NAPOLÉON DANS SA JEUNESSE

 

LA JOURNEE DE L'EMPEREUR AUX TUILERIES

VII. — LE TRAVAIL.

 

 

L'Empereur est rentré dans son cabinet : les portes en sont fermées et bien gardées, nul n'y saurait pénétrer. Il a enlevé son épée qu'il a jetée, ainsi que son chapeau, sur une chaise, et, après s'être un moment assis sur la causeuse pour revoir les lettres déposées sur le petit guéridon, il a commencé à se promener dans la pièce de long en large. Le secrétaire est assis à sa petite table, dans l'embrasure de la fenêtre, le dos tourné au jardin, où souvent des curieux stationnent, regardant cette ombre qui va et vient.

L'Empereur dicte. À mesure qu'il entre dans son sujet et concentre sa pensée, la marche se presse, la parole se précipite et il répète un mouvement du bras droit qu'il tord en tirant avec la main le parement de. son habit. Il ne s'inquiète point de savoir si le secrétaire peut suivre de la plume. C'est affaire à lui. Le secrétaire ne doit point prétendre saisir littéralement toute la dictée, mais il note les expressions caractéristiques et les points de repère, de façon à rétablir, sous une forme moins imagée sans doute, et qui n'a plus la chaleur de l'improvisation, la pensée mère. Napoléon ne regarde qu'aux idées, et les expressions qui les rendent le mieux sont pour lui les bonnes. Il ne craint donc pas d'aller jusqu'au bout dans ce premier jet, de pousser au mot net et cru, de renforcer d'une incorrection l'énergie de sa pensée. Dans quelques-uns des brouillons de dictées conservés par miracle, on sent le scandement que la marche donne à sa phrase, les arrêts brusques au bout du cabinet, et le jetage des mots dans l'allée et venue. On l'entend parler, et les mots écrits ont le son de sa voix...

 

La plume de Méneval court sans arrêt, dans une écriture très abrégée, pourtant a peu près lisible, où seuls, les noms d'hommes, remplacés par des lettres initiales, peuvent faire doute. Sous d'autres écritures — Fain, Clarke, Deponthon, les officiers d'ordonnance, le chef d'état-major — le fond est toujours pareil ; c'est la même faculté de trouver le mot qui convient et qui caractérise, la même lucidité dans l'exposition, la même fertilité dans l'expression, la même simplicité dans la construction des phrases. Il n'y a plus pour le rédacteur qu'un travail très léger d'élimination qui se comprend à merveille lorsqu'on compare les dictées aux lettres définitives que toutes d'ailleurs Napoléon revoit et qu'il signe. — Il y a des lettres qui sont bien de lui, que Berthier signe par ordre ; d'autres que signe le secrétaire, mais c'est chose rare, et rien ne dit qu'il n'a pas aussi revu ces lettres. — Ce travail consiste à supprimer les répétitions de mots, à atténuer les paroles trop, vives, à condenser les phrases, a enlever l'aspect oratoire a l'écriture. Il est si simple que n'importe quel scribe un peu adroit peut l'opérer et c'est la ce qui explique que, quoique l'Empereur ait eu successivement trois secrétaires particuliers, quoiqu'il ait souvent employé Berthier, Maret, Duroc, au besoin l'aide de camp de service, un préfet du palais, un officier d'ordonnance, n'importe qui, un valet de chambre, s'il y en avait un qui sût écrire, il est impossible de méconnaître son style, de découvrir par quel secrétaire telle dépêche a pu être rédigée, tant l'unité est conservée, tant les formules sont identiques, tant, d'un bout a l'autre de sa vie, les mêmes procédés de travail produisent les mêmes résultats, quels que soient les instruments qu'il emploie.

L'Empereur, pour dicter ses lettres, a souvent sous les yeux les rapports qui lui ont été adressés, ou les dépêches auxquelles il doit répondre, mais en bien des cas, il agit motu proprio et sans que l'idée lui ait été suggérée : elle est originale et personnelle. Une fois conçue par lui, cette idée sera suivie de façon a recevoir tous les développements qu'elle comporte. Dans l'écheveau emmêlé des projets qu'il a conçus, au milieu de cet afflux de plis et de dépêches qui, de tous les points de l'Europe, galopant aux sacoches des courriers, viennent chaque jour se répandre sur sa table, il ne perdra point de vue cette idée et lui fera un sort. Désormais, elle est classée, elle occupe un des innombrables tiroirs de son cerveau : un événement survient qui permet a l'idée de recevoir son exécution : l'Empereur tire le tiroir et l'idée en sort aussi fraîche, aussi nette que lorsqu'il la conçue. Chaque jour, avec la même facilité, il tire dix, quinze, vingt tiroirs : il y en a pour la guerre, pour chacune des armées, pour chacun des régiments, presque pour chacune des compagnies ; il y en a pour la Cour et le cérémonial, il y en a pour l'administration préfectorale, la Justice, les Cultes, les Ponts et Chaussées. Il y en a pour les Relations extérieures autant qu'il y a dans le monde d'États amis ou ennemis, il y en a pour chacun des bâtiments de la flotte, pour chaque ville maritime.

