DANTON ET LA PAIX

 

CHAPITRE II. — LE CONSEIL EXÉCUTIF.

 

 

L'insurrection du 10 août, qui envoya Louis XVI au Temple,  porta  Danton au ministère. Il  obtint enfin ce portefeuille de la Justice qui lui avait été refusé au mois de mars précédent, à la veille de la déclaration de guerre, et il l'obtint par la  grâce de Brissot. C'est Brissot lui-même qui a rappelé le fait dans sa défense au Tribunal révolutionnaire. Entre Brissot et Danton s'était entremis Fabre d'Églantine, qui les avait réconciliés.

Pourquoi Brissot et ses amis les Girondins, qui dominaient maintenant dans une Assemblée apeurée, choisirent-ils Danton ? L'un deux, Condorcet, s'est chargé de nous l'expliquer dans un écrit posthume publié dans ses œuvres complètes[1] : On m'a reproché, dit-il, d'avoir donné ma voix à Danton pour être ministre de la Justice. Voici mes raisons : il fallait, dans le ministère, un homme qui eût la confiance de ce même peuple dont les agitations venaient de renverser le trône ; il fallait, dans le ministère, un homme qui, par son ascendant, pût contenir les instruments très méprisables d'une révolution utile, glorieuse et nécessaire, et il fallait que cet homme, par son talent pour la parole, par son esprit, par son caractère, n'avilît pas le ministère ni les membres de l'Assemblée nationale qui auraient à traiter avec lui. Danton seul avait ces qualités ; je le choisis et je ne m'en repens point. Peut-être exagéra-t-il les maximes des constitutions populaires dans le sens d'une trop grande déférence aux idées du peuple, d'un trop grand emploi dans les affaires de ses mouvements et de ses opinions, mais le principe de n'agir qu'avec le peuple et par lui, en le dirigeant, est le seul qui, dans un temps de Révolution populaire, puisse sauver les lois ; et tous les partis qui se sépareront du peuple finiront par se perdre et peut-être par le perdre avec eux. Le calcul de Condorcet et de ses amis était donc très clair. Les Girondins choisissaient Danton pour qu'il leur servît de bouclier contre l'émeute. Ils sentaient gran.dir leur impopularité, et ils avaient besoin du démagogue pour contenir la Commune qui leur faisait peur. Ils ne furent pas complètement déçus dans leur attente, puisqu'au moment des massacres de septembre Danton fit révoquer les mandats d'arrêt déjà lancés par la Commune contre Roland et contre Brissot.

Tous les historiens s'accordent à convenir que le rôle de Danton au Conseil exécutif (nouveau nom du ministère) fut prépondérant. Il ne se confina pas dans ses attributions de ministre de la Justice. Il disposa des fonds secrets des Affaires étrangères, que mit à sa disposition son collègue Lebrun. Il désigna les agents que le Conseil envoya dans les départements pour accélérer les levées d'hommes. Il désigna de même les agents secrets envoyés à l'étranger, et il choisit les uns et les autres parmi ses clients et ses amis. Il dira lui-même, non sans orgueil, devant le Tribunal révolutionnaire, qu'il avait été l'adjoint du ministre de la guerre Servan, son docile collègue. Il est tout le gouvernement, dit M. Albert Sorel, il domine ses collègues, il les préside, il les talonne. A l'intérieur, où Roland moralise, c'est lui qui met toute la nation en branle pour la défense. Monge (le ministre de la Marine) lui obéit, et c'est ce qu'il fait de mieux. C'est Danton qui le veut, répond ce savant à toutes les objections, si je le refuse, il me fera pendre. Il anime et dirige Lebrun, il est à la Guerre l'adjoint de Servan. Ce dont il s'occupe le moins, c'est de la Justice, qui est dans son département et dont il ne se soucie. Le chaos où il opère est son propre élément ; il s'y débrouille, il s'y retrempe. Il a des hommes pour toutes les places, des décrets pour toutes les affaires. Ses collègues n'ont qu'à signer. On devine sa main dans toutes les tentatives de négociations du Conseil exécutif[2].

M. Albert Sorel exagère peut-être un peu l'action universelle de Danton dans cette crise, mais, ce qu'il dit de son rôle dans la défense nationale et dans les négociations diplomatiques, est assez exact. Demandons-nous si le démagogue, poussé au pouvoir et mis à l'épreuve, a bien servi l'intérêt français ?

Si on ne le juge que par ses déclarations et ses actes publics, on comprend jusqu'à un certain point l'enthousiasme de ses admirateurs. Mais, si on y regarde d'un peu plus près, si on examine ce qu'il écrivait et ce qu'il faisait dans le privé, dans le secret, alors l'inquiétude commence. Il semble toujours qu'on est en présence de deux hommes différents.

La situation extérieure est menaçante. Après l'emprisonnement de Louis XVI, la plupart des puissances rappellent leurs ambassadeurs à Paris. Les cantons suisses irrités, indignés du massacre de leurs compatriotes qui servaient dans la garde du roi, parlent de se joindre à la coalition ou tout au moins de laisser passer les Autrichiens sur leur territoire. Plusieurs princes allemands, notamment le duc de Hesse, envoient leurs contingents à l'armée coalisée. On peut craindre que toute l'Allemagne ne se déclare contre nous. L'Espagne, dont le roi est Bourbon, fait des préparatifs militaires sur la ligne des Pyrénées. L'attitude de l'Angleterre devient inquiétante. Elle rappelle son ambassadeur, lord Gower, et celui-ci, avant son départ, remet au gouvernement français une note par laquelle elle exprime l'intérêt spécial qu'elle porte au sort de Louis XVI et de sa famille. Sa Majesté, dit la note, a le dessein d'observer les principes de la neutralité en tout ce qui regarde l'arrangement du gouvernement intérieur de la France ; elle ne croit pas du tout s'écarter de ce même principe en manifestant, par tous les moyens possibles, sa sollicitude pour la situation personnelle de Leurs Majestés très chrétiennes et la famille royale ; elle s'attend, avec le désir le plus vif, que ses espérances ne seront point trompées à cet égard ; qu'elles seront à l'abri de tout acte de violence qui ne manquerait pas d'exciter un sentiment d'indignation universelle dans tous les pays d'Europe[3]. Le roi d'Angleterre avait cru pouvoir se permettre cette manifestation, dans la persuasion où il était que le nouveau gouvernement de la France serait incapable de repousser l'invasion. La croyance était générale en Europe que les Républicains seraient vaincus et que, dans trois semaines, les armées autrichiennes et prussiennes seraient à Paris. Le 10 août semblait avoir désorganisé définitivement ce qui restait des cadres de l'armée française. La Fayette, n'ayant pas pu entraîner ses troupes contre la Législative pour rétablir le Roi, avait Passé la frontière, et son exemple avait été imité par de nombreux officiers. Les armées austro-prussiennes, commandées par le duc de Brunswick, entrent sur notre territoire et se dirigent sur Paris par la Champagne. Longwy est pris le 22 août. Son commandant. Lavergne, n'a fait qu'une défense dérisoire. Les aristocrates, joyeux, espèrent que les Prussiens seront dans . huit jours à Paris.

C'est alors que commence le grand rôle de Danton. A la tribune et au Conseil, il semble incarner la défense désespérée, la lutte à outrance contre l'envahisseur. Le 28 août il parle à l'Assemblée en ministre du peuple, en ministre révolutionnaire, comme il aime à se nommer. Il faut, dit-il, que l'Assemblée se montre digne de la nation ! C'est par une convulsion que nous avons renversé le despotisme ; ce n'est que par une grande convulsion nationale que nous ferons rétrograder les despotes. Jusqu'ici nous n'avons fait que la guerre simulée de La Fayette ; il faut faire une guerre plus terrible. Il est temps de dire au peuple qu'il doit se précipiter en masse sur les ennemis. Et Danton annonce que le Conseil exécutif va envoyer dans les départements des commissaires pour remonter le patriotisme et stimuler les enrôlements. Il fait l'éloge de la Commune de Paris, qui vient de faire fermer les barrières et d'ordonner des visites domiciliaires pour arrêter les traîtres : Y en eût-il trente mille à arrêter, il faut qu'ils soient arrêtés demain ! On réquisitionnera tous les fusils des particuliers pour en armer les volontaires : Le peuple français a voulu être libre, il le sera. Bientôt des forces nombreuses seront rendues ici. On mettra à la disposition des municipalités ce qui sera nécessaire, en prenant l'engagement d'indemniser les possesseurs. Tout appartient à la patrie quand la patrie est en danger ! L'Assemblée vota d'acclamation les mesures qui lui étaient proposées.

