LE SACRE ET LE COURONNEMENT DE NAPOLÉON

 

II. — LES RAISONS DU SACRE.

 

 

En présence des conspirations qui renaissaient chaque jour contre la personne du Premier consul, les grands Corps de l'Etat s'accordèrent à penser — au moins à dire, car les suggestions ne leur manquaient pas — que la stabilité définitive serait acquise au gouvernement seulement s'il devenait héréditaire. Ils trouvaient à l'hérédité prise en soi des avantages et des agréments qu'ils louaient à l'envi. Tout ce qui constituait l'essentiel de la Révolution serait maintenu et affermi ; l'on ne loucherait point à l'édifice républicain ; on le couronnerait seulement d'un empereur, moyennant quoi plus d'attentats, plus de guerre civile et la réconciliation définitive avec l'Europe monarchique, désormais rassurée. Va pour l'Empereur !

Pour bien des causes, l'on ne voyait plus ici le même enthousiasme ni la même allégresse que lors du Consulat à vie. La paix, celle paix tant souhaitée, n'avait été qu'une trêve. Les Anglais, devant l'effort colonial où se portait la politique du Premier consul, devant les inquiétudes que leur causait la paix rétablie sur le continent, avaient, à l'improviste, attaqué en même temps les vaisseaux français sur toutes les mers et ils avaient rompu le traité d'Amiens dont ils avaient ou soin de n'exécuter aucune des clauses qui les désavantageaient. La mer s'était fermée et pour en rouvrir les portes, il en fallait aller chercher la clef à Londres. C'était encore de l'argent, du sang, des larmes. On avait dû reformer l'armée réduite moins de deux ans auparavant, et la conscription pesait lourdement sur un peuple qui, sous l'ancien régime, n'entretenait que de petites armées, où le service de tous les officiers et de la plupart des soldats était volontaire. Il en coûterait cher : à partir de 1795, les armées de la Révolution avaient le plus ordinairement vécu sur l'ennemi, et rapporté même de notables bénéfices : cette armée-ci, avec les flottes et les flottilles qu'il lui faudrait, serait payée de bon argent français. Puis, serait-ce un remède certain contre les conspirations royales que l'établissement de l'hérédité ? Même les plus fidèles, ceux de l'entourage immédiat de Bonaparte, n'en étaient pas convaincus ; au lendemain des premières démarches du Sénat, Duroc écrivait à Davout : Le Premier consul ne s'est pas encore prononcé ; mais ce que je sais bien, c'est que sa volonté sera suivie et que, nous autres, nous lui serons toujours les seuls fidèles et véritablement attachés ; et, pour moi, quoique dans tous ces on-dit il y en ait beaucoup qui me déplaisent, je n'en verserais pas moins bien volontiers mon sang pour maintenir ce que le Premier consul aura cru utile au pays. Sans doute — mais que croyait-il utile et puisqu'on parlait d'hérédité, où était l'héritier ? Eugène de Beauharnais, dont on avait dit qu'il allait être adopté, était mis de côté — la formule de l'adoption n'étant point assez monarchique — et l'on paraissait s'arrêter à déclarer héritiers certains des frères du Consul. Piètre expédient. La confiance que la nation témoignait à son héros ne s'étendait point aux frères de celui-ci : un seul était connu, Lucien : encore presque uniquement dans le monde parlementaire et chez les gens de lettres : considération médiocre, popularité nulle et c'était le seul qu'on n'ignorât point. Or il était brouillé à la mort avec le Consul : il résidait hors de France ; et nul ne pensait à lui, hormis quelques mécontents, et combien rares ! Joseph, que le Consul avait mis au premier rang dans les négociations et auquel il avait donné l'air de les avoir conduites, n'avait point parla pris une existence propre. Il avait au bas des traités mis sa signature : Bonaparte. De Bonaparte, il n'y avait qu'un, le Consul. C'était donc lui qui avait signé. Quant à Louis, nul n'en avait ouï parler, et c'était mieux.

Cette hérédité à laquelle pourraient se trouver appelés, uniquement sur la volonté du Consul, des héritiers éventuels qui n'avaient rendu aucun service à la nation et qui lui étaient totalement inconnus, était-ce en vérité de quoi consolider le gouvernement, et, pour que le peuple l'agréât, à quel point fallait-il qu'il fût épris de Napoléon ! Dans une famille souveraine, régnant depuis des siècles, établie en un droit de possession qui a reçu des Ages une telle consécration qu'on le nomme divin et que certains le croient tel, les princes du sang sont, par le fait même de, leur conception légitime et de leur naissance avouée, aptes à succéder au trône. C'est un fait indépendant de leur volonté, indépendant de la volonté du souverain, lequel ne saurait, dans un état monarchiquement constitué, changer Tordre de la succession et substituer aux héritiers du sang, à quelque degré qu'ils se trouvent, ses propres enfants, dès qu'ils ne sont point issus d'un mariage légitime, contracté avec une princesse de maison souveraine. Voilà la pure doctrine française. Ailleurs, les femmes mêmes sont supposées aptes, quel que soit l'époux qu'elles aient choisi, pourvu qu'il soit prince, à transmettre aux enfants qu'elles sont présumées avoir conçu de lui, le droit à régner qu'elles ont reçu de leur père ou de leur mère, qu'elles exercent en personne et auquel leur époux n'est point légalement associé. Cela produit des surprises dynastiques, mais elles sont, paraît-il, sans importance puisque, en Europe, quatre monarchies pour le moins sont régies par de telles lois.

Ce qui est sans exemple, c'est une institution monarchique où, lors de la fondation de la dynastie, le droit héréditaire est étendu aux collatéraux du soldat heureux qui l'établit : c'est supposer un droit antérieur, possédé en puissance par le père du fondateur : dans le cas présent, un droit dont Charles de Buonaparte eût été le détenteur à coup sûr inconscient. Alors, sans doute, Joseph et Louis participent à la succession, mais Napoléon, étant cadet, n'a nul droit pour en être investi et ses autres frères ne peuvent en être privés. L'hérédité collatérale n'est justifiable que par la communauté d'origine, le partage présupposé de la fortune de l'auteur commun entre ses descendants et la réversibilité de ces parts des uns aux autres. Cela, ici, est absurde : pourtant, de là, dérivent toutes les prétentions, toutes les folies de Madame Bonaparte la mère, de ses fils et de ses filles. En politique tout se paye ; admettre une ambiguïté, c'est susciter une prétention ; supposer un droit, c'est le créer.