Qu'on prenne ses lettres d'un seul jour : qu'on admette que de ce jour, le 7 février 1810, par exemple, on ait dans la Correspondance toutes les lettres qu'il a écrites : voici une lettre au ministre des Relations extérieures, où, jour par jour, heure par heure, il règle le voyage de Marie-Louise ; tous les détails sont prévus, toutes les étapes ordonnées ; voici une note pour les ministres du Trésor et de la Guerre avec un projet de décret sur l'ordonnancement des dépenses, qui est d'un comptable expert ; une lettre au ministre de la Guerre sur les dépenses de la division Molitor dans les villes hanséatiques ; une lettre au même indiquant brigade par brigade et régiment par régiment, ce qu'il appelle le second mouvement de l'armée d'Allemagne ; une troisième lettre sur l'occupation de partie de la Hollande ; une lettre au Grand-maître de l'Université qui est une consultation doctrinale sur l'organisation de ce corps et sur ses privilèges. Et, sans doute, on n'a ici que le dixième des lettres expédiées.

 

Le travail de dictée des lettres est pourtant le moindre peut-être. Chacun des ministres dépose ou' envoie son portefeuille plein de papiers, et chaque papier, que l'Empereur le lise ou qu'il se le fasse lire, porte en marge la réponse. Elle est brève pour l'ordinaire, mais si concluante et si nette que nulle incertitude ne peut subsister. Il passe d'un travail a un autre avec la même facilité que du sommeil à la veille et, sans s'arrêter, sans se reprendre, il va de la Guerre aux Travaux publics, des Relations extérieures à la Marine, descendant à l'infini détail, toujours trouvant la note qu'il faut donner, qu'il s'agisse d'un individu ou d'un principe, ou que, d'une espèce proposée, il lire une généralisation de doctrine.

Il a dit, un matin, à son lever, en faisant ses ongles : Je suis né et construit pour le travail... pas pour manier la pioche. Je ne connais pas chez moi la limite du travail. Cela est vrai : il ne la connaît pas de 1795 à 1814. En 1815, il y a ralentissement. Il ne se met plus au travail avec le même entrain ; il n'abat plus la besogne avec cette superbe désinvolture : il y a comme des heures de découragement : mais, jusque-là, il épuise chacune des affaires qu'il traite, et tant qu'il en rencontre. Pour chacune, il faut des connaissances spéciales : il les a. Pour chacune il faut se souvenir des précédents : il s'en souvient. Pour chacune, il faut prévoir l'avenir : il le prévoit. Les détails importent, mais nul détail ne lui échappe. Il n'a que rarement besoin de recourir aux archives du Cabinet, moins encore à celles de la Secrétairerie d'État. Tout est classé et enregistré en sa mémoire, et sa mémoire est à ce point obéissante qu'elle présente toujours le renseignement dont il a besoin au moment seulement où il en a besoin. Il n'est point obsédé par les réminiscences, pas plus qu'il n'est inquiété par l'obligation de rappeler ses souvenirs. Cela jaillit sans nul effort, sans nulle pression, et, ce robinet fermé, Napoléon en ouvre un autre qui s'épanche comme le premier, et puis un autre, un autre encore, indéfiniment.

Quant aux idées qui se présentent à son esprit, qu'elles soient ou non destinées à être réalisées, il aime à leur donner une forme et a pousser le roman jusqu'aux détails infimes d'exécution. Il est ainsi des projets que l'on pourrait entièrement croire arrêtés et qui n'ont été, pourtant, semble-t-il, qu'un amusement d'imagination. Mais comme, chez lui, l'imagination tend sans cesse au réel, et que sa pensée est habituée à se traduire en faits, il ne se contente point d'une rêvasserie. Quelque invraisemblable que soit le conte auquel il s'amuse, il ne peut l'être plus que sa destinée, et ce conte ne lui plaît que lorsqu'il a pu — même en imagination — se démontrer à lui-même que l'impossible peut être réalisé grâce aux moyens pratiques qu'il a découverts. C'est là comme un jeu auquel il se plaît : jeu dangereux, car à force de se prouver qu'il n'est point pour lui d'impossible, il en arrive à vouloir le prouver aux autres.

