AUTOUR DE SAINTE-HÉLÈNE

PREMIÈRE SÉRIE

 

LES MISSIONNAIRES DE SAINTE-HÉLÈNE[1].

 

 

Raconter dans le détail ce que furent les six années de la Captivité, je n'en aurais point le temps ici — et nul n'en a les moyens. Tant que les Souvenirs du grand maréchal Bertrand et du valet de chambre Marchand demeureront inédits, une lacune se creusera dans les témoignages français cl rendra impossible la critique des sources anglaises. Presque tout ce qui pouvait être déduit utilement des documents publiés l'a été par lord Roseberry. Un Anglais, le premier, a mis en lumière certaines contradictions, suspecté certaines complaisances, formulé un jugement équitable. Pour aller plus loin et faire mieux, il faut attendre.

Mais, si l'on ne doit point songer à un Sainte-Hélène vu de Sainte-Hélène, on peut regarder Sainte-Hélène, d'ailleurs, d'Europe. Non plus alors s'efforcer de suivre les misérables querelles qui s'agitent autour du héros, ni les mesquines persécutions d'un geôlier qu'affole sa responsabilité et qui accroît, par ses maladresses, langueur des ordres qu'il exécute ; non plus s'essayer à dégager la marche de la-maladie de consultations médicales dont pas une n'a le caractère scientifique et dont le diagnostic varie, moins selon l'ignorance des praticiens que suivant les instructions qu'ils ont reçues et les intérêts qu'ils servent : mais chercher ce que, d'Europe, on a su de Sainte-Hélène, ce qu'on y a appris du traitement auquel était soumis le prisonnier, ce que les souverains et les peuples en ont pensé, sur quels éléments cette opinion s'est formée, quelle répercussion ont eue, sur la destinée du prisonnier, les récits et les témoignages de ceux de ses compagnons qui l'avaient quitté.

Obligé d'aller vite et de franchir en une heure ces six années, je prie que l'on me fasse crédit si j'énonce à quelque moment des faits qui étonnent, si j'allègue des états d'esprit qui surprennent. Je n'avance lien dont je ne sois prêt à fournir les preuves — et dix preuves pour une. Mais ces preuves qui sont, pour la plupart, inédites, au moins en France, seraient trop longues à présenter et elles ne sauraient trouver place que dans un livre qui ne paraîtra point avant plusieurs mois.

***

A partir du moment où, cédant à des souvenirs de jeunesse, à de récentes impressions, aux assurances de ses compagnons, aux promesses ambiguës des officiers anglais, Napoléon a mis le pied sur le Bellérophon et qu'il a disparu avec le navire qui remportait, sa destinée s'est enveloppée, pour les nations d'Europe, d'ombre et de mystère. On a su qu'à cette lettre par laquelle il réclamait l'hospitalité du plus puissant, du plus constant, du plus généreux de ses ennemis, par laquelle il annonçait qu'il venait, comme Thémistocle, s'asseoir au loyer du peuple britannique, le ministère anglais avait répondu par la déportation dans la plus lointaine et la plus malsaine de ses possessions équatoriales ; mais l'on eût ignoré jusqu'à ce drame suprême si les oligarques avaient pu contenir leurs cris de joie, si les pamphlétaires et les caricaturistes à leur solde ne s'étaient, dans leur triomphe, empressés à célébrer les horreurs de cette île déserte, dont, avec les rats qui y foisonnaient, Napoléon allait devenir le Robinson.

Puis rien. Qu'était-ce même Sainte-Hélène ? A cette page où, en 1788, le lieutenant Bonaparte, étudiant, à Auxonne, la géographie élémentaire, énumérait les Possessions des Anglais en Afrique, la destinée avait comme arrêté sa main après qu'elle eut tracé ces quatre mots : Sainte-Hélène, petite ile. C'était alors tout ce qu'il en savait, et, à présent, on n'était guère mieux instruit. Cet îlot était si loin, si hors du rayon d'action des Français ! Même ceux qui, allant aux Indes, contournaient l'Afrique, évitaient, depuis vingt ans, de passer en vue de cette vigie redoutable que l'Angleterre avait dressée sur l'Océan. Quelque chose de grandiose et de sacré s'ajoutait au mystère de ce nom, évoquant à la fois l'impératrice d'Orient telle qu'elle apparaît dans la splendeur des mosaïques dorées et l'Invention de la croix d'ignominie sur laquelle mourut un Dieu. Elle était la prison choisie à présent, entre tous les lieux malsains et torrides, pour y déporter le forçat de la Sainte-Alliance. Pour le retenir, ce n'était point assez d'un état-major de geôliers, de deux bataillons d'infanterie, de cinq cents canons, d'une flotte entière : il fallait l'immensité. Ses plaintes, s'il en laissait échapper, se perdraient dans la plainte éternelle des mers, elles Ilots incorruptibles mouleraient autour du rocher une garde plus exacte que l'armée britannique tout entière.

A présent, vers ce point inconnu de l'espace, cinq années durant, rois et sujets ont les yeux braqués ; les espérances des uns, les craintes des autres y convergent. La terre a changé d'axe ; un pôle magnétique tire toutes les âmes vers Sainte-Hélène. S'Il allait apparaitre : si, comme au 1er mars 1815, on allait apprendre qu'il est débarqué, qu'il marche, qu'il est là, tous les cœurs jetés au-devant de Lui, tous les peuples précipités vers Lui, le héros vengeur des libellés opprimées ! Où qu'il poserait le pied, Amérique espagnole ou portugaise, Etats-Unis, Espagne, Italie, Allemagne ou France, le sol tremblerait et Lui fournirait des soldats ! Un immense remords étreint les patriotes de toutes les nations ; ils comprennent à présent quelle a été la lutte et de quels intérêts ils ont été les jouets. Ses adversaires les plus acharnés proclament leur repentir. A Son nom seul, les peuples s'émeuvent, comme à Grenoble ; et, au nombre des têtes innocentes que tranche le bourreau, on peut mesurer la peur des maîtres. Si le bruit court de Son évasion, écoutez Chateaubriand : Jeté au milieu des mers où le Camoëns plaça le génie des tempêtes, Buonaparte ne peut se remuer sur son rocher sans que nous ne soyons avertis de son mouvement par une secousse. Un pas de cet homme à l'autre polo se ferait sentir à celui-ci. Si la Providence déchaînait encore son fléau, si Buonaparte était libre aux Etats-Unis, ses regards, attachés sur l'Océan, suffiraient pour troubler les peuples de l'ancien monde : sa seule présence sur le rivage, américain de l'Atlantique forcerait l'Europe à camper sur le rivage opposé.

Ainsi pensent les champions des trônes ; ainsi espèrent les champions des peuples. Partout on attend sa venue comme celle du Messie ou de l'Antéchrist : mais il n'est pas un homme qu'il laisse indifférent, qui ne frémisse pour lui d'un amour porté jusqu'au culte ou d'une haine poussée jusqu'à la détestation.

Quelque jour on dira la fabuleuse épopée de ces hommes, dispersés du golfe du Mexique aux embouchures du Colorado, qui, sans argent, sans navires, sans armes, sans contact même des uns aux autres, jetés au milieu de peuples dont ils ignoraient la langue, les coutumes et l'esprit, conspirèrent pour la délivrance du prisonnier ; ici, construisant une escadrille et formant avec des Français émigrés ou proscrits un bataillon sacré ; là, provoquant les Brésiliens à la révolution ou s'enrôlant avec les Américains insurgés contre l'Espagne ; partout, s'efforçant, avec une ténacité inventive, à créer des moyens, à combiner des plans, à imaginer des machines.

