LE SACRE ET LE COURONNEMENT DE NAPOLÉON

 

III. — LA NÉGOCIATION DU SACRE.

 

 

A Rome, les choses n'ont point été si vite que Napoléon, sur de premiers indices, avait cru qu'elles iraient. Certes, en ce qui le touchait personnellement, Pie VII était animé des meilleures intentions, au point qu'il excédait même, à des moments, la mesure de la déférence. Ainsi traitait-il avec d'extraordinaires égards l'épouse même du Premier consul, accréditant, près d'elle, par un bref particulier, le 22 janvier 1803, l'ablégat chargé de porter le chapeau aux cardinaux français ; — malgré cela, peu renseigné sur la personnalité de Joséphine, qu'il appelait Victoire : Dilectæ in Christo Filiæ Victoriæ Bonaparte. Joséphine n'avait eu garde de se montrer insensible à de tels honneurs et, le 22 nivôse an XII (13 janvier 1804), elle y répondait en adressant ses lettres à Sa Sainteté par son cousin Tascher. Le Premier consul menait l'affaire de loin avec ses finesses de Corse : la lettre de Joséphine était l'essentiel ; il la traitait sans importance. Fesch présenterait Tascher. Il est chargé, écrivait Bonaparte, d'une lettre de moi pour Sa Sainteté. Je crois même qu'il lui en remettra une de ma femme en réponse à une qu'elle a reçue l'année passée, ainsi qu'un rochet qu'elle lui a fait faire. C'était lui qui payait le rochet fourni, pour 7.111 fr. 11 par les citoyens Vauderbocht, Keith et Cie, lui qui donnait 12.000 francs à Tascher pour son voyage. De Rome, Tascher rapportait quantité de chapelets et de reliques pour ses parents de la Martinique, une Flore choisie par Canova pour lui-même, mais surtout, pour Joséphine-Victoire, une lettre de remerciement. Les rapports étaient établis entre elle et Pie VII, tels que Bonaparte les souhaitait pour ses projets d'avenir.

Sans doute, la politique donnait des déboires : Des nuages s'élevaient entre le Vatican et les Tuileries ; le cardinal Fesch, le plus déplorable ministre que la France eût trouvé, n'avait point par ses maladresses médiocrement contribué à les former, mais le Premier consul les épaississait par ses exigences : surtout lorsque, las de voir Rome l'asile de ses ennemis, il avait requis du Pape l'arrestation et l'extradition d'émigrés français affidés au comte de Provence, mais décorés de la cocarde russe et d'un vague titre diplomatique. Le secrétaire d'État, Consalvi, avait refusé ; Fesch, vivement poussé, avait insisté ; c'était devenu une grosse affaire. Le Pape à la fin avait cédé, mais Consalvi en gardait rancune. De plus, certaines lois réglementaires du Concordat italien atteignaient au vif le Sacré collège et l'extension au Milanais de quelques-unes des libertés gallicanes paraissait aux Romains une usurpation insoutenable.

Telle était la situation lorsque commença à se formuler à Paris la question depuis si longtemps débattue de l'hérédité et qu'on se mit à y parler d'Empire. Le légat Caprara, qui rêvait une entente cordiale entre sa cour et le nouvel empereur, écrivit à Rome, dès le 6 mai (6 floréal), deux jours après que le Tribunal avait adopté la motion de Curée sur le gouvernement héréditaire, pour demander qu'on lui adressât le plus tôt possible ses lettre de recréance ; c'était une politesse qui coûtait peu. Le 9 (19 floréal), spontanément, résulte-t-il des dates, il s'enhardit à proposer que le Pape vint à Paris pour couronner Napoléon. Je souhaite, écrivit-il, que celle affaire s'accomplisse en vue du grand bien qui devra en résulter pour la religion, pour l'Église et pour l'État. Et, comme pressentant quel cheval de bataille allaient enfourcher les émigrés — et à leur suite les ennemis de la France — il réfutait par avance les arguments qu'ils ne manqueraient point de fournir au Sacré collège sur la jalousie que prendraient les autres puissances du couronnement de Bonaparte et sur leur refus probable de reconnaître le nouvel empire. Et puis quantité d'exemples tirés de l'histoire.

Si l'initiative vint du légat, au même moment, Bonaparte songeait à s'avancer. Le 19 floréal au soir, après avoir expédié son courrier, le cardinal se rendit à Saint-Cloud, pour la réception de Madame Bonaparte. Le Premier consul le prit à part et lui dit : Toutes les autorités constituées me font sentir combien il serait glorieux que mon sacre et mon couronnement fussent faits par les mains du Pape et quel bien il en résulterait en même temps pour la religion. Il n'est pas vraisemblable qu'aucune puissance y trouve à redire, ni en droit, ni en fait. Je n'adresse pas, dès à présent, une prière formelle au Pape, je ne veux pas m'exposer à un refus. Faites donc l'ouverture, et lorsque vous m'aurez transmis la réponse, je ferai directement auprès du Pape, comme je le dois, les démarches nécessaires.

Dès le lendemain, Caprara s'empressa de rendre compte de cette conversation ; il insista pour obtenir du Pape une accession immédiate, empressée et qui attestât la bonne volonté ; il n'eut garde de ne point témoigner à Consalvi combien sa présence auprès de Pie VII serait nécessaire à Paris ; bref, il arrangea tout de son mieux et se crut être entendu à mi-mot.

Mais Consalvi ne voulait point entendre : il n'avait eu garde d'envoyer à Caprara ses lettres de créance au titre impérial dès qu'il avait reçu la dépêche du 6 mai ; il a convenait, avait-il dit, d'attendre que le vœu de la nation fut réalisé. Le 29 mai (9 prairial), lorsque lui parvint la notification officielle, il répondit à Fesch d'une manière médiocrement chaude, et, le 4 juin (15 prairial) seulement, il fit expédier les nouvelles lettres. Depuis le mois de janvier 1803, la chancellerie pontificale, le secrétaire d'Etat ni le Pape n'avaient pris garde de s'instruire du nom véritable de la nouvelle impératrice. On lui écrivit donc encore : Carissimæ in Christo Filiæ nostræ VICTORI.E, Gallorum imperatrici. Le texte, il est vrai, singulièrement flatteur, rachetait la fausse adresse. Le Pape n'hésitait pas à demander majorum in modum à l'impératrice Victoire d'influer sur son époux pour augmenter chaque jour, parmi les Français, protéger et conserver la religion catholique ; et il lui impartissait amantissime sa bénédiction apostolique.