Danton reparut .à la tribune quatre jours plus tard, le 2 septembre, le jour même où allait parvenir à Paris la nouvelle de la prise de Verdun : Nous demandons que quiconque refusera de servir de sa personne ou de remettre ses armes soit puni de la peine de mort. Nous demandons qu'il soit envoyé des courriers dans tous les départements pour les avertir des décrets que vous aurez rendus. Le tocsin qu'on va sonner n'est point un signal d'alarme, c'est la charge sur les ennemis de la patrie. Pour les vaincre, Messieurs, il nous faut de l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace, et la France est sauvée ! Les propositions de Danton furent décrétées au milieu des applaudissements, et, le même soir, la grande convulsion qu'il avait annoncée s'accomplit. Les massacres commencés dans les prisons mettaient une rivière de sang entre la France et les émigrés.

Ce sont ces deux discours du 28 août et du 2 septembre qui se sont gravés dans l'esprit des générations et qui continuent à auréoler le nom de Danton d'une gloire patriotique.

Nous n'examinerons pas quelle fut l'efficacité des mesures prises sous l'influence de Danton. Il est certain que les enrôlements poussèrent à Châlons des milliers de recrues, mais mal armées et sans discipline. Il est certain que cette armée de réserve n'eut pas à intervenir sur le champ de bataille. Mais accordons aux admirateurs de Danton que sa parole puissante fut le fort stimulant des énergies au moment du péril, et ce n'est pas un mince mérite !

A l'actif de Danton pendant cette crise, on fait valoir encore qu'il s'opposa avec succès, à la fin d'août, au transfert du gouvernement en province, à Blois, à Tours ou dans le Massif Central.

M. Madelin nous dépeint l'affolement qui s'empara du Conseil exécutif le 24 août à la nouvelle inattendue de la prise de Longwy. Les Girondins, qui étaient déjà en lutte avec la Commune parisienne, voyaient dans le transfert du gouvernement en province non seulement une mesure de prudence dictée par la situation militaire, mais aussi un moyen d'annuler, sous un excellent prétexte, la prépondérance politique de la capitale. Danton s'opposa de toutes ses forces au transfert, qu'il qualifia de lâcheté : J'ai fait venir ma mère qui a soixante-dix ans, aurait-il crié à ses collègues tremblants, j'ai fait venir mes deux enfants ; ils sont arrivés hier. Avant que les Prussiens entrent à Paris, je veux que ma famille périsse, je veux que vingt mille flambeaux en un instant fassent de Paris . un monceau de cendres. Roland ! Roland ! garde-toi de parler de fuite, crains que le peuple ne t'écoute ![4]

Certes, M. Madelin n'ignore pas qu'en maintenant à Paris le siège des pouvoirs publics, Danton se laissait guider lui aussi par un intérêt de parti. C'était à Paris qu'il était populaire, à Paris que s'exerçait son influence sur les sections et sur les clubs. A Blois, il n'aurait plus été l'homme capable de déchaîner et de retenir tour à tour l'émeute, il n'aurait plus été l'homme nécessaire. Mais M. Madelin croit que le véritable motif pour lequel Danton s'opposa au transfert du gouvernement dans les pays de la Loire, c'est qu'il était informé, au moment même, qu'une prise d'armes royaliste était imminente dans l'Ouest, sous la direction d'un ancien officier, qui avait servi en Amérique, le marquis de la Rouarie.

L'histoire de la conjuration royaliste de Bretagne et du rôle qu'y joua Danton est une histoire curieuse qui jette sur les intentions secrètes de celui-ci des lueurs inquiétantes.

Danton connut les projets du marquis de La Rouarie par un de ses amis, le médecin Chèvetel, qui avait appartenu à la maison de Monsieur avant 1789 et qui avait soigné La Rouarie et sa femme. Ce Chèvetel était devenu l'amant de l'actrice Fleury, très liée avec Fabre d'Églantine et avec Marat, qu'elle avait caché au moment où il était sous le coup d'un mandat d'arrêt. Il habitait nie des Fossés-Saint-Germain-des-Prés, tout près de la cour du Commerce, en plein district des Cordeliers. Dès le mois de juin 1791, quelque temps avant Varennes, La Rouarie, qui revenait d'Allemagne, où il avait vu le comte d'Artois, avait passé par Paris et confié à Chèvetel l'essentiel de son plan. Chèvetel, loin de le dissuader, avait paru abonder dans ses vues, et La Rouarie, confiant, avait maintenu avec lui le contact, en lui envoyant des émissaires à plusieurs reprises. Au début du mois d'août 1792, au moment où se préparait l'insurrection du 10 août et où Danton et ses amis s'abouchaient eux-mêmes avec la Cour, Chèvetel partait pour la Bretagne. Il avait un entretien avec La Rouarie et avec un gentilhomme breton, Désilles, qui était du complot. Il applaudit à leur projet, leur fit mille protestations d'amitié et d'encouragement, et il revint à Paris, juste au moment où commencèrent les massacres du 2 septembre. Le jour même, il se rendit au ministère de la Justice. Danton le reçut le lendemain matin en présence de Fabre d'Églantine et de Camille Desmoulins, ses deux secrétaires. Il sortit du cabinet du ministre avec une commission qui lui enjoignait de retourner en Bretagne et lui donnait pouvoir de faire diriger sur la Champagne l'artillerie qu'il y trouverait. Chèvetel repartit le soir même. Il revit La Rouarie et Désilles. Il leur apprit, d'après le récit fait plus tard par un membre de la famille Désilles, et publié par M. de Beauchamp dans son Histoire des guerres de la Vendée (p. 55), il leur apprit qu'il avait tout confié à Danton. Il ajouta que, celui-ci, partageant leur opinion et voulant seconder leurs projets, lui avait donné le pouvoir de faire déplacer les troupes qui se trouvaient en Bretagne. Chèvetel devait, par ce moyen, procurer au parti de grands avantages... Tous les secrets, tous les projets de la conspiration furent exactement écrits à Danton, qui était alors ministre. La Rouarie avait tout disposé pour éclater au moment où l'armée, prussienne approcherait de Paris... M. Lenôtre cite le texte d'une lettre de Danton que Chèvetel remit à La Rouarie pour lui inspirer confiance. Cette lettre était ainsi conçue : Si tout ce que le porteur de la présente m'a dit des dispositions de M. de La Rouarie et de la Bretagne a quelque fondement, j'estime que, pour sauver la France du mauvais pas dans lequel on l'a engagée, les hommes qui ne veulent pas la ruine du pays doivent se réunir dans un commun effort. Il ne s'agit plus ici de discussion de principes plus ou moins contestables : il faut sauver le trône constitutionnel et l'intégrité du territoire. Dans le cas probable où la Bretagne pourrait offrir quelque réalité à un mouvement combiné sur ces bases, j'autorise le porteur de la présente à traiter en mon nom et en celui de mes amis qui, comme moi, ne veulent pas s'enfoncer jusqu'au fond de l'anarchie[5]. Chèvetel parvint si bien à gagner la confiance des royalistes bretons qu'il fut admis dans leur conseil et qu'il fut chargé par eux d'une mission à Jersey en septembre. Il revint à Paris au début d'octobre et se présenta de nouveau chez Danton, qui allait cesser d'être ministre.