Mais si, comme il semble, certains parvinrent, au milieu d'obstacles qui paraissaient insurmontables, à faire passer quelque avis au prisonnier, même à l'aborder, à l'instruire de leurs projets et à solliciter ses ordres, rien n'en transpira, el le mystère couvre encore leurs desseins, leurs préparatifs, leurs noms même. Nul d'entre eux n'a daigné, après l'échec de ses rêves, révéler ses espoirs, et c'est là, de la part de ces courtisans de l'adversité, une des formes du sacrifice les plus impressionnantes et les plus nobles.

 

Partout, en Europe, l'impatience s'exaspère du mystère dont Napoléon reste enveloppé, du silence que Ton ordonne sur lui, de l'ignorance où l'on est de ce qui le touche. Fn France, nul journal ne peut même imprimer son nom. En Angleterre, où l'on est un peu mieux informé, on lit avec avidité les Lettres écrites à bord du vaisseau de Sa Majesté le Northumberland et à Sainte-Hélène. Guillaume Warden, chirurgien du navire, a employé la traversée à recueillir les confidences des personnes de la suite de l'Empereur qui parlaient anglais ; quant à Napoléon, il n'a pu l'aborder, moins encore lui parler ; mais l'Empereur n'ignorait point qu'il prenait des notes et il a encouragé ses compagnons, Las Cases et les Bertrand, à flatter par des interviews, comme on dirait à présent, la vanité d'un homme qui, ne manquant pas d'une certaine naïveté, s'est trouvé fort aise d'approcher un grand homme, et qui, par la publication de ses notes, voudra apprendre à ses concitoyens qu'il a eu cet honneur. Par là, des nouvelles filtreront et une première mise au point sera faite vis-à-vis des Anglais. Cela était bien raisonné : en moins d'une année, cinq éditions anglaises et une américaine n'épuisèrent point le. succès des lettres de Warden, dont une traduction française parut à Bruxelles en 1817. À la vérité, la plupart des journaux s'indignèrent qu'un officier de Sa Gracieuse Majesté eût parlé de l'Empereur sans l'injurier et qu'il eût rapporté, sur certains points de son histoire, des versions qui lui parussent favorables ; bien que Warden eut adopté comme épigraphe non ego, sed Democritus dixit, il n'échappa point à un juste châtiment et il fut rayé de la liste des chirurgiens de la Marine.

Il n'avait pourtant relaté que de très petits faits et des observations très superficielles, des bribes de conversation, îles anecdotes controuvées, des noms estropiés ; mais il fournissait un aliment à une curiosité passionnée, qui, chez beaucoup d'Anglais, s'apprêtait à tourner en sympathie depuis que Napoléon leur appartenait. Un tel trophée, rehaussait leur victoire, la leur rendait plus sensible et plus glorieuse, et nul détail sur leur prisonnier ne leur devenait indifférent.

D'ailleurs, durant ces vingt ans écoulés, en même, temps que l'oligarchie anglaise, poursuivant un but ennobli, sinon justifié, par l'ambition nationale, préparait, par la déchéance du héros et par l'abaissement de la France, la subordination du monde aux intérêts britanniques ; en même temps que, pour une telle lutte, coalisant à sa solde les empereurs et les rois avec les anarchistes et les révolutionnaires, elle usait sans scrupule aussi bien des canons et des baïonnettes que des poignards et des machines infernales ; en face d'elle, se perpétuait une lignée forte et glorieuse d'hommes d'Etat, non moins fermes en leur amour pour la patrie anglaise, mais plus scrupuleux en leurs moyens, moins exclusifs en leur doctrine, plus pénétrés d'humanité, admettant que d'autres nations eussent le droit d'exister, dé grandir, de jouir de la liberté, de choisir leur gouvernement, et reconnaissant que la paix et la bonne intelligence avec elles pouvaient même profiter à l'Angleterre. Dès qu'ils en avaient eu l'occasion et le pouvoir, ils avaient tenté de réconcilier leur pairie et la France consulaire ; venus sur le continent, ils avaient appris à estimer Bonaparte, sinon à l'admirer ; depuis lors, ils s'étaient efforces de pratiquer entre les deux nations une entente également honorable à l'une et à l'autre ; ils s'étaient empressés à l'île d'Elbe autour de l'Empereur, et ils avaient achevé de dissiper ainsi leurs derniers préjugés. Celle admirable suite de libéraux conscients, qui, dans la Révolution, n'avaient point vu que des crimes et en Bonaparte qu'un aventurier corse, n'était pas si dédaignable qu'ils n'eussent acquis une influence sur une partie au moins de l'opinion, et leur générosité, qui, en France, s'était exercée, aux dépens même de la liberté de quelques-uns d'entre eux, en laveur des proscrits, ne leur faisait point envisager comme la conséquence du triomphe britannique la perpétuation d'un système de calomnieuses attaques contre le vaincu, d'un système de basses persécutions contre le prisonnier. L'excès des outrages devait d'ailleurs produire une réaction, et, à Force d'avoir été injurié, caricaturé, vilipendé, Little Boney était au moment voulu pour devenir populaire.

Ce que l'opinion attendait pour se déclarer, c'était une parole de Napoléon qui fût une justification et un plaidoyer ; une vue d'ensemble jetée sur sa vie qui en apprît la suite à ceux qui l'ignoraient ; quelque chose comme une confession où les grands accidents de sa carrière, l'ascension et la chute de sa fortune, fussent présentés sans déclamation, dans une forme brève, personnelle el pourtant impartiale ; un précis qui exposai, rapprochât, expliquât des faits qui, à la mémoire îles hommes, même contemporains, n'apparaissaient que confus, dispersés, revêtus des couleurs dont les polémiques quotidiennes et les intérêts momentanés les avaient peintes.

Justement alors une brochure parut chez le libraire Murray : Manuscrit venu de Sainte-Hélène d'une manière inconnue. Impossible d'en méconnaître l'auteur. Je n'écris pas des commentaires, lisait-on à la première page ; car les événements de mon règne sont assez connus et je ne suis pas obligé d'alimenter l'opinion publique Je donne le précis de ces événements parce que mon caractère et mes intentions peuvent être étrangement défigurés, et je tiens à paraître tel que j'ai été, aux yeux de mon fils comme aux yeux de la postérité.

Un tel écrit répondait si bien à l'attente universelle qu'il semblait fait exprès pour la satisfaire. En quelques jours, à Londres, les éditions se succédèrent, bien que le Manuscrit fût en français. Nul ne mit en doute qu'il ne fut de l'Empereur. Ce fut bien mieux lorsque, grâce aux valises diplomatiques, il eut envahi l'Europe. Gomme c'était une rareté, on se l'arracha. À Paris, dans les salons royalistes, chez la duchesse de Duras, et chez la duchesse d'Estissac, on en faisait avec appareil la lecture à haute voix devant des auditoires triés. Jamais publication de mon temps n'a fait autant d'effet, a dit Mme de Boigne. Il n'était pas permis d'élever le moindre doute sur son authenticité, et, plus on avait approché l'Empereur, plus on soutenait l'ouvrage de lui. Tout le monde concluait à la façon de ce Russe, Fedor Golovine, qui se piquait de littérature : Candide n'est pas de Voltaire, si ceci n'est pas de Buonaparte.

La magistrature, qui est infaillible, le proclama solennellement en condamnant à la destruction le Censeur européen où Comte et Dunoyer avaient eu l'audace d'imprimer le Manuscrit à titre de document : tribunal correctionnel, Cour royale, Cour de cassation, la magistrature à tous les degrés se porta foi te que la brochure était de Buonaparte et qu'elle outrageait le roi.

Des gens avisés en suspectaient bien l'authenticité, publiaient bien en réponse des articles et des brochures, mais ces critiques et ces invectives, dont le public suspectait le désintéressement, ne faisaient qu'accroître sa curiosité et sa passion pour un livre aussi violemment attaqué.

