affranchissement des Rhénans. L'idée d'une paix hâtive, sans profit comme sans honneur, ne peut phis que reculer. Pour sauver sa tête, Danton n'a plus une seule imprudence à commettre.

 

 

 



[1] Voir mon livre la Révolution et les Étrangers, p. 111-119, 142, 156, 176, 179.

[2] Ils furent presque immédiatement remis en liberté sous l'influence d'Hérault de Séchelles et de Collot d'Herbois.

[3] Voir, dans la seconde série de nos Études robespierristes, le chapitre sur Fabre d'Églantine inventeur de la Conspiration de l'Étranger. Voir aussi le curieux rapport anonyme de Fabre d'Églantine contre les Hébertistes, publié dans les Annales révolutionnaires, t. VIII, p. 250-268. Les notes de Robespierre contre les Dantonistes prouvent que ce rapport est bien de Fabre (Annales révolutionnaire, t. X, p. 459, note 5).

[4] KAULEK, Papiers de Barthélemy, t. III, p. 121.

[5] KAULEK, t. III, p. 199.

[6] Ces instructions sont reproduites dans le recueil de M. Ch. SCHMIDT, Une Conquête douanière, Mulhouse, p. 106-108.

[7] Ni Robespierre ni aucun de ses amis ne signèrent les instructions de Catus.

[8] AULARD, Actes du Comité de Salut public, t. VII, p. 359. Sur la mission de Genêt aux États-Unis, voir Paul MANTOUX, dans la Revue d'histoire moderne, 1909-1910.

[9] M. Charles SCHMIDT a résumé la dépêche de Barthélemy en date du 20 novembre 1793, d'après les Affaires étrangères. (Voir mon livre, p. 20, note 2). Cette dépêche manque au recueil de Kaulelk.

[10] Voir, dans la seconde série de nos Études robespierristes, le chapitre sur Hérault de Séchelles.

[11] Annales révolutionnaires, t. X, p. 458.

[12] Un peu plus loin, Basire disait encore que Delaunay s'était plaint à lui que Danton les abandonnait ainsi que Thuriot, qui s'étaient, disait-il, évidemment arrangés particulièrement avec les banquiers. (Arch. nat., W 342 et F⁷ 4590). Les notes originales de Basire diffèrent de sa dénonciation officielle par la suppression des passages visant Danton. Cette suppression a dû lui être demandée par le Comité de Sûreté générale.

[13] Mémoires de Garat, dans BUCHEZ et ROUX, t. XVIII, p. 452-453.

[14] Œuvres de Desmoulins, édition Despois, t. II, p. 127, 128,

[15] Voir la séance du reg nivôse aux Archives parlementaires.

[16] Voir les notes d'audience du juré Topino-Lebrun dans les Annales révolutionnaires, 1917, p. 243 et suiv.

[17] Sur Fabre d'Églantine et sur l'affaire Chabot, voir les deux séries de nos Etudes robespierristes. M. Madelin lui-même a écrit sur Fabre les lignes suivantes : Il avait été le mauvais génie de Danton et, en même temps que le plus intime, le pire de ses amis. Il l'avait toujours poussé aux désordres, aux gaspillages, aux violences. Il avait, pendant son passage à la chancellerie, tripoté plus qu'aucun :des collaborateurs de Danton, et une affaire de fournitures à l'armée, mal connue mais soupçonnée, le discréditait. Sa réputation était détestable. (Danton, p. 269).

[18] En appendice du rapport de Courtois, 10 nivôse an III, P. 197, 200.