On pourrait penser que ces dictées de projets occupent les jours oisifs : il n'en est rien. D'abord, il n'y a point de jour sans labeur ; puis, c'est souvent dans les jours les plus chargés de travail, actif, courant, obligatoire, qu'on voit les romans apparaître : c'est comme s'il avait voulu s'y distraire, jeter un peu d'irréel au milieu des réalités ambiantes, mais, dans cet irréel même, son esprit n'est satisfait que lorsqu'il a trouvé une forme pour le réaliser.

 

On a trop dit que Napoléon ne faisait que signer et n'écrivait point. Sans doute, déjà, c'est un travail considérable que ces signatures, car, lui, n'a point de secrétaire de la main comme en ont eu les rois, et toute signature de lui a réellement été écrite par lui : que ce soit, comme au bas des lettres aux souverains, le nom entier Napoléon, ou pour des dignitaires Napol ou Nap, ou dans les décisions simplement une N dont la forme varie à l'infini. C'est par millions qu'on les compterait, ces signatures, car la Correspondance publiée, avec ses 22.000 numéros, ne contient pas la cent millième partie de ses lettres, de ses ordres, de ses décisions, nul décret, nul brevet, nulles lettres patentes, nul contrat de mariage, nul des actes de nomination ou de destitution, nulle des lettres closes ou des lettres de grâce, nul de ces morceaux de papier ou de parchemin qui, chaque jour, dans cet empire qui était l'Europe, allaient récompenser ou punir à tous les degrés des hiérarchies diverses : judiciaire, administrative, financière, militaire. Ce corps immense n'avait qu'un cœur où tout le sang, refluait par toutes les veines pour être chassé ensuite dans toutes les artères : le cœur, c'était Napoléon, et le sang, c'était sa pensée sans cesse en éveil, que nul n'interrogeait en vain et qui constamment se manifestait par ce signe visible, cette Ar fulgurante, où la plume écrasée jette autour des jambages comme une auréole, où, sous la lettre initiale, la vigueur du trait accuse la volonté et marque le maître.

 

Mais il ne faisait point que signer. Un nombre infini d'apostilles sont de sa main, toutes les lettres de grande intimité aux siens, à Joséphine et à Marie-Louise, les lettres aux souverains, un immense nombre de lettres aux généraux d'armées. Toutes les fois qu'il y a des chiffres, il prend la plume et c'est lui qui fait et refait, dans les marges, les additions et les soustractions, qui annote, qui indique minutieusement l'ordre dans lequel les articles doivent être présentés, qui marque les suppressions et les augmentations aussi bien quand il s'agit du budget général de l'État que des budgets de chacun des ministères, du budget du royaume d'Italie ou du grand-duché de Berg ou du budget de sa Maison.

On lui présente un premier projet où, dans des colonnes diverses, se trouvent inscrits les crédits accordés dans les années précédentes, et les crédits proposés pour l'exercice. Il discute chaque article, inscrit un chiffre inférieur en marge, refait l'addition, se trompe, toujours à son profit, et arrondit le total en supprimant encore cinquante ou cent mille francs. C'est de cette façon que, pour sa Maison, sur un budget présenté de 48.045.922 fr. 72, il parvient à gagner 7.275.060 fr. 18 c.

Une économie qu'il peut faire le ravit ; mais, pour arriver à cette économie, il faut qu'il se rende compte de tout. Un matin, c'est au café qu'il s'en prend. Il trouve que, chaque jour, on consomme, dans sa Maison, 155 tasses de café, et il calcule que chaque tasse lui coûte vingt sous, — le café est à 5 francs la livre et le sucre à 4 francs — ce qui fait par an 56.575 francs. Plus de café en nature, mais une indemnité en argent : tout le monde est content, sauf les femmes de chambre de Joséphine qui ont le moyen de se rattraper, et l'Empereur économise 35000 francs. Un autre jour, c'est le blanchissage qui lui coûte terriblement cher, et il fait faire un règlement où le prix de chaque pièce est soigneusement établi, où par suite les prix de fantaisie se trouvent supprimés.