Les éditions clandestines imprimées en Belgique, et partout où l'on disposait secrètement d'une presse et de caractères, ne suffisaient point à l'émotion générale : nul livre, depuis des temps très reculés, peut-être depuis l'invention de l'imprimerie, ne fut autant de fois copié à la main. C'est par milliers qu'on en trouve des copies. Chaque semaine, à présent, on en propose à ceux qu'on sait rechercher les vieux papiers, et toujours le possesseur rapporte ou imagine des circonstances romanesques qui ont mis entre ses mains le plus précieux des documents, la vie de l'Empereur écrite par lui-même. Et de 1res grands savants, des historiens hors de pair y ont été pris. Traduit en toutes les langues, constamment réimprimé, au point que les éditions contemporaines ne sauraient en être comptées, publié hier encore en feuilleton dans un journal des Etats-Unis, le Manuscrit venu de Sainte-Hélène est devenu comme un évangile, et, ainsi qu'il convient, il est apocryphe.

Pour se distraire, durant un séjour à la campagne, un Genevois qui avait des lettres et qui avait suivi les événements de son temps, M. Lullin de Châteauvieux, s'était amusé à ce pastiche, et, pour en voir l'effet, l'avait, d'une manière inconnue, fait parvenir à l'éditeur Murray. Et la bombe a éclaté. Les aveux grotesques, les erreurs flagrantes, les apologies royalistes, les ironies qui veulent être fines, la méconnaissance du caractère de l'Empereur, tout disparaît, balayé, avec les chausse-trapes, par le vent d'enthousiasme qui mue ces pages mystificatrices en un livre sacré et qui, de ce corps pour la première fois donné à l'histoire éparpillée de l'Homme, fait jaillir la Légende. Cette origine qu'elle prend explique bien des altérations que la vérité a subies ; le caractère réel de l'Empereur en est resté faussé ; combien de gens ne se doutent pas qu'ils suivent encore les errements de Lullin de Châteauvieux ! S'il était philosophe, ce Lullin, et s'il haïssait l'Empereur, comme il sied à un bon Genevois, qu'il a du s'amuser ! De son ermitage aux bords du Léman, il a suivi des yeux la trajectoire de cette bombe ; il en a entendu l'explosion ; il en a recueilli les retentissements par l'Europe : enthousiasme des napoléoniens, colère des royalistes. C'est une apologie, disent les uns ; c'est un pamphlet, disent les autres ; on se querelle sur l'authenticité ; tout le monde, et Napoléon lui-même, cherche le mot de l'énigme : C'est Maret. — Non, c'est un conseiller d'Etat. — Non, c'est Mme de Staël, c'est Benjamin Constant, c'est l'abbé de Pradt, c'est Sieyès, c'est un sieur Bertrand, parent de Siméon, c'est tout le monde et ce n'est personne. Car Lullin se tient coi, il laisse dire, il n'avoue ni ne réclame, il assiste au spectacle sans mettre personne dans son secret ; il se tient à cette jouissance, autrement délicate qu'une tapageuse renommée d'un jour, de regarder la fortune que fait son libelle, l'influence qu'il exerce sur le monde, les conséquences qu'il portera dans l'avenir, d'être l'unique à savoir le pourquoi des choses, de comparer à part soi la cause à l'effet et de rire solitairement des hommes.

***

L'atmosphère était créée, la légende était en marche ; pour que Napoléon en profilât, pour que l'opinion imposai quelque adoucissement à sa captivité, il suffisait d'une occasion : ce furent les ministres anglais qui la fournirent.

Leur prisonnier leur coûtait cher ; tout, même les denrées les plus communes, étant apporté du cap de Bonne-Espérance ou d'Europe, la vie d'un Européen à Sainte-Hélène atteignait des prix qui sembleraient incroyables si les commissaires des puissances alliées ne les attestaient unanimement. Napoléon ne demandait pas mieux que de payer une partie au moins de ses dépenses, mais il se refusait à dire d'où il tirerait ses fonds ; car on eût aussitôt confisqué ses capitaux. Il avait subsisté jusque-là sur des emprunts faits à Las Cases et à Bertrand — à celui-ci surtout qui avait placé sa fortune presque entière en Angleterre ; puis, sur la vente d'une portion de son argenterie brisée ; mais ces moyens s'usaient, et, d'ailleurs, le gouvernement anglais, sans voir combien cette question de gros sous était misérable pour ceux qui la soulevaient, trouvait exorbitant ce qui restait à sa charge. Pour le restreindre, il s'était déterminé à diminuer le nombre des compagnons ou des domestiques de l'Empereur. Au premier qu'ils avaient désigné, nulle objection ; c'était un Polonais, nommé Piontkowski, que Napoléon ne connaissait point et n'avait point demandé, que les ministres anglais avaient envoyé à Sainte-Hélène on ne sait pourquoi, qu'ils rappelaient de même et qui, durant son séjour inexpliqué, s'était rendu suspect aussi bien aux Français qu'aux Anglais. Pour démêler des mensonges et des hâbleries dont Piontkowski est coutumier une parcelle de vérité, il faudrait beaucoup de temps et cela serait de pure curiosité. Il suffit de dire que, par ordre, le grand maréchal lui délivra, presque comme aux domestiques renvoyés en même temps, un livret sur lequel il recommanda seulement aux parents de l'Empereur qu'ils reconnussent Piontkowski dans le grade de chef d'escadrons et qu'ils lui comptassent une gratification d'une année de ses appointements. Piontkowski reçut pour instructions — au moins à ce qu'on peut croire, car lui qui parle de toutes choses reste muet sur ce point, le seul intéressant — de s'aboucher, lors de son arrivée à Londres, avec le comte Lieven, ambassadeur de Russie, et de lui remettre copie de la protestation, en date du 18 août 1810, que l'Empereur avait adressée, sous forme d'une lettre signée par le comte de Montholon, au gouverneur anglais contre le traité du 2 août 18 le qui le constituait prisonnier des cinq puissances coalisées et qui confiait sa garde au gouvernement britannique[2].

En même temps, trois domestiques avaient été désignés pour partir : le second piqueur Archambaud jeune et l'argentier Rousseau, qui furent chargés par l'Empereur de porter de ses nouvelles au roi Joseph, heureusement arrivé aux Etats-Unis, et l'huissier delà Chambre, Giovan-Natale Santini, qui reçut une mission plus importante.

Ce Santini, qui avait servi aux Tirailleurs corses de l'an XI à 1812, et qui, ensuite, avait été employé comme estafette au grand quartier général, avait spontanément suivi à l'île d'Elbe l'Empereur qui le lit huissier-gardien du portefeuille. De là à Paris, où il eut le même emploi : puis à Rochefort, à Plymouth, à Sainte-Hélène. N'ayant plus de portefeuille à garder, il passait ses journées à la chasse, se montrait peu accommodant vis-à-vis des Anglais, et, par attachement pour son maître, il eût volontiers exercé la vendetta contre le gouverneur, sans même la déclarer. Dangereux là, il pouvait être utile ailleurs. Comme il savait à peine lire et moins encore écrire, on lui apprit mot à mot la protestation de l'Empereur, jusqu'à ce qu'il la récitât d'une façon imperturbable. On lui en remit de plus une copie écrite à l'encre de Chine sur des bandes de salin blanc, faciles à dissimuler. On s'en rapporta à lui pour le meilleur usage à en faire, soit en Angleterre, s'il en trouvait l'occasion, soit en Italie, s'il parvenait jusqu'aux parents de l'Empereur.