Le problème de la transmission héréditaire du gouvernement ne se trouvait donc point résolu, il était seulement présenté dans des termes que la nation eût trouvés inacceptables si elle les eût pris au sérieux. Elle ne les agréait que pour plaire à Napoléon et parce qu'elle n'imaginait point qu'ils pussent se réaliser. D'ailleurs, Napoléon lui-même s'était réservé une issue plus rationnelle par la faculté d'adopter qu'il prétendait se faire reconnaître. Mais, sinon en droit, au moins en fait, cette faculté était limitée ; il ne pouvait guère l'exercer qu'au profil d'un de ses neveux. Encore, un seul de ses frères avait-il des fils ; encore, ce frère aurait-il à consentir à l'adoption de son fils ; encore, par là, sacrifierait-il à ce fils des droits qu'il considérait comme lui étant personnellement acquis. La faculté d'adopter ne levait aucune des difficultés pendantes ; elle jetait un nouvel élément de trouble dans les relations entre Napoléon et ses héritiers éventuels.

Pour le sortir d'embarras, on lui suggéra ou peut-être trouva-t-il de lui-même une formule hypocrite qui, tout en reconnaissant les droits qu'il semblait avoir concédés à ses frères, les restreignait, ou paraissait les restreindre à leur descendance. C'était là pour l'avenir, au cas où l'hypothèse se réalisât, une nouvelle source de contestations.

Par suite de circonstances auxquelles Napoléon s'était trouvé impuissant à pourvoir ou à remédier, l'inauguration de la quatrième dynastie s'accomplissait donc dans des conditions singulièrement précaires et anormales. Le fondateur qui, par l'établissement d'un gouvernement héréditaire, prétendait assurer la perpétuité des institutions émanées de son accord avec la nation, n'avait point d'héritiers directs, naturellement investis, en qui la nation pût se flatter de retrouver les qualités distinctives qui le lui avaient fait élire pour son chef. L'hérédité, même détournée sur des personnages de second ordre qui n'y étaient habilités que par la consanguinité avec le fondateur, n'était point formellement établie, puisque, à tout instant, son règlement pouvait être modifié par un acte dépendant de la volonté seule du fondateur. Dès que l'ordre de succession n'était point incommutable, il n'y avait plus de gouvernement héréditaire ; et toute cette agitation était vaine.

En apparence, pourtant, celte Maison impériale qu'on allait constituer se modelait sur la Maison ci-devant royale et l'on peut se demander jusqu'à quel point cette considération n'avait point influé sur les décisions de Napoléon ; s'il ne s'était point proposé de rentrer ainsi dans une accoutumance ancienne en substituant trait pour trait les Bonaparte aux Bourbons. Ainsi, avant 1789, la Maison de France était représentée, au premier degré, par trois princes du sang : Louis XVI, le comte de Provence, le comte d'Artois ; à présent, de même, la Maison de France serait représentée par trois princes : Napoléon, Joseph et Louis. Napoléon ne s'efforcera pas seulement de recueillir pour les appliquer h sa vie extérieure les traditions royales ; il fera passer sur la tête de ses frères certaines dignités qui traditionnellement étaient le partage des frères du roi : ainsi, parce que le comte de Provence a été, après le duc du Maine et le prince de Dombes, mestre de camp des Carabiniers, le prince Louis en sera colonel-général, et, seul de tous les colonels-généraux créés à la même époque, il sera reconnu à la tôle de la brigade appelée tout exprès à Paris. Ainsi, parce que Monsieur comte de Provence a eu dans son apanage le Luxembourg, le prince Joseph habitera le petit Luxembourg bien que le palais, avec toutes ses dépendances, fasse partie, aux termes delà Constitution, de la dotation du Sénat conservateur. Et de tels exemples, pourraient être multipliés.

L'illusion qu'il se flattait peut-être de produire ne pouvait vraiment s'exercer que sur des esprits singulièrement bornés et ignorants. Ce qui tendrait à prouver néanmoins qu'il eut en vue cette substitution totale de sa maison à celle des Bourbons, c'est la négociation qu'il avait admis qu'on engageât pour déterminer le comte de Provence à abdiquer ses droits héréditaires. Faute étrange de la part d'un tel homme, puisqu'elle fournit au Prétendant, à la fois, l'occasion d'une protestation retentissante à laquelle s'associèrent tous les princes de son sang, et le meilleur argument qu'on pût trouver, l'Empire fait, contre la légitimité du nouveau régime ; faute vénielle pourtant, puisque, de la part de Napoléon, possesseur incontesté de la réalité du pouvoir, elle prouvait sa volonté de concilier les éléments les plus disparates, d'écarter tous les prétextes de discorde entre les citoyens, et, en attribuant à la branche française de la Maison de Bourbon un établissement convenable, de payer vis-à-vis d'elle sa dette et la dette de la France.

Par là sans doute, il reconnaissait aux Bourbons un droit, puisqu'il leur proposait de renoncer à ce droit : ce droit, comment pouvait-il en concilier l'existence avec celle du droit populaire dont émanait sa puissance consulaire ? C'est que, vraisemblablement, bien qu'il proclamât celui-ci, il n'y croyait guère, ou du moins croyait-il qu'il s'exercerait avec plus d'autorité si la place était rendue libre et si, comme avait fait le fondateur de la deuxième race, il implantait sa dynastie sur les ruines de la Maison capétienne désintéressée et consentante.

La négociation ayant échoué, il nia qu'il en eût jamais eu connaissance. Le zèle seul de quelque agent subalterne avait pu donner motif ou prétexte à la lettre du Prétendant par qui avaient été révélées les démarches, tentées près de lui. Comment cela aurait-il pu être ? a-t-il dit plus tard. Moi qui ne pouvais régner précisément que par le principe qui les faisait exclure, celui de la souveraineté du peuple, comment aurais-je cherché à tenir d'eux des droits que l'on proscrivait en leur personne ? Cela lui paraissait hon à dire à Sainte-Hélène, lorsqu'il s'efforçait d'accréditer qu'il n'avait point cherché d'autre origine, ni d'autre consécration à sa dignité impériale, mais pensait-il de même en janvier 1803 ? Il ne parut point, cela est vrai ; il ne lit point lui-même la proposition au ministre de Prusse, chargé de la transmettre ; mais ce fut son ministre des Relations extérieures, Talleyrand.