Que retenir de ces faits, quelle est leur signification ? Chèvetel a prétendu qu'il ne s'était mis en rapport avec La Rouarie que pour connaître ses secrets et pour les dénoncer[6]. Il a nié avoir donné des espérances de concours aux royalistes, mais son apologie, confrontée avec les pièces d'archives, analysées ou reproduites par M. Lenôtre dans son livre sur La Rouarie, s'est trouvée si souvent en défaut qu'il est impossible d'y ajouter une créance aveugle. Il est trop évident que, pour que ses rapports avec les royalistes aient pu continuer si longtemps, il a dû endormir leurs défiances et leur donner des gages. On pourra prétendre aussi que Danton, en écrivant la lettre publiée par de Beauchamp, ne voulait que tromper les royalistes afin de les mieux déjouer. Pour que cette interprétation pût être admise, il faudrait que le loyalisme républicain de Danton fût au-dessus de tout soupçon. Or, malheureusement, il n'en est pas ainsi. Nous avons déjà vu, et nous verrons plus souvent encore, qu'il resta jusqu'à sa mort en relations assidues avec le parti royaliste, et nous sommes ainsi amenés à nous demander si la famille Désilles n'a pas dit la vérité quand elle affirme que Danton fit des avances à La Rouarie, par l'intermédiaire de son agent Chèvetel, et que ces avances étaient sérieuses[7].

On peut donc se demander si, en envoyant dans l'ouest son agent Chèvetel, le 3 septembre, Danton ne voulut pas se ménager un rapprochement possible avec les royalistes et se préparer un lendemain, au cas où les coalisés seraient victorieux. En s'opposant au transfert de la capitale en province, le démagogue faisait d'une pierre deux coups. Si Brunswick était victorieux, s'il s'emparait de Paris et des pouvoirs publics et terminait la guerre par la restauration de la monarchie, il invoquerait auprès des royalistes sa lettre à La Rouarie, il revendiquerait auprès d'eux sa part dans la victoire de l'ordre. Si, au contraire, les Prussiens étaient repoussés, Danton se glorifierait auprès des révolutionnaires de n'avoir pas désespéré, au plus fort du péril, du salut de la patrie et de la République, il serait le sauveur de la nation.

Quand on ne retient de Danton que ses déclarations publiques, que les discours enthousiastes du 28 août et du 2 septembre, on est naturellement enclin à s'imaginer qu'il n'a pas un seul instant douté du succès et que jamais n'est entrée dans son esprit l'idée de composer avec l'ennemi. On suppose volontiers que l'homme de l'audace, qui amenait sa vieille mère et ses enfants à Paris à la veille de la capitulation de Longwy, ne comptait que sur la force de nos armes pour repousser l'envahisseur.

A quel point il croyait alors, quand l'invasion déborda en Champagne, à la puissance irrésistible de la force révolutionnaire, ses tentatives de négociation, avec l'Angleterre d'abord, avec la Prusse ensuite, le montrent assez !

Le premier mouvement du Conseil exécutif, en recevant la demande de passeports de l'ambassadeur anglais lord Gower et la note dont elle était accompagnée, avait été de rappeler notre ministre à Londres, le marquis de Chauvelin, que le gouvernement britannique avait mis en quarantaine[8]. Un gouvernement fort, conscient de ses droits et assuré du lendemain aurait maintenu cette décision. Il n'en fut pas ainsi. Danton fit envoyer à Londres, le 28 août, l'ancien abbé Noël, qui, après avoir été boursier et régent au collège Louis-le-Grand, s'était fait journaliste en 1789 et avait rédigé avec Condorcet La Chronique de Paris. Ami de Lebrun et de Camille Desmoulins, avec lesquels il s'était assis sur les bancs du collège, Noël était tout dévoué à Danton. Il emmena avec lui dans sa mission le demi-frère de Danton, Recordain, et son parent, le jeune Mergez, qui devait plus tard devenir général. Sa carrière diplomatique datait de quelques mois, et il la devait à Dumouriez, qui l'avait pris comme commis aux Affaires étrangères au moment de la formation du ministère girondin. En fin de mars, il avait succédé à Lebrun à la tête du deuxième bureau, quand Lebrun était redevenu ministre au 10 août. De Londres, où il arriva dans la nuit du vendredi 31 août au samedi 1er septembre, il correspondit assidûment avec Danton, qu'il appelait son cher maître. Recordain ou Mergez lui servaient de courriers.

Les instructions que lui remit Lebrun lui prescrivaient de se mettre en rapports avec les ministres anglais, ou tout au moins avec leurs agents, et de s'efforcer de les persuader de garder la neutralité. Il devait aussi négocier un emprunt de 3 à 4 millions de livres sterling, et il était autorisé à offrir à la Grande-Bretagne la cession de l'île de Tabago, qui nous avait été rendue par le dernier traité qui avait mis fin à la guerre de l'Indépendance américaine. Le Conseil exécutif pense qu'en l'offrant à l'Angleterre, sous la réserve nécessaire du consentement des habitants eux-mêmes, il donne à cette puissance un gage des dispositions amicales de la nation française et du désir qu'elle a d'effacer, entre elle et la nation britannique, toute trace des anciennes mésintelligences. Les instructions ajoutaient encore : Un des principaux motifs de défiance de l'Angleterre est la crainte que les principes français et le voisinage des armées, ne fassent renaître en Hollande les mouvements révolutionnaires dont elle a déjà été le théâtre. Fr. Noël sera autorisé à faire cesser à cet égard toute inquiétude. Il observera que les patriotes belges ne sont nullement disposés à favoriser la cause des patriotes hollandais. L'attachement connu de ces derniers à la Maison d'Autriche est un motif suffisant pour qu'il n'y ait jamais de liaison à craindre entre des révolutionnaires démocrates et ennemis de la Maison d'Autriche et des républicains aristocrates et autrichiens. La légion batave, qui avait pu causer quelque ombrage, et qui n'était qu'un piège tendu à la bonne foi de l'Assemblée nationale, vient d'être dissoute[9]. Il ne reste par conséquent de ce côté aucun prétexte au cabinet britannique...[10]

Ainsi, pour obtenir le maintien de la neutralité anglaise, Danton et ses collègues du Conseil prenaient sur eux, sans même consulter l'Assemblée, d'offrir à un gouvernement qui rappelait son ambassadeur et qui intervenait dans nos affaires intérieures, la cession d'un morceau de notre empire colonial. Cela ne prouve pas précisément qu'il était sûr de la victoire !

L'historien Ernouf, qui a eu à sa disposition pour sa biographie de Maret, le futur duc de Bassano, qui ira bientôt rejoindre Noël à Londres, des papiers de famille, ajoute que l'agent de Danton, outre ses instructions écrites, reçut aussi à son départ des instructions orales qui lui prescrivaient de prendre en référence certaines idées qui, par le contraste qu'elles offrent avec les faits accomplis, semblent extravagantes aujourd'hui, comme celle de faire du duc d'York, fils cadet de Georges III, un roi des Belges, ou même un roi constitutionnel des Français[11]. Dès sa première dépêche à Lebrun, Noël se prononça cependant contre la candidature du duc d'York au trône de France : Quelques personnes ici, écrit-il de Londres le 3 septembre, m'ont para persuadées que l'on songeait sérieusement à offrir la couronne au duc de Brunswick et que la négociation était commencée depuis longtemps. J'ignore les intentions de l'Assemblée et du Conseil, mais, si la France n'est pas dégoûtée des rois, je crois de mon devoir de vous dire ce que j'ai appris ici sur le duc d'York, dont vous savez que quelques papiers français ont parlé dans le même sens. Féroce jusqu'à faire mourir les soldats sous le bâton, sanguinaire, sans talent, sans esprit, ivre tous les jours, l'horreur et le mépris de la nation anglaise, il n'a jamais annoncé aucune inclination honnête ni humaine, et la mauvaise santé du prince de Galles fait entrevoir avec effroi le moment où un pareil homme sera roi. Je ne doute nullement que son règne ne fût la cause et l'époque d'une grande révolution. La façon dont Noël s'exprime dans cette dépêche exclut l'idée qu'il eût pu être chargé par Lebrun d'une mission quelconque relative à la candidature du prince anglais, qui avait été lancée par le journaliste Carra.