Fouillés infructueusement à leur sortie de Longwood, transportés au Cap, où, pour un temps plus ou moins long, devait obligatoirement être gardé en observation tout Français qui quittait l'Empereur, les quatre serviteurs lurent, après deux mois d'attente, embarqués sur l'Orontes, venant de l'île de France. Us relâchèrent le 31 décembre 1SIG à Sainte-Hélène, où on ne leur permit point de profiter des provisions que leur maître leur avait envoyées, et, le 12 février 1817, ils débarquèrent à Portsmouth. Pendant que Housseau et Archambaud repartaient aussitôt pour les États-Unis, Santini s'empressa de demander, à destination de Rome, un passeport qui lui fut accordé et, pour attendre une occasion, il se rendit à Londres. Piontkowski y était déjà ; il avait, semble-t-il, obtenu une audience du comte Lieven, auquel il avait, à l'en croire, remis la protestation de l'Empereur, toute autre chose, à en croire Lieven, mais là s'était borné son zèle. Il trouvait plus avantageux de se prodiguer dans les sociétés, affublé d'un litre de comte et d'un grade de colonel qu'il s'était donnés, d'accepter les dîners auxquels on le conviait, de s'y poser en ami de Napoléon, de rouler carrosse et de prodiguer l'argent, car, par chaque courrier, il recevait de généreux anonymes des bons de o, 20 et 30 livres, qu'il encaissait aussitôt. Les gens de poids le tenaient pour un aventurier, mais les autres le prenaient au sérieux, et il en profitait.

Santini, durant ce temps, manœuvrait à la muette. Ayant su d'un Italien de sa connaissance, rencontré dans une rue de Londres, quel rôle sir Robert Wilson avait joué dans l'évasion de Lavallette, il se procura son adresse, alla le trouver, et lui communiqua la protestation de l'Empereur. Wilson le conduisit chez lord Holland, puis chez l'éditeur Ridgway, qui lui fournit un homme de lettres pour mettre ses récits en anglais. Le 13 mars -1817, en même temps que tous les journaux d'opposition reproduisaient la protestation de Napoléon, paraissait une brochure : Appel à la nation anglaise sur le traitement éprouvé par l'empereur Napoléon dans l'ile de Sainte-Hélène, par M. Santini, huissier du cabinet de l'Empereur, et lord Holland s'apprêtait à interpeller le ministère à la Chambre des lords. Lord Holland s'est défendu d'avoir été déterminé par les récits de Santini : Ma motion, a-t-il écrit, n'avait aucune connexité avec ce pamphlet ou son auteur. Sans doute, un pair du Royaume-Uni, morne lorsqu'il s'est appelé Fox, ne saurait former ses résolutions sur les confidences d'un domestique ; mais n'est-ce point \h une vanité puérile, lorsque, grâce à ce domestique, on inscrit son nom dans l'histoire de Napoléon, à une page restée blanche : celle de la généreuse pitié envers le vaincu ?

Le retentissement de la motion de lord Holland fut immense. En répondant, lord Bathurst ne put nier les vexations exercées par son agent contre le prisonnier ; il ne put nier que l'Empereur se disait malade, qu'il l'était peut-être et qu'il était médiocrement soigné ; il contesta bien des points ; il ergota, disputa, mentit, se rendit insolent et chercha des suffrages par des violences d'outrage, — ce qui est d'une lactique courante, —  mais, se rendant compte que l'opinion tournait, il laissa entendre qu'au moins des adoucissements seraient apportés aux mesures imposées par le gouverneur, et il en donna personnellement l'assurance à lord Holland.

 

Par les voies les moins favorables et les plus inattendues, la vérité se faisait jour. Une lettre que le marquis de Montchenu, commissaire du roi de France à Sainte-Hélène, avait écrite à un de ses amis et où, au milieu d'invectives contre Buonaparte, il attestait la désolation et l'insalubrité de l'île, le prix fantastique de tout ce qui était nécessaire à la vie, était, on ne sait comment, mise en circulation, copiée par des milliers de fidèles et reproduite dans les journaux anglais[3]. Les membres d'une ambassade anglaise à la Chine, qui, au retour, avaient relâché à Sainte-Hélène, et qui avaient été admis auprès de l'Empereur, s'empressaient, dès leur arrivée, de faire leurs confidences au public.

L'opinion anglaise, toute disposée, à présent, à trouver du génie à l'homme que l'Angleterre avait vaincu et à en accroître son orgueil, s'indignait de la dureté du gouvernement, de la stupidité grossière du geôlier, et elle faisait reculer les ministres qui se cherchaient presque des excuses. D'Angleterre, ces nouvelles sautaient le détroit, se répandaient par la France, gagnaient l'Italie et l'Allemagne, la Russie même. Partout, malgré les douanes et les censures, on parlait de Lui, on plaignait ses souffrances, on s'attendrissait sur sa captivité. Des poètes mineurs s'enhardissaient à mettre sa gloire en des chansons que les peuples répétaient. C'est ainsi que s'inaugurent les épopées.

Devant ce mouvement d'universelle pitié pour le captif, que menaient dans l'Europe entière les libéraux, mais auquel accédaient des monarchistes convaincus, les alliés prenaient quelque honte d'avoir ainsi abandonné à l'Angleterre le prisonnier de la Sainte-Alliance. Les rapports qu'ils recevaient de leurs commissaires à Sainte-Hélène leur prouvaient que rien n'était exagéré, ni de la suffisante sottise du geôlier, ni de l'insalubrité du climat, ni de la cherté et de la difficulté de vivre. De tous les côtés à la fois, l'on apprenait que l'Empereur était malade, très malade ; malade du climat que nul Européen ne pouvait supporter longtemps, malade de la claustration à laquelle sa dignité le condamnait ; que peut-être il allait mourir. Et la responsabilité de cette mort pesait sur eux.

***

Au moment où ces impressions qui avaient déjà fait admettre des facilités dans les relations entre le prisonnier et sa famille, pour les envois de fonds, de lettres, de provisions, de vêtements et de livres, allaient s'accentuer peut-être jusqu'à produire des résultats plus sérieux, le général Gourgaud arriva à Londres.

A la suite de déplorables incidents qu'on a vainement tenter de pallier et qu'il faudra raconter un jour, le premier officier d'ordonnance s'était séparé de l'Empereur et avait quitté Longwood le 13 février 1818. Il avait été accueilli avec empressement par le gouverneur et par les commissaires alliés et constamment fêté par eux. Il avait beaucoup parlé, — beaucoup trop, — donné à lire ses notes et ses lettres. Il avait dit que l'Empereur se portait à merveille, que toutes les plaintes qu'il faisait sur sa santé étaient une comédie ; il avait dit que l'Empereur avait à sa disposition des sommes considérables et que tout ce qu'il alléguait au sujet de sa pénurie était une comédie ; il avait dit que l'Empereur pouvait s'évader quand il voudrait et qu'il correspondait comme il voulait avec qui il voulait. Il avait raconté toutes les querelles, et même la chronique secrète de Longwood. Il n'avait point fait à Hudson Lowe seulement ce que lord Bathurst appelle sa confession ; il l'avait faite au commissaire autrichien Stürmer, qui, aussitôt, en avait donné part au Russe et au Français.

Le 14 mars, dispensé par exceptionnelle faveur du stage obligatoire au Gap, Gourgaud s'embarque pour l'Angleterre : il emporte des lettres qu'Hudson Lowe lui a remises pour les ministres et pour cinq ou six de ses amis personnels, des lettres de Montchenu pour l'ambassadeur de France à Londres, le marquis d'Osmond, des lettres de Balmain pour le comte Lieven. Hudson Lowe lui a prêté 100 livres, mais l'Empereur lui a envoyé 12.000 francs et lui a assuré ci-devant une pension annuelle de 12.000 francs avec les moyens d'en toucher les arrérages.

