DANTON ET LA PAIX

 

CHAPITRE VI. — L'OPPOSITION. - LES PREMIÈRES ESCARMOUCHES.

 

 

Le nouveau Comité de Salut public avait pris le pouvoir dans des conditions beaucoup plus difficiles encore que l'ancien. En ce mois de juillet 1793, l'insurrection vendéenne triomphait, la révolte girondine, encouragée par les tergiversations dantonistes, prenait un développement redoutable. Lyon, Marseille, Caen, toutes les grandes villes lèvent des armées contre la Convention. Toulon et la Corse se donnent aux Anglais. Les Alliés prennent nos places fortes. On apprend coup sur coup, à la fin de juillet, les capitulations de Mayence, de Condé, de Valenciennes. Les lignes de Wissembourg seront bientôt menacées et forcées, l'Alsace envahie.

Devant l'immensité du péril, des âmes pusillanimes auraient plus que jamais essayé de négocier. Heureusement pour la France, Danton n'était plus au gouvernement et Robespierre y entrait.

Tout ce qui restait du parti girondin à la Convention appelait ouvertement la paix, et Danton, sous main, secondait la manœuvre.

Quand vint en discussion, le 18 juin, le célèbre article constitutionnel proposé par Hérault de Séchelles : Le peuple français ne fait point la paix avec un ennemi qui occupe son territoire, le député Sébastien Mercier, l'auteur populaire du Tableau de Paris, en réclama le rejet : De tels articles, dit-il, s'écrivent ou s'effacent avec la pointe de l'épée ; on peut sur son territoire faire des traités avantageux. Vous flattez-vous d'être toujours victorieux ? Avez-vous fait un traité avec la victoire ? Basire lui lança l'interruption héroïque : Nous en avons fait un avec la mort ! Mais Basire ne fut applaudi que sur les bancs de la Montagne. Il fallut que Robespierre et Barère répondissent à Mercier, qui s'obstina. A peine, avait dit Mercier, avez-vous des idées justes sur la liberté et déjà vous osez vous placer au niveau des Romains. Je demande la radiation de cet article, parce que la génération présente n'est point encore à la hauteur où elle devrait être. Robespierre lui répliqua dédaigneusement en faisant bon marché  des Romains : Je n'aurais jamais cru qu'un représentant du peuple français osât professer ici une maxime d'esclavage et de lâcheté. Je n'aurais jamais cru qu'il osât contester la vertu républicaine du peuple qu'il représente. Où a-t-il vu, cet homme, que nous fussions inférieurs aux Romains ? Où a-t-il vu, cet homme, que la Constitution que nous allons terminer, fût au-dessous de ce Sénat despotique, qui ne connut jamais la Déclaration des droits de l'homme ? Où a-t-il vu que ce peuple qui verse son sang pour la liberté universelle fût au-dessous des Romains, qui furent, non pas les héros de la liberté, mais les oppresseurs de tous les peuples ? ... Qu'ils sachent, tous ceux qui ne savent pas deviner l'énergie d'un peuple libre, qu'ils sachent que cet article est l'expression de sa volonté. Un peuple qui traite sur son territoire avec des ennemis est un peuple déjà vaincu et qui a renoncé à son indépendance... Mercier le prit de haut avec Robespierre : Je n'ai parlé que de la génération actuelle, et je soutiens que quiconque veut assimiler les Français d'aujourd'hui aux Romains d'autrefois n'offre que le témoignage de son ignorance. Celui qui n'a pas étudié les lois de ce peuple n'est pas fait pour en parler. Mais Barère évoqua le courage des soldats républicains, leur belle conduite devant l'ennemi : C'est la France, en un mot, qui a déjà décrété cet article. Il répéta les arguments de Robespierre contre les Romains et le mot de Basire sur le pacte avec la mort. L'article fut voté. Il créait une difficulté de plus à la reprise des négociations avec l'ennemi.

Mais les Girondins ne s'avouaient pas vaincus. L'un d'eux, Carra, qui avait déjà été mêlé aux pourparlers avec les Prussiens après Valmy, soutint dans son journal, au lendemain même de la chute de Danton, que la paix était possible, au moins avec la Prusse. Les Prussiens avaient employé la formule Le Roi de Prusse à la République française en tête d'un cartel d'échange de prisonniers sur le front de l'armée du Rhin. Carra découvrait dans cette banale formule de politesse la preuve que la Prusse reconnaissait la République. On voit donc, continuait-il, qu'il n'y a qu'un pas à faire pour détacher le Roi de Prusse de la coalition, et qu'il ne s'agit que de la sagesse et de l'habileté d'une tête politique, en qui la nation et la Convention nationale auraient assez de confiance pour la charger de cette négociation[1]. Carra ne s'expliquait pas sur cette tête politique, mais il faisait valoir longuement ses raisons de croire que les coalisés étaient divisés, et il terminait ses déductions par cette conclusion menaçante pour ses contradicteurs : Si le Roi de Prusse, dont l'intérêt véritable est de se détacher au plus tôt de la coalition, montre un désir sincère de faire la paix avec la République, nous verrons alors quels seront les partisans assez osés de l'Autriche pour s'y opposer. Chose curieuse, parmi ces partisans de l'Autriche, que Carra accusait d'avance d'être hostiles à toute paix séparée, il avait rangé dix jours auparavant : Pa[che], Bou[chotte], Aud[oin], Has[senfratz] et consorts de la Commune de Paris[2], autrement dit tout le parti hébertiste, qui derrière Anacharsis Clootz, réclamait en effet la guerre à outrance, la guerre jusqu'à la victoire. Dans le même article il rangeait, parmi les instruments aveugles ou clairvoyants du parti anglais, Dan[ton], Mar[at], Lac[roix], Rob[espierre] et consorts et les Jac[obins]. Enfin il découvrait un parti espagnol, dont les chefs étaient Gus[man], Pi[o], Per[eira] et consorts et les Cor[deliers].

A l'offensive girondine en faveur de la paix, s'opposa promptement une contre-offensive hébertiste pour la continuation de la guerre. Les Hébertistes ne repoussaient pas seulement la paix par fierté patriotique. Ils la repoussaient aussi dans l'intérêt de leur clientèle, qui comprenait la plupart des réfugiés bataves, belges, liégeois, rhénans, genevois, savoisiens, qui ne pouvaient rentrer dans leurs foyers et réaliser leur rêve d'affranchissement qu'au prix de la victoire complète de la République[3]. Ils s'appuyaient sur le ministre de la Guerre Bouchotte et sur ses bureaux. Beaucoup d'entre eux avaient fait une brillante carrière dans l'armée révolutionnaire et dans les états-majors. La guerre devenait pour ceux-là une carrière fructueuse à laquelle ils n'avaient aucune envie de renoncer. Il est remarquable que toutes les grandes mesures révolutionnaires : la levée en masse, les greniers d'abondance, la loi des suspects, le maximum, l'épuration des autorités, le gouvernement révolutionnaire, furent réclamées par les Hébertistes qui les imposèrent à une Convention d'abord hostile. Toutes avaient le même but, la même signification : la lutte à mort contre l'ennemi.