Noël ne fut pas seul envoyé à Londres. Un autre ami de Danton, Benoist, qui s'occupait avant tout d'affaires et qui sera mêlé l'année suivante avec le mystérieux baron de Batz et. avec le capucin Chabot dans le scandale de la compagnie des Indes, vint le rejoindre sur sa demande le 14 septembre. Quelques jours auparavant, un personnage qui ne se trouve désigné que par l'initiale T..., avait également passé le détroit, toujours par les soins de Danton. Noël s'exprime ainsi à son sujet dans-sa dépêche du. 13 septembre, qu'il adresse à Lebrun : Monsieur, j'ai vu hier la personne que je devais emmener avec moi et qui est venue à bout de gagner l'Angleterre. Elle a fortement protesté de son désir de servir son pays, comme elle en avait déjà assuré M. Danton, en observant que ses services seront désintéressés, puisqu'elle est hors de toute atteinte. Liée dans ses différents voyages avec plusieurs personnes qui tiennent au gouvernement, elle est en mesure pour me faire aborder même M. Pitt, et j'attends avec impatience les intentions positives du Conseil[12]. Quel est cet énigmatique personnage qui est venu à bout de quitter la France et qui a promis à Danton son concours pour mettre Noël en rapports avec Pitt ? Il est évident que c'est un suspect qui a eu besoin de se mettre hors de l'atteinte des lois révolutionnaires. Noël n'ose pas le nommer. Danton le protège et s'en sert.

Le 14 septembre, Noël écrit à Danton lui-même et revient sur cet individu : T... a passé, il est ici, il s'offre à servir ; mais il croit qu'il me faut des instructions. je le crois aussi, et j'en demande au ministre et au Conseil.

Benoist, qui arrive à Londres le jour même où Noël écrit cette lettre, parle lui aussi du même personnage dans la dépêche qu'il adresse à Lebrun le 18 septembre. Noël, dit-il au ministre, a trouvé l'homme que je vous avais engagé à y faire passer. Il aime trop son pays, il a trop sacrifié à la liberté pour n'être pas disposé à la servir, quelque défigurée qu'elle lui paraisse en ce moment. Il a ici une consistance et des liaisons qui lui donnent auprès du ministre un accès assez facile. Il ne refusera point d'en user pour sonder et peut-être pour diriger les esprits, mais sa chaleur à faire des démarches qu'il croit de nature à le compromettre a besoin d'être entretenue. M. Noël a dû vous parler d'un service qu'il serait aisé de lui rendre. De nouveaux motifs et des moyens plus importants de l'obliger se présentent aujourd'hui. Une dénonciation absurde a attiré sur lui l'inquiétude de la section sur laquelle il habite à Paris. On a été le chercher dans sa maison, on a apposé le scellé sur les meubles. Vous ne trouverez pas étrange que de semblables mesures ralentissent un peu son empressement à servir le gouvernement qui les autorise. Si les circonstances vous permettaient, Monsieur, d'accélérer la justice qu'il est en droit de réclamer, vous serviriez l'intérêt public autant que le sien, et vous ajouteriez à sa bonne volonté le puissant mobile de la reconnaissance...

Le personnage que Benoist et Noël décrivent en ces termes est sûrement un royaliste constitutionnel, un Feuillant que la révolution du 10 août aura compromis. Pour que Danton le protège, pour qu'il s'en serve, il faut qu'il ait ses raisons. Le personnage joue un rôle important à côté de Noël et de Benoist, car, dans sa dépêche du 20 septembre, Noël écrit à Lebrun qu'en raison des vives instances que font alors les puissances coalisées pour essayer d'entraîner l'Angleterre, il s'est déterminé à faire repasser Benoist en France pour conférer avec vous, Monsieur, et M. Danton, des moyens de mener à bien cette importante négociation. J'ai d'autant plus l'espoir d'y réussir que je sais le gouvernement très inquiet des affaires d'Irlande, qui se présentent sous l'aspect le plus menaçant. Mais il faut trois choses décisives en affaires : du positif, du secret et de l'argent. M. Benoist vous développera ces mots qui prêtent à un commentaire très intéressant ; j'ai l'honneur de vous observer que je dois déjà beaucoup à la personne dont M. Benoist vous parlera, que je puis lui devoir encore davantage et que je désire infiniment que les rigueurs exercées contre elle ne refroidissent pas son zèle, et ne paralysent pas sa bonne volonté.

Pour que Noël s'exprime avec cette prudence, avec ces réticences, c'est que le sujet qu'il traite est scabreux. Il exige, dit-il, du positif, du secret et de l'argent ! De l'argent. Il revient sur ce dernier point dans une lettre particulière à Danton, datée du 10 octobre, où il se plaint qu'on ne lui ait pas encore renvoyé Benoist. Rien n'était plus pressant. Dundas et Rose (deux ministres anglais) penchaient pour nous ; bien entendu que leur intérêt devait s'y trouver. Il y avait des paroles de données, et Pitt était sur le point d'autoriser M. Grenville à me voir et à traiter directement avec moi, et jugez de quel poids ce serait de voir l'Angleterre-être la première à traiter et à reconnaître la République... Faisons un pont d'or à l'ennemi. Cette maxime de tous les temps trouve toujours son application. Tous ces ministres anglais, n'entendant plus parler de rien, commencent de se refroidir et croient qu'on n'a cherché qu'à les occuper. Voyez donc ce que vous voulez faire. Rappelez-vous que Ségur avait été envoyé en Prusse avec des millions. En un mot, l'occasion est très favorable, mais il me faut un caractère et de grands moyens, et il n'y a pas un moment à perdre[13]. Enfin voici qui commence à être un peu plus clair. Noël se propose de corrompre les ministres anglais. Il lui faut des millions. Le mystérieux personnage, dont le nom n'est désigné que par l'initiale T..., lui est indispensable pour réussir l'opération.

Quand on connaît les liaisons anciennes de Danton avec Talleyrand, quand on' sait que celui-ci se hâta de quitter Paris après le 10 août avec un passeport et une vague mission que lui octroya Danton, on peut supposer que le mystérieux T... pourrait bien être l'ancien évêque dont les talents financiers n'auraient demandé qu'à s'exercer à Londres. Mais Talleyrand n'arrive à Londres que le 22 septembre, comme en fait foi la dépêche qu'il écrivit à Lebrun dès le lendemain. Puis Noël nomme Talleyrand dans ses dépêches, sans le confondre le moins du monde avec le personnage dont il n'ose écrire le nom.

Je ne crois pas me tromper en supposant que le mystérieux agent que Noël et Benoist consultent sans cesse à Londres, et que Danton protège à Paris, n'est autre que Antoine-Omer Talon, l'ancien lieutenant civil au Châtelet, qui, après avoir fait ses preuves au procès de Favras, où il réussit à étouffer les responsabilités du comte de Provence, le futur Louis XVIII, passa ensuite au service de la Cour et fut, avec Sémonville, le grand chef de l'espionnage royaliste sous la Constituante et la Législative. La Biographie de Leipzig, qui fut rédigée par des royalistes en 1806, dit qu'après le 10 août, craignant d'être arrêté par les républicains triomphants, il passa en Angleterre, où il fut accusé d'avoir employé à son profit deux millions de la liste civile qui lui avaient été confiés par Louis XVI. Ayant commis l'imprudence de revenir en France sous le Consulat, il fut immédiatement arrêté, et il comparut, le 3 Vendémiaire an XII (28 septembre 1803), devant Pierre Fardel, magistrat de sûreté du fer arrondissement de Paris. Les questions qui lui furent posées, très nombreuses et précises, avaient été soigneusement préparées d'avance par le grand juge, c'est-à-dire par le ministre de la Justice en personne, et soumises d'ailleurs à l'approbation du premier consul Bonaparte. Talon reconnut qu'il avait été chargé de prendre des mesures pour la sûreté personnelle du Roi, et que Louis XVI avait mis à sa disposition des fonds que lui versaient Randon de La Tour, un des cinq commissaires de la Trésorerie.