M. de Talleyrand, écrit Lucchesini à sa cour, le 3 janvier, me fit observer qu'il allait me parler d'une affaire dont le Premier consul, lui et moi, nous serions les trois personnes qui en auraient pendant longtemps connaissance en France et dont le général Bonaparte était résolu de ne s'ouvrir qu'au roi notre maître, qui, par sa probité, sa sagesse et sa puissance, lui inspire confiance, estime et considération. Le roi de Prusse pouvait et devait consulter son allié, l'empereur de Russie, sur la démarche qu'on lui demandait de faire — et il le consulta en effet. Donc, si l'on en croyait Napoléon, qui a déclaré que : directement ni indirectement, de près ni de loin, il n'a rien fait qui pût se rapporter à cela, il faudrait admettre que M. de Talleyrand eût pris sur lui, sans en avoir parlé au Consul, de faire au nom de celui-ci cette ouverture à Lucchesini, de mettre en mouvement deux souverains les plus puissants d'Europe, d'ouvrir des négociations avec le Prétendant, d'exposer le Premier consul à un échec dont la gravité résulte des déclarations mêmes de Napoléon — et de cet abus de confiance, qui eût été un crime d'État, il n'eût à aucun moment porté peine. Gela, si l'on veut, n'est point impossible, quoique improbable de tout autre que de Talleyrand.

Aussi bien, lors du mariage autrichien, le goût qu'a montré Napoléon de se rattacher aux Bourbons ne saurait paraître douteux. Il avait, quoiqu'il l'ait nié dans les écrits de sa captivité, le respect et même la superstition des doctrines monarchiques. Par un effort continu, à partir de 1805, il tendit à agréger sa maison aux maisons souveraines d'Europe, à se faire admettre lui-même dans la société, la famille des rois. Les temps où il vivait, l'éducation qu'il avait reçue, le prestige qu'avait exercée sur sa jeunesse besogneuse la monarchie bienfaisante et lointaine, tout concourait à le déterminer, dès qu'il songeait à fonder une dynastie, à souhaiter qu'elle ne fût point usurpatrice. Le sort qu'il préparait aux Bourbons était préférable à coup sûr au couvent où Pépin le Bref enferma Childéric III ou au poison dont Hugues Capet gratifia Louis V. Il n'avait à se repentir de la démarche que parce qu'elle avait échoué et qu'on l'avait ébruitée : naturellement, il la fit diplomatiquement démentir par Talleyrand, de même qu'il la nia plus tard, lorsqu'il prétendit former une doctrine à sou empire écroulé.

Sans qu'on puisse dire que par la reconnaissance virtuelle du droit antérieur d'une maison qui se réclamait d'une institution divine, il eût vicié l'institution démocratique qu'il allait réclamer de la nation, on peut affirmer qu'il n'était point satisfait de donner à son trône l'unique hase du suffrage populaire : le Tribunal et le Sénat proposant le renouvellement d'institutions monarchiques, le peuple appelé à consacrer ce rétablissement par des votes inscrits aux mairies ou chez les notaires, cela était pauvre d'invention, plat et commun, ne frappait point l'esprit des peuples, ne satisfaisait point son imagination à lui-même, tournée au grandiose, affamée de magnificence et trop latine pour n'être point assujettie à la mégalomanie romaine. Ne pouvant s'établir en souverain légitime par la simple élection à un trône vacant sur lequel il avait reconnu — ou paru reconnaître — que les Bourbons avaient le droit d'élever des prétentions ; n'étant point si croyant à la souveraineté nationale qu'il attribuât à ses manifestations une grâce efficace pour établir une dynastie qu'il rêvait d'imposer aux siècles, il était en train de se chercher à la fois une consécration et des ancêtres. Ceux-ci étaient plus faciles à trouver que celle-là ; aussi, en même temps qu'on négociait en secret pour se la procurer, se contenta-t-on pour le moment en se recommandant d'aïeux retrouvés : non que Napoléon tombât dans le, ridicule de ses frères, si ardents à se découvrir une ascendance princière, mais, à défaut d'une généalogie on règle qui le fit remonter aux Carolingiens, il s'établit en restaurateur du culte de Charlemagne, en préconiseur de sa mémoire ; il se prépara à être le successeur de celui qui, ayant empli le monde de ses exploits, ayant ceint la couronne impériale, ayant effectivement rétabli l'empire d'Occident, lui semblait avoir agi comme il agissait et qu'il croyait faire revivre.

On s'est justement demandé à quelle époque remontait cette préoccupation. Elle peut n'être guère antérieure au 9 floréal an XI (29 avril 1803) où l'on en trouve la première manifestation dans une note au ministre de l'Intérieur : Le ministre présentera un projet pour placer la statue de Charlemagne sur la place de la Concorde ou sur la place dite Vendôme. Elle coïncide donc exactement avec l'échec des propositions faites au Prétendant. (Lettre du comte de Provence au président de Meyer 28 février. — Adhésion des princes de la Maison de France 23 avril.) Ou le Premier consul ne connaissait point encore le résultat de la démarche de Meyer, et il se préparait pour le cas où elle aurait réussi ; ou il le connaissait, et il se retournait. Dans une hypothèse comme l'autre, le rapprochement s'impose avec la tentative près du Prétendant. La démarche a échoué, Bonaparte tient plus que jamais à Charlemagne : le 8 vendémiaire an XII (1er octobre 1803), il en témoigne par un arrêté en forme solennelle : Il sera élevé à Paris, au centre de la place Vendôme, une colonne à l'instar de celle de Trajan ; colle colonne doit avoir deux mètres soixante-treize centimètres de diamètre sur vingt mètres soixante-dix-huit de hauteur (la colonne Trajane a trois mètres soixante et vingt-neuf mètres soixante). Le fût sera orné, dans son contour en spirale, de cent huit figures allégoriques en bronze ayant chacune quatre-vingt-dix-sept centimètres de proportion et représentant les départements de la République ; elle sera surmontée d'un piédestal terminé en demi-cercle, orné de feuilles d'olivier et supportant la statue pédestre de Charlemagne.

Qu'il y eût là une réminiscence de la Colonne nationale dont l'érection sur la place de la Concorde avait été arrêtée en l'an VIII, en même temps que, dans chaque chef-lieu celle d'une Colonne départementale ; peu importe. Ce qui donne son caractère à la colonne nouvelle et ce qu'il y faut voir, c'est la statue de Charlemagne. Quelle statue ? Une statue nouvelle ou bien la statue qui a été transportée de Gand à Paris et que, quatre jours après l'arrêté — le 12 vendémiaire (5 octobre) — le ministre de l'Intérieur refuse de rendre à la ville de Gand qui en faisait solliciter la restitution par son maire le citoyen Kotgen : Ayant donné une destination à la statue de Charlemagne, il est impossible, écrit-il, de la rendre à la ville de Gand ; ou bien encore cette autre statue en bronze, enlevée en 1794 de la grande fontaine de la place de l'Hôtel-de-Ville d'Aix-la-Chapelle, transférée à Paris, conservée dans un dépôt de la Bibliothèque Nationale et que, à la même date, le ministre de l'Intérieur refuse de rendre aux Aixois qui la réclament ? Quoi qu'il en soit, le dessein à présent se marque et s'affirme. Charlemagne est l'ancêtre dont va se réclamer Napoléon.

