NAPOLÉON DANS SA JEUNESSE

 

LA JOURNEE DE L'EMPEREUR AUX TUILERIES

VIII. — LE DÎNER.

 

 

Six heures étaient sonnées depuis longtemps et souvent Napoléon avait à peine entrevu sa femme. Parfois, par le petit escalier noir qui faisait communiquer son appartement avec celui du rez-de-chaussée, il descendait chez l'Impératrice et restait quelques instants ; si c'était au moment de la toilette, il s'amusait à embarrasser les Femmes rouges, à brouiller les écrins et à discuter des ajustements ; si c'était au moment du déjeuner et que, suivant sa coutume, Joséphine eût à sa table un certain nombre de dames invitées, il posait des questions, tourmentait pour les réponses, suivant son humeur, se montrait trop aimable ou pas assez, puis, brusquement, remontait à son travail. Avec Marie-Louise, depuis le mariage jusqu'à la naissance du Roi de Rome, il s'était contraint à déjeuner à des heures fixes, mais, dès qu'il l'avait pu, il avait repris sa liberté au grand plaisir de sa femme qui pouvait maintenant prolonger le repas à son gré. Près d'elle, il se tenait obligé, dans la journée, de multiplier ses visites, mois il ne trouvait point en sa société l'aliment qu'il rencontrait tout naturellement en celle de Joséphine Ce passé qui leur donnait de communs souvenirs, cette imperturbable mémoire, cette connaissance des êtres et des choses, cette habileté à tirer des renseignements aux visiteurs et à s'instruire des menus détails de société, des anecdotes qui faisaient scandale et de tout ce qu'une femme sait apprendre de ses semblables, Marie-Louise ne pouvait le lui fournir, puisqu'elle le connaissait à peine et qu'elle continuait à ignorer, aux Tuileries comme à Schœnbrunn, tout le monde extérieur.

Aussi, bien qu'elle fût archiduchesse, l'Empereur, après l'avoir bien embrassée, bien appelée sa bonne Louise, après avoir regardé ses broderies et ses peintures, écouté même un air de clavecin, s'asseyait dans un fauteuil et, comme il arrivait dès que sa pensée était inoccupée, il prenait un petit temps de sommeil. Puis, s'éveillant brusquement, il embrassait à nouveau sa bonne Louise et s'en retournait. Ce qu'il n'avait guère toléré à Joséphine, qu'elle entrât dans son cabinet, il l'agréa parfois a Marie-Louise, mais il savait faire comprendre que la visite devait être courte. Son fils seul eut des privilèges. Il prenait l'enfant sur son bras pendant qu'il signait, le promenait tout en dictant, plus lard, le laissait toucher à ses papiers, jouer avec ses cartes, avec ces pièces de manœuvre qu'il avait fait fabriquer à son usage et qui, à l'enfant, semblaient seulement des soldats de bois, comme ses joujoux. Mais cela fut si court, et il eut si peu de temps le bonheur d'être un père. Quelques mois de l'hiver de 1813, quelques semaines de 1814, ce fut tout ce qu'il vit son fils assez avancé pour le connaître, pour lui jaser, pour lui sourire, pour répondre a cette passion qu'il éprouvait pour lui.

 

De fait, Napoléon n'aimait point, n'admettait même pas que durant ses heures de travail quelqu'un vînt le déranger. S'il veut donner la preuve la plus positive de l'affection qu'il a pour une personne, il émet celle supposition qu'il quitterait pour elle, même le Conseil d'État. Si, pendant que je suis au Conseil, dit-il à Rœderer, Hortense demandait à me voir, je sortirais pour la recevoir. Si Mme Murat me demandait, je ne sortirais pas. Qu'on n'aille point là-dessus le prendre au mot : il ne sortirait pas plus pour l'une que pour l'autre, mais l'hypothèse lui sert à établir un étiage de ses sentiments, et rien ne lui paraît les mieux démontrer.

 

Si le travail qui lui donnait la sensation continue de la possession du pouvoir, l'absorbait au point que toute préoccupation sentimentale disparût, faut-il s'étonner qu'il imposât de même silence aux besoins physiques ? En avait-il de réguliers, d'impérieux, on est réduit à se le demander. Du moins, il n'avait point d'heure fixe pour les satisfaire. Il commandait à son estomac, ou plutôt il oubliait qu'il en eût un, et mangeait quand cela se trouvait, et parce que cela se trouvait, distraitement et en pensant au travail quitté et qu'il voulait reprendre.