Il ne tolère point les augmentations que chacun des chefs de service veut glisser : tout doit être justifié jusqu'aux détails les moindres et, s'il n'est point satisfait des explications présentées, vile, une lettre à l'Intendant général et une enquête. Il y aurait, écrit-il, un abus véritable que quelqu'un pût augmenter les gages de ma Maison quand aucun général de mes armées, ni aucun de mes ministres n'a ce droit. Mais, en même temps, qu'on n'aille pas, par favoritisme, renvoyer un de ses serviteurs pour mettre un protégé à sa place. Il sait qui le sert et qui l'a servi, et, s'il apprend qu'une injustice a été commise, le chef de service n'a qu'à se bien tenir. Il n'entend point que, parce qu'il est malade ou blessé, un vieux domestique tombe dans la misère et, pour quiconque l'a approché, au temps de ses débuts, il garde d'extraordinaires mansuétudes. En 1809, le jour du combat de Landshut, le maître d'hôtel contrôleur Fischer, déjà atteint depuis longtemps du délire des persécutions, est pris d'un accès de folie furieuse. On est obligé de le renvoyer en Fiance, et, à Strasbourg, où il a une nouvelle crise, de le placer dans une maison de santé. L'Empereur, qui a Fischer à son service au moins depuis l'Egypte, n'admet pas qu'il soit remplacé, et espère toujours sa guérison. Ce n'est que le 30 décembre 1812, c'est à dire après quatre années pondant lesquelles on a payé à Fischer son traitement plein de 12.000 francs, que Napoléon consent qu'il soit mis à la retraite, et il lui règle une pension de 6.000 francs. Celui-là encore est un serviteur d'extrême confiance ; mais, à tous les échelons, c'est de même, et un pauvre diable de cocher qui est constamment ivre est, malgré le Grand-écuyer, repris jusqu'à trois fois, parce qu'il a conduit un caisson à la bataille de Marengo. Qui a été à la peine avec lui, doit être à l'honneur. Au retour de l'île d'Elbe, c'est lui qui règle que ceux qui l'ont accompagné en exil tiendront aux Tuileries les places qu'ils avaient à Porto-Ferrajo, et l'on sait ce qu'il a fait à Sainte-Hélène pour ceux qui l'y ont suivi.

 

Scrupuleux et ordonné pour l'argent de l'État, il l'est autant pour son argent de poche, ce qu'il nomme sa petite cassette, dont le secrétaire intime tient les comptes. Presque chaque mois, en quelque lieu qu'il se trouve, à Paris ou à Schœnbrunn, à Berlin ou à Madrid, à Vienne ou à Smorgoni, il arrête la dépense et la recette, fait l'addition et la soustraction, et écrit le résultat en toutes lettres, le plus souvent dans cette formule :

La recette est de 44.800, la dépense de 39.800, reste 5.000 plus les 15.000 de mars qui est terminé, ce qui fait 20.000.

Le 30 mars,

N.

Le secrétaire intime rectifie : Il y a erreur de 40 fr. dans l'addition, ce qui réduit la somme à reporter à 4.960. Le plus souvent, l'Empereur ne se contente pas de dater du jour où il a signé, il marque le lieu, car son esprit est précis et méticuleux. Dans le grand jeu des batailles, il a appris combien importent non seulement le lieu, le jour, mais l'heure et la minute où une lettre est écrite. Ce sont des colères quand il reçoit une dépêche où manquent ces indications, et dans ses palais il garde les habitudes qu'il a prises en campagne[1].

L'écriture de Napoléon est mauvaise, pire lorsque la lettre est un peu longue. Dans les apostilles, on peut généralement la suivre et les chiffres sont toujours d'une netteté absolue. Sans doute, cette écriture qui, dès la jeunesse, est mal formée, est encore déformée plus tard par la myopie ; mais les caractères de certains morceaux célèbres, les plus reproduits en fac-similé, l'acte d'abdication, par exemple, et la lettre au Prince régent ne peuvent servir de types. Ils sont tracés avec un tremblement et une agitation que la situation explique. En général, on parvient à déchiffrer les lettres courantes. Le discours que l'Empereur prononça au Champ de Mai et qu'il écrivit phrase à phrase, de sa main, sur des morceaux de papier séparés, est parfaitement clair. Lorsque Napoléon le voulait, il parvenait à être lisible, mais il est certain que cette application le fatiguait infiniment.