Qu'il soit porté vers lui par une admiration qui remonte peut-être à son enfance, aux récits légendaires dont son frère Lucien se rendra le chantre dans la Cirnèide ; sûrement à l'étude qu'il fit, à Auxonne, des Observations sur l'histoire de France par l'abbé de Mably où tant de passages du livre. Ils s'appliquent si étroitement à sa destinée même qu'ils semblent prophétiques, c'est là l'origine lointaine de ses idées ; mais il rencontra quelqu'un — vraisemblablement Fontanes — pour lui fournir des détails, lui suggérer des analogies et lui procurer des notions, généralement inexactes.

Longtemps avant la présentation que le Sénat fit, à Saint-Cloud, du sénatus-consulte par lequel il appelait le peuple à prononcer son vole sur le gouvernement héréditaire, Napoléon avait réglé dans son esprit la plupart des formes extérieures des litres et des dignités dont il entendait se parer et s'entourer : or, l'influence de Charlemagne n'y est point discutable. Qu'il soit empereur lui-même, cela semble tout simple, est romain, franchit d'un bond la troisième dynastie pour se relier à la deuxième ; Louis XVI a été si souvent déclaré le dernier roi des Français par ceux-là même qui offrent une couronne à Napoléon qu'il ne veut point les démentir ; dans la République telle que la maintient le sénatus-consulte et qui, sauf sur les monnaies, ne va point tarder à muer son nom en celui d'Empire, un Imperator n'est point déplacé ; enfin, c'est se mettre à égalité avec les empereurs d'Allemagne et de Russie qui n'eussent point réclamé un tel titre s'ils ne l'eussent jugé supérieur à celui de roi ; cela peut donc n'être pas uniquement carolingien. Ce qu'on croit l'être, et qui est bien plutôt germanique, ce sont les titres attribués aux grands dignitaires qui entourent le trône impérial et auxquels, dès le premier jour de son règne, Napoléon a pensé attribuer des couronnes dans la forme de celles que portaient les Electeurs. Ainsi a-t-il créé un archichancelier d'Empire, comme était l'électeur de Mayence, un archichancelier d'Etat comme était l'électeur de Trêves, un architrésorier comme était l'électeur de Mayence ; il a préféré le titre de connétable, nettement français, au titre d'archimaréchal qui eût pu offusquer les douze pairs du nouveau Charlemagne, créés maréchaux d'Empire ; il a dû emprunter à la vieille France le titre de grand amiral, la dignité étant alors sans raison d'être dans l'empire allemand ; il a négligé l'archi-échanson, l'archi-maître-d'hôtel, l'archi-chambellan, ces titres impliquant un service près de sa personne et les titulaires des Grandes-dignités ne devant remplir, au cas qu'on leur en attribuât, que des fonctions politiques, mais il a retenu le grand électeur, titre inconnu jusque-là en France. Aux grands officiers de la Couronne, il a donné les titres usités dans toutes les cours d'Europe, et même en France, sauf qu'il a substitué celui de grand maréchal, allemand, ù celui de grand maître, fiançais. Quant aux grands officiers de l'Empire dont les fonctions étaient purement décoratives, les litres dont il les a revêtus n'auraient pu, pour des raisons historiques, s'acclimater en Allemagne et il a bien dû les prendre en France : mais l'essentiel, comme on voit, a été emprunté d'Allemagne.

Il y a mieux : il fallait des armoiries au nouvel empire : quelles seraient-elles ? Celles que portait Napoléon de Buonaparte lors de son entrée à l'École militaire, et que Charles décrivait si peu congrûment : L'écusson fendu par deux barres et deux étoiles avec les lettres B. P. qui signifient Buona-Parte ; le fond des armes rougeâtres, les barres bleues, les ombrements jaunes ? En vérité, cela n'était point pour éblouir. Seule, Elisa Baciocchi, qui eut plus qu'autre la vertu d'orgueil, imposera à son blason de princesse de Lucques et de Piombino et de grande duchesse de Toscane, le quartier de ces armoiries qui lui servirent de passeport pour Saint-Cyr : mais Napoléon n'y pense point. Cela est d'ailleurs une affaire d'Etal : quel animal héraldique sera élu pour représenter l'Empire ? On le discute au Conseil d'État. Le coq a ses partisans, mais l'éléphant, qui jouissait alors d'une popularité écrasante, ne manque point d'avocats ; le lion, étant le roi des animaux, faillit l'emporter. Sur la minute du projet de décret réglant le grand sceau de l'Empire, le Lion figure en toutes lettres, un lion au repos, d'or, sur un champ d'azur. Napoléon raye de sa main, Lion au repos et écrit en interligne : Aigle éployé. Pourquoi ? N'est-ce pas parce qu'André Favyn dans son Théâtre d'honneur et, à sa suite, tous les héraldistes qui se sont plu à créer des armoriaux préhistoriques et apocryphes, ont unanimement affirmé que Charlemagne prenait pour armes une aigle d'or sur champ d'azur, même aurait-on pu faire valoir que si, sur l'écu de Charlemagne, l'on n'a que des notions imprécises, Dithmar affirme que, au temps de Louis le Débonnaire, et antérieurement sans doute, une aigle de métal était placée dans la partie occidentale du palais impérial d'Aix-la-Chapelle et que ce fut toujours l'usage de ceux qui étaient en possession du palais de s'emparer de celte aigle. Lothaire s'était ainsi désigné comme empereur en mettant l'aigle de son côté : versa aquilla.

L'aigle éployée sur l'écusson est carolingienne ; l'aigle au repos sur les enseignes militaires paraît bien plutôt romaine : les soldats de la Grande Armée, héritiers des légionnaires, leur empruntent naturellement leurs signes de ralliement ; ils doivent y porterie même culte, les entourer de la même fidélité, y rendre les mêmes honneurs. Ce n'est plus aux drapeaux, dont l'étoffe flottante pâlit sous le soleil et se déchire au vent, que va la religion militaire, c'est aux aigles d'un métal impérissable, qui portent le tonnerre, planent dans le vent des batailles, sur qui les balles impuissantes grôlent sans les blesser.