Dès le 1er juin (12 prairial), les cardinaux avaient été consultés sur le voyage que proposait Caprara. Le 5, ils donnèrent leur réponse. La plupart cherchaient à éluder, présentaient des objections que leur inspirait leur haine contre la France révolutionnaire et que leur avait soufflées le cardinal Maury, représentant à Rome du Prétendant. Celui-ci, du sein de la Baltique, venait d'élever contre l'Empire une protestation qui, sans Napoléon, n'aurait eu en France aucune publicité, mais que l'Empereur jugea si peu propre à servir les desseins de celui qui l'avait rédigée, qu'il en ordonna l'insertion par extrait au Moniteur. Dans cet article de politique déclamatoire, certains paragraphes visaient directement le Pape ; ainsi : Jugez si la nation française peut longtemps rougir sous le joug de ces Corses fastueux dont, au mépris de la religion, le chef commande l'adulation aux ministres des autels ; et le manifeste qui contenait cette phrase et bien d'autres, daté parle Prétendant de l'an de grâce mil huit cent quatre et de son règne le dixième, était émis sous le contreseing de A.-A. Talleyrand-Périgord, archevêque de Reims. Pour les cardinaux, alliés et parents de tous les oligarques d'Europe, oligarques eux-mêmes, cela pesait.

Encore ce document paraissait-il d'un ton mesuré près des correspondances privées et des conversations de société : Il en faut juger par ce qu'écrivait à son chef le chevalier Rossi, M. Joseph de Maistre, ministre de Sardaigne à Saint-Pétersbourg. D'abord, le 22 octobre/3 novembre : Je n'ai point de termes pour vous peindre le chagrin que me cause la démarche que va faire le Pape : je lui souhaite de tout mon cœur la mort, de la même manière que je la souhaiterais aujourd'hui à mon père s'il devait se déshonorer demain ; et le 14/26 décembre : les forfaits d'un Alexandre VI sont moins révoltants que cotte apostasie de son faible successeur ; et le 2/14 février 1805 : Quand une fois un homme de son rang et de son caractère oublie à ce point l'un et l'autre, ce qu'on doit souhaiter ensuite, c'est qu'il achève de se déshonorer jusqu'à n'être plus qu'un polichinelle sans importance. Polichinelle sans importance, cette épigraphe manque à la première page du livre : Du Pape, par M. le comte Joseph de Maistre.

Un tel soulèvement chez les oligarques impressionnait les cardinaux plus que les protestations des évoques émigrés, lesquels, ayant refusé d'adhérer au Concordai et s'étant insurgés contre le Pape, se fussent trouvés schismatiques et eussent encouru l'excommunication majeure, s'ils n'eussent été d'aussi bonnes maisons ; mais ce n'étaient point là des motifs qu'on pût faire valoir à Bonaparte, pas plus qu'on n'osait aborder directement avec lui la question qui eût tout simplifié : lui proposer, troc pour troc, le sacre contre la restitution des légations ; certains n'y eussent point manqué, tout étant dans la manière, et en eussent tiré bénéfice, tout comme jadis on regagnait Avignon et le Comtat, moyennant qu'on cédât quelque prétention ou quelque congrégation ; mais, ici, Consalvi paraissait déterminé à ne se prévaloir, ostensiblement, que d'arguments spirituels pour refuser la grâce spirituelle qu'on sollicitait du Pape ; car s'il se trouvait dans le Sacré collège beaucoup de cardinaux de son parti, il n'en manquait point, à Paris, en la personne de Caprara, et à Rome même, qui, envisageant d'abord le parti que l'Église romaine tirerait de cette solennelle reconnaissance de son droit à faire des souverains, se souciaient peu de ce qu'écrivait le comte de Lille et poussaient de toutes leurs forces au voyage.

Le sénatus-consulte rendu le 28 floréal (18 mai) étant parvenu à Rome presque en même temps que la notification, Consalvi y trouva l'argument qui lui manquait. Par le serment constitutionnel qui y était prescrit, l'Empereur devait jurer de respecter et de faire respecter les lois du Concordat et la liberté des cultes. Cela n'était point tolérable. Ce serment, écrit Consalvi à Caprara, a profondément affligé le cœur de Sa Sainteté. Elle voit là un obstacle qui, si l'on ne parvient pas à l'écarter, l'empêchera de mettre à exécution la disposition où elle était d'aller faire elle-même le sacre et le couronnement de Sa Majesté Impériale.

Consalvi se sentait d'autant plus fort qu'il était mieux appuyé. Le Pape à présent mettait à son consentement diverses conditions, outre celles de la suppression du serment. Il entendait que son voyage apportât un bien réel aux affaires religieuses pendantes avec le gouvernement : Ainsi, suppression ou atténuation des lois organiques, rappel au devoir des évoques ci-devant constitutionnels, abolition des lois complémentaires du Concordat italien ; sa réception en France serait digne de son caractère ; enfin, à la cérémonie du sacre, il serait fait usage du Pontifical romain, non pas du cérémonial Pro Imperatore coronando qui ne s'appliquait qu'au roi des Romains couronné à Rome, mais du cérémonial pro Rege coronando, en substituant le mot Imperator au mot Rex. Si Napoléon préférait les formes en usage au couronnement du roi en France, libre à lui, mais, si le Pape faisait la cérémonie, le seul serment qu'il admît que l'Empereur prêtât entre ses mains serait celui prévu par le Pontifical ou celui des rois de France.