Ce qui complique, c'est l'orthographe, souvent incorrecte : tantôt des réminiscences italiennes comme lorsqu'il substitue le G au C, par exemple dans Cabinet qu'il écrit Gabinet (et aussi Gaffarelli pour Caffarelli), tantôt d'inconscientes tentatives de néographie, surtout dans les noms propres qu'il orthographie tels qu'il les prononce : il ne manque jamais d'écrire TayerandTailleran pour Talleyrand. Tout le monde alors disait ainsi, et c'était de tradition. Pour d'autres noms, même des personnes qu'il connaît le mieux, mémo habitude : ainsi, sous sa plume, Tascher, — le nom de sa femme ! — devient Tachère. Quant à Méneval, son secrétaire, il faut qu'il soit Menevalle, cela sans raison. Quand une fois, a-t-on dit, les mots, surtout les noms propres, sont entrés dans sa mémoire avec une certaine physionomie orthographique, mémo absolument fautive, ils y sont à jamais inscrits sous cette forme que rien ni personne ne pourra changer. Chaptal en cite des exemples caractéristiques : il s'en étonne, c'est le contraire qui devrait étonner. Sauf pour les chiffres (budgets, situations, etc.), Napoléon a bien plus appris par les oreilles que par les yeux et les sons ont eu pour lui une importance particulière. Durant le Consulat, dans quantité de conférences qu'il s'est fait donner par les hommes compétents, il a pompé la science des finances, de l'industrie, du commerce, de l'administration, des relations extérieures. Cela, en lui, n'est point entré par la lecture, mais par des conversations. Il n'en a rien oublié ; mais tels il a cru entendre les mots à la première audition, tels ils sont restés pour lui. Cela n'y fait rien : il peut écrire comme il veut et prononcer comme il lui plaît ; il sait se faire comprendre.

Près des dictées, les écritures forment une part médiocre de ce qui sort du Cabinet : on peut dire même que les écritures fournissent seulement une part des matériaux des dictées. Une part bien plus importante est donnée par le travail particulier avec chacun des chefs de service. Il est rare que l'Empereur tienne des Conseils des ministres, et l'on peut même dire que, sauf aux mauvais jours, en 1813 et 1814, il n'en tint jamais au sens qu'on y donne à présent. Pour les Grands conseils avec les dignitaires, peut-être, en cherchant bien, on trouverait-on plus de cinq pour tout le règne. Il a des conseils d'administration intérieure, des conseils de commerce, des conseils des ponts et chaussées, des conseils du génie, des conseils de la Maison, toutes sortes de conseils spéciaux et techniques, mais jamais il n'oublie que, d'après la Constitution, les ministres, qu'il nomme seul, ne forment à aucun degré un corps. Chacun d'eux vient donc à son tour travailler avec lui et, après le ministre, viennent les directeurs généraux, dont plusieurs ont des attributions plus étendues qu'un ministère.

En dehors des places purement décoratives, qui ne donnent rang qu'à la Cour, dans les cérémonies et pour les prestations de serment, toutes les fonctions exigent une présence continue, une attention qui ne se lasse point et une habitude d'audiences du maître. Or, se rend-on compte de ce que représente alors l'administration de l'Empire ?

Le prince archichancelier, Cambacérès, sans avoir de ministère, est constamment consulté : C'est lui qui, en l'absence de l'Empereur, centralise le travail des ministres, dirige les délibérations du Conseil d'État, prend les mesures qui ont un caractère d'urgence. L'Empereur présent, il ne se contente pas de tenir une grande représentation et d'avoir une des meilleures maisons qui soient à Paris : il apporte sur toutes les questions un avis mûrement réfléchi, qui n'est point inspiré par là complaisance et qui vaut qu'on le pèse : surtout, il est l'homme de la légalité et le faiseur de lois.

L'architrésorier Lebrun, très écouté au début, et qui plus qu'homme au monde a contribué à faire écarter les financiers véreux qu'il connaît à merveille, est, le plus ordinairement, durant l'Empire, chargé du gouvernement des provinces nouvellement annexées.

Les autres Grands dignitaires paraissent peu, employés qu'ils sont la plupart du temps au dehors ; mais, à toute heure, vient le Secrétaire d'État, par qui passent tous les actes intéressant les départements ministériels, toutes les décisions que prend l'Empereur motu proprio, toutes les signatures. Tout ce qui, au Cabinet particulier, a reçu sa forme définitive, est expédié, enregistré et classé la Secrétairie d'État. La, sont les copistes en nombre, les gens à belle écriture, les employés méticuleux sur qui pèserait la responsabilité d'un retard pu d'une erreur de transmission.