Le 1er mai, il est en vue de Plymouth ; le 8, il est autorisé à débarquer à Gravesend, et, le même-, jour, il est à Londres. Sa première visite, le 9, est pour le sous-secrétaire d'État aux Colonies, M. Goulburn, auquel il renouvelle sa confession et qui l'invite à dîner. Sa seconde visite est pour le marquis d'Osmond. Ne l'ayant point trouvé, il retourne chez lui le 10. Il a avec lui une conversation de quatre heures. À la fin, il annonce son désir de rentrer en France, son intention de reprendre du service, mais ce ne serait que comme général. Or, les Bourbons n'ont point reconnu les grades donnés par Napoléon durant les Cent-Jours, et le colonel Gourgaud a été promu général de brigade trois jours après Waterloo, le 21 juin 1815.

Plus tard, beaucoup plus tard, quand se furent évanouies les espérances qu'il avait fondées sur les acquiescements courtois du marquis d'Osmond, Gourgaud s'aperçut qu'il avait fait fausse route. 11 chercha à se réhabiliter aux yeux des libéraux anglais et des exilés français et à tirer parti des dictées sur la campagne de 1815 qu'il avait emportées de Sainte-Hélène ; pour en assurer le lancement et pour donner un gage, il écrivit à l'impératrice Marie-Louise une étrange lettre qu'il rendit publique. L'Alien Bill lui fut alors appliqué sur la demande de l'ambassadeur de France et il fut transporté à Cuxhaven, d'où il se rendit à. Hambourg. De là, il réclama au prince Eugène, chargé des fonds de l'Empereur, les arrérages de sa pension de 12.000 francs, à compter de 1817, date où l'ordre en avait été écrit : ces arrérages lui furent régulièrement payés et le capital consolidé de sa pension lui fut même versé par le prince Eugène en janvier 1822 : il avait, dès le 20 mars 1821 — quatre mois avant qu'on connût la mort de l'Empereur, — obtenu de rentrer en France.

Ceci n'importe.

 

Le mal était fait, il était irréparable. Les efforts de la pitié universelle, les supplications d'une mère, les témoignages des fidèles, tout devait échouer contre ces allégations dé Gourgaud. Là contre va se briser l'actif dévouement de Las Cases.

***

Las Cases, enlevé avec son fils de Longwood, le 25 novembre 1816, pour avoir, maladroitement peut-être, tenté de faire passer en Europe quelques lettres où il rapportait, non sans violences littéraires, les détails de la captivité, s'est consulté avec lui-même lorsque le gouverneur, comprenant quel effet produirait en Europe la contrainte exercée à l'égard du seul homme dont la société fût agréable à l'Empereur, lui a proposé, moyennant certaines conditions, de retourner près du captif. Las Cases a senti la nécessité que Napoléon ait en Europe un interprète autorisé qui parle et écrive ; un commissionnaire qui réunisse les fonds nécessaires, les objets utiles, et les fasse passer à Sainte-Hélène, qui s'institue l'intermédiaire entre l'Empereur et sa famille et qui s'ingénie à procurer les adoucissements souhaitables, et à disposer l'opinion. Ce que Santini exécute à la même époque presque inconsciemment, par la seule puissance de son dévouement, Las Cases rêve de l'accomplir par ses écrits et par son action. Qu'il voie la gloire d'un tel rôle, qu'il escompte l'immortalité qui s'attachera ainsi à son nom, qui le lui reprochera ? L'illustration qu'on acquiert par la fidélité aux vaincus, par le zèle désintéressé pour les servir, n'est point pour tenter les Ames communes. Issu d'une des maisons les plus anciennes de l'Andalousie, descendant directement de ce Charles de Las Cases qui, ayant accompagné en France la reine Blanche de Castille, s'y établit, acquit de grandes terres et y fit souche, allié à co qui est le mieux en noblesse, marié à une femme digne de lui, ayant fait, durant son émigration comme au Conseil d'Etat, ses preuves d'intelligence et d'habileté, Las Cases eût pu tout demander au roi restauré et tout on obtenir : il a préféré l'exil et la captivité avec celui qui lui a inspiré la plus profonde des admirations et le dévouement le plus entier. Mieux qu'à Sainte-Hélène, il croit pouvoir à présent le servir en Europe. Il se résigne à y venir, échangeant ainsi la captivité contre la proscription.

Mais Hudson Lowe a eu vent de ses desseins et il sait en retarder au moins les effets. Parti de Sainte-Hélène le 31 décembre 1816, débarqué au Cap le 17 janvier 1817, Las Cases y est retenu pendant huit mois, jusqu'au 20 août, bien moins par les ordres du ministère que par les suggestions du gouverneur de Sainte-Hélène. D'Angleterre où, le lu novembre, on ne lui permet point d'atterrir, il doit prendre sa route par la Belgique où on ne le laisse point résider, pour Francfort-sur-le-Mein, où il arrive malade, épuisé, presque aveugle, le 11 décembre. Surveillé par les représentants de toutes les puissances, persécuté par le ministre du roi de France à Francfort, ce Reinhard dont le zèle royaliste surpasse l'ancien zèle républicain ou bonapartiste, Las Cases paraît redoutable parce qu'il est Fidèle. Au reste, dès qu'il a obtenu une autorisation de résider, il s'emploie avec une admirable activité à la mission qu'il s'est assignée. Recueillir des nouvelles de la Famille et les expédier à Sainte-Hélène, constituer un fonds pour les besoins du prisonnier, attirer l'attention des puissances sur la situation qui est faite à l'Empereur, y obtenir des adoucissements et, s'il est possible, déterminer les souverains, et celui en particulier qui passe pour le chef de la Sainte-Alliance, à désigner un autre lieu de déportation, tel est le travail auquel il s'applique durant les premiers mois de 1818 : le moment semble propice. Un congrès va s'ouvrir à Aix-la-Chapelle ; les empereurs et les rois s'y rencontreront ; pourront-ils résister aux supplications d'une mère et à la pression de l'opinion ?

A vrai dire, les choses n'étaient plus au point où Las Cases les eût trouvées s'il fût arrivé en Europe, comme il avait dû raisonnablement l'espérer, au début de 1817, tout de suite après Santini. En Angleterre, la curiosité commentait à se blaser. Si les lettres de Warden y avaient retenti, si les pamphlets de Santini avaient trouvé de l'écho même à la Chambre des lords, si le Manuscrit surtout avait été dévoré dans l'Europe entière, la première publication qu'on pût authentiquement attribuer au prisonnier de Sainte-Hélène : les Lettres du Cap de Bonne-Espérance, en réplique à M. Warden, n'avaient point fait tout le bruit qu'on en pouvait attendre, malgré le sous-titre engageant : avec des extraits du grand ouvrage maintenant en cours pour la publication, sous l'inspection de Napoléon. On n'en était plus à Warden. Sans doute la presse anglaise s'était occupée des Lettres du Cap, et le Times leur avait consacré quatre grands articles, mais les éditions ne s'enlevaient point. Il fallut près de doux années pour qu'elles franchissent la Manche- et trouvassent en Belgique des presses complaisantes. D'autres pamphlets laissaient le public presque indifférent : ainsi le Manuscrit de l'ile d'Elbe, les Lettres de Sainte-Hélène, les Observations sur le discours de lord Bathurst. La spéculation était encore bonne pour O'Meara qui s'était fait le pourvoyeur du libraire Ridgway ; mais la continuelle répétition des mêmes griefs lassait, et les pages étincelantes du Manuscrit de l'ile d'Elbe étaient peu ou point comprises.