Puis des vétilles : que le voyage fût remis après l'été et que la cérémonie eût lieu le jour de Noël, en commémoration du couronnement de Charlemagne. Pour le temporel, rien. Ce n'était point que le Pape n'y pensât et qu'on n'y pensât pour lui. Ainsi avait-il désigné une congrégation chargée de rechercher quelles provinces avaient été détachées des Étals de l'Église, dont on pouvait essayer d'obtenir la restitution. Cette congrégation ne manquait pas d'ambition : le cardinal Borgia y réclamait Avignon et le Comtat, la Romagne, le Polonais, le Ferrarais, le duché de Parme et de Plaisance dévolu au Saint-Siège depuis la mort du duc Antoine, dernier de la ligue masculine Farnèse, les fiefs de la suprême domination du Saint-Siège, pour qui le duc de Savoie et de Piémont, en qualité de vicaire pontifical, déclaré tel par Benoît XIV en 1711, payait un cens de 2000 piastres : plus, quelques autres fiefs du Milanais. Moyennant que Napoléon restaurât dans leur intégrité les États de l'Eglise, Borgia consentirait à le tenir pour un second Charlemagne.

Sans pousser si avant leurs prétentions, la plupart des cardinaux se berçaient de l'idée que, en échange du sacre, auquel il paraissait tenir, Napoléon se montrerait généreux : Si le général Bonaparte avait épargné le Saint-Siège, alors qu'il était devenu l'arbitre de son existence temporelle et qu'il n'avait rien à attendre du pape, que ne ferait point pour le Saint-Siège l'empereur Napoléon alors qu'il sollicitait du vicaire de Jésus-Christ l'institution de sa dynastie ? Qu'il donnât seulement les Légations, et le Sacré collège n'aurait plus peur de mécontenter les grandes puissances ; il oublierait sa répulsion contre l'assassin du duc d'Enghien — querelle entre Barbares dont, au fond, se souciaient peu les Romains ; il ne prendrait plus garde aux propos de la société aristocratique qui se pressait à Rome ; même il gratifierait Bonaparte, cet homme de rien, de vocables pompeux. Mais pas de Légations, pas de pape ! Encore eût-il fallu le dire nettement, et l'on ne formulait rien ; on ne proposait point le marché ; on eût voulu être deviné et que la honte de la simonie se déguisât en reconnaissance. Si l'on avait eu a Rome un homme capable d'entendre à mi-mot, tel qu'était Cacault, on se fut compris, mais avec Fesch, ce balourd helvétique à stylet corse, tout était danger.

Consalvi, prudent, ne se livrait donc point sur le temporel et se tenait au spirituel. Il introduisait une procédure qui, en opposant une suite de conditions peu acceptables, permettait d'espérer que l'Empereur romprait, ou, au pis aller, qu'il accorderait tous les avantages que le Pape prétendait tirer de son voyage : Outre les demandes antérieurement formulées et particulièrement la suppression du serinent constitutionnel, il insistait sur les termes de la lettre d'invitation que l'Empereur adresserait à Sa Sainteté : il exprimerait d'abord le désir d'être sacré et couronné par elle ; il exposerait ensuite les circonstances qui l'empochaient de venir à Rome recevoir la couronne ; il ajouterait qu'il eût différé pourtant son couronnement jusqu'à ce qu'il put faire le voyage, si le Pape, en venant en France, ne devait y trouver l'occasion de procurer une heureuse issue aux affaires pendantes au sujet desquelles il avait fait des représentations. Et cette lettre serait apportée à Rome par deux évêques français.

Cela eût été au gré de Consalvi sans Fesch : mais Fesch était impatient que cette négociation se traitât hors de lui ; là, comme ailleurs, il prétendait primer et dominer. S'adressant à l'Empereur, il lui déclara que lui seul parviendrait à obtenir une solution désirable et prompte : Je n'aurais pas donné lieu, écrit-il en son style, à des délais qui engendrent des incertitudes qui s'affermissent par des incidents qui auraient pu inquiéter, mais qu'on aurait été intéressé à décliner par la parole donnée et a en écouter plus favorablement la solution. S'emparant donc de l'affaire, sans, paraît-il, la connaître, il proteste qu'elle est en bon train et quo, pourvu que l'Empereur adhère aux conditions posées par le Pape, on peut même la tenir pour résolue. Qu'est-ce que ces conditions ? La lettre de l'Empereur au Pape telle que Consalvi en a indiqué la substance ? l'assurance donnée par l'Empereur à Fesch et reposée par Fesch au Pape d'écouter favorablement Sa Sainteté lorsqu'elle lui prouvera invinciblement qu'il y a quelques articles des lois organiques qui outrepassent les libertés de l'Eglise gallicane et les prétentions de l'ancien gouvernement ? la rentrée dans l'ordre des évoques rebelles à l'autorité du Saint-Siège ou, par quelque moyen que ce soit, leur éviction de leurs sièges ? finalement, la mise à exécution du Concordat italien par l'abrogation des lois organiques de la consulte de Milan et la révocation des arrêtés de Moreau de Saint-Méry à Parme ? Rien de cela, au compte de Fesch, ne mérite de faire question. Sur la réception en France, Fesch annonce que le Pape s'en remet entièrement à l'Empereur ; mais Sa Sainteté exige la stricte observance du Pontifical, sauf pour le serment où l'on changera ce qui pourrait ne plus s'adapter aux circonstances actuelles. Puis, des broutilles sans importance : réserves au sujet de la réception par le Pape de certains évoques ; précaution prise contre la visite de Mme Talleyrand ; désir que le voyage soit différé au commencement de l'automne. — C'est tout. Fesch pousse si loin le goût de réussir en cette négociation dont il n'a point été chargé et où il s'ingère, que non content d'atténuer jusqu'à les rendre indifférentes les exigences de Consalvi, il supprime de son chef la question majeure, celle du serment constitutionnel prescrit par le sénatus-consulte, toute différente de celle du serment religieux prescrit par le Pontifical.