Le courant hébertiste était si fort que Danton et ses amis n'osèrent pas d'abord le remonter ouvertement. Mais leurs attaques obliques contre les mesures de défense nationale[4], leurs menées obscures dans les couloirs ou au sein des Comités, ne tardèrent pas à éveiller la défiance de leurs adversaires. Aux approches au 10 août, quand le bruit courut que Danton voulait profiter de la grande Fédération, fixée au four anniversaire de la chute de la royauté, pour réclamer une amnistie générale, cette amnistie que le ministre Lebrun avait déjà proposée avec la rentrée des émigrés pour négocier avec l'Angleterre, les hébertistes prirent l'alarme. A la séance du 2 août, en effet, comme une députation de Nantais demandait l'indulgence de la Convention en faveur du général Beysser et du député Coustard compromis dans la révolte fédéraliste, Danton avait insinué en ces termes l'idée d'une amnistie : La Convention sait que les hommes égarés se réuniront toujours à la masse, mais elle a cru différer à la conversion de ceux qui veulent fédéraliser le peuple... Elle désire que le 10 août vous resserriez le nœud de la fraternité[5].

Hébert se déchaîna aussitôt, dans son numéro 269 paru la veille de la fête, contre les nouveaux Brissotins, dont les chefs avaient défendu Dumouriez et partagé avec lui les dépouilles de la Belgique. L'allusion à Danton était claire : On veut, dit-il, à force de trahisons et de malheurs, forcer le peuple à désirer l'ancien régime et à le redemander... Quand la moitié de la France sera ravagée par les brigands du Nord, ces J... f... se flattent que les Sans-Culottes seront trop heureux de recevoir la paix à genoux. C'est alors que ces hommes d'État, pour mettre fin à tous les maux qu'ils auront occasionnés, nous proposeront la royauté comme le seul remède. C'est alors qu'ils iront donner la clef des champs au petit avorton du Temple... Hébert ne pouvait pas concevoir une politique de paix qui ne serait pas en même temps une politique de restauration monarchique. Il était clair, en effet, quand nos armées battues reculaient partout, qu'on ne pouvait obtenir la paix qu'au détriment de la République. Il tombait sous le sens que les rois, qui touchaient à la victoire, n'exigeraient pas seulement, pour traiter, des indemnités territoriales et pécuniaires, mais des mesures de réparation en faveur de tous ceux que la Révolution avait lésés. Dans ce terrible été de 1793, les républicains ne pouvaient recevoir la paix qu'à genoux.

La guerre, dès lors, fut déclarée entre Hébertistes et Dantonistes. Un ami de Danton, Guffroy, venait de fonder un journal en style poissard, Le Rougyff[6] ou le Frank en vedette, qui se proposait de faire concurrence au Père Duchesne dans les milieux populaires et de ruiner adroitement les meneurs et les mesures hébertistes. Le Rougyff avait attaqué à plusieurs reprises les réfugiés belges et bataves, dont il avait mis en doute le civisme. Le Batave, qui était l'organe des réfugiés et qui était inspiré par Anacharsis Clootz, répliqua aux attaques de Guffroy en prenant l'offensive. Dans son numéro du 10 août, sous la signature d'Alexandre Courtois[7], il fit chorus avec Hébert en ces termes menaçants : Je sais qu'il y a un système de calomnie qu'on étend aux Belges et qui tient au dessein de renoncer à la Belgique. Je sais qu'il y a des gens qui ont intérêt à ce qu'on n'y retourne pas ; ces gens seront dévoilés !

La question de la paix se trouvait ainsi posée devant l'opinion publique.

Danton et ses amis se turent pour le moment. Mais ils allaient bientôt être forcés de sortir de leur prudente réserve.

L'influence hébertiste était représentée dès l'origine dans le nouveau Comité de Salut public par Hérault de Séchelles, qui était chargé avec Barère de la partie diplomatique. Le 5 septembre, quand la Terreur fut mise à l'ordre du jour, sous la pression de la Commune et des sections, Billaud Varenne et Collot d'Herbois entrèrent à leur tour au Comité pour y représenter la politique terroriste.

Le fuyant Barère se mit d'abord à la remorque de Hérault de Séchelles, comme il s'était mis auparavant à la remorque de Danton. Au premier Comité de Salut public, il avait interprété le décret du 13 avril comme une autorisation de négocier avec l'ennemi. Il l'interprète maintenant comme une interdiction d'abandonner les peuples réunis. Les négociations commencées s'arrêtèrent brusquement.

Vers le milieu de juillet, un Anglais du nom d'Archibald Mitchell, qui se disait l'un des vingt-quatre magistrats chargés de la police de Westminster, s'était présenté au nouveau ministre des Affaires étrangères Deforgues avec un passeport de Grenville et s'était offert de porter à Londres les dépêches qui lui seraient confiées pour le gouvernement britannique. Comme gage de sa bonne foi et comme preuve de sa mission secrète, il se disait prêt à emmener un Français avec lui. A en croire le mémoire qu'il remit, le seul obstacle à la paix de la part de l'Angleterre était l'absence d'un gouvernement fort en France. Non seulement Deforgues n'osa pas donner suite aux propositions de Mitchell, mais il le dénonça comme un espion et refusa d'avoir avec lui aucunes relations[8].