S'il était ainsi du public anglais, en Europe l'opinion fermentait de plus en plus ; mais ce n'était point à Napoléon empereur qu'elle s'attachait : c'était au général, au consul, au défenseur de la Révolution française, à la Révolution même, à ses doctrines et à leurs, effets. Les nations, opprimées depuis 1815 par ceux qui, au nom de la liberté, les avaient précipitées sur la France, se tournaient vers celui qui, dans l'Europe presque entière, avait inauguré, par ses constitutions, ses codes, son administration, un ordre nouveau. Les souverains de la Sainte-Alliance voyaient se dresser du fond de l'Océan celui qu'ils avaient cru terrasser et leurs peuples frémissaient à son nom de criminelles espérances. Que viendrait-on leur parler à présent d'adoucir sa captivité ? Depuis le mois de mai 1818, n'avaient-ils point, contre tout ce qu'allégueraient les parents ou les amis de l'Empereur, une réfutation toute prête : les déclarations de Gourgaud ?

De cela, ni Las Cases, ni les Bonaparte dont il s'était fait l'avocat, ne pouvaient se douter. Le Congrès était réuni : Madame-mère était désignée pour y porter ses plaintes et ses prières. Elle le fit en des termes qu'elle n'eût vraisemblablement point choisis et qui paraissent un peu littéraires ; mais la lettre qu'elle signa était belle et noble. Las Cases crut devoir y joindre des lettres en son propre nom : ce qui était excessif.

La Russie se chargea de répondre. Il faut lire l'annexe au protocole 31 du Congrès, en date du 13 novembre 1818, et le protocole 12, en date du 30 novembre : pièces essentielles qu'on ne peut que résumer ici.

Rien ne doit être changé au traitement du prisonnier, le général Gourgaud ayant révélé des particularités qui ne pouvaient manquer de fixer l'attention des alliés. Et voici ces particularités : Napoléon, selon lui, n'excite envers le gouverneur de Sainte-Hélène toutes les tracasseries dont il le fatigue que pour mieux cacher ses véritables desseins. Les correspondances secrètes avec l'Europe et le trafic d'argent ont lieu dans toutes les occasions qui se présentent. Le projet d'évasion a été agité par les gens attachés à sa suite et il aurait été exécutable si leur chef n'avait pas mieux aimé le différer. Le moment de l'exécution de ce projet devait coïncider avec celui de l'évacuation du territoire français par les troupes alliées et avec les troubles que cet événement devait faire naître.

Comme le Congrès a pour objet principal de combiner des mesures de salut européen contre tout ce résidu criminel des temps révolutionnaires ; comme Napoléon Bonaparte est le chef incontesté des ennemis de l'ordre ; comme l'odieux que les révolutionnaires de tous les pays cherchent à jeter sur la mesure de sa détention, quoique autorisée parla justice et commandée par la nécessité, devient pour eux comme un mot de ralliement, il n'y a qu'à approuver toutes les mesures restrictives prises par le gouvernement anglais, à recommander une ; surveillance de plus en plus étroite, à interdire, comme attentatoire à la sûreté européenne, toute correspondance avec le prisonnier, envoi d'argent ou communication quelconque qui ne serait pas soumise à l'inspection du gouvernement britannique ou de ses commissaires.

C'en est fait ; la porte de la prison est murée ; désormais le prisonnier de l'Europe ne peut plus être délivré que par la mort.

 

Ce n'est point sa santé qui peut émouvoir. Dès le 16 mai 1818, lord Bathurst a écrit à Hudson Lowe : J'ai tout lieu de croire, d'après les informations données par le général Gourgaud à M. Goulburn..., que la santé du général Buonaparte n'a en aucune manière souffert de sa résidence à Sainte-Hélène ! que l'enflure des jambes n'a été ni plus fréquente ni plus étendue qu'elle ne l'était parfois antérieurement et d'habitude, et que les rapports de M. O'Meara sont très mensongers. C'est la condamnation sans appel d'O'Meara : il devra être chassé de Sainte-Hélène. Napoléon, parmi les médecins anglais, n'a confiance qu'en celui-là ; il n'admet point qu'on lui en impose un autre, Eh bien ! il se passera de médecin. Aussi bien, il n'est pas malade.

Il l'est pourtant, O'Meara le certifie, mais puisque O'Meara est un menteur ! Lorsque, à partir du 17 août, commencent à paraître dans le Morning Chronicle les documents relatifs à sa querelle avec le gouverneur, qu'il a envoyés de Sainte-Hélène ; lorsqu'on octobre, lui-même, arrivé à Londres, réunit ces pièces en brochure sous le titre : Exposé des événements arrivés à Sainte-Hélène depuis la nomination de sir Hudson Lowe, il faudrait, pour juger la cruauté des hommes qui ont enlevé à Napoléon le seul médecin qu'il veuille consulter, admettre ce postulatum qu'il est malade. Mais puisqu'il n'est point malade ! C'est une faute contre l'honneur, presque un crime de lèse-majesté, de déclarer qu'il le soit : lorsque, le 11 janvier 1810, sur une crise plus violente que les autres et qui paraît suprême, le grand maréchal Bertrand, ne pouvant se résigner à laisser son maître mourir sans secours, se détermine à demander au gouverneur que le docteur Stokoë, médecin du vaisseau-amiral le Conqueror, dont O'Meara a garanti les talents et la discrétion, vienne visiter l'Empereur ; lorsque Stokoë constate la gravité du cas et qu'il prétend remplir son devoir en honnête praticien et en brave homme, le gouverneur lui l'ait le même sort qu'à O'Meara — pire même. Incapable de se prêter à ce que qu'Hudson Lowe a exigé de lui ; pris entre sa conscience et des menaces de conseil de guerre, Stokoë a allégué sa santé, il a obtenu un certificat de maladie et il est parti pour l'Angleterre. A peine y est-il arrivé que, sur la demande d'Hudson Lowe, on le renvoie à Sainte-Hélène où l'amirauté ordonne qu'il soit jugé pour avoir fait des rapports mensongers. Il est jugé sur de faux témoignages, par des juges qui se sont rendus ses accusateurs, et il est condamné à être rayé des contrôles.

Ces médecins anglais qui diagnostiquent unanimement une hépatite chronique du caractère le plus grave ne peuvent être que séduits ou achetés par Napoléon. Bathurst et Goulburn, l'empereur Alexandre et l'empereur François ne sont pas si sots que de s'y laisser prendre. Napoléon n'est pas malade. Gourgaud l'a affirmé. Cela suffit.

***

Toutefois, aux yeux de l'Europe et de la postérité, les geôliers ne veulent point assumer le rôle qu'ils jouent réellement. La pudeur exige qu'on paraisse donner des soins au prisonnier, qu'on paraisse lui rendre un médecin puisqu'il en réclame un ; et comme aussi — pour achever la comédie sans doute — il demande un prêtre catholique, n'y en ayant pas à Sainte-Hélène, les souverains réunis en Sainte-Alliance, sous l'invocation de la Très Sainte Trinité, ne peuvent le lui refuser : d'ailleurs, c'est le pape même qui s'est fait ici l'avocat de Napoléon.