Sur la réception de cette dépêche de Fesch, on se tient assuré dans les entours de l'Empereur que tout est gagné : le 20 juin (9 prairial), Joséphine, à Saint-Cloud, accueille Caprara par ces mots : Eh bien ! nous aurons donc le Saint-Père à Paris pour sacrer l'Empereur, mon mari ! Le même jour, Talleyrand s'écrie, en voyant entrer Caprara dans son cabinet : Ah ! enfin ! les choses sont arrangées, le Pape viendra couronner l'Empereur ! Et Caprara, qui a reçu tout à l'heure les ordres de Consalvi, s'excuse vainement et se défend, Il se hâte de présenter une note où il expose les motifs qui pourraient empocher le voyage du Pape et les observations présentées par la congrégation des cardinaux : d'abord les Lois organiques, que le Pape, par sa présence, semblerait avoir tolérées, les papes étant dans l'usage de ne couronner que les empereurs qui éloignent de leurs Etats tout ce qui peut tourner au détriment de l'Eglise ; puis, le serment constitutionnel avec les mots : Lois du Concordat et liberté des cultes ; puis, la jalousie des autres souverains, les affaires majeures pendantes à Rome, la position gênante à Paris et quantité d'autres objections qu'a suggérées au Sacré collège l'intention d'empêcher le voyage à moins qu'on n'entrât en composition pour les Légations. Caprara, à la vérité, écarte tout ce fatras et pose les conditions préalables qui — sauf celle du serment — sont bien à peu près les mêmes que celles indiquées par Fesch, mais d'un ton plus haut et où le serment prend la place qu'il faut.

Conscient de la victoire qu'il procure à l'Église, Caprara, en rendant compte de ses démarches au secrétaire d'Etat, se porte fort que le Pape sera satisfait dans presque toutes ses demandes, mais il insiste sur une réponse affirmative et immédiate et il ne dissimule pas qu'un refus aurait des conséquences funestes. Il dit que l'idée du couronnement à Paris, par les mains du Pape, appartenant uniquement à l'Empereur, ce sera à lui personnellement qu'on fera échec. L'opinion est loin d'être unanime. Au Conseil d'Etat, on n'a point hésité à critiquer ce projet avec une extrême vigueur : Ne sera-ce pas, a-t-on dit, soumettre au chef de l'Eglise romaine l'élection du souverain ; relever toutes les prétentions du clergé, proclamer une religion dominante ? Les protestants sont indignés ; ils déclarent qu'un tel acte serait illégal, inconstitutionnel, préjudiciable aux divers cultes mis par les lois au même rang que le culte catholique. Les philosophes, plus ardents encore, proclament qu'un sacre est inadmissible dans un siècle de lumières et ne manquent pas de faire ressortir tous les dangers qui en résulteraient pour le pouvoir civil.

Le cardinal légat est bien informé : L'opposition dans les sphères gouvernementales est si active et si violente que l'Empereur, au Conseil d'Etat, a dû donner de sa personne et présenter lui-même l'apologie du projet qui lui tient tant au cœur. Il a dit les avantages que procurerait, dans une telle solennité, la présence du Pape, la force qu'elle apporterait à la Révolution ; le désastre qu'elle infligerait à l'ancien régime ; il s'est moqué des périls dont on le menaçait. Qu'était-ce que le sacre, a-t-il dit ? Une invocation de la puissance céleste en faveur d'une dynastie nouvelle, invocation faite dans les formes ordinaires du culte le plus ancien, le plus général, le plus populaire en France. Sans pompe religieuse, a-l-il ajouté, il n'y a pas de véritable pompe, surtout dans les Etats catholiques, et, tant qu'à faire figurer des prêtres au couronnement, mieux vaut y appeler les plus grands, les plus qualifiés, leur chef à tous, le Pape même. Enfin, pour enlever le vote : Messieurs, a-t-il dit, vous délibérez à Paris, aux Tuileries. Supposez que vous délibériez à Londres dans le cabinet britannique, que vous soyez les ministres du roi d'Angleterre et que l'on vous apprenne que le Pape passe en ce moment les Alpes pour sacrer l'Empereur des Français, regarderiez-vous cela comme une victoire pour l'Angleterre ou pour la France ?

Argument de séance qui éblouit au premier jet, s'effondre dès qu'on l'inspecte. Il ne peut convaincre personne et toutes les objections subsistent. Il faut des actes pour démontrer qu'en échange du sacre, on ne cède rien, que l'on garde vis-à-vis de la religion catholique la même attitude prudente, que l'on maintient aux autres cultes la même protection efficace, que les craintes sont vaines et les dangers illusoires. Du même coup, on fera réfléchir à Rome sur l'avantage que l'on peut trouver à être agréable à l'Empereur des Français. Il y aura donc, de ces jours, une suite de décrets : réduction des succursales de manière que leur nombre n'excède point les besoins des fidèles ; dissolution de l'agrégation ou association connue sous les noms de Pères de la Foi, d'Adorateurs de Jésus ou de Pacanaristes ; obligation à toute agrégation ou association religieuse d'hommes ou de femmes — exception faite pour les Sœurs de la Charité, les Sœurs hospitalières, les Sœurs de Saint-Thomas, des Sœurs de Saint-Charles et les Sœurs Vatelottes — de solliciter, avant de se former, l'autorisation impériale et de présenter leurs statuts ou règlements ; création d'un ministère spécial pour la partie des Cultes et nomination à ce ministère de Portalis, dont le nom doit rassurer en même temps les hommes religieux et les philosophes ; affirmation solennelle qu'aucun des droits réclamés par les articles organiques n'est abandonné, lors de l'enregistrement en Conseil d'Etat, le 21 messidor (13 juillet), de la huile d'institution d'un évêque sans approbation des clauses, formules ou expressions qu'elle renferme et qui sont ou pourraient être contraires aux lois de l'Empire, aux franchises, libertés et maximes de l'Eglise gallicane.

Mais en même temps qu'il avertit les Romains, Napoléon leur montre ses bonnes intentions ; il les rassure et les tente. Les journaux attaquent-ils le Pape ? Insinuent-ils que le gouvernement a des projets sur les États de l'Église ? Le Publiciste annonce-t-il que le Pape est décidé à résigner le trône pontifical ? Aussitôt, avant même que le légat ne s'émeuve, lettre impérative au grand-juge : Le préfet de police interrogera le rédacteur du Publiciste en le sommant de représenter le papier public ou privé dans lequel il a trouvé la nouvelle qu'il a imprimée ; le jour même, article fulminant dans le Moniteur, article dont il est oiseux de chercher l'auteur : Le Publiciste, dans un de ses derniers numéros, annonce à l'Europe que de grands changements vont avoir lieu dans l'Italie inférieure, que les États du Pape vont être démembrés et que le cardinal Fesch doit prendre une grande part à ces événements.