A la question suivante : A quelle époque de la Révolution avez-vous quitté la France et où vous êtes-vous immédiatement retiré ? il répondit textuellement : J'ai quitté la France le 4 septembre 1792, immédiatement après les massacres du 2 septembre. Danton, alors ministre de la Justice, me donna un passeport pour Le Havre, où je m'embarquai pour l'Angleterre. Or nous savons, par les dépêches de Noël et de Benoist citées plus haut, que le personnage désigné par l'initiale T..., aurait dû primitivement être emmené par Noël et que, pour une cause qui n'est pas dite, il n'arriva à Londres qu'un peu après. Noël était à Londres dans la nuit du 31 août au Ier septembre. Talon arriva le 4 septembre, de son propre aveu. Fardel pose encore à Talon la question suivante : Qui vous avait donné l'instruction de tâcher de rallier les anciens Cordeliers comme vous aviez fait du temps de la Cour ? Il répond : Je n'ai jamais eu de rapport avec les Cordeliers. J'ai eu des rapports avec Danton et ces rapports étaient à l'effet de découvrir ce qui pourrait intéresser la sûreté individuelle du Roi. J'ai eu des rapports avec Danton pour protéger le Roi contre l'émeute, dit Talon. Nous comprenons de quel genre de rapports il s'agit, et nous ne sommes plus étonnés que Danton ait accordé un passeport à l'agent de la liste civile[14].

Mais qu'allait-il faire à Londres ? Se mettre à l'abri, sans doute ; mais l'argent, le pont d'or, dont parlent Noël et Benoist, leur entente constante avec Talon, tout cela prouve qu'il s'agit d'autre chose encore.

Talon était avant tout un manieur d'argent, un brasseur d'affaires. Par son oncle Sainte-Foy, il avait contribué à faire entrer Dumouriez, autre homme d'affaires, au ministère en mars 1792. C'est sur lui vraisemblablement que Danton avait compté pour décrocher à la même époque le portefeuille de la Justice. Benoist, l'ami de Danton, est lui aussi un agioteur qui s'intéresse surtout aux affaires. Les réticences de Noël et de Benoist, leur attention de ne pas nommer Talon, tout cela prouve qu'il s'agit de quelque affaire malpropre.

Pour l'instant l'affaire reste en suspens. Noël s'en plaint à Danton dans sa lettre du 4 octobre : Pourquoi ne m'avez-vous pas renvoyé Benoist ? Rien n'était plus pressant ; et le lendemain 5 octobre, il écrit de même à Lebrun que le retour de Benoist est urgent. Nous devinons, par la suite de la lettre à Danton, que Benoist est allé chercher sur le continent des instructions et qu'il s'agit d'argent plus que de diplomatie.

La suite des événements nous permettra sans doute de percer prochainement le mystère. Mais, pour l'instant, demandons-nous à quoi a servi la mission de Noël en Angleterre et cherchons à retrouver quelles étaient à ce moment les lignes directrices de l'action diplomatique de Danton et de Lebrun, qui nous apparaissent dans les dépêches comme deux frères jumeaux.

Noël, de son propre aveu, ne put voir à Londres que quelques libéraux anglais sans grande influence, le directeur du Morning Chronicle, Perry, l'acteur Holcrok, ami de Danton ; William Augustus Miles, que Lebrun avait connu à Liège, David Williams, un quaker ami de Brissot, le Dr Priestley, le chimiste que la Législative avait proclamé citoyen français, et ce fut à peu près tout. Il ne put pas remplir l'objet ostensible de sa mission, qui était de contracter un emprunt et d'offrir aux Anglais la cession de Tabago, s'ils voulaient autoriser l'emprunt et garantir leur neutralité. Depuis les massacres de septembre et l'agitation à caractère socialiste qui suivit, le nombre des amis de la France diminuait. En quittant Paris, l'ambassadeur d'Angleterre, lord Gower, avait laissé un chargé d'affaires pour gérer l'ambassade en son absence. Ce chargé d'affaires, William Lindsay, réclamait à son tour ses passeports le 2 septembre, le jour même où commençaient les massacres[15]. Tout cela fit réfléchir Danton et Lebrun. Le 6 septembre, le Conseil décida de surseoir au rappel de notre ambassadeur à Londres, Chauvelin, dans la crainte sans doute que le gouvernement britannique ne refusât de recevoir son successeur[16]. Chauvelin resta à Londres, mais Pitt et Grenville ne lui reconnaissaient plus aucun caractère officiel.

Le 3 septembre, lendemain du jour où Danton avait prononcé son fameux discours sur l'audace, Lebrun se décida à une tentative qui montre bien quel désarroi régnait alors dans le Conseil, malgré les phrases ronflantes prononcées à la tribune. Il écrivit à notre agent accrédité auprès du duc des Deux-Ponts, Félix Desportes, pour l'inviter à s'efforcer de nouer des pourparlers avec la Prusse afin de la détacher de l'Autriche. On m'a vanté votre génie et votre patriotisme, écrivait Lebrun à ce jeune homme sans expérience. Vous pouvez faire briller l'un et l'autre et vous couvrir d'une gloire immortelle en entraînant aux pieds de la France le plus redoutable de ses ennemis ! Et Lebrun affirmait que le duc de Brunswick, qui venait de signer le fameux manifeste en entrant en campagne, ce héros, comme il l'appelait, nous faisait la guerre à contre-cœur et qu'il n'avait jamais aimé l'Autriche. Lebrun comptait sur Brunswick pour obtenir la paix avec la Prusse et même son alliance ! Félix Desportes, à qui cette mission singulière était confiée, était, comme Noël, comme Benoist, un ami ou plutôt une créature de Danton[17]. En attendant que cette négociation désespérée pût s'engager, Lebrun mandait à Chauvelin, le 14 septembre, de faire un effort auprès du gouvernement britannique afin de lui suggérer que le moment était opportun pour conquérir la Louisiane et les colonies espagnoles. La France laisserait faire : Nous sommes informés, disait-il, que les habitants de la Louisiane désirent secouer le joug (de l'Espagne). L'Angleterre aurait d'autant plus beau jeu dans ce moment-ci, pour cette conquête, que l'Espagne est livrée à ses propres forces et sans espoir de secours de notre part ![18] En même temps, Noël recevait l'ordre de propager cette mirifique idée dans le public anglais.

Que Danton cherchât à limiter la guerre, même aux dépens des colonies françaises et des colonies espagnoles — encore que la Louisiane qui nous avait appartenu ne fût peuplée à cette époque que de Français —, la chose est à la rigueur admissible, encore qu'on s'étonne que l'homme de l'audace n'ait pas eu plus de confiance en la force de nos armes. Qu'il se soit fait l'illusion qu'on pouvait détacher à cette heure la Prusse de l'Autriche, cela étonne davantage quand on se le représente comme un esprit réaliste, peu sujet aux chimères. Mais on ne comprend plus quand, quelques jours plus tard, après le tonnerre de Valmy, on le voit persister et s'enfoncer plus avant encore dans son erreur. S'il a pu incliner, après la prise de Longwy et de Verdun, à un pessimisme momentané, comment se fait-il que Valmy ne lui ait pas rendu toute sa confiance et qu'il se soit laissé aller à négocier avec la Prusse, au lieu d'ordonner l'écrasement de son armée battue ?

C'est l'homme de Danton, Westermann, qui négocie avec le quartier général prussien, l'échange du secrétaire du roi de Prusse Lombard avec le maire de Varennes l'ancien constituant Georges, que les Prussiens gardaient en otage à Verdun. C'est Westermann qui remet au quartier général prussien un mémoire rédigé sous l'inspiration de Dumouriez pour entamer des négociations de paix. Les Prussiens, épuisés par les maladies, manquant de tout, menacés d'être coupés de leurs communications à travers l'Argonne, saisirent avec empressement l'occasion qu'on leur offrait d'échapper à un désastre. Ils eurent l'air de négocier pour obtenir une suspension d'armes qui fut leur salut. Le 23 septembre, le général prussien Manstein vint au camp français et remit à Dumouriez, en réponse à ses ouvertures, t ne note ainsi conçue :

1° Le roi de Prusse ainsi que ses alliés désirent un représentant de la nation française dans la personne de son Roi pour pouvoir traiter avec lui. Il ne s'agit pas de remettre les choses sur l'ancien pied, mais, au contraire, de donner à la France un gouvernement qui soit propre au bien du royaume.