L'aigle ne suffit point à Napoléon. L'aigle orne dignement le blason de l'Empire qui ne doit point être confondu avec celui de la royauté ; elle affirme la dignité impériale et rappelle Charlemagne : mais, pour la personne même de l'Empereur, ne convient-il pas d'adopter un autre emblème ? On ne peut penser aux fleurs de lys, bien qu'elles soient d'un usage pratique ; semées sans nombre sur les tapis, les tentures, les insignes des rois capétiens, elles y produisaient un effet qu'on ne pouvait attendre des aigles. Et puis elles étaient traditionnelles, et le peuple y était habitué. Restait à découvrir, dans la faune ou la flore héraldique, quelque plaide ou quelque animal qui, stylisé, prit une ressemblance avec les Heurs de lys et qui lut justifiable en France par une tradition historique. À défaut d'en rencontrer qui se recommandassent de Charlemagne, on remonta plus haut et l'on se souvint fort à propos que, à Tournai, dans le tombeau de Chilpéric Ier, on avait trouvé des abeilles de métal qu'on avait jugé s'être détachées de sa robe ou de son manteau royal et dont on s'était empressé de lui composer des armoiries. De l'abeille à la fleur de lys, la différence était médiocre ; n'avait-on point affirmé que celle-ci venait de celle-là plutôt que du crapaud des Salions : lors de l'entrée de Louis XII à Gènes en 1507, ne disait-on point que le roi de France portait une robe sur laquelle étaient semées des abeilles sans nombre. Abeilles ou Heurs de lys ? On a vu des fleurs de lys si mal faites qu'elles semblaient des abeilles. On avait l'autorité de Ghifflet, Apes ex auro solidæ, qui ont un roi sans aiguillon ; rex ipse sine aculeo est, qui n'est point sévère et qui n'exerce point sa vengeance, selon l'opinion de Sénèque et de Platon. Voila pour les anciens ; pour les modernes, n'avait-on point retenu que, à la Convention nationale, dans la séance du 3 brumaire an IV, Daubermesnil, parlant au nom du Comité d'Instruction publique, avait proposé que le sceau de l'état fût une ruche entourée d'abeilles et que cet emblème fut placé sur le frontispice de tous les édifices nationaux. A quoi, il est vrai, le citoyen Baraillon avait objecté que les abeilles étaient les armoiries de plusieurs rois de France de la première race, tels que Childebert et Chilpéric. D'ailleurs, avait-il ajouté, les abeilles ne peuvent être l'emblème d'une république : ne sait-on pas qu'elles ont une reine à laquelle toutes font leur cour ? A ce joli mot, la Convention avait souscrit, et elle avait rejeté par la question préalable l'innocent projet de Daubermesnil.

A présent qu'on avait un empereur, la reine des abeilles cessait d'être factieuse : toutefois, de l'adoption de cet emblème, Napoléon ne fit l'objet d'aucun décret, ni d'aucune décision en règle ; il sema pourtant des abeilles à profusion sur son pavillon de commandement ; il en introduisit sur les bordures des drapeaux de l'armée ; il en para le chef de l'écusson des grands-dignitaires et des bonnes villes, il en répandit sur les tapis et les tentures à son usage, mais, de ces abeilles, il ne donna nulle part de raison. De même, de la couleur verte, devenue impériale, affectée à la livrée de la Maison, rendue nationale en Italie, proposée même en 1811 pour tous les drapeaux des armées impériales, adoptée, semble-t-il, un moment pour l'étendard particulier de l'Empereur, peut-être uniquement parce que, en Corse, elle était traditionnelle.

Tout cela écartait de Charlemagne, mais, à dix siècles d'intervalle, il fallait bien innover. Ne pouvait-on revenir à lui pour la cérémonie d'investiture ? Ne pouvait-on convoquer en Champ de Mai le peuple et l'armée, devant lesquels l'Empereur, revêtu de ses ornements impériaux, prêterait à la nation le serment constitutionnel dont le Sénat avait réglé les termes ? Pour tenir ce Champ de Mai, on avait justement à Paris le Champ de Mars où la Fédération avait été célébrée. On rattacherait ainsi deux traditions et l'on profiterait de l'enthousiasme de 1700. Au premier abord, cela se présentait noblement et prenait un air d'antiquité qui plaisait. A la réflexion, cela perdait. D'abord, le Champ de Mars, s'il avait vu la Fédération, avait vu, un an plus tard, le massacre des pétitionnaires, et ensuite l'échafaud de Bailly. Puis la Révolution avait blasé sur les fêtes de plein air. Si ingénieuses que parussent sur le papier les imaginations de David et de Chénier, traduites en oripeaux, cartonnages et plâtras, elles tournaient, sous la première ondée, au grotesque ou au lugubre, et l'on venait, à l'instant même, d'en faire l'expérience

 

Lorsque, à Saint-Cloud, le 28 floréal (18 mai) le Premier consul avait reçu du Sénat le sénatus-consulte portant établissement du Gouvernement héréditaire, la scène s'était passée dans une galerie, entre peu de personnes. On avait échangé des paroles qui étaient appropriées, et qui, pour le temps, n'avaient rien de déclamatoire. C'avait été une cérémonie privée, d'un ton excellent, et qui, par sa simplicité même, n'en était que plus imposante. Par contre, le surlendemain, lorsque, à travers Paris, l'on avait vu s'avancer en cortège, précédés des trompettes de la garnison, des dragons de la Garde de Paris, et d'un corps de musique, d'abord les douze maires, puis les deux préfets, puis le chancelier du Sénat entre le président du Corps Législatif et le président du Tribunal enfin le garde des Archives du Sénat portant à deux mains l'original du sénatus-consulte, à la suite tous les officiers généraux de l'armée de Paris, gouverneur, généraux-sénateurs, généraux en chef, généraux de division, généraux de brigade, adjudants-commandants, avec la Gendarmerie d'élite, un corps de trompettes et de timbaliers et quatre escadrons de cuirassiers fermant la marche ; lorsque, du haut de son cheval, le chancelier du Sénat avait proclamé le nouvel empereur aux stations constitutionnelles : devant le Luxembourg, place du Corps Législatif, place Vendôme, place du Palais-du-Tribunat, place du Carrousel, place de l'Hôtel-de-Ville, place du Palais-de-Justice, c'avait été une risée à laquelle avaient pris part en maugréant certains dos figurants : Fontanes entre autres, tout président du Corps Législatif qu'il fût. Monté en bas de soie et en culotte courte sur un cheval qu'il appelait fougueux et qui pensa le jeter vingt fois dans la houe, il était furieux de cette mascarade qui, disait-il, ne ressemblait pas mal à celle du Mardi gras. Seul Laplace, le chancelier du Sénat, se déclarait ravi de sa promenade : Sire, écrivait-il à Napoléon, je viens de proclamer, aux acclamations du peuple, empereur des Français, le héros à qui j'eus l'avantage, il y a vingt ans, d'ouvrir la carrière qu'il a parcourue avec tant de gloire et de bonheur pour la France. Et cela redoublait, dans cet heureux jour, le plus honorable de sa vie, ses sentiments de fidélité, d'amour, de respect et de dévouement.