Si la France devait intervenir dans de pareils changements, il est peu vraisemblable que ce fut pour démembrer le territoire du Pape.

Mais qui a fait confidence au Publiciste de ces grands plans ? Un journaliste d'Augsbourg. Et de qui ce journaliste a-t-il reçu des informations ? D'un agent payé par l'Angleterre. Et quel est le but de l'Angleterre ? D'alarmer le continent, d'effrayer le Saint-Père, de faire croire à l'Europe qu'elle est sur un volcan et que la France veut tout bouleverser pour tout envahir : Le journaliste d'Augsbourg gagne son argent, niais comment se fait-il que le Publiciste... Et alors des menaces en forme, une sommation qui retentit.

Six jours plus lard, en journaliste qui sait son métier, l'Empereur, dans le Moniteur, revient à son sujet. Cette fois, il passe en revue les bruits qui courent et il accroche cette déclaration : Nous avons dit et nous répétons que, si la France devait influer sur les changements relatifs au Souverain Pontife, ce serait plutôt pour influer d'autant plus sur le bonheur du Saint-Père et pour accroître la considération du Saint-Siège et de ses domaines au lieu de les diminuer. A peine si la promesse est atténuée par une phrase sur l'invraisemblance que l'Empereur méconnaisse en même temps les devoirs attachés aux pouvoirs qu'il tient des comices de Lyon et de la gloire personnelle qu'il a acquise en rendant deux fois à l'indépendance des Etats qu'il avait conquis deux fois. Mais, s'il a ouvert cette porte de sortie, il espère bien que les cardinaux ne le verront pas.

Il se croit sûr du légat, il n'a point tort, mais, vis-à-vis de lui, il redouble d'attentions. Ce n'est pas assez qu'à la cérémonie des Invalides, il ait lui-même attaché sur la mozette de Caprara la grande étoile de la Légion, il fait insérer au Moniteur la lettre que le grand chancelier a adressée au cardinal en même temps que son brevet. Vous êtes le premier étranger, monsieur le cardinal, auquel Sa Majesté ait donné la décoration de la Légion d'honneur. Cette distinction était bien due au représentant du Souverain pontife, au prélat illustre, à l'homme d'État habile, au ministre conciliant que la France chérit et que l'Europe admire.

Enfin, c'est au Pape directement qu'il s'adresse : de Pont-de-Briques, le 3 août (15 thermidor), il lui écrit deux lettres. Par l'une, il le rassure sur les conséquences qu'aurait pu avoir l'extradition des émigrés franco-russes et il clôt celle affaire par l'annonce de la mise en liberté des extradés ; par la seconde, il lui donne des assurances au sujet des lois organiques du Concordat italien : Nous avons ordonné que le vice-président nous présentât dans le plus court délai le plan d'exécution du Concordat. Notre intention est de soumettre tout ce qu'il nous proposera à l'examen le plus scrupuleux et d'empêcher qu'il soit porté aucune atteinte à ce qui a été convenu entre nous.

Ainsi, dans cette politique de bascule qui lui est familière, fait-il pencher la balance vers le Pape, au moins s'en donne-t-il l'apparence. Ce ne sont que des promesses, mais telles qu'elles lui aillent le mieux au cœur. Il peut bien croire qu'à la fin il aura raison de ses scrupules, d'autant que, en même temps, Talleyrand, ayant pris pour secrétaire l'évêque Bernier, la cheville ouvrière du Concordat, adresse à Caprara, le 18 juillet (29 messidor) une note détaillée où sont abordées toutes les objections des cardinaux, et d'un ton qui ne laisse point douter de l'irritation qu'un refus causerait à l'Empereur. Sa Majesté, écrit Talleyrand, me charge de vous annoncer qu'elle a vu avec une extrême surprise que la proposition confidentielle faite à Sa Sainteté de venir à Paris pour la cérémonie de son sacre et de son couronnement a pu éprouver des difficultés. Et, après avoir énuméré les avantages que l'Eglise tirera de ce voyage si utile à la religion, après avoir insinué que les Articles organiques seraient un motif de plus pour Sa Sainteté de paraître au milieu des Français, le ministre insiste sur les titres sacrés à la reconnaissance de l'Eglise que l'Empereur offre au Saint-Siège et à l'Europe entière : Les temples rouverts, les autels relevés, le culte rétabli, le ministère organisé, les chapitres dotés, les séminaires fondés, vingt, millions destinés au paiement des desservants, la possession des Etats de l'Eglise assurée, Pesaro, le fort Saint-Léon, le duché d'Urbin rendus à Sa Sainteté, le Concordat italique conclu et sanctionné, les négociations pour le Concordat germanique fortement appuyées, les missions étrangères rétablies, les catholiques d'Orient arrachés à la persécution et fortement protégés auprès du Divan, tels sont les bienfaits de l'Empereur envers l'Eglise romaine. Quel monarque pourrait en offrir d'aussi grands et d'aussi nombreux dans l'espace de deux ou trois ans ? De l'apologie, Talleyrand passe aux objections : La principale est le serment constitutionnel ; mais quel rapport de ce serment au voyage de Sa Sainteté ? Il fera l'objet d'une cérémonie particulière faite en présence du peuple et des membres des autorités constituées appelées à cet effet, en vertu du sénatus-consulte, par le gouvernement. D'ailleurs, pourquoi donner à ce serment une interprétation qu'il ne comporte pas. Lois du Concordat ? C'est Concordat. Liberté des Cultes, ce n'est point approbation des Cultes. Puis les promesses : Sa Majesté proteste qu'elle entendra les réclamations sur les Articles organiques, avec les sentiments d'impartialité et de déférence qui la caractérisent. Les évêques ci-devant constitutionnels seront rappelés aux sentiments qu'ils doivent professer. Aucune demande, aucune représentation compatible avec les droits du monarque, avec sa gloire et le bien des Français ne sera rejetée. Sa Majesté n'invite pas Sa Sainteté à venir consacrer, au nom du ciel, les premiers moments ire son empire, pour ne pas reconnaître d'une façon éclatante et digne d'elle le mérite et le prix de cette démarche. Le reste va de soi : la lettre d'invitation portée par deux évoques, s'il est possible de les enlever sans inconvénient au soin de leurs vastes diocèses dans une saison qu'ils consacrent ordinairement à les visiter ; l'adoption du Pontifical romain : Sa Majesté sait combien les usages de l'Eglise sont saints et respectables et la demande qu'elle fait en ce moment est une nouvelle preuve de sa vénération pour eux. Tout, jusqu'au cérémonial, sera réglé d'un commun accord à Paris, mais que le Pape fasse effort pour y être rendu le 18 brumaire, jour fixé, à moins que des circonstances imprévues ne l'obligent à retarder de quelques jours.