2° Le roi de Prusse ainsi que ses alliés désirent que toute propagande cesse.

3° L'on désire que le Roi (de France) soit mis en entière liberté.

 

Ainsi le roi de Prusse ne voulait traiter qu'avec Louis XVI. Westermann et Dumouriez n'en considérèrent pas moins qu'on pouvait continuer les pourparlers. Westermann arriva à Paris le 25 septembre, porteur de la note prussienne. La République était proclamée depuis trois jours. Néanmoins, Danton et ses collègues du Conseil décidèrent de donner suite à la négociation.

Ils découvrirent dans le texte du premier article de la note prussienne l'aveu formel de cette base fondamentale de la République : la souveraineté de la nation française, en vertu du raisonnement suivant qui fait honneur à la subtilité de Lebrun : En demandant Louis XVI comme un représentant avec lequel il pût traiter, le roi de Prusse, par une contradiction bizarre, faisait une demande conforme à ce qu'avait établi la Constitution, contre laquelle les puissances liguées avaient pris les armes et dont elles avaient accéléré la chute ![19]

Le lendemain, 26 septembre, dans un rapport inexact et par endroit mensonger, Lebrun vint informer triomphalement la Convention que le roi de Prusse avait fait proposer à la République d'entrer en accommodement. Il se garda bien de faire connaître les termes de la note prussienne. Mais il déclara que le Conseil avait été unanimement d'avis de répondre au roi de Prusse que la République n'entrerait en négociations qu'après que les troupes prussiennes auraient évacué le territoire français. Il négligea de lire la lettre si subtile qu'il écrivait à Dumouriez et d'informer l'Assemblée qu'une suspension d'armes avait déjà été accordée aux Prussiens et que ceux-ci ne demandaient qu'une chose : quitter le sol français au plus vite et sans dommage. Il s'abstint aussi d'avertir la Convention que le Conseil s'était efforcé de rassurer le roi de Prusse sur le sort de Louis XVI. Mais un curieux incident qui se produisit à la barre le soir même jeta quelque ombre sur la sincérité du Conseil et sur la valeur de ses déclarations à la romaine. Une délégation de la Commune de Paris avertit l'Assemblée que le procureur de la Commune, Pierre Manuel, un ami de Danton, avait demandé qu'on lui délivrât une expédition des arrêtés qu'elle avait pris au sujet du Roi et de sa famille. Cette expédition devait être remise à un envoyé du roi de Prusse. La Commune, considérant qu'elle ne pouvait connaître les vues du pouvoir exécutif relativement aux négociations à faire avec les Cours étrangères dans les circonstances présentes, avait décidé d'en référer à la Convention et de lui remettre directement les arrêtés qu'elle avait pris concernant le Roi.

Manuel, qui était député, fut obligé de s'expliquer devant cette mise en demeure. Il s'étonna que la Commune vînt occuper la Convention d'une demande particulière qu'il lui avait faite et qu'il avait le droit de lui faire, disait-il, comme procureur 'de la Commune. Puis il ajouta : Il y a à Paris un agent du roi de Prusse que j'ai vu dans une maison tierce où j'ai dîné aujourd'hui. Cet agent m'a demandé communication des procès-verbaux de la Commune d& Paris. Voici l'usage qu'on en voulait faire. Il m'a dit qu'un des prétextes du roi de Prusse pour nous faire la guerre était que nous avions fait éprouver au feu (sic) roi des Français de mauvais traitements. On lui avait rapporté qu'il était enfermé au Châtelet. Je lui ai offert de lui prouver que le rapport était faux et que la Commune de Paris n'a fait qu'exécuter les décrets de l'Assemblée nationale, en faisant mettre Louis XVI au Temple. Or, la preuve la plus convaincante était l'expédition des arrêtés de la Commune et j'en ai demandé une, cela ne regardait donc point le Conseil de la Commune : cela ne regardait pas même la Convention nationale. Ici un membre interrompit : Cet agent a-t-il un caractère public ? — J'entends demander, répondit Manuel, si cet agent a un caractère public. Je ne réponds pas à cela, parce que je ne dois pas le faire. Et d'ailleurs cet agent ne fût-il qu'un simple voyageur, on peut l'instruire de ces faits et lui en donner une preuve. La théorie de Manuel ne fut pas du goût de montagnard Bréard, qui protesta : Je ne sais pas s'il existe dans Paris un agent du roi de Prusse avec lequel la République est en guerre ; mais je sais qu'il ne doit y avoir rien de caché pour la Convention, car rien de ce qui peut intéresser l'État ne doit se faire sans sa participation, et c'est avec elle seule que le roi de Prusse doit négocier. Manuel croit qu'il n'est pas nécessaire de faire connaître cet agent, et moi j'interpelle Manuel de donner son nom. Manuel essaya encore d'équivoquer : Vous vous rappelez avec plaisir que les ministres ont reçu des propositions du roi de Prusse. Eh bien, c'est cet agent qui les a apportées à Paris. Je l'ai vu aujourd'hui dans une maison ; je n'ai pas cru devoir lui demander ses pouvoirs, sur la simple demande qu'il me faisait de lui communiquer les procès-verbaux de la Commune. Ici des murmures éclatèrent. Manuel reprit : Je déclare que cet homme est général d'armée ; mais je ne le nommerai qu'après la certitude qu'il n'y aura pas d'inconvénient pour la République à le faire connaître publiquement. Alors Bréard sèchement : Je demande que cet agent, quel qu'il soit, soit mis en état d'arrestation. Les affaires devenaient mauvaises pour Manuel et ses patrons. Très habilement, le député Philibert Simon, qui était alors l'ami de Danton, vint rompre les chiens : Dans tout ceci vous ne vous entendez pas. Le citoyen Manuel nous parle de négociations. Il n'y a point eu de négociations. Ce prétendu agent du roi de Prusse est le sieur Westermann, adjudant général de l'armée de Dumouriez. Je l'ai vu, il m'a parlé et ne m'a point fait mystère de ce qu'il m'a dit. Et Simon, après avoir nié avec cette assurance l'existence des négociations, raconta que Westermann ne s'était occupé que de l'échange du secrétaire du roi de Prusse Lombard avec le maire de Varennes, Georges, Si Westermann avait demandé les certificats concernant Louis XVI, c'était pour faire disparaître des bruits calomnieux qui circulaient au camp prussien. La Convention n'en demanda pas davantage et passa à l'ordre du jour. Mais les esprits qui savaient réfléchir étaient désormais avertis que l'agent de Danton, Westermann, si bien appelé par Manuel l'agent du roi de Prusse, était mêlé à une intrigue que les dirigeants s'efforçaient de dissimuler.

Le même jour Westermann repartit pour le camp de Dumouriez, porteur des certificats et d'une lettre de Lebrun, dans laquelle celui-ci persistait à offrir au roi de Prusse non seulement une paix séparée, mais l'alliance de la France. Son imagination s'exaltant, Lebrun écrivait à Noël deux jours plus tard, le 28 septembre, que l'accession de la France à la triple alliance de la Prusse, de la Hollande et de l'Angleterre, pouvait devenir un résultat nécessaire de nos nouvelles négociations avec le roi de Prusse, qui doit désirer, disait-il, que nous cessions d'influer dans les querelles intérieures de la Hollande[20]. Il invitait Noël à s'informer si la Prusse ne s'était pas concertée d'avance avec l'Angleterre avant de remettre à Dumouriez la note de Manstein, et il lui répétait que la France était toujours disposée à lui céder Tabago ! Huit jours après Valmy !