Formulée le 22 mars 1818, au lendemain du jour où le gouverneur a interdit à O'Meara l'entrée de Longwood, la demande de l'Empereur a été accueillie le 10 août par le gouvernement anglais. Lord Bathurst a laissé au cardinal Fesch, agissant au nom de Madame-mère, le choix d'un prêtre catholique romain et d'un médecin français d'une réputation établie : on pourra également envoyer un maître d'hôtel et un cuisinier pour remplacer un mortel un rapatrié. Pour le médecin, un choix paraissait s'imposer : celui du praticien distingué qui, après avoir suivi l'Empereur durant la campagne de 1814, l'avait accompagné à l'île d'Elbe, avait rempli pendant les Cent-Jours les fonctions de premier médecin, et n'avait renoncé au voyage de Rochefort que sur l'injonction formelle de son maître, à cause du mandat de Représentant qu'il avait à remplir. Non seulement Foureau de Beauregard se tenait aux ordres de l'Empereur, mais, pour être plus à portée de les solliciter et de les recevoir, il était venu en Italie servir dans la maison d'un des Bonaparte. Sa nomination ne faisait doute pour aucun des fidèles. Fesch en décida autrement : il désigna un jeune homme corse, point docteur, pas même médecin, employé en second dans l'académie chirurgicale de Florence où il répétait l'anatomie. De même, point de prêtre français : un Corse, de soixante-cinq ans, anciennement curé au Mexique, venu en 1814 de Corse à l'île d'Elbe pour y être aumônier de Madame-mère, et, en cette qualité, l'ayant suivie à Paris. Il avait déjà subi une ou deux attaques d'apoplexie et parfois il ne pouvait pas s'exprimer. Vu les infirmités de ce Buonavita, Fesch lui adjoignit un autre prêtre corse, très jeune, sur lequel il n'avait pris aucun renseignement. La princesse Pauline, s'étant réservé le choix du cuisinier, a donné le sien, ancien page de cuisine aux Tuileries, et le maître d'hôtel est aussi un ancien serviteur de la famille.

Les décisions prises par Fesch et confirmées par Madame semblaient inexplicables ; l'itinéraire tracé aux membres de la petite caravane n'eût point été différent s'il eût été calculé à dessein pour retarder indéfiniment leur embarquement. Aussi bien, n'était-ce pas le but que se proposaient Fesch et sa sœur ? A quoi bon médecin, prêtres, cuisinier, maître d'hôtel iraient-ils à Sainte-Hélène, puisque l'Empereur n'y était plus ? Je ne sais, écrit Fesch à Las Cases le 5 décembre 1818, quels moyens Dieu emploiera pour délivrer l'Empereur de sa captivité, mais je ne suis pas moins intimement convaincu que cela ne peut pas larder. J'attends tout de lui : et ma confiance est pleine ; et le 27 février 1819, dévoilant une partie de son secret, il écrit : Quelqu'un nous assure que, trois à quatre jours avant le 19 janvier, l'Empereur a reçu la permission de sortir de Sainte-Hélène et que les Anglais le portent ailleurs. Que vous dirai-je ? Tout est miraculeux dans sa vie et je suis très porté à croire encore ce miracle. D'ailleurs, son existence est un prodige et Dieu peut continuer à faire de lui ce qui lui plaît.

Ce quelqu'un qui a révélé à Fesch et à Madame que l'Empereur a été enlevé de Sainte-Hélène, non par les Anglais, mais par les anges, est une voyante allemande qui s'est complètement emparée de leur esprit et qui de 1818 à 1821, sans que rien puisse altérer leur aveugle confiance, les bercera de ses contes bleus, s'interposera entre eux et la vérité et les fera vivre de mensonges. C'est là l'ironie suprême. Au moment où l'Empereur peut 1 recevoir des siens les secours matériels et moraux qui lui adouciraient le suprême départ, où l'Angleterre le permet, où les rois y consentent, que lui envoie Fesch ? Pour le corps, un barbier corse, le plus mal éduqué, le moins exact à son devoir, le plus ignorant dans sa profession ; pour l'Ame, un. vieux prêtre hébété et aphone, avec un jeune qui sait à peine lire et écrire !

L'autorisation du ministère anglais était en date du 10 août 1818 ; la petite caravane ne partit de Home qu'a la fin de février 1819 ; elle arriva à Sainte-Hélène le 20 septembre. L'Empereur, dont l'état était déplorable, jugea au premier coup le médecin et les prêtres : ils ne pouvaient lui être d'aucun secours. Qu'importait aux souverains, puisqu'il n'était pas malade ! Qu'importait à Madame et à Fesch, puisqu'il n'était plus à Sainte-Hélène ! Quoique les gazettes et les Anglais, écrit Fesch à Las Cases, veulent toujours insinuer qu'il est à Sainte-Hélène, nous avons lieu de croire qu'il n'y est plus ; et, bien que nous ne sachions ni le lieu où il se trouve, ni le temps où il se rendra visible, nous avons des preuves suffisantes pour persister dans nos croyances... Il n'y a pas de doute que le geôlier de Sainte-Hélène oblige le comte Bertrand à vous écrire comme si Napoléon était encore dans les fers, mais nous avons des certitudes supérieures...

 

Deux mois avant l'arrivée de Buonavita et d'Antommarchi, le 3 juillet, Mme de Montholon a quitté Sainte-Hélène avec ses enfants. Pourquoi ? dans quel but ? Raisons de santé, besoin des eaux, éducation des garçons ? on ne sait. Dans ses Souvenirs de la captivité, Montholon ne mentionne même pas le départ de sa femme, que, d'après les lettres qu'il lui adresse, il comptait rejoindre en Europe le plus tôt possible, au cas que les trois prêtres ou médecins dont les journaux annonçaient la venue fussent à la hauteur de leur rôle. Comme les Montholon, les Bertrand étaient las de l'exil et delà prison. Cette vie leur pesait ; ils aspiraient à partir, et le mobile véritable du voyage de Mme de Montholon, était de, chercher et de trouver, s'il était possible, dés suppléants à son mari et au grand maréchal.

Un homme se présenta de bonne volonté qui, depuis qu'il avait été séparé de l'Empereur à Plymouth, n'avait aspiré qu'à le rejoindre ; c'était Planât, ancien aide de camp de La Riboisière et de Drouot, officier d'ordonnance aux Cent-Jours ; mais des difficultés de tous les genres, soulevées par divers membres de la famille, prolongèrent la négociation durant Tannée 1820 tout entière.

L'Empereur pourtant souffrait de ce dégoût croissant qui menaçait de .lui enlever ses derniers compagnons, et qui, en attendant, rendait son existence insupportable ; il s'effrayait et s'indignait de cette solitude menaçante, aussi pénible pour son orgueil que douloureuse à ses derniers jours. Il n'avait pu tolérer plus d'une année cet Antommarchi, qui manquait à son service comme aux usages, mécontentait tout le monde, Français et Anglais, et à tout instant réclamait son congé. Il était las de Buonavita dont la santé s'affaiblissait visiblement. Si Planai devait arriver, ce serait quelque chose, bien que Planât ne représentât guère et n'eût point de surface, mais il désirait quelqu'un, de plus qualifié pour remplacer Bertrand — car Montholon ne semblait plus penser aie quitter. Il se détermina alors à une démarche qui devait singulièrement lui coûter et qui montre d'autant plus le prix qu'il y attachait. Les 27 et 30 janvier 1821, il fit parler et écrire au gouverneur pour demander un compagnon, un médecin et un prêtre. Pour compagnon, il désignait, au choix, les ducs de Vicence ou de Rovigo, les comtes de Ségur, de Montesquiou, Drouot, Daru, de Turenne, ou Denon, ou Arnault. Pour le médecin, il s'en rapportait à Desgenettes, à Percy ou à Larrcy, de même que, pour le prêtre, à qui de droit : qui de droit, ce n'était point sa famille qui l'avait si mal servi : c'était le roi de France. Tout ce qu'il est nécessaire de faire, écrit Montholon sous la dictée de l'Empereur, ne peut l'être que par l'intermédiaire du gouvernement français ou anglais.