Et Bernier insiste par des lettres particulières ; Fesch s'agite et promet des merveilles ; Talleyrand redouble ses arguments ; Caprara supplie, prêche les avantages d'une réponse affirmative et prompte, les dangers d'un refus, les inconvénients d'un retard ; mais il est imprudent et, en voulant trop bien faire, il offre à Consalvi l'occasion de nouvelles objections ; a-t-il mal compris ce que lui a dit Talleyrand ? Talleyrand s'est-il mal expliqué ou a-t-il glissé à dessein cette formule qui peut indiquer une satisfaction que l'Empereur cherche à donner aux opposants ? Quoi qu'il en soit, Caprara a écrit que Sa Sainteté viendra à Paris pour faire uniquement la consécration de l'Empereur, attendu que le couronnement, regardé comme un objet purement civil, se fera séparément à l'église des Invalides d'où on passera au Champ dit de Mars.

Sur quoi, Consalvi, qui, dans sa dépêche du 1er août (13 thermidor), a repris vivement Caprara de s'être trop avancé, d'avoir dit que le Pape était décidé à venir alors que rien n'était encore résolu, d'avoir mis ainsi le Saint-Père dans une situation critique au cas où les réponses du gouvernement français ne seraient pas satisfaisantes et où, par suite, le voyage n'aurait pas lieu ; Consalvi soulève la question très essentielle qui peut fournir un dernier moyen de décliner cette fâcheuse invitation. Sa Sainteté a lu avec une extrême surprise que le Saint-Père fera uniquement le sacre de l'Empereur. Le même jour, il écrit à Fesch, qui a enfin obtenu d'être en pied dans la négociation : On avait demandé au Saint-Père d'aller à Paris pour faire la cérémonie du couronnement et du sacre. Il ne peut consentir, s'il se décide à faire ce voyage, a ce que la cérémonie soit scindée. Cola est d'ailleurs diamétralement opposé à la première invitation qui lui a été faite. Le secrétaire d'Etat rappelle littéralement les termes de cette invitation ; il insiste sur la nécessité que le couronnement soit partie intégrante de la cérémonie. Il suffit, dit-il, de parcourir le cérémonial sacré pour connaître l'importance que les empereurs ont mise à recevoir des papes, outre la consécration, le couronnement, considérant, dans leur piété et religion, que recevoir la couronne des mains du vicaire du Christ leur procurait de plus grands aides de grâce pour régir et gouverner avec prudence et justice les peuples leurs sujets.

Fesch, sans avoir pris de nouvelles instructions, s'empresse de répondre, le jour même, qu'il n'est nullement question de séparer le couronnement du sacre. Avant ou après la cérémonie du sacre, il y aura peut-être, écrit-il, une cérémonie purement civile dans laquelle on couronnera l'Empereur, cérémonie qui servirait ensuite de modèle et de type pour les occasions semblables ; mais cela n'empêcherait pas que l'Empereur fût couronné par Sa Sainteté dans la cérémonie du sacre, Consalvi ne se tient pas satisfait : par une inspiration que lui a suggérée sa finesse diplomatique, il a éventé le piège, avant que Fesch et Caprara eussent pensé qu'il pût être tendu ; avant même, vraisemblablement, que Napoléon eût songé à le tendre. Sur ce mot de Caprara, par une suite de déductions logiques, il a été amené à concevoir que, à quelque moment, par quelque moyen, Napoléon se refuserait à recevoir la couronne des mains du Pape, ce qu'il considérerait comme un signe de vasselage. Consalvi, voyant lui échapper les moyens d'empocher le voyage, tient au moins, si le voyage a lieu, qu'il porte ses conséquences, qu'il ménage à l'Église romaine cette victoire décisive d'abaisser et d'agenouiller la Révolution devant elle. Il veut donc être confirmé dans les assurances que Fesch lui a données ; ce peut-être l'inquiète ; il insiste pour recevoir, de Paris, en forme solennelle et sans aucune restriction, la garantie que le Pape fera le sacre et le couronnement. Fesch a beau répondre qu'il est seul chargé de la négociation et qu'il peut prendre tous les engagements, Consalvi, le 16 août (28 thermidor) renouvelle encore ses observations.