Cependant, en attendant le retour de Westermann, Dumouriez continuait la suspension d'armes et échangeait politesses et visites avec les généraux prussiens. Le 27 septembre, il envoyait du sucre et du café au roi de Prusse qui en manquait, le tout accompagné d'une aimable lettre au vertueux Manstein. Frédéric-Guillaume fit répondre sèchement que ces présents étaient superflus : J'ose vous prier de ne plus vous donner de pareilles peines, et il coupa court à la négociation en faisant signer à Brunswick, le 28 septembre, un manifeste outrecuidant où il dénonçait à l'univers les scènes d'horreurs qui avaient précédé l'emprisonnement du Roi, les attentats inouïs et l'audace des factieux, enfin le dernier crime de l'Assemblée nationale, c'est-à-dire la proclamation de la République. Cette démarche, disait le manifeste, dont les seuls ennemis de la France devraient se réjouir, s'ils pouvaient supposer qu'elle eût un effet durable, est directement opposée à la ferme résolution que L. M. l'Empereur et Roi de Prusse ont prise, et dont ces deux souverains alliés ne se départiront jamais, de rendre à S. M. Très Chrétienne sa liberté, sa sûreté et sa dignité royale, ou de tirer une juste et éclatante vengeance de ceux qui oseraient y attenter plus longtemps. Brunswick terminait ces menaces en réclamant la mise en liberté immédiate du Roi et le rétablissement de la monarchie en sa faveur[21].

Dumouriez fut déçu et irrité en recevant ce manifeste. Il y répondit par une proclamation où il disait à ses troupes : Plus de trêve, mes amis, attaquons ces tyrans et faisons-les repentir d'être venus souiller une nation libre ![22] Mais ce ne furent que des phrases pour la galerie. Il n'attaqua pas les Prussiens. Il continua d'avoir avec eux des communications fréquentes, il les fit reconduire poliment jusqu'à la frontière. Il prescrivit à ses troupes de faux mouvements pour ne pas inquiéter leur retraite.

Il affectait toujours de croire possible une paix prochaine, mais une paix générale, et il écrivait à Lebrun le 29 septembre : Mon avis est qu'il vaudrait mieux consentir à la paix générale, si nous pouvions le faire glorieusement, que de courir les hasards d'une guerre très longue dans notre propre patrie. La veille il avait écrit à Danton pour réclamer ses instructions : Ayez soin de vous faire représenter mes quatre ou cinq dernières dépêches au patriote Serran. Pesez tout cela dans votre sagesse, brave Danton ; chargez-vous rie me faire des réponses précises, des oui ou des non[23]. Avant même que le brave Danton eût reçu cette lettre, il avait dépêché son cher Benoist, qui accompagna Westermann au camp de Dumouriez, où ils arrivèrent le 29 septembre. Quand il fut en possession des dépêches de Dumouriez, il lui expédia son secrétaire Fabre d'Églantine,. et Lebrun lui écrivit de son côté pour approuver ses démarches. Lettre bien curieuse. Lebrun voyait la paix générale avant trois mois ! Dans ce laps de temps, la Prusse serait devenue l'alliée de la France. Il recommandait à Dumouriez de ne pas trop tenir à l'idée de ne traiter qu'avec la Prusse seule. Il pourrait seulement convenir avec les Prussiens, en attendant l'ouverture du Congrès, de quelques bases préliminaires, sous la ratification de la Convention, pour faciliter leur sortie de France[24]. — Ainsi, dit Albert Sorel, dans le temps même où les Prussiens désiraient des négociations pour masquer leur retraite, le Conseil exécutif leur offrait de négocier à la condition qu'ils se retireraient. Pendant ce temps, Westermann dînait au camp prussien et, après le dîner, il écrivait à un de ses amis de Strasbourg, le 3 octobre : J'ai été au camp prussien dîner avec le roi de Prusse ; j'ai fait plus que jamais l'on n'a espéré de moi ; dans ce moment je suis tout-puissant ; que puis-je faire pour vous, mon ami ?[25] Le bruit courut que le soudard alsacien avait reçu 250.000 livres pour se laisser jouer de la sorte[26] et pour sauver l'armée prussienne. Il repartit pour Paris le 9 octobre et renforça Danton et Lebrun dans leurs illusions pacifiques.

Les journalistes patriotes furent moins faciles à séduire. Les Annales patriotiques s'indignèrent des prévenances de Manuel et des généraux pour les Prussiens. Mais nous sommes donc vaincus si l'on croit que ces honteux ménagements soient nécessaires ![27] On croirait vraiment, disait le même journal quelques jours plus tard, que nos généraux n'ont pas voulu cerner ou exterminer les Prussiens, afin de se réserver le plaisir d'une autre campagne, quand ils se seront refaits dans leurs quartiers d'hiver[28]. Le grand journal populaire, les Révolutions de Paris, abondait dans le même sens[29]. Mais il était réservé à Marat, l'Ami du peuple, de dire le fin mot sur ces étranges pourparlers : La seule réflexion sensée qui se présente aux lecteurs judicieux, c'est que toutes ces prétendues ouvertures du roi de Prusse, ces prétendues conférences de Brunswick sont des artifices ministériels mis en usage pour sonder la Convention et le peuple sur le sort réservé à Louis le conspirateur... Une pareille négociation aurait paru de saison s'il eût été question de séparer un ennemi formidable de ses alliés ; mais, lorsque cet ennemi est réduit à l'extrémité ; lorsque la famine et les maladies l'assiègent et le minent, lorsqu'il ne peut plus tenir, la seule négociation est de tomber dessus et de l'exterminer. Or, Dumouriez ne pouvait prétexter cause d'ignorance. Quel était donc son but ? De s'entendre avec les ministres et les royalistes qui s'agitent pour sauver leur patron (c'est-à-dire Louis XVI), en ménageant au roi de Prusse le désavantage de s'expliquer là-dessus et aux événements le soin de décider la question. Les ravages que la dysenterie a faits dans les camps ennemis les a forcés à plier bagage plus tôt qu'ils ne s'y attendaient[30].

Les pressentiments de Marat étaient fondés. L'intrigue pour sauver le roi qu'il dénonçait était réelle. Marat était même au-dessous de la vérité, car cette intrigue n'était pas le fait du seul Dumouriez, comme il paraissait le croire.

De Londres, le 26 septembre, six jours après Valmy, l'agent de Danton, Noël, écrivait à Lebrun que, pour négocier avec l'Angleterre, il fallait : 1° la rassurer sur le sort du Roi et de la Reine ; 2° lui céder Sainte-Lucie ; 3° rompre le pacte de famille, c'est-à-dire lui livrer les colonies espagnoles ; 4° lui consentir enfin le renouvellement du désastreux traité de commerce signé en 1786[31]. Nous avons vu plus haut qu'avant - même d'avoir reçu cette dépêche d'un contenu si humiliant, le ministre en titre Lebrun, simple écho de Danton, invitait Noël à négocier l'entrée de la France dans la triple alliance de la Prusse, de la Hollande et de l'Angleterre, qu'il acceptait d'abandonner aux vengeances du stathouder les Hollandais patriotes qui avaient compté sur nos promesses et de renoncer à notre vieux système d'alliances pour laisser l'Espagne exposée sans défense aux convoitises anglaises. Il répétait que la France était disposée à céder Tabago à défaut de Sainte-Lucie.

Encouragé par la piètre attitude de Lebrun, Noël écrivit à Danton lui-même, le 4 octobre, pour lui conseiller de solliciter la médiation anglaise en vue de rétablir la paix : La médiation de cette puissance est peut-être nécessaire pour nous assurer la liberté de nos négociations avec la Prusse, sans quoi vous avez à craindre les soupçons et la défiance du peuple en vous voyant négocier, ou un enthousiasme déplacé qui ne lui ferait voir dans le Brunswick qu'un ennemi battu et fugitif[32]. Ainsi, il fallait craindre que la France ne se réjouît trop de la victoire de Valmy. Il fallait refroidir son enthousiasme en la mettant en présence de la médiation de l'Angleterre, et il fallait payer cette honorable médiation, bien entendu. Danton recevait ces honteux conseils sans s'en offusquer. Il maintint à Noël sa confiance et son amitié, et la correspondance continua entre les deux hommes, aussi familière et aussi intime.