Quand Matthews, précédemment envoyé en Angleterre par l'ancien Comité, revint en France au mois d'août, il eut beaucoup de mal à atteindre Paris. Il fut un moment arrêté à Vervins. Deforgues refusa de le recevoir et le renvoya à un de ses commis, Otto, qui l'interrogea longuement à trois reprises. L'Anglais annonça que le duc d'York se préparait à assiéger Dunkerque, et l'avis se trouva confirmé par l'événement. Il déclara ensuite que la paix était possible avec l'Angleterre si la France sacrifiait Tabago, si elle acceptait la médiation anglaise, si elle restituait la Savoie et Nice, si elle indemnisait le pape pour Avignon et les princes allemands possessionnés en Alsace et si elle renvoyait la famille royale à la frontière. Moyennant ces conditions, l'Angleterre reconnaîtrait la République et garantirait son territoire[9]. Il se faisait fort enfin, si le Comité de Salut public lui confiait ses pouvoirs, de faire agréer au cabinet britannique un agent français régulièrement accrédité pour négocier sur ces bases. Otto l'écouta, mais ne lui fit aucune réponse. Matthews, après bien des démarches, réussit à rencontrer Hérault dans l'antichambre du Comité de Salut public. Hérault le repoussa durement[10]. Bien plus, il le fit arrêter, le 6 septembre, en vertu de la loi sur les étrangers sujets ennemis votée le jour même. Matthews fut consigné à l'hôtel du traiteur Rose, rue Grange-Batelière, sous la surveillance de deux gendarmes[11]. Il y avait quelque chose de changé au Comité de Salut public depuis que Danton avait cessé d'y siéger ! Les historiens, qui font d'Hérault de Séchelles le bras droit et l'ami de Danton[12], auraient, j'imagine, quelque peine à expliquer le mauvais accueil qu'il réserve à Matthews, quand celui-ci croyait pouvoir compter sur le concours de Danton, auquel il adressait des appels répétés. Pour rentrer en France à son retour d'Angleterre, c'était à Danton qu'il avait demandé un passeport dans une lettre datée d'Hirson le 20 août : Citoyen Danton, j'ai écrit par un courrier de cet endroit à mon ami confidentiel[13]... qui, s'il est chez lui, ira vous trouver sur-le-champ, mais dans la crainte qu'il n'y soit pas, je vous prie de m'envoyer par le porteur un passeport pour aller à Paris, où je vous expliquerai ce qui est nécessaire pour le bien de la République... Matthews avait donc à Paris un ami confidentiel qui avait ses entrées chez Danton. La remarque est déjà curieuse, mais il y a mieux. Danton, qui n'était plus au gouvernement, s'intéresse cependant à la requête de l'agent anglais, car celui-ci obtient son passeport. La correspondance continue. Quand Matthews fut mis en arrestation dans son hôtel, il se tourna de nouveau vers Danton comme vers son protecteur naturel. Il lui rappela, le 9 septembre, les services qu'il avait rendus à la France, et il lui demanda son appui pour obtenir du Comité de Salut public une mesure d'exception et de sûreté, ainsi qu'un passeport pour s'en retourner s'il ne pouvait être plus longtemps utile[14]...

Le ton de familiarité et de confiance qui règne dans les lettres de l'agent anglais à Danton a déjà de quoi étonner. Mais il faut se souvenir qu'entre Danton et l'Angleterre les ; liens étaient anciens. Il est fâcheusement question de Danton dans une dépêche de notre ambassadeur à Londres, La Luzerne, en date du 29 novembre 1789 : J'ai dit — au duc d'Orléans alors en mission extraordinaire à Londres — qu'il y avait à Paris deux particuliers anglais, l'un nommé Danton et l'autre nommé Paré, que quelques personnes soupçonnaient d'être les agents lés plus particuliers du gouvernement anglais... Je ne sais si on a fait des recherches pour savoir s'ils existaient réellement à Paris[15]... A cette date la notoriété de Danton, ne dépassait pas encore l'enceinte du district des Cordeliers. La Luzerne, qui ne le connaît que par ses informateurs anglais, le croit lui-même Anglais et prononce sans doute son nom à l'anglaise Dantonne. Il est remarquable qu'il lui associe le nom de Paré, qui est son principal clerc. Ce texte est déjà inquiétant. Mais il y en a un autre plus grave encore. C'est, sous les scellés de Danton aux Archives nationales, une lettre par laquelle un agent du Foreign Office informe lé banquier Perregaux qu'il peut avancer différentes sommes d'argent importantes à différents personnages qui ont rendu à l'Angleterre des services signalés en soufflant le feu et en portant les Jacobins au paroxysme de la fureur[16]. 18.000 livres devaient être distribuées au seul C. D. Comment cette lettre du Foreign Office, adressée à Perregaux, est-elle sous les scellés de Danton ? N'est-ce pas cette pièce qui a été communiquée en chambre du Conseil aux jurés du Tribunal révolutionnaire pour déterminer leur conviction ? On ne peut à ce sujet que poser des points d'interrogation, mais il faut avouer que, si Danton était réellement un agent anglais, bien des choses qui sont obscures dans sa vie deviennent claires. On comprend qu'il se soit réfugié en Angleterre après l'affaire du Champ de Mars ; qu'il ait essayé, au dernier moment, après la mort du roi, de prévenir la guerre avec l'Angleterre et qu'il ait été

êlé aux négociations in extremis tentées par Dumouriez et par de Maulde ; on comprend ses continuelles avances à l'Angleterre pendant son passage au Conseil exécutif et au Comité de Salut public ; on ne s'étonne plus que Carra l'ait rangé dans la faction anglaise ; on comprend mieux encore que W. A. Miles ait porté sur son caractère le jugement sévère que nous avons relaté ; enfin la familiarité qui règne dans les lettres de Matthews n'a plus rien que de fort naturel.

Mais l'influence de Danton, en ce mois de septembre 1793, avait déjà beaucoup baissé. Matthews ne put obtenir le passeport qu'il avait sollicité. Il resta consigné dans son hôtel jusqu'après le 9 thermidor. Il ne s'y ennuyait pas trop, si on en croit les Robespierristes. La cuisine du traiteur Rose était délicieuse. Danton l'appréciait ; il fit avec l'Anglais des repas à 100 écus par tête[17]. Je suppose qu'au nombre des convives figurait aussi le baron d'Esebeck, l'interlocuteur de Desportes à Metz, qu'un arrêté du Comité de Salut public avait transféré, lui aussi, à l'hôtel de la rue Grange-Batelière.

D'Esebeck ne s'était-il pas mis, comme Matthews, sous la protection de Danton ? Ne lui avait-il pas écrit, le 12 juin 1793, par l'intermédiaire de son ami Desportes, cette charmante missive : Citoyen, j'ai entendu tellement vanter votre justice et votre humanité que je me jette dans vos bras et vous supplie de me faire tirer de la situation affreuse où l'on m'a plongé. Ma confiance et mon espoir ne seront pas déçus, puisque je m'adresse au plus grand homme de la République française. Si j'en crois mon cœur, il doit être aussi le plus généreux et, si je m'en rapporte à la justice de ma cause, je ne l'aurai point en vain choisi pour mon protecteur. C'est donc avec l'espérance la plus douce que je vous supplie, citoyen, de faire valoir auprès du Comité de Salut public le mémoire que j'ai l'honneur de vous adresser. Je n'ose point vous parler du sentiment de reconnaissance dont je paierai votre généreux appui ; il me suffit de vous dire qu'il égalera le sentiment d'admiration dont je suis pénétré pour votre grand caractère[18]. Hélas ! le temps n'était plus où Danton pouvait faire droit à des suppliques aussi flatteuses. Il ne pouvait plus que se consoler de son impuissance en sablant avec leurs auteurs les excellents vins du traiteur Rose.