 

Avec un autre souverain, sous un autre régime, le Secrétaire d'État serait l'homme le plus important de l'Empire. Avec Napoléon, il reste un premier commis, qui doit apporter de la ponctualité, de l'ordre et de l'exactitude, mais auquel on ne demande ni de fournir des idées, ni même de développer les idées du Maître, moins encore de les paraphraser en discours. L'institution, excellente lorsqu'il s'agit de Napoléon, est détestable lorsqu'il s'agit d'un autre que Napoléon.

Divers hommes ont occupé près de l'Empereur ce poste de confiance : un seul l'a rempli, parce qu'il y a porté, outre un dévouement absolu et une assiduité exemplaire, une soumission entière et même, active. Il n'avait point à penser par lui-même, mais à recueillir les pensées 'de son maître, et à en tenir les actes ; il y excellait, étant infatigable, toujours dispos, toujours attentif. Déplacé, mis à la tête de départements ministériels, il devait y moins réussir, parce qu'il y portait juste les qualités si précieuses à la Secrétairerie d'État. Il eut l'honneur d'être odieux à M. de Talleyrand qui ne se lassait point de lui lancer des épigrammes. Une surtout est célèbre : Il n'y a qu'un homme plus bête que M. Maret, disait Talleyrand. — Qui donc ? demandait un compère. — C'est M. le duc de Bassano. Cette haine s'explique : Maret avait deux vertus que le prince de Bénévent ne pouvait tolérer : le courage et la fidélité.

Le Secrétaire d'État suit l'Empereur en campagne, dans ses villégiatures, partout. A Paris, il est logé tout près des Tuileries, sur la place du Carrousel, et à chaque instant, il est appelé. C'est lui qui de beaucoup a — c'est le terme administratif — la plus grosse signature.

 

Après lui, le Grand juge, ministre de la Justice, ce petit Régnier, ci-devant avocat de Nancy, devenu comte de Gronau, puis duc de Massa, et l'un des personnages les plus considérables de l'Empire, sans que, en vérité, hormis sa participation au 18 Brumaire, on, puisse découvrir ses mérites : du moins, a-t-il de l'exactitude et le goût du travail. Il en faut pour rendre bonne justice à cent trente départements, pour surveiller le personnel de plus de cinq cents tribunaux dé première instance et de trente-six cours Impériales, pour introduire sans secousse dans les Etats annexés, l'usage du code Napoléon, pour ménager les intérêts de ceux qui, en tout lieu, vivent de la justice, régler leurs privilèges et punir leurs empiétements.

Toute grâce émanant de l'Empereur est garantie par un parchemin signé par l'Empereur. Toute nomination, a partir d'un certain grade, est signée par lui. Nul travail d'avancement n'est approuvé sans renseignements pris par lui. A la Cour de cassation, par exemple, il s'est comme interdit de nommer un magistrat sans une présentation émanée des chefs même de la Cour. Qu'on essaie d'imaginer d'après cela ce que représente le portefeuille de la Justice !

 

Aux Relations extérieures, tout le courrier, d'où qu'il vienne, passe aux mains de l'Empereur, qui mène seul sa politique. Il cause les dépêches avec Talleyrand, qui les cause a son tour avec ses teinturiers, les revoit, y rétablit avec une singulière adresse les expressions caractéristiques du maître et les rapporte aux Tuileries. Avec les successeurs de Talleyrand, l'effort de Napoléon est encore plus grand : Champagny comprend mal, Maret ne comprend pas. Champagny dénature la pensée. Maret, ce qui est pis, reproduit littéralement les mots : Talleyrand était traître, Champagny est fidèle, Maret est dévoué, mais Talleyrand comprenait.

Sans doute, le courrier des Relations extérieures était, il y a quatre-vingts ans, d'un bien médiocre volume en comparaison de ce qu'il est aujourd'hui. Les postes, bien moins nombreux et réduits encore par l'état de guerre, les communications bien moins fréquentes, peu ou point d'affaires concernant les particuliers, des consulats en très petit nombre, presque aucune navigation. Mais pour suivre une négociation, comme il fallait plus d'attention et de méthode, lorsque, de l'expédition d'un courrier a son retour, un grand mois s'écoulait, et que, durant ce mois, les événements marchant avaient changé tout l'échiquier.

A défaut du ministre, l'Empereur, très souvent, reçoit une sorte de sous-ministre, l'un des conseillers d'État de l'office des Relations extérieures, le garde des Archives