Il répond en même temps à la note de Talleyrand : et cette réponse, c'est le Pape qui la fait, après avoir consulté le Sacré collège. C'est donc là l'expression terminale de la négociation : le Pape se déclare satisfait au sujet de l'article du Serment constitutionnel relatif aux lois du Concordat, à la condition qu'on entende par là le Concordat seul et non les Lois organiques que le gouvernement même déclare susceptibles de changement et d'améliorations. Pour la déclaration au sujet de la liberté des cultes, il n'en est point content ; il demande qu'on déclare que la liberté des cultes dont il est fait mention dans le serment ne regarde que la tolérance civile des mêmes cultes et la garantie des individus qui les professent. Sur le cérémonial, il accepte l'assurance donnée par Sa Majesté que le cérémonial qu'on observera pour la cérémonie du couronnement n'éprouvera aucun changement et qu'on ne s'éloignera pas de ce qui a été pratiqué dans les autres occasions, mais que l'on conservera, sans les altérer, les rites sacrés proscrits par le Pontifical romain pour les occasions où un souverain catholique est couronné et sacré par le vicaire du Christ sur la terre. Le Pape accepte l'assurance que le serment prescrit par le sénatus-consulte sera l'objet d'une cérémonie particulière qui n'aura rien de commun avec celle du sacre et du couronnement qui doit être faite par Sa Sainteté. Le serment que Sa Majesté doit prêter en cette circonstance ne peut être autre que celui du Pontifical, romain, en substituant toujours au mot roi le mot empereur. La cérémonie du sacre et du couronnement est indivisible : cela est bien précisé. Le couronnement est partie intégrante et substantielle de la cérémonie. Enfin, dans la lettre d'invitation, il sera fait mention d'abord des affaires religieuses, des avantages que le voyage du Pape procurera à la Religion, pour son entier rétablissement en France et pour la destruction des abus. Cette note du 16 août dont l'acceptation constituera, de la part du ministre de France, un acquiescement formel à toutes les stipulations qu'elle contient, fait l'objet, entre Consalvi et Fesch, de conférences où Fesch s'irrite, s'exaspère, prétend imposer ses volontés, montre à nu la violence de son caractère, puis revient, s'excuse, finit, après des atténuations de forme, par accepter en entier les conditions posées par le Pape. A cette note, discutée pendant douze jours, et devenue alors telle qu'on vient d'en lire la substance, les deux négociateurs donnent, d'un commun accord, la date du 28 août (10 fructidor). Le lendemain, Fesch en accepte officiellement les conditions : il insiste, de lui-même, sur l'indivisibilité de la cérémonie. Le 30 (12), contrenote d'acceptation de Consalvi. Toutefois, le secrétaire d'État soulève encore une objection : Le Pape ne croit convenable d'aucune manière à sa dignité qu'étant invité à se transporter expressément à Paris pour placer, de sa main, la couronne impériale sur la tète auguste do- Sa Majesté, cette cérémonie puisse être exécutée par une autre main, pendant le séjour de Sa Sainteté à Paris, quel que soit le titre de la personne qui en soit chargée ; la dignité du Saint-Père en souffrirait trop si, dans le cas où cette cérémonie serait faite par une autre main, la chose n'avait pas lieu avant que Sa Sainteté arrivât pour exécuter ce à quoi elle est invitée. Il s'agit ici uniquement de la cérémonie civile, tout ce qui concerne la cérémonie religieuse étant réglé : Fesch répond qu'il ne voit pas en quoi la dignité du Souverain Pontife se trouverait lésée si, durant le séjour du Pape à Paris, on procédait à une cérémonie purement civile. Gomment pourrait-il assurer le Saint-Père que le couronnement civil sera fait avant l'arrivée du Pape lorsqu'il regarde comme impraticable de séparer les deux cérémonies ? Au surplus, il propose de renvoyer ces détails au légat qui les traitera sur place. Consalvi y consent et, le 2 septembre (15 fructidor), il annonce en forme officielle que le Pape est déterminé au voyage. Le 4 (17) Fesch en fait part à Talleyrand, en lui notifiant que l'on peut envoyer la lettre d'invitation et que les questions qui restent en litige seront réglées à Paris.

Ainsi, l'on a été en droit de dire que le Pape a consenti à se rendre en France sans avoir reçu aucune promesse positive, ni pour la restitution des Légations, ni pour l'abolition des Articles organiques, ni pour les avantages à faire, en France, à la religion catholique : il s'est contenté d'assurances vagues et de paroles imprécises ; par contre, des engagements formels ont été pris vis-à-vis de lui, tant par Fesch que par le ministre des Relations extérieures, au sujet : 1° des termes de la lettre d'invitation et de la manière dont elle serait apportée : 21 de l'interprétation du serment constitutionnel ; 3° de la stricte observance du Pontifical romain, de l'indivisibilité de la cérémonie du sacre et du couronnement et de l'imposition de la couronne par le Pape ; 1° de la disjonction de la cérémonie civile et de la cérémonie religieuse. A chaque étape de la négociation, depuis le mois de mai où elle s'ouvre jusqu'au mois de septembre où elle se clôt, la cour de Rome n'a point varié en ses exigences, la cour de Paris en ses acceptations. Consalvi a le droit de penser que les termes de l'accord sont établis de façon incommutable et, s'il continue à refuser obstinément d'accompagner le Pape à Paris, du moins peut-il se rendre ce témoignage qu'il a pris île telles précautions que ce voyage, malgré qu'il le désapprouve, ne desservira pas le Souverain Pontife.

***

L'Empereur, soit qu'il veuille marquer son mécontentement des longs retards qu'il a subis, soit que, dès le premier pas, il entende se libérer des engagements qu'on a pris en son nom, ne tient aucun compte des termes qui ont été proposés et acceptés pour la lettre d'invitation. Aussitôt qu'il a reçu la nouvelle que le Pape consent avenir, de Cologne, le 15 septembre (28 fructidor), il lui écrit : Très Saint-Père, l'heureux effet qu'éprouvent la morale et le caractère de mon peuple par le rétablissement de la religion chrétienne me porte à prier Votre Sainteté de nie donner une nouvelle preuve de l'intérêt qu'elle prend à ma destinée et à celle de cette grande nation dans une des circonstances les plus importantes qu'offrent les annales du monde. Je la prie de venir donner, au plus éminent degré, le caractère de la religion à la cérémonie du sacre et du couronnement du premier empereur des Français. Cette cérémonie acquerra un nouveau lustre lorsqu'elle sera faite par Sa Sainteté elle-même. Elle attirera, sur nous et nos peuples, les bénédictions de Dieu, dont les décrets règlent à sa volonté le sort des empires et des familles. Votre Sainteté connaît les sentiments que je lui porte depuis longtemps, et, parla, elle doit juger du plaisir que m'offrira cette circonstance de lui en donner de nouvelles preuves.

Nullement protocolaire en sa forme, dépourvue des salutations que les princes chrétiens sont en usage de donner au chef de l'Église, cette lettre ne renfermait aucune des promesses, aucune des excuses que la cour de Rome avait si formellement réclamées : pas un mot des intérêts de la Religion, pas un du règlement tête à tête des difficultés pendantes, aucune promesse, si vague soit-elle, aucune garantie, si évasive qu'elle paraisse : une sommation impérative, dont le ton familier ne déguise point la sécheresse ; nul indice même que l'Empereur se déclare dans la communion de l'Église et réclame l'onction et le couronnement en tant que catholique. Il s'agit simplement de la cérémonie qui en recevra plus de prestige et deviendra plus imposante.