Non seulement le nouveau Comité de Salut public fermait la porte à toute négociation- avec l'ennemi, mais Hérault de Séchelles, qui y exerçait l'influence prépondérante sur la diplomatie[19], s'efforçait de ranimer la propagande et de reprendre la politique annexioniste qui avait été celle des Girondins à l'automne de 1792 et qu'ils avaient abandonnée ensuite. Ami d'Anacharsis Clootz, Hérault avait autrefois poussé à la guerre et aux conquêtes[20]. Il n'avait pas, comme Danton, brûlé ses anciennes idoles. Dans les mois de juillet à septembre 1793, il est au Comité :I l'espoir du parti hébertiste, l'homme de la lutte jusqu'au bout[21].

Sur son initiative, le Comité envoie à Mulhouse, le 18 août, un agent secret, Pons de Boutier de Catus, un de ses amis, pour préparer la réunion à la France de cette petite république manufacturière, alliée aux cantons suisses[22]. Vers le même temps, il fait confier à l'hébertiste Dubuisson une mission en Suisse pour  ranimer les partisans de la France[23]. Pareilles missions risquaient d'être interprétées comme des intrusions dans les affaires intérieures de nos voisins. Mais Hérault ne voulait retenir du décret du 13 avril que l'interdiction d'abandonner les peuples réunis. Il s'expliqua avec toute la netteté désirable, le 25 août, dans un rapport qu'il fit au nom du Comité sur la situation de la Savoie.

Le département du Mont-Blanc, pendant le- siège de Lyon, qui avait dégarni la frontière, avait été envahi par les Piémontais, qui avaient pénétré dans le Faucigny, la Tarentaise et la Maurienne. Une erreur fatale s'est introduite, dit Hérault, et ne contribue pas peu dans le Mont-Blanc à affaiblir nos moyens, à décourager les bras qui s'armeraient pour la défense du territoire. Des ennemis perfides, des malveillants de tout genre ont répandu (et cette opinion n'est que trop accréditée) que la France allait abandonner un pays qui s'est donné bien moins à la France qu'à la liberté. Il n'y a rien de plus essentiel que de détruire irrévocablement une rumeur aussi funeste, aussi désespérante pour eux, aussi indécente pour nous... C'est à vous à vous rappeler qu'au mois d'avril dernier, temps où ces mêmes soupçons semblaient avoir déjà quelque consistance, vous rendîtes un décret formel pour garantir aux peuples réunis que jamais vous ne consentiriez à les abandonner... Toute la République est créancière des secours que nous devons au département du Mont-Blanc. Hérault conclut que la Convention, considérant qu'elle devait à toutes les parties de la République une et indivisible la même protection pour repousser les despotes et leurs vils satellites, devait envoyer sans délai deux représentants, Simon et Dumas, à l'armée des Alpes pour organiser la défense et chasser les Piémontais.

Les partisans de la paix furent effrayés par l'exposé de principes du rapporteur du Comité de Salut public. Si la République s'engageait solennellement à ne déposer les armes qu'après avoir délivré de nouveau de la domination étrangère tous -les peuples réunis au moment des victoires de l'automne précédent, la guerre s'éterniserait. Il ne faudrait pas seulement reconquérir le Faucigny et la Tarentaise, mais la Belgique, mais la rive gauche du Rhin.

Un Montagnard, que le Comité de Salut public avait rappelé de sa mission à l'armée du Nord pour le punir de sa faiblesse et qui marchait alors avec Danton, le médecin Duhem combattit les conclusions de Hérault de Séchelles : Je demande l'ajournement de ce projet de décret, car le rapporteur a fait l'éloge des habitants de Mont-Blanc. Pour savoir si cet éloge est mérité, il faut que nous connaissions le nombre des communes qui ont accepté la Constitution... C'était, en jetant le soupçon sur le civisme des Savoyards et sur la légitimité des réunions, en préparer le désaveu.

Un autre Montagnard, Gossuin, qui avait été le collègue de Danton dans sa mission de Belgique, appuya Duhem : La majorité l'a acceptée [la Constitution], mais un très grand nombre l'a rejetée. Alors l'hébertiste Simon, qui avait contribué avec Hérault de Séchelles à la réunion de la Savoie, prononça un vif éloge du patriotisme des habitants du Mont-Blanc : Il n'y a pas un seul régiment en France où vous ne trouviez des Savoisiens ; ils vous diront que la légion des Allobroges donna des preuves de valeur avec le général Carteaux ; ils vous diront que, sans en être requis, ils ont formé six bataillons de volontaires. Tallien appuya Simon, déclara que ce serait une lâcheté que d'abandonner les Savoisiens : La France se déshonorerait aux yeux de l'univers. J'ai été surpris que Gossuin ait élevé une question digne d'un aristocrate... Mais l'Assemblée restait froide. Deux membres du Comité de Salut public durent intervenir pour soutenir Hérault. Prieur de la Marne avec indignation : Le département du Mont-Blanc n'est-il pas une partie intégrante de la République ?... Souvenons-nous de nos serments ; punissons Lyon et secourons le Mont-Blanc ! Barère avec plus d'habileté en faisant sentir le mauvais effet que ferait cette discussion à l'étranger : C'est par de semblables discussions que nous servons les rois coalisés ; c'est ainsi que l'on prépare le démembrement de la République. La Russie vient de faire un traité avec l'Angleterre, par lequel cette dernière puissance s'engage à ne point finir la guerre avec la France qu'elle n'ait restitué ses conquêtes ; mais la Savoie n'est point sa conquête ; la nature et le vœu de ses habitants l'ont unie à la France... L'argument entraîna l'Assemblée.

Duhem battit en retraite : Qu'on ne me suppose point l'intention d'avoir voulu démembrer la France, mais, effrayé de ce système de don Quichotte qui, l'année passée, nous a préparé de grands maux, j'ai demandé l'ajournement du projet du Comité. Le décret proposé par Hérault fut voté. Le Mont-Blanc serait secouru. Les peuples qui avaient cru en nos promesses ne seraient point déçus. C'était annoncer par un fait matériel l'orientation nouvelle de notre politique étrangère.

Pendant toute cette discussion si grave, Danton, l'auteur du décret du r3 avril, Danton qui avait le premier réclamé la réunion de la Savoie, Danton s'était tu. N'ayant pas osé défendre son ancien point de vue, il l'avait répudié par son silence, et ses amis avaient parlé pour lui. Il se taira de même dans les discussions diplomatiques qui vont suivre.

Les Hébertistes et le Comité de Salut public ne se méprirent pas sur la signification de ce silence. Ils sentirent que le tribun muet était devenu le chef véritable du parti de la paix.