Six heures était l'heure réglementaire du dîner et, avant que six heures fussent sonnées, Joséphine, avec une ponctualité d'exactitude qui ne se démentit jamais et qui chez elle était une vertu, attendait toute prête qu'on vînt la prévenir. Sa toilette, une. des occupations favorites de sa journée, lui avait pris bien du temps et c'était au moins la troisième qu'elle faisait depuis le matin : mais celle-ci était la bonne. Coiffée en cheveux avec des fleurs, des perles ou des pierres par le seul artiste qu'elle jugeât capable de comprendre sa figure, l'inimitable Duplan, elle était vêtue, à l'ordinaire, d'une robe très décolletée, de velours, de satin ou de tulle brodé. Elle avait le choix, car dans sa garde-robe, sans compter les grands habits, elle avait,-année moyenne, plus de six cents robes et en faisait faire de cent à cent quarante. Elle n'avait pas besoin, pour s'habiller ainsi, qu'il y eût cercle ou spectacle à la Cour, comme il y eut, après 1806, de deux jours l'un. Elle aimait à se parer pour elle-même comme les femmes vraiment femmes et il lui suffisait d'avoir l'Empereur pour public ou même son miroir. Napoléon, d'ailleurs, était devenu fort difficile en pareille matière ; il s'était habitué à cette élégance raffinée, vraiment exquise, dont Joséphine lui présentait chaque jour le modèle. II avait ses goûts pour les robes, ses préférences pour les couleurs, en dehors même de la politique qui le portait à ne vouloir à sn cour que de la soie et du velours parce que Lyon en tirait profit ; il avait horreur du noir et même du foncé, de tout ce qui n'était point frais, neuf et clair. Il assortissait à son esprit d'ordre et de méthode les robes bien attachées, trouvait que les nuances vives paraient un salon et y donnaient un air de richesse. De même, son œil s'était habitué au fard dont Joséphine, dans les dernières années de son règne, abusait vraiment, car elle arrivait à une sorte de préparation de blanc et de rouge telle que les actrices pour braver le feu de la rampe. De près, sans doute, cela était trop brutal ; les blancs crus heurtaient les rouges faux et donnaient à l'Impératrice un air de théâtre ; mais, de loin, quand elle passait en cortège, cela assurait son succès, lui gardait cette apparence d'indestructible jeunesse que confirmait l'élégance infinie de sa taille sons corset, la souplesse et le glissement de sa démarche, la joliesse de ses pieds fondants et, gras, vêtus de souliers dé satin sans nul talon, et qu'eut démentie seul son acte de naissance — cet acte de naissance faussé à l'Almanach impérial pour lui enlever six bonnes années.

 

Joséphine donc attendait. Le plus souvent, sept heures sonnaient sans qu'on fût venu l'avertir, parfois huit heures ; à des jours, onze heures. L'Empereur avait oublié qu'il n'avait point dîné et personne n'avait osé le lui rappeler. Marie-Louise l'eût osé, car elle n'était point femme à se laisser désheurer et bien qu'elle eût pris un copieux goûter dans l'après-midi, elle aimait qu'on se mit à table à six heures battant. Pour elle, Napoléon s'astreignait à l'exactitude et c'eût plutôt été elle qui, là comme ailleurs, l'eût fait attendre.

Il n'y avait pas de salle à manger attitrée, et l'Empereur qui, aux Tuileries, à partir de 1806, dînait tous les jours, sauf le dimanche, seul avec l'Impératrice, désignait la pièce où la table devait être dressée, soit dans son appartement, soit dans celui de l'Impératrice. Il désignait de même les personnes qui devaient le servir. Jusqu'à l'Empire, c'avait été une des fonctions des mamelucks ; mais, quand la Maison fut organisée, le service de table de l'Empereur et de l'Impératrice fut réservé aux pages, qui présentaient à Leurs Majestés les assiettes qu'ils recevaient des valets de chambre, lesquels les recevaient du maître d'hôtel. C'était le maître d'hôtel de l'Empereur qui posait les plats, et découpait les mets si le dîner avait lieu dans l'appartement de l'Empereur, le maître d'hôtel de l'Impératrice si on dînait chez l'Impératrice. Chez l'Empereur la table était le plus habituellement dressée dans le salon de service de l'Appartement d'honneur.

 

Tous les objets nécessaires pour le couvert étaient apportés par les valets de pied feutiers. Les couvreurs de table, après avoir étendu la nappe, posaient, à la place où devaient être mis les couverts de ; Leurs Majestés, une serviette qui, retombant de la moitié de la longueur au moins, était rejetée sur le couvert et le couvrait entièrement. Le dîner se composait, en 1810, d'un potage, du bœuf, d'un relevé, d'un flan, de quatre entrées, de deux rôts, de deux entremets, de deux salades et d'un dessert de dix-huit assiettes. La table était comptée pour six personnes et la cave fournissait par suite six bouteilles de vin de Chambertin, une demi-bouteille de vin de liqueur et une demi-bouteille de liqueurs. La quantité des plats resta toujours à peu près telle. On y ajouta seulement pour Marie-Louise, qui était friande de pâtisserie, deux extras d'office et un extra de cuisine. Jamais on ne servait en maigre que le vendredi saint.