Mais tout le monde n'était point Laplace. Les cérémonies de plein air, surtout accompagnées d'exercices équestres, plaisaient médiocrement à l'élément civil, si l'élément militaire y brillait. Dût Charlemagne en souffrir, il fallait scinder la cérémonie. Une partie se passerait à couvert, dans un édifice, le plus possible laïque ; une autre en plein air, dans le Champ de Mars. L'édifice semblait désigné, c'était l'église des Invalides, qualifiée Temple de Mars, et devenue, surtout depuis le Consulat, le théâtre habituel des solennités patriotiques. Là, le 20 pluviôse an VIII (9 février 1800), le général Lannes avait présenté au ministre Carnot les quatre-vingt-seize drapeaux pris par l'Armée d'Orient et Fontanes avait prononcé l'éloge de Washington ; là, le 25 messidor (14 juillet 1800), avait été célébrée la fête commémorative de la prise de la Bastille ; Lucien, ministre de l'Intérieur, avait prononcé un discours et l'on avait entendu le Chant de triomphe sur la délivrance de l'Italie du citoyen Fontanes ; là, le 5e complémentaire an VIII (22 septembre), avaient été transférées solennellement les cendres de Turenne, et, le lendemain, on y avait fêté l'anniversaire de la fondation de la République : il y avait donc comme une tradition établie. Aussi le Temple de Mars fut-il désigné : on y rétablit Jésus-Christ en enlevant les inscriptions républicaines et en découvrant les emblèmes catholiques, car il faudrait bien que le clergé parût au couronnement de l'auteur du Concordat. Le 21 messidor an XII (10 juillet 1804), l'Empereur décréta que la prestation de serment et le couronnement, fixés au 18 brumaire an XIII (9 novembre), auraient lieu dans l'église des Invalides, en présence de l'Impératrice, des princes, des princesses, des grands dignitaires et de tous les fonctionnaires publics désignés au sénatus-consulte organique du 28 floréal. Après la solennité de la prestation de serment et du couronnement, Sa Majesté l'Empereur se rendrait au Champ de Mars.

Comme pour servir de répétition à la cérémonie du Couronnement, la fête anniversaire du 14 juillet — remise du samedi 25 au dimanche 26 messidor — fut célébrée dans l'église des Invalides par la distribution solennelle des étoiles de la Légion d'honneur. Entre deux lignes de troupes bordant la haie depuis les Tuileries, l'Impératrice s'y rend en voiture, avec les princesses, ses dames et ses officiers : simple cortège de quatre carrosses. L'Empereur part à midi du Carrousel, où il a fait défiler la parade. En tête marchent les Chasseurs de sa garde, puis les colonels-généraux, les maréchaux, le prince connétable, lui alors, sur un beau cheval blanc, en bel habit neuf, chapeau noir, uniforme de colonel de ses gardes, aiguillettes ; derrière, les colonels-généraux de la Garde, les grands-officiers civils de la Couronne, les aides de camp, et, fermant la marche, les Grenadiers à cheval. Il salue beaucoup et sourit, le sourire de théâtre, observe Stendhal, où l'on montre les dents, mais où les yeux ne sourient pas. A l'hôtel des Invalides, où, hors de la grille, le maréchal gouverneur offre les clefs, le cortège pédestre se forme, les éléments civils, venus en voiture, s'intercalant. A la porte de l'Église, eau bénite par le cardinal archevêque de Paris et discours. Sous le dais, l'Empereur est conduit par le clergé à son trône, érigé à gauche de l'autel. Les grands-officiers civils et militaires s'asseyent derrière sur des banquettes ; les grands dignitaires, les ministres, les maréchaux, s'étagent, assis, sur les marches. Derrière l'autel, sur un immense amphithéâtre occupant toute l'étendue du dôme, s'asseyent sept cents militaires invalides et deux cents élèves de l'École polytechnique ; dans la nef, les légionnaires ; dans les tribunes, l'Impératrice, les dames, les ambassadeurs. Le cardinal légat commence la messe ; après l'évangile, Lacépède, grand chancelier de la Légion, lit un discours ; les grands-officiers, appelés, prononcent individuellement le serment. Puis l'Empereur se lève et se couvre : Commandants, officiers, légionnaires, citoyens et soldats, dit-il, vous jurez sur votre honneur de vous dévouer au service de l'Empire et à la conservation de son territoire dans son intégrité ; à la défense de l'Empereur, des lois de la République et des propriétés qu'elles ont consacrées ; de combattre, par tous les moyens que la justice, la raison et les lois autorisent, toute entreprise qui tendrait à rétablir le régime féodal ; enfin, vous jurez de concourir de tout voire pouvoir au maintien de la Liberté et de l'Égalité, bases premières de nos institutions. Vous le jurez ! Une immense acclamation répond à cette voix profonde qui, sonnant dans toutes les parties de l'immense édifice, a retenti dans les cœurs, comme la définitive affirmation de la Révolution victorieuse. Toutes les mains se tendent en un serment solennel où la mort est comprise.

Le légat reprend et termine la messe. Alors, le prince Louis ayant, en sa qualité de connétable, attaché à l'habit de l'Empereur les insignes de l'Ordre, chacun des grands-officiers, des commandants, des officiers, des légionnaires, vient, sur l'appel du grand chancelier, recevoir individuellement sa décoration des mains de Napoléon. C'est lui qui l'a ainsi réglé : dans des conférences tenues le 23 et les jours suivants, chez l'archichancelier, pour organiser la cérémonie, on avait décidé que les insignes seraient distribués par les grands dignitaires auxquels vingt légionnaires les présenteraient. Napoléon a voulu rehausser le prix de colle étoile d'honneur en la donnant lui-même à tous. Chacun par là reçoit de lui, en même temps, une part de sa gloire.