Le Batave et le Père Duchesne accentuèrent leur campagne contre les nouveaux Brissotins, contre les Endormeurs, contre les Hommes d'État ; c'est de ces noms variés qu'ils appellent désormais les Dantonistes.

Le Batave du 23 août publiait un grand discours qu'Anacharsis Clootz avait prononcé quatre jours plus tôt contre toute idée de paix[24]. L'orateur du genre humain réclamait plus que jamais les frontières naturelles et assurait que la levée en masse, qui venait d'être décrétée, en permettrait la facile conquête. Le même journal, dans son numéro du i6 septembre, revenait longuement à la charge, à l'occasion du bruit qui courait que deux commissaires anglais venaient d'arriver près du Comité de Salut public, chargés de faire des propositions de paix.

Depuis quelque temps, disait le journal, on parle beaucoup de paix. Tous nos modérés, nos feuillons et nos royalistes, car tous ces hommes sont très fort d'accord, s'efforcent à nous persuader que les puissances coalisées, lasses de la guerre, ne seraient pas éloignées d'entrer en négociation avec la France pour rendre la tranquillité à l'Europe (les bons apôtres !), pourvu seulement qu'elles fussent assurées que les Français se prêteraient à des conditions raisonnables ; mais ils ne nous disent pas quelles seraient ces conditions ; et peu nous importe ; nous savons très bien que les despotes conjurés contre la liberté française sont très las de la guerre ; que leurs finances sont épuisées, qu'ils sont fort embarrassés pour trouver les moyens de subvenir aux frais immenses qu'occasionne cette nouvelle croisade contre la sainte Égalité. Mais nous savons aussi que les mesures vigoureuses du Comité de Salut public, que la levée en masse, que nos aimables ont cherché à tourner en ridicule[25], et qui s'est effectuée dans plusieurs départements avec le plus heureux succès, déconcertent tous les ennemis du dehors et du dedans, renversent tous leurs plans et font évanouir leurs criminelles espérances. Ne nous arrêtons pas en si beau chemin, ne soyons pas la dupe de ces prétendues dispositions pacifiques, dont on ne nous berce que pour figer de nouveau -notre énergie républicaine qui fait trembler les tyrans sur leurs trônes ébranlés ; on voudrait ralentir nos élans révolutionnaires et gagner du temps, voilà le fin mot, voilà l'unique objet qui occupe actuellement les aristocrates, ces ennemis éternels de la prospérité publique. Occupons-nous plus que jamais à battre les armées des coalisés ; profitons des succès pour assommer les despotes, pour les chasser au delà du Rhin, cette barrière majestueuse et naturelle de la République française. Point de traités, point d'alliance avec le despotisme ; une nation qui a la gloire d'avoir proclamé la première la souveraineté des peuples ne peut ni ne doit traiter avec les usurpateurs de cette souveraineté. Et, reprenant un mot du Père Duchesne, le Batave estimait qu'il serait assez tôt pour faire la paix le jour où les Anglais auraient renversé leur roi et auraient proclamé la république.

Les journaux hébertistes n'étaient plus seuls à faire cette campagne contre la paix, le plus grand journal d'alors, le Moniteur, à la rédaction duquel le Comité de Salut public venait d'attacher un chef de bureau des Affaires étrangères, Ducher, leur faisait longuement écho dans son numéro du 20 septembre : On a déjà pu remarquer, à plusieurs époques, une singulière affectation à répandre des bruits de paix. Ces bruits se renouvellent en ce moment d'une manière très suspecte ; peut-être ont-ils pour but l'attiédissement du patriotisme et du courage dans nos jeunes concitoyens en réquisition ; mais le piège est trop grossier pour qu'ils s'y laissent prendre. Non, la paix n'est ni nécessaire, puisque nous pouvons, cette année comme l'année dernière et l'an prochain comme cette année, tenir tête à toute l'Europe, ni vraisemblable, puisqu'il reste encore des moyens aux puissances coalisées contre notre liberté. Républicains, n'oublions pas que c'est une guerre à mort entre nous et la tyrannie ; n'oublions pas que nous avons d'autre moyen de forcer les tyrans à la paix, que de les réduire par notre valeur et nos succès à l'impossibilité de faire la guerre[26].

Une telle campagne ne se serait pas produite si les partisans de la paix ne s'étaient agités et n'avaient préparé, dans le secret des couloirs, quelque sourde manœuvre contre le Comité de Salut public, coupable de vouloir défendre la Savoie contre ses anciens maîtres. Déjà, le 20 septembre, aux Jacobins, au cours d'une discussion sur le général Houchard, un ami de Danton, Dufourny, faisait observer que ce général semblait s'occuper des conquêtes, tandis que nous devons y renoncer et nous borner à notre défense[27].

En même temps, un journal très lu par les modérés et les aristocrates, l'Observateur de l'Europe, menait une campagne alarmante de nature à faire douter du succès et à dégoûter les Français de la guerre[28].

Les initiés, ceux qui étaient derrière cette campagne pacifiste, devaient savoir que le Comité de Salut public avait justement commencé de délibérer sur les principes directeurs de notre diplomatie, et ils ne durent pas être satisfaits des cinq bases que le Comité adopta, sur la proposition de Barère, dans son arrêté du 24 septembre :

Première base : Pendant la guerre et jusqu'à ce que la Constitution soit mise à exécution, il n'y aura pas, auprès des puissances étrangères, des ministres plénipotentiaires ni des ambassadeurs. Le Comité de Salut public et le Conseil exécutif provisoire n'emploieront que des agents secrets, des secrétaires de légation et des chargés d'affaires.

Deuxième base : Revoir le tableau de tous les employés diplomatiques au dehors et les réformer ou les rappeler.

Troisième base : Il n'y aura plus d'instructions écrites données aux agents diplomatiques pour être emportées avec eux[29] ; elles seront connues d'eux avant leur départ et déposées aux Archives des Affaires étrangères. Il ne leur sera donné que des pouvoirs et des lettres de crédit.

Quatrième base : Il n'y aura d'exception à l'article premier que pour les deux peuples libres, les Américains et les Suisses.

Cinquième base : Le Comité de Salut public et le Conseil exécutif provisoire ne traiteront avec aucun des agents et ministres étrangers qui n'auront pas un caractère positif auprès de la République française.

 

De pareilles bases marquaient la volonté irréductible du Comité de poursuivre la guerre jusqu'à la complète victoire. Elles coupaient court à toutes les communications officieuses avec l'ennemi auxquelles Danton s'était si longtemps complu.