Et, pour porter cette lettre, au lieu des deux évoques français, c'est un général, aide de camp de l'Empereur, — même qualifié ; pour cette seule occasion, premier aide de camp, — officier distingué, pour qui j'ai de l'affection, écrit Napoléon à Fesch ; à la vérité, frère de l'évêque de Saint-Brieuc, mais cela ne le rond point évoque. Et cet officier, Caffarelli, est chargé de requérir que le Pape soit arrivé le 18 brumaire (9 novembre). N'arriverait-il que le 15 ou 16, dit l'Empereur, cela est égal, parce que nous renverrons ensuite la fête à dix ou quinze jours à volonté ; et enfin, pourvu qu'il soit en deçà des Alpes avant le 12 brumaire, je serai satisfait. Le 12 brumaire, ce sera le 3 novembre ; on est au 29 fructidor (16 septembre) lorsque Caffarelli part de Cologne. Il ne sera pas à Rome avant la fin du mois : c'est trente-trois jours que Napoléon distribue au Pape pour préparer et accomplir un tel voyage. Pour qui se souvient des lenteurs calculées d'un déplacement pontifical, tel que celui de Pie VI à Vienne, c'est la plus étonnante des prétentions.

Caffarelli arrive à Rome le 29 septembre (7 vendémiaire an XIII) ; Fesch s'empresse de demander une audience, et, le 30, présente le général qui remet la lettre dont il est chargé. Le Pape est profondément mortifié, irrité même. Il pense à retirer sa promesse puisque c'est ainsi que, dès Je premier jour, l'Empereur tient parole. Le 2 octobre (10 vendémiaire), Consalvi passe une note à Fesch : le Pape demande que l'Empereur expédie une nouvelle lettre où il exprimera que les intérêts de la Religion seront le but principal du voyage et que les résultats n'en pourront être qu'infiniment utiles au bien de la Religion. Le lendemain, Fesch répond que ces motifs sont suffisamment exposés dans la note que le ministre des Relations extérieures a adressée au légat le 18juillet ; il s'étend sur la douleur que lui cause la demande d'une nouvelle lettre : la députation qui doit recevoir le Pape aux frontières est nommée, elle est en marche, les ordres sont donnés aux préfets et aux généraux ; les voitures sont parties ; le peuple vit dans l'attente, le clergé dans l'espérance. Expédier un courrier, attendre une seconde lettre, c'est tromper la confiance d'un gouvernement qui ne s'attend pas à voir renaître des difficultés à l'exécution d'un projet qu'il a si pompeusement annoncé à la France entière. Et Fesch supplie, il menace, il s'indigne. On ose suspecter la bonne foi de l'Empereur, alors que, de sa part, il n'y a qu'un manque de mémoire fort naturel au milieu de toutes ses grandes affaires ! Le Pape, redoutant de prendre un parti décisif, renvoie la question aux cardinaux qui, la plupart, considèrent que ce serait aller à une rupture. On se remet à l'avis du cardinal della Somaglia : Il convient au bien de l'Eglise que Votre Béatitude parle en France. Le 6 (14 vendémiaire) Consalvi annonce à Fesch que le Pape est déterminé à ne pas attendre une nouvelle lettre : il va en villégiature à Castel-Gandolfo et partira le 3 novembre. Fesch est loin de compte, lui qui avait résolu que le Pape serait à Lyon pour la Toussaint. Il insiste donc pour qu'on se halo. L'Empereur lui-même invite le légat à représenter au Pape que les députations de l'armée, des villes, des flottes sont en marche pour se rendre à Paris le 18 brumaire ; qu'il sera donc bien difficile qu'on puisse retarder la cérémonie de beaucoup de jours ; qu'au lieu de venir en trente-cinq jours, le Pape peut venir en vingt et être arrivé le 18 brumaire ; qu'il est convenable que la cérémonie ait lieu le dimanche suivant... Là-dessus on ne gagne rien. Le Pape doit pourvoir au gouvernement de l'Église en son absence, liquider les affaires urgentes, préparer les demandes qu'il compte présenter à l'Empereur, rédiger l'allocution qu'il prononcera en consistoire secret pour affirmer, au moins devant lé Sacré collège, les motifs que Napoléon a refusé d'insérer dans sa lettre : Cette demande faite dans de tels sentiments, dira-t-il, n'est pas seulement en elle-même un témoignage authentique de la piété de l'Empereur et de sa piété filiale pour le Saint-Siège, mais elle se trouve appuyée de déclarations positives que sa volonté ferme est de protéger de plus en plus la foi sainte dont il a jusqu'ici travaillé à relever les ruines par tant de généreux efforts.

A la fin, tout est prêt pour un tel voyage, si nouveau pour le grand écuyer, les écuries, et la famille pontificale. La suite se compose des cardinaux Antonelli, Borgia, Di Pietro, Caselli, Braschi, Basan, de quatre archevêques in partibus, de six prélats, des deux commandants des gardes nobles, du grand écuyer, de deux maîtres des cérémonies, de cinq abbés ayant des fonctions diverses, d'un chirurgien, de deux intendants de chambre ; compris les serviteurs particuliers, les cochers, palefreniers et ouvriers, c'est cent huit personnes, qu'on répartit en quatre convois ; le premier — un carrosse à quatre chevaux, deux carrosses à six, trois fourgons à six — se met en marche le 31 octobre (4 brumaire) ; le deuxième — deux carrosses, deux fourgons — le 1er novembre ; le morne jour, le troisième où est Fesch auquel il faut vingt-huit chevaux ; enfin, le 27, le quatrième où est le pape avec le gros de la suite en dix carrosses, exigeant soixante-quatorze chevaux. Pie VII a célébré d'abord la messe à Saint-Pierre à l'autel de la Confession ; et tous les cardinaux qui restent à Rome l'accompagnent, ainsi que les nobles romains, jusqu'à la première poste.