Après la distribution des insignes, Te Deum. A trois heures, la cérémonie prend fin et, salué par l'artillerie, l'Empereur regagne les Tuileries.

Nulle solennité plus caractéristique, plus neuve, s'accordant mieux avec l'état des esprits, plus représentative du nouveau régime ; nulle plus émouvante en sa simplicité et qui doive laisser des traces plus profondes. L'armée et le peuple, les citoyens et les soldats, tous les hommes dont l'Etat est fier et qui lui ont rendu d'éminents services, ont communié, ce jour-là, dans le culte de l'Honneur et de la Patrie, sous les auspices de celui qui en est le grand prêtre ; et le jour qu'il a choisi, c'est l'anniversaire du 11 juillet qui symbolise l'écroulement du régime féodal, l'ouverture de l'ère nouvelle. Sous l'uniforme militaire qui rappelle ses victoires, botté ; éperonné, le petit chapeau en loto, prêta montera cheval pour défendre l'œuvre de la Révolution, Napoléon est un contemporain. Il n'est point chargé d'ornements fastueux et apocryphes par qui il prétendrait se rattacher aux âges passés. L'Age présenta le chef qu'il faut : leste, mince, jeune et simple. La pompe qui l'entoure est militaire ; le théâtre où il paraît est frémissant de sa gloire ; la nation salue en lui l'Élu qu'elle a mis hors du rang ; elle conspuerait un souverain qui se dirait envoyé par Dieu. Ce jour-là, 26 messidor an XII, fut inauguré l'Empire, tel que le peuple et l'armée avaient voulu qu'il fût.

Napoléon ne le comprit point : à ce côté moderne qui faisait la grandeur d'une telle cérémonie, son esprit ne correspondait point. Il n'estima point que le costume sous lequel il s'était montré convînt à la prestation du serment ; ni que la pompe fût assez majestueuse ; ni que le théâtre fût assez vaste, assez traditionnel et assez auguste ; ni que le cortège fût assez nombreux et assez imposant ; ni que les formes fussent assez religieuses. Portalis avait beau lui écrire le 27 : Lorsque Votre Majesté parut, tout le monde, par une sorte d'inspiration se retrouva bon Français ; on ne distingua plus ni amis ni ennemis de la chose publique et votre présence commanda à tous le respect, l'amour et l'admiration, il ne fut point satisfait. Il fallait, à son gré, bien plus d'oripeaux et de clinquant, bien plus de foule, bien plus de passé, bien plus de romain et de carolingien, bien plus de royauté. Il n'était point saisi par la beauté qui se dégage naturellement du réel ; il était emporté par une imagination qui se nourrissait de prestiges ; être empereur comportait pour lui quelque chose qui ne fût ni moderne, ni contemporain, qui s'exprimât par des formes romaines où l'on mélangerait et ce qu'on pourrait extraire des cérémonies germaniques qui parût remonter à la seconde race, et ce qui pourrait s'adapter des cérémonies françaises usitées au sacre des rois. N'étant point encore assuré d'obtenir à son couronnement l'assistance du grand acteur dont il sollicitait la venue, il laissait dire qu'il y donnerait un caractère presque laïque, mais il indiquait déjà quelles splendeurs il comptait y déployer et de quelles formes il entendait se rapprocher.

Le 29 messidor (18 juillet), trois jours après la cérémonie des Invalides, il règle par un décret l'habillement de l'Empereur, de l'Impératrice, des princes, des grands dignitaires, des ministres, des membres des grands Corps de l'Etat, des maréchaux, des dames, des grands-officiers de la Couronne : à lui-même, il attribue une tunique blanche brodée d'or, un manteau de velours pourpre semé d'abeilles d'or, une couronne d'or ouverte formée de feuilles de laurier, un sceptre d'or, une main de justice d'or, un glaive à poignée d'or enrichie de diamants ; à l'Impératrice un costume analogue : robe de soie blanche et manteau de velours pourpre ; aux princes et aux dignitaires, aussi des tuniques blanches et des manteaux traînants, blancs pour les uns, variés de couleurs pour les autres : c'est d'électeurs d'Allemagne ou tout le moins de pairs de France qu'il entend former son cortège. Au reste, il réfléchira et, trouvant ces habillements trop semblables au sien, il les supprimera.

Le décret fut rendu, non publié. On croirait qu'il veut amuser le tapis, permettre les préparatifs, mais qu'il n'est point fixé sur le but où il marche. Dans son décret, ne dit-il pas à la fin : Tout ce qui est relatif aux cérémonies et aux fêtes du Couronnement sera ultérieurement réglé ? En réalité, il attend la réponse que fera le Pape aux insinuations, puis aux propositions qu'il lui a adressées.

 

C'est là qui sera carolingien ! Pépin n'a-t-il pas été sacré par le pape Étienne III, venu pour implorer sa protection contre les Lombards ? Charlemagne n'a-t-il pas, à Rome, été couronné par Léon III ? A Auxonne, Napoléon a lu, copié, commenté Mably : ce passage ne l'a-t-il pas frappé ? Le Pontife qui sacra aussi les fils de Pépin, ne manqua point de les appeler, ainsi que leur père, les oints du Seigneur. Il confondit toutes les idées et, appliquant les principes du gouvernement tout divin dont les ressorts étaient autant de miracles, au gouvernement des Français que Dieu abandonnait au droit naturel et commun à tous les hommes, Etienne compara la dignité de Pépin à la royauté de David qui était une sorte de sacerdoce et contre laquelle les Juifs ne pouvaient attenter sans sacrilège. Les Français venaient d'élire Pépin librement et sans qu'aucun prophète l'eût ordonné de la part de Dieu : le Pontife leur dit cependant que ce prince ne tenait sa couronne que de Dieu seul, par l'intercession de saint Pierre et de saint Paul et les menaça de la censure de l'Église s'ils se départaient jamais de la fidélité et de l'obéissance qu'ils devaient à Pépin et à sa postérité.