Par une coïncidence curieuse et qui donne à réfléchir, c'est le lendemain du jour où il avait arrêté sa politique extérieure que le Comité fut l'objet, le 25 septembre, d'une violente attaque de la part de tous ceux qui tenaient à Danton. L'attaque fut menée par ce même Briez qui avait ouvert avec Cobourg une discussion sur la trahison de Dumouriez au début d'avril et dont l'Assemblée avait blâmé l'initiative imprudente et humiliante. Courtois[30], Thuriot, Duhem, Merlin de Thionville, Fabre d'Églantine, Aimé Goupilleau, toute la famille dantoniste, figuraient au premier rang des assaillants. Il ne s'agissait en apparence que de la conduite des opérations militaires dans le Nord et en Vendée. On critiquait la destitution de Houchard et la nomination de Rossignol. Mais la question de la paix se trouva implicitement posée. Répondant à Duhem, Robespierre lui reprocha à deux reprises d'avoir osé ouvrir l'avis d'abandonner un territoire réuni à la République, dont les habitants dénoncés par lui se défendent aujourd'hui avec énergie contre les fanatiques et les Anglais[31]. Cette allusion à l'opposition que Duhem et ses amis avaient faite un mois plus tôt à la conservation de la Savoie montrait que le Comité ne se faisait pas d'illusion sur le but secret poursuivi par ses adversaires. Si le Comité avait succombé — et il ne triompha qu'à grand'peine[32], — ses successeurs auraient repris la politique pusillanime de négociations avec l'ennemi, qui avait été la leur quand ils avaient occupé le pouvoir.

Ici encore Danton avait laissé agir ses amis. Il n'avait pas paru, mais on soupçonnait sa main derrière la toile.

La lecture de la correspondance de son ami Noël, qui représentait alors la France à Venise, est instructive sur ses vrais sentiments. Noël lui écrivait le 24 août : S'il y avait sur le tapis quelque négociation de paix, j'imagine que vous ne me laisserez pas dans une oisiveté qui me pèse. Pas de lettre où le mot paix ne figure. On lit dans celle du 14 septembre : Je joins ici un des journaux italiens pour que vous jugiez comme nous y sommes traités. Vous remarquerez cependant que c'est la première fois que j'y vois le mot de paix. Dans celle du 20 septembre : On peut faire marcher de front les opérations militaires et diplomatiques, qui se secondent ordinairement, et Noël de prodiguer ses conseils : il faut décider les États-Unis à attaquer le Canada et la Louisiane, faire déclarer Tippou-Sahib, envoyer une flotte aux Dardanelles pour décider les Turcs[33]. Jusqu'ici Noël ne faisait rien que de licite en se laissant aller à ses imaginations et à ses désirs. Mais, où il était vraiment très imprudent, c'est quand il continuait de correspondre avec W. A. Miles, l'agent de Pitt, qu'il avait connu dans sa mission de Londres à l'automne précédent. Oubliant que la France était en guerre avec l'Angleterre, il écrivait à Miles pour l'intéresser au sort de Maret, son ami, alors interné à Milan par les Autrichiens, qui lui avaient volé ses papiers. Miles, heureux de l'aubaine, lui répondit le 17 septembre, et lui demandait ce qu'il pensait de la proclamation par laquelle lord Hood avait promis aux Toulonnais de rétablir la monarchie constitutionnelle. Noël continua la conversation. En remerciant son correspondant, le 27 septembre, de son intervention en faveur de Mme de Montgeroult, qui avait été arrêtée avec Maret, il se lamentait sur le malheureux sort de ses amis restés en France : Brissot est en prison à l'abbaye, et son jugement est imminent ; Condorcet est en fuite et se cache ; Petion est arrêté ; Biron est à l'abbaye ; je ne sais ce qu'est devenu Dumouriez. Un de ses commissaires qu'il a livrés était parmi mes meilleurs amis. Lebrun est traduit au Tribunal révolutionnaire et je le crois en danger... Je ne sais pas si les règles diplomatiques d'aujourd'hui permettraient de telles confidences entre les agents des nations belligérantes. Mais il est juste de reconnaître qu'après les avoir faites, Noël avait le bon sens de terminer sa lettre par des déclarations patriotiques. Les Français, à l'en croire, périraient jusqu'au dernier plutôt que de subir la loi de l'étranger. Miles en conclut que, si Noël accueillait ainsi la proclamation de lord Hood, il fallait perdre tout espoir de rallier les révolutionnaires modérés à la cause des Bourbons. Il transmit la lettre de Noël à Long, qui était le principal collaborateur de Pitt. Mais n'est-il pas curieux qu'un homme qui avait fréquenté Noël et qui le connaissait aussi bien que Miles ait pu se méprendre à ce point sur la sincérité de son républicanisme que de lui demander son avis sur le rétablissement de la monarchie ?

Si prudent qu'il fût, Danton n'avait pas laissé de faire connaître à ses intimes ce qu'il pensait du gouvernement de Robespierre.

Avant de partir pour Arcis-sur-Aube, au début d'octobre, pour soigner sa santé, qu'il disait ébranlée, il avait confié à son ami Duplain, sur un ton de mauvaise humeur, qu'il était très mécontent de ce qui se passait. En conduisant Marie-Antoinette à l'échafaud, disait-il, on détruit l'espoir de traiter avec les puissances étrangères. Il ajoutait que Custine avait été jugé trop légèrement et que cette conduite envers nos meilleurs généraux nous mettait dans l'impossibilité de vaincre. Duplain ne garda pas la confidence pour lui-même. Il la répéta au Robespierriste Arthur, qui avait une grande influence à la section de Piques[34]. On sut ainsi que Danton désapprouvait la politique du Comité de Salut public, qu'il désespérait de la victoire et qu'il persistait à souhaiter la paix.

Les Hébertistes, bien entendu, triomphèrent de l'insuccès des attaques menées, le 25 septembre, contre le Comité de Salut public. Anacharsis Clootz lança de la tribune des Jacobins, dix jours plus tard, le 5 octobre, un manifeste de guerre à outrance qui eut un grand retentissement. Il lui donna la forme d'une adresse aux Sans-Culottes bataves : Citoyens opprimés, vous me demandez si les principaux membres de la Convention nationale et des sociétés populaires sont toujours pénétrés de l'importance de joindre les bouches du Rhin à celles du Rhône ? Ma réponse sera claire et satisfaisante. Ceux-là seraient des membres très peu recommandables qui, à l'instar de Brissot et consorts, et sous prétexte de la trahison de nos ci-devant généraux et ministres, s'opposeraient au développement d'un plan de campagne qui remet la France dans les limites naturelles de la Gaule. Car, à moins de prouver que notre situation géographique a changé depuis l'année dernière, je ne vois aucun argument plausible en faveur de nos imbéciles et de nos fripons qui prêchent lâchement le système perfide de Roland et de Beurnonville. Déjà l'opinion publique fait justice de quelques individus qui voudraient, aux dépens de la Savoie et de Nice, de Liège et de Jemappes, nous faire signer une paix plâtrée... Je le demande au plus habile, comment il terminera notre procès avec l'Europe, si les Français se contentent de rester sur la frontière factice des derniers rois de France ?...