Mme de Montholon, qui avait mis un zèle infini dans la négociation au sujet de Planât, ne porta pas moins d'activité à la nouvelle affaire dont, en l'absence de tout autre intermédiaire, elle se trouvait chargée. Près des hommes qu'avait désignés l'Empereur, elle n'obtint aucun succès. Ils étaient, la plupart, ralliés à la royauté légitime : Ségur, Montesquiou, Daru, pairs de France ; les autres ne se souciant point de l'exil et de la captivité. De ceux-ci, qui se récusaient ou qui s'excusaient, elle dut, pour découvrir quelqu'un qui consentit à venir à Sainte-Hélène, descendre a des gens de lettres tels que Casimir Bonjour, auquel on offrit la place île secrétaire, et qui refusa parce qu'il avait une pièce à faire jouer. Du côté du gouvernement loyal, au contraire, toute facilité. Commissionné par le ministre des Affaires étrangères, le baron Desgenettes désigna, comme médecin, le docteur Pelletan, fils du chirurgien en chef de l'Hôtel-Dieu, lui-même homme des plus distingués et des plus savants, médecin par quartier du roi — et, ce qui ne gâte rien, homme de cœur.

Quant au prêtre, lorsque M. de Quélen, coadjuteur de Paris et secrétaire général de la grande aumônerie avec future succession, apprit que l'Empereur demandait un aumônier, il se présenta. Que sa famille dût quelque chose à Napoléon, son frère ayant été écuyer de Madame et baron de l'Empire, lui-même attaché au cardinal Fesch, cela ne comptait point ; il voyait plus haut. Le ministre lui ayant confié son embarras pour trouver un prêtre qui voulût aller à Sainte-Hélène : J'irai moi-même, dit-il ; je m'offre volontiers pour conquérir cette âme à Dieu.

Le geste était beau. On fit comprendre au coadjuteur qu'il ne pouvait quitter le diocèse dont le grand Age du cardinal de Périgord lui abandonnait la charge, mais on le laissa libre de son choix. Il désigna un jeune prêtre, dont l'Eglise attendait beaucoup, quoique, ayant en 1814 interrompu ses études pour combattre l'Invasion, il ne fût ordonné que depuis un an. C'était l'abbé Gaspard Deguerry, celui que nous avons vu curé de la Madeleine, celui qui, le 27 mai 1871, tomba à la Roquette près dé son archevêque, fusillé comme lui en haine de la religion dont il avait été l'apôtre et dont il était le martyr. Il fallait qu'on se pressât. Le 17 mars 1821, l'abbé Buonavita, qui n'a pu résister plus longtemps au climat, a quitté Sainte-Hélène.

Il a été chargé de dire à ceux qui doivent venir de bâter leur départ. L'Empereur, qui n'a point d'illusion ni d'espérance, veut au moins qu'on connaisse la vérité tout entière. Par ses ordres, Montholon écrit à la princesse Pauline : Il meurt sans secours sur cet affreux rocher ; son agonie est effroyable.

À l'arrivée de Buonavita, Pauline veut partir, aller retrouver son frère ; elle écrit à lord Liverpool pour implorer sa déportation comme une grâce.

C'est le 11 juillet : depuis deux mois, là-bas sous l'équateur, la mort a fait son œuvre, elle a délivré le prisonnier.

 

Un mois jour pour jour avant qu'il expirât, le 6 avril, le grand maréchal, en présence des tortures qu'il endurait, s'est déterminé à appeler le docteur Arnott, le seul médecin qui, dans l'île, soit en une espèce de réputation — et cela malgré qu'Arnott doive faire son rapport au gouverneur. Il paraît croire, écrit sir Thomas Reade à Hudson Lowe, que le général — c'est Napoléon — n'est atteint d'aucune maladie sérieuse et que son mal même est plutôt moral que physique. Le comte Mertrand lui ayant demandé son opinion, il a répondu qu'il n'y avait aucune espèce de danger. Trois jours avant la mort, le 2 mai, le commissaire du roi de France et de l'empereur d'Autriche, le marquis de Montchenu, écrit au prince de Metternich : J'ai eu l'honneur de mandera Votre Altesse dans ma dernière dépêche que Napoléon avait recommencé à se dire malade. Comme nous sommes accoutumés depuis cinq ans à ces prétendues maladies, quand il méditait un plan nouveau, cela ne voulait dire pour nous que : Tenons-nous sur nos gardes.

Ainsi, jusqu'au dernier jour, jusqu'au dernier instant, la consigne de la Sainte-Alliance a été fidèlement gardée. Pour prouver qu'il était malade, Napoléon n'avait qu'un moyen : mourir. L'Europe ne lui en demandait pas davantage. Maintenant qu'il est mort, on peut constater si ses souffrances prétendues ont été une comédie : on ouvre son corps ; on trouve l'estomac adhérent par toute la partie supérieure à la concavité gauche du foie. A un pouce du pylore, un ulcère en a perforé les parois, et le trou est assez grand pour laisser passer le petit doigt. La surface interne du viscère est un amas de matières cancéreuses ou de squirres en décomposition. Sur l'hépatite chronique, le cancer s'est greffé. Quelle en a été l'évolution ? A quelle époque remonte son apparition ? Deux ans, trois ans peut-être. Et pas un secours, pas un palliatif, pas un soporifique, pas un calmant — rien, pas même un médecin !

Cela n'a point d'importance : il est mort.

***

Il vit pourtant et d'une toute autre vie que les vivants qui nous entourent. Il vit et nous vivons par lui. Tout ce que nous sommes, nous le rapportons à lui ; tout ce que nous pouvons être, nous le devons à lui. De tous les points du monde, d'autres, qui ne sont pas Français, viennent en pèlerinage au tombeau de l'homme de guerre qui reste le maître et le modèle des soldats ; mais, nous autres, Français de France, nous ne glorifions pas seulement en Napoléon le chef des armées, le conquérant et le stratège ; nous réclamons l'organisateur, le pacificateur, le médiateur entre la France ancienne et la nouvelle ; l'homme qui, des débris du passé et des matériaux informes du présent, a construit l'édifice qui, depuis cent ans, abrite notre société. Son nom est le mot de ralliement qu'échangent ceux qui prétendent qu'elle vive. Il a suffi que vous appreniez que quelques hommes de bonne volonté s'étaient groupés à dessein de parler de lui, pour que, négligeant vos affaires et vos plaisirs, vous soyez accourus de tous les points de la grand'ville. Vous eussiez voulu qu'on la déroulât entière devant vous, cette existence frémissante de génie et illuminée de gloire qui, à proportion qu'elle recule dans le passé, emplit l'histoire tout entière et jette sur les Ages un pan d'ombre d'autant plus épaissi qu'ils s'en éloignent davantage. Vous eussiez souhaité des voix d'éloquence et de poésie dignes de célébrer le surhomme en qui les civilisations antiques eussent trouvé leur dieu ! Mais, pour dire des mots qui s'égalent à lui, qui donc depuis Hugo ? Il nous reste de l'étudier avec minutie, de le chercher dans le détail de ses résolutions et de ses actes, de discuter les mobiles de ses décisions, de lui demander, pour nos âmes flétries par le néant de nos ambitions, pour les aines aveulies de ceux qui nous suivent et qui semblent renoncer même à nos rêves, la leçon d'énergie dont sa vie est l'étonnante illustration. C'est ce que nous avons fait aujourd'hui, c'est ce que nous ferons demain, tant qu'il nous restera une voix et une plume, racontant son histoire, présentant sa doctrine, dressant, en l'ace de l'anarchie dominante et lâchement subie, cette hiérarchie dont il fut l'instituteur, qui combinait toutes les forces de la nation, respectait tous ses intérêts moraux et matériels, lui assurait l'honneur, l'ordre et la prospérité.

 

 

 



[1] Conférence donnée, le 27 mars 1908, à la Salle de la Société de Géographie, sous les auspices de la Société des Conférences.

[2] On trouvera plus loin une étude sur Piontkowski, où, sans avoir la prétention d'éclaircir tout de ce personnage mystérieux, j'ai du moins réuni sur son compte plus de notions qu'on n'en avait jusqu'ici.

[3] Voir ci-dessus le texte de cette lettre dans l'étude que j'ai consacrée au Marquis de Montchenu.