Dans le secret du Conseil et des correspondances particulières, Danton, après une victoire, opinait pour une prompte paix avec l'ennemi vaincu, même si cette paix devait exiger de la France des sacrifices cuisants, des sacrifices matériels et des sacrifices moraux ; mais, à la tribune, le démagogue retrouvait sans effort sa jactance habituelle.

Le 28 septembre, au moment même où Westermann repartait pour le camp prussien négocier avec Frédéric-Guillaume, Danton lançait aux rois ces provocations menaçantes : Je déclare que nous avons le droit de dire aux peuples : Vous n'aurez plus de rois ! Les Français ne peuvent pas souffrir que les peuples qui aspirent à la liberté se donnent néanmoins un gouvernement contraire à leurs intérêts, et qu'en se créant des rois ils nous fournissent sans cesse de nouveaux tyrans à combattre. La Convention nationale doit être un Comité d'insurrection générale contre tous les rois de l'univers, et je demande qu'en appelant les peuples à la conquête de la liberté elle leur propose tous les moyens de repousser la tyrannie, sous quelque forme qu'elle se présente. Les tribunes, qui ignoraient sans doute les négociations entamées avec le roi de Prusse, applaudissaient à ces rodomontades, pendant que la Convention, en proie à une agitation sourde, dit le Journal des Débats, faisait entendre des murmures.

Le 4 octobre, le tribun, qui souffrait dans le privé que Noël lui proposât d'acheter d'un tel prix la médiation anglaise, affectait devant les galeries une confiance illimitée dans la victoire française. A la nouvelle de la prise de Spire par Custine, il proposait à la Convention de déclarer que la patrie n'était plus en danger : Aucun membre, disait-il, ne peut douter que, loin d'avoir à craindre pour notre liberté, nous n'allions la porter chez tous les peuples qui nous environnent. Dumouriez nous a dit qu'il espère prendre son quartier d'hiver à Bruxelles. Ce qu'il a dit, il le fera ; ses premiers succès nous le garantissent. Je sais que quelques-unes de nos villes sont assiégées ; mais nos ennemis sont plutôt assiégés dans leur camp que nos villes ne le sont par eux. Optimisme de façade, que toute la conduite de Danton démentait ! Mais que dire d'un homme d'État qui lançait l'injure et la menace aux rois pour les mieux disposer à la paix qu'il négociait ?

Une semaine après ces discours, Danton quittait par une démission le Conseil exécutif, où il n'aurait pu rester qu'en renonçant de siéger à la Convention. En ce temps-là' les fonctions de ministre et de député étaient incompatibles.

C'est le moment de jeter un coup d'œil sur l'ensemble de sa politique extérieure pendant ces deux mois où il fut l'âme du Conseil.

M. Madelin a dit qu'il avait donné sa mesure et qu'elle avait été jugée énorme. En fait, dit-il, il est probable que Danton a, en cet été de 1792, sauvé son pays[33].

Nous avons lu la correspondance ministérielle. Nous avons .vu qu'il y avait un abîme entre les déclarations ronflantes de Danton à la tribune et ses actes secrets qui les démentent. Nous avons vu qu'au moment même où le démagogue proclamait sa certitude de la victoire, il faisait offrir à la Grande-Bretagne les colonies espagnoles et une colonie française, Tabago. Nous avons vu qu'il entama avec les Prussiens battus des pourparlers aussi décevants que peu dignes qui furent le salut de leur armée. Nous avons vu enfin que les agents qu'il employa à ces étranges négociations, tant avec l'Angleterre qu'avec la Prusse, les Noël, les Benoist, les Westermann, sans compter le mystérieux personnage désigné par l'initiale T..., ne s'oublient pas eux-mêmes en paraissant servir l'intérêt français, qu'ils compromettent par leurs intrigues. Et je ne rappelle que pour mémoire les étranges négociations de Chèvetel avec le conspirateur royaliste La Ronarie !

Si quelqu'un a sauvé la France en cet été, de 1792, j'en demande bien pardon aux créateurs de la légende, ce n'est ni Danton ni ses agents, c'est le soldat français.

Les historiens pressés, les hommes de parti . se trompent souvent. Ils devraient méditer, avant de porter au pinacle de prétendus sauveurs, l'adage célèbre du poète Virgile : Sic vos non vobis !

Nous aurons à revenir sur les obscures intrigues et sur les louches affaires d'argent que Danton et ses amis brassaient pendant que la France saignait de tous ses membres.

 

 

 



[1] Œuvres, t. I, p. 602.

[2] Albert SOREL, La Révolution et l'Europe, 3e partie, p. 13.

[3] La note anglaise fut communiquée à la Législative à la séance du 23 août 1792. (Archives parlementaires, t. XLVIII, p. 657.)

[4] MADELIN, Danton, p. 157. Cf. sur les mêmes faits la déposition de Fabre d'Églantine au Procès des Girondins, dans BUCHEZ et ROUX, t. XXX, p. 84-85.

[5] M. Lenôtre cite ce texte d'après Théodore MURET (Histoire des guerres de l'Ouest). La Rouarie, p. 160.

[6] Voir la notice anonyme mais écrite par lui dans la Revue de la Révolution, éditée par G. Bord, 1886, semestre, Documents.

[7] Sur Chèvetel, voir les Mémoires de Mme Roland, édition Cl. Perroud, t. I, p. 316 et suiv. Voir aussi le mémoire du même sur les Chouans dans les Papiers inédits trouvés chez Robespierre, t. III, p. 211-220.

[8] Voir dans AULARD (Actes du Comité de Salut public, t. I, p. 30), la délibération du Conseil exécutif en date du 24 août 1792.

[9] Ce n'était pas exact. Cette légion avait seulement changé de titre. Elle s'appelait désormais : légion franche étrangère.

[10] Archives des .Affaires étrangères, Angleterre, n° 582, fol. 41.

[11] ERNOUF, Maret, p. 80.

[12] Archives des Affaires étrangères, Correspondance d'Angleterre, n° 583.

[13] Archives nationales, AFII 63, 468.

[14] Voir dans les Annales révolutionnaires (t. VII, p. 98-100), les extraits que nous avons publiés de l'interrogatoire de Talon. Voir aussi sur son rôle politique la Correspondance de Mirabeau avec La Marck, t. III, p. 235 et p. 45, et les pièces de l'armoire de fer dans les Archives parlementaires, t. LIV, p. 429, 439, 458, 470, 472, 481 et 522.

[15] La demande de passeports de W. Lindsay est aux Affaires étrangères, Angleterre, 582, fol. 78.

[16] Voir la lettre de Lebrun à Chauvelin, en date de ce jour (Affaires étrangères, Angleterre, 582, fol. 78.).

[17] Voir aux Archives nationales, F⁷ 4673, le dossier Desportes.

[18] Archives des Affaires étrangères, Angleterre, 582, fol. 137.

[19] Lettre de Lebrun à Dumouriez citée par Albert SOREL, t. III, p. 76.

[20] C'est-à-dire que nous abandonnerions à leur sort et aux vengeances stathoudériennes, les patriotes hollandais que nous avions pris l'engagement de défendre.

[21] On trouvera le manifeste de Brunswick dans le Moniteur, t. XIV, p. 99.

[22] Le manifeste de Dumouriez est aux Archives parlementaires, t. LII, p. 280.

[23] Lettre citée par Albert SOREL, t. III, p. 65.

[24] SOREL, t. III, p. 83.

[25] Lettre publiée par MORTIMER-TERNAUX, Histoire  de la Terreur, t. IV, p. 552.

[26] SOREL, t. III, p. 86.

[27] Numéro du 28 septembre 1792.

[28] Numéro du 11 octobre 1792.

[29] Voir les n° 170, 171, 172.

[30] Le Journal de la République française, par MARAT, n° X (5 Octobre 1792), dans BUCHEZ et ROUX, t. XIX, p. 208.

[31] Archives des Affaires étrangères, Angleterre, 582, fol. 216.

[32] Archives nationales, AF II, 63 (Papiers du Comité de Salut public).

[33] MADELIN, p. 184.