Rassurez-vous, Belges et Bataves, et vous Allobroges, dont les muscadins ont éprouvé la valeur civique dans six batailles mémorables... C'est bien le moment de nous parler de paix à nous qui, par la réquisition de nos jeunes gens et par le démonnayage de nos assignats[35], venons de construire deux bastions devant lesquels se briseront tous les efforts de la ligue royale ![36]... Les Jacobins ordonnèrent l'impression- du manifeste de Clootz. Le parti pacifiste paraissait écrasé.

Ainsi, pendant les trois mois tragiques qui s'étaient écoulés depuis sa chute du pouvoir, pendant ces trois mois de juillet, d'août et septembre 1793, qui virent les progrès de l'invasion et l'extension de la guerre civile, la levée en masse, le maximum et l'organisation de la Terreur, Danton ne s'était pas ressaisi. Alors que le nouveau Comité de Salut public, le Comité Robespierre, coupait court à toute négociation avec l'ennemi et ne comptait que sur la force des armes pour contraindre l'ennemi à reconnaître la République, Danton continuait à réclamer une paix de compromis. Pour. l'obtenir, il aurait abandonné la Savoie ainsi qu'une partie du programme révolutionnaire. Danton doutait de la Révolution. Il restait le suprême recours des agents de l'ennemi dans l'embarras. C'est à lui que s'adressaient l'Anglais Matthews, l'Allemand d'Escbeck. Autour de lui se groupaient tous les adversaires du Comité de Salut public. Il était le chef de l'opposition, mais un chef muet qui ne s'épanchait que dans le privé.

Les historiens expliquent parfois la lassitude et la dépression de Danton en cet été de 1793 par des raisons d'ordre privé. Il s'était remarié en juillet, cinq mois après la mort de sa première femme, qu'il adorait, disent-ils. Sa seconde femme, Louise Gély, âgée de seize ans, était très pieuse. Pour l'épouser, Danton avait dû accepter de faire bénir secrètement son union par un prêtre réfractaire, l'abbé de Keravenant, qui avait échappé aux massacres de septembre. On veut que ce soit ce mariage qui ait affaibli Danton et on explique son départ pour Arcis-sur-Aube par le seul souci de sa santé, qu'une courte maladie avait ébranlée à la fin de septembre. C'est possible. Mais je constate que Danton n'a pas attendu d'être remarié pour incliner vers la paix. Il n'a fait que continuer dans l'opposition la politique étrangère pusillanime qu'il avait pratiquée au pouvoir. On savait si bien que Danton désirait la paix qu'à la veille même de son départ pour Arcis, le bruit courut que le Comité de Salut public lui avait confié la mission de négocier avec les puissances coalisées, et on prétendit qu'il se rendait en Suisse ou en Autriche pour remplir cette mission[37].

Ces bruits fâcheux n'empêchèrent pas Danton de demander un congé, qui ne lui fut accordé, dit le Moniteur, qu'après quelques légers débats, un congé qui allait fournir de nouveaux prétextes à l'attaquer.

Pour quitter Paris dans ces conditions, il devait avoir des raisons majeures. Les pièces d'archives m'ont révélé que précisément, à la fin de septembre et au début d'octobre, quand ces bruits couraient, Danton avait été accusé, au sein même du Comité de Salut public, d'intrigues fédéralistes et royalistes.

Un agent du Comité, un certain Louis Comte, qui avait été chargé d'une mission secrète dans la Normandie soulevée par les Girondins, avait réussi, à son retour à Paris, à se mettre en rapports avec un adjudant du général Wimpffen, qui avait commandé la petite armée insurrectionnelle levée par les départements fédéralistes de l'Ouest. Cet adjudant, qui se cachait dans la capitale, avait été présenté par Comte à Hérault de Séchelles d'abord, à Billaud-Varenne ensuite. Il leur avait révélé que Danton avait envoyé à Wimpffen un agent secret, l'acteur Naudet, et que celui-ci avait ouvertement déclaré que Danton voulait rétablir la royauté et traiter avec l'Angleterre en donnant la couronne de France au duc d'York[38]. La dénonciation de cet adjudant fédéraliste, un certain Mézières (ou Mésaize), était d'autant plus grave que déjà le Père Duchesne avait formulé la même accusation contre Danton dans son 'numéro 274, qui portait cette manchette : Grande découverte d'un nouveau complot pour sauver le traître Brissot et sa grande colère [du Père Duchesne] contre certains bougres à double face qui veulent marier la fille de Louis le traître avec un des fils du roi d'Angleterre. La politique pacifiste de Danton n'aurait donc été qu'un aspect de son royalisme caché.

La dénonciation de l'adjudant fédéraliste s'était produite juste au lendemain du grand assaut que les Dantonistes avaient livré au COI-lifté de Salut public, le 25' septembre. L'assaut avait échoué. Le Comité tenait une belle vengeance. Hérault fit avertir Danton et, pour lui prouver qu'il avait eu tort d'encourager l'opposition, il fit mettre l'agent Comte en arrestation. Politique généreuse et habile, qui devait réduire Danton au silence.

C'est alors en effet que Danton demanda un congé.. Au beau geste du Comité, qui ensevelissait la dénonciation dans l'oubli et qui arrêtait le dénonciateur, Danton répondait en quittant Paris. On ne l'accuserait plus de conduire l'opposition contre le Comité !

Nous retiendrons qu'au moment où le démagogue part pour Arcis, au début d'octobre, il se sent déjà suspect et que l'accusation de royalisme sous laquelle il succombera a déjà été portée contre lui jusqu'au sein des Comités de gouvernement. Son départ a la signification d'une trêve. Comment fut observée cette trêve et combien durera-t-elle ?

 

 

 



[1] Annales  patriotiques du 12 juillet 1793. Notons que Sébastien Meraier était codirecteur du journal.

[2] Annales patriotiques du 1er juillet 1793, article intitulée Les On-dit. Nous complétons les noms désignés, dont les syllabes manquantes sont représentées par des points dans le journal.

[3] Voir notre livre la Révolution et les Etrangers, notamment les pages 44-47, 123-129, 144-145.

[4] Voir, dans notre livre la Révolution et les Étrangers, leur opposition tenace aux lois sur le séquestre et l'arrestation des sujets ennemis.