Les menus rédigés par le maître d'hôtel, sous la surveillance du préfet du Palais, n'étaient pas de grande cuisine. Dans un de ceux qui ont été conservés, se trouvent des fautes que n'aurait à coup sûr point commises Cussy, qui fut préfet du v Palais seulement en 1812, et qui était un des plus fins mangeurs de son temps. Saint-Didier, souvent occupé à des missions près de son beau-père Mathieu Dumas, s'y connaissait peu ; M. de Luçay, le premier préfet, était constamment malade, et Bausset, quoiqu'il eût des prétentions, n'était, avec son énorme ventre, qu'un gros mangeur ; ainsi, les deux potages, trop semblables, sont une purée de marrons et un potage au macaroni ; après la culotte de bœuf garnie, et le brochet à lu Chambord en relevé, après les quatre entrées, filets de perdreaux à la Monglas, filets de canards sauvages au fumet de gibier, fricassée de poulets à la chevalière et côtelettes de mouton à la Soubise, viennent, comme rôts, un chapon nu cresson et un quartier d'agneau. Or, le quartier d'agneau, en ce temps, n'eût jamais passé pour un plat de rôti. Les quatre entremets, une gelée d'oranges moulée, une crème à la française nu café, une génoise décorée et des gaufres à l'allemande, n'ont rien qui séduise, et les légumes : choux-fleurs au gratin et céleris-navets au jus, ne montrent pas d'invention.

En France, il y a cent ans, il y a quarante ans même, on servait, sur les tables les plus bourgeoises, un nombre de plats au moins égal à ces seize plats qui paraissent ici sur la table de l'Empereur. Les quatre entrées, les deux rôts, les quatre entremets étaient de règle stricte. Dans les dîners de Cambacérès on servait seize entrées et seize entremets. Au premier dîner de Louis XVIII à Compiègne, on vit, outre quatre potages, quatre relevés, quatre grosses pièces, quatre, grosses pièces d'entremets, trente-deux entrées et trente-deux entremets. Tout paraissait sur table : ce fut en juin 1810, à Clichy, chez le prince Kourakin,* que furent servis les premiers dîners à la russe où l'on voyait seulement les desserts et les fleurs ; tout Paris en parla.

Chez l'Empereur, les choses étaient déjà simplifiées : les entrées et les entremets, les relevés et les rôtis étaient servis tout à la fois et n'étaient relevés que par le dessert. Il en résultait que souvent Napoléon, par distraction, prenait au plat qui se trouvait devant lui, contînt-il quelque crème ou quelque gelée, avant qu'on eût présenté les entrées. D'ailleurs, avec ces retards continuels qui menaient à dîner le plus souvent outre sept et huit heures, la cuisine s'en ressentait : on avait beau renouveler tous les quarts d'heure l'eau bouillante des boules, les sauces n'en tournaient pas moins, et, sauf le rôti, les plats servis étaient les plats mangés. On mettait des poulets à la broche de quart d'heure en quart d'heure, afin qu'on pût en présenter un qui fût mangeable. Ce fameux jour où l'on dîna à onze heures, on avait mis successivement à la broche vingt-trois poulets.

L'Empereur ne se plaignait jamais que la nourriture fût mauvaise. Il ne s'en apercevait pas. Joséphine pas davantage : elle n'avait nulle gourmandise, et même, peut-on dire, nul besoin de nourriture. A ce point de vue, elle était appariée à merveille avec Napoléon et elle se satisfaisait fort bien des quinze minutes qu'il passait à son dîner. Il y consacrait moins de temps encore au début du Consulat, mais on lui représenta que ses dîners étaient trop brefs ; on lui rapporta les épigrammes du comte Philippe de Cobentzel ; il prit sur lui, allongea de quelques minutes et, comme on faisait l'observation qu'il était devenu moins expéditif : C'est déjà la corruption du pouvoir, répondit-il. Mais ce fut sans doute autant par désir de se soustraire aux dîners trop longs que par volonté d'appliquer strictement l'étiquette monarchique, qu'il cessa, dès 1804, d'inviter qui que ce fût à sa table lorsqu'il était aux Tuileries. Dans les villégiatures, et l'Elysée même était considéré comme tel, il se relâchait de cette sévérité, mais c'était aux risques et périls des convives qui ne devaient pas s'attendre à faire grande chère. Napoléon, en effet, ne pouvait se contraindre, même clans les grandes circonstances, à supporter le nombre infini des plats et les lenteurs des services. Où qu'il fût, après le premier, il demandait les glaces et sortait de table. Il avait la passion des glaces quoi qu'il n'en fît point servir d'ordinaire à son dîner, mais il en prenait souvent pendant la nuit et c'était son régal, comme un moyen de se donner du ton lorsqu'il était fatigué. Du reste, il buvait très frais et était gourmet d'eau.

Pendant le dîner, auquel assistait le préfet du Palais de service, à des jours, l'Empereur travaillait encore : c'était l'heure qu'il assignait le plus ordinairement à son bibliothécaire pour venir lui rendre compte des livres nouvellement parus ; souvent, il se faisait lire des traductions de journaux ou de pamphlets, ou bien il faisait appeler le Grand-maréchal pour lui donner des ordres ; les officiers arrivant en courriers entraient et remettaient leurs dépêches. Le repas, ce court repas d'un quart d'heure, n'interrompait pas le labeur et les plaisirs de la soirée n'étaient pas pour le troubler.