Est-ce donc là la base que Napoléon cherche à substituer à la base démocratique sur qui reposait jusque-là son autorité ? Prétend-il recevoir une institution ou, lotit le moins, une consécration divine ? Pourquoi pas ? S'il n'y a point une foi entière pour lui-même, sans doute s'y fie-t-il pour ses sujets, du moins pour une partie d'entre eux. Sa politique y est intéressée, d'une façon qu'il peut croire essentielle. Il n'admet point que son couronnement s'accomplisse sans des prières et des cérémonies rituelles. Il ne peut utilement requérir l'institution d'un des archevêques qu'il a nommés. La Sainte Ampoule est brisée ; l'archevêque de Reims, dont le siège a été renversé par le Concordat, reste fidèle en exil à ses maîtres proscrits. La tradition capétienne rompue ne peut être renouée au profit de la dynastie nouvelle. Mais que Pie VII vienne en France sacrer Napoléon, comme ont fait Etienne II pour Pépin le Bref, Etienne IV pour Louis le Débonnaire ; que le vicaire de Jésus-Christ affirme ainsi la rupture définitive entre l'Église dont il est le chef et les descendants des rois très chrétiens ; que, comme a fait Zacharie pour Childéric III, il substitue lui-même, aux fils de saint Louis, le chef élu par la nation, ne fournira :t-il pas à Napoléon l'espèce de légitimité que celui-ci a vainement espérée de l'abdication du Prétendant et qu'il ne trouve point dans l'élection populaire ?

A la vérité, Napoléon pourrait se demander si ce qu'il y gagnera serait en proportion de ce qu'y gagnera l'Église romaine : pour sa dynastie, une institution divine ? — Mais sont-ils nombreux en France les catholiques qui attribuent à Dieu une constante intervention dans la politique humaine ? Cette institution, d'ailleurs, est-elle si désirable ? Si le pape donne, le pape ne peut-il reprendre ? S'il dispose des couronnes, de façon qu'en France, dans le pays de la Pragmatique et du Concordat de François Ier, ce soit lui qui préside à l'inauguration de la nouvelle dynastie, n'est-ce pas bien plus fort que la reconnaissance de la bulle In cœna Domini, n'est-ce pas l'attribution au pontife de Rome du droit de couronner et. de découronner les souverains ? Et quant à ceux qui, en vertu de la liberté des cultes, proclamée par les Constitutions, professent une autre religion ou ne s'attachent à aucune, n'auront-ils pas le droit de s'offenser que le chef de l'État, au lieu de rester neutre, sollicite et reçoive une institution, certainement inconstitutionnelle, d'une religion qu'il rend ainsi dominante. — Pour lui-même, un caractère sacré ? — Mais les poignards ne se sont pas moins levés sur l'oint du Seigneur, qu'il se nomme Henri III, Henri IV ou Louis XV, elle couperet de la guillotine, en tranchant la tête de Louis XVI, n'a-t-il point abattu du même coup la tradition de l'intangibilité royale et la superstition de la lèse-majesté divine ? — Pour la paix intérieure, l'abolition définitive des dissensions, conséquences du schisme constitutionnel ? — Mais les évoques émigrés qui ont refusé leur démission au Pape lors du Concordat, désarmeront-ils parce que le même pape aura couronné Buonaparte, et les Constitutionnels qui ont accepté de souscrire — si même ils l'ont fait — une formule de rétractation qui sauvegarde les droits de leur conscience, ne seront-ils pas justement offensés, lorsque, pour paraître devant le Pape, on les forcera à renier les paroles et les actes que leur ont inspirés leur foi chrétienne et leur patriotisme français ? Les libertés gallicanes, si hautement revendiquées jadis par le Premier consul et si ébranlées déjà par le Concordat, ne risqueront-elles pas de périr lorsque le chef de l'Église se présentera à la vénération des fidèles et, par sa présence même, agira sur l'imagination de la nouvelle génération sacerdotale ? Et Pie VII rentrera en pontife-roi, en souverain consécrateur, en messager du Dieu vivant, dans cette France qui a banni, déporté, égorgé ses prêtres, qui a vendu et profané ses temples, qui a proscrit et bafoué la religion catholique, qui, s'emparant de Pie VI comme d'un otage, l'a emprisonné jusqu'à sa mort. Il y rentrera entouré des honneurs impériaux, salué du canon et des cloches, harangué par ceux-là même qui jadis l'accablaient de leurs exécrations, entre deux haies de ces soldats qui, en proclamant au Capitole la République romaine, y ont vengé les mânes de Bassville et de Duphot !

Qui donc y gagnera davantage ? Tandis que Napoléon, imaginatif comme il est, croira frapper, par la venue du Pape, un coup sur l'esprit des peuples et inaugurer ainsi d'une façon brillante sa dynastie nouvelle ; tandis que, sans admettre peut-être qu'il reçoive de cette onction par le grand prêtre catholique une grâce efficace, il ne sera pas, avec son atavisme et son éducation catholiques, trop éloigné de penser qu'il en résultera pour lui quelque bien et point de mal, le principal et l'essentiel, le serment constitutionnel, l'élection nationale, l'avènement du droit populaire passeront pour lui au second plan, deviendront pour la nation même des accessoires dont il semblera avoir honte et dont il ne prendra plus souci. Il tirera de son sacre de paraître à ses propres yeux un roi comme les autres rois, un roi de droit divin, alors qu'il est la négation même du droit divin et que nul des rois de droit divin — si récent que soit ce droit — ne l'acceptera jamais comme tel : il blasphémera la Révolution et il n'en restera pas moins l'homme de la Révolution. L'Eglise romaine au contraire remportera par là la plus surprenante de ses victoires. Comme aux jours où, triomphatrice des Barbares conquérants de l'Empire aboli, elle leur imposait ses usages, ses règles, ses lois, jusqu'à ses costumes, à l'homme de la Révolution, nouveau Barbare, elle imposera sa discipline et son autorité, et, par lui, elle établira sa domination, au moins pour un siècle, sur cette France jusque-là rebelle aux doctrines ultramontaines — et, pour cela, chrétienne.

 

Ce fut pourtant pour attendre cette réponse du Pape que Napoléon, créant un prétexte en envoyant Joséphine prendre les eaux d'Aix-la-Chapelle, se prépara à venir lui aussi vénérer le tombeau et les reliques de Charlemagne. Peut-être avait-il pensé que le Pape pourrait le sacrer dans celte ville de la seconde race : il ne paraissait point alors tenir à Paris. Cette ville, disait-il, a toujours fait le malheur de la France ; ses habitants sont ingrats et légers ; ils ont tenu des propos atroces contre moi. En tous cas, à Aix, vis-à-vis de Charlemagne, il multiplia les signes extérieurs de sa vénération. Ce fut à l'illustre empereur qu'il sembla demander sa première investiture. Et ce fut en quittant Aix-la-Chapelle, que, certain que sa requête serait accueillie, il écrivit au pape Pie VII et l'invita à venir à Paris pour le sacrer et le couronner.