[5] Danton voulait une amnistie pour tous les coupables, il s'en est expliqué ouvertement ; il voulait donc la contre-révolution. (Notes de Robespierre contre les Dantonistes, dans les Annales révolutionnaires, t. X, p. 459.)

[6] Anagramme du nom de Guffroy. Le Rougyff commença à paraître en juillet 1793.

[7] Alexandre Courtois fut chargé de missions du Conseil exécutif à diverses reprises. Il ne faut pas le confondre avec le député Edme-Bonaventure Courtois, ami de Danton.

[8] On considère souvent Deforgues comme une créature de Danton. Il s'est défendu avec vivacité contre cette accusation dans une lettre écrite à Robespierre de sa prison, le 14 germinal an II (Papiers inédits, 1828, t. II, p. 189-193). H prétend dans cette lettre que, depuis sa nomination aux Affaires étrangères, il ne vit Danton qu'une seule fois.

[9] Voir les pièces justificatives publiées par ROBINET en annexe de son Danton émigré, p. 258-269.

[10] AULARD, La diplomatie du Comité de Salut public, dans la Révolution française, t. XVIII, p, 164.

[11] L'arrêté est signé Hérault, Thuriot, Prieur de la Marne, Barère, C.-H. Prieur (de la Côte-d'Or) et Carnot.

[12] Nous avons démontré que Hérault de Séchelles ne fut pas l'ami, mais la victime des Dantonistes. Voir la seconde série de nos Etudes robespierristes.

[13] M. Aulard, qui a publié cette lettre, dit que le nom de cet ami est raturé et illisible. C'est vraiment dommage.

[14] Cette lettre de Matthews a été publiée in extenso dans le Danton émigré du Dr ROBINET, p. 265-267.

[15] Cette dépêche de La Luzerne à Montmorin a été pour la première fois signalée par M. O. HAVARD dans son Histoire de la Révolution dans les ports de guerre, t. II, p. 79.

[16] Voir le document in extenso dans la seconde série de mes Etudes robespierristes, p. 132-133.

[17] Rapport de Saint-Just, dans BUCHEZ et ROUX, t. XXXII, p. 99. Le traiteur Rose ou Rosse était âgé de quarante ans. Son hôtel était au n° 26 de la rue Grange-Batelière (TUETEY, Répertoire, t. XI, no 213). Un citoyen Rose présidait en novembre 1793 la société populaire du Club Electoral siégeant à l'Évêché (Arch. nat. W 342)-

[18] AULARD, article cité, p. 245.

[19] Au cours de son procès devant le Tribunal révolutionnaire, le président Hennin reprocha à Hérault de s'être approprié la direction de la diplomatie et d'avoir fait dominer ses opinions au Comité de Salut public (BUCHEZ et ROUX, t. XXXII, p. 143).

[20] Voir la Révolution et les Etrangers, p. 62 et 74.

[21] Il définira en ces termes devant le Tribunal révolutionnaire la politique étrangère qu'il suivit alors : Toute correspondance était interrompue avec l'ennemi, et nous n'avions autre chose à lui dire que : nous vous méprisons et ne vous redoutons nullement ; nous n'avons rien de commun avec vous ; battons-nous. (BUCHEZ et ROUX, t. XXXII, p. 143).

[22] Charles SCHMIDT, Une Conquête douanière, Mulhouse, et le compte rendu de cet ouvrage dans les Annales révolutionnaires, 1913, p. 123-125.

[23] Les instructions de Dubuisson sont datées du 22 août (KAULEN, t. II, p. 466 ; t. III, p. 9, 69, 109, etc.)

[24] Voir le Journal de la Montagne.

[25] Danton lui-même, à la séance du 20 août, avait trouvé mal digéré le rapport de Barère sur la levée en masse et l'avait fait renvoyer au Comité de Salut public.

[26] Dans ses numéros suivants, le Moniteur s'efforçait de rendre confiance à ses lecteurs sur l'issue victorieuse de la guerre. Il représentait les peuples d'Allemagne fatigués d'une guerre injuste, l'Autriche épuisée d'hommes... (numéro du 22 septembre) ; le roi de Piémont accablé de revers et dépouillé de la moitié de ses Etats ne subsistant plus que par les aumônes de l'Angleterre... (numéro du 23 septembre), etc.

[27] D'après le Journal de la Montagne.

[28] Le journal l'Observateur continue à donner des détails de nature à révolter même les modérés. A l'entendre, l'ennemi a des avantages continuels : les Français trouvent la mort partout où ils vont combattre. On ne conçoit pas qu'un pareil écrit souille encore les Français (Rapport du policier Rolin en date du 2/ septembre 5793, dans TUETEY, Répertoire, t. X, n° 1371). — La citoyenne Robert, auteur du journal l'Observateur, a été saisie ces jours derniers. Une marchande libraire au Palais-Egalité m'a assuré que, dix minutes plus tôt, on eût surpris les deux rédacteurs de ce journal à écrire leurs notes. Elle assure que l'un de ces citoyens est député à la Convention nationale et l'autre de la société des Jacobins. (Rapport de Rolin du 16 septembre dans P. CARON, Paris sous la Terreur, t. I, p. 115). — M. P. Caron assure que la citoyenne Robert, qui rédigeait ce journal défaitiste, était la femme du député de ce nom, très ami de Danton, qui l'avait aidé à payer ses dettes et qui l'avait pris dans son cabinet après le 10 août.

[29] Ceci afin d'éviter que ces instructions ne tombassent aux mains de l'ennemi, comme ç'avait été le cas pour celles confiées à Maret et à Sémonville.

[30] M. Madelin l'appelle justement l'âme damnée de Danton.

[31] Un peu plus loin, Robespierre s'indigna encore contre ceux qui, à cette tribune, avaient osé proposer froidement d'abandonner le Mont-Blanc aux Piémontais.

[32] Il avait subi un échec au début de la séance, quand la Convention lui avait adjoint Briez. Celui-ci donna sa démission, quand le Comité obtint finalement un vote de confiance.

[33] Les lettres de Noël à Danton ont été publiées par M. AULARD dans la Révolution française, 1893, t. I.

[34] Voir, à la séance des Jacobins du 16 germinal, les déclarations d'Arthur.

[35] Les assignats à face royale, supérieurs à cent livres, venaient d'être démonétisés.

[36] Moniteur, t. XVIII, p. 296. L'adresse de Clootz fut reproduite aussi dans le Batave.

[37] Voir, dans la Feuille du Salut public du 4 octobre 1793, l'article signé A. R., initiales d'Alexandre Rousselin de Saint-Albin ; cet article a été reproduit dans les Annales révolutionnaires, t. VII, 1914, p. 570.

[38] Voir, dans la seconde série de nos Études robespierristes, le chapitre intitulé Danton et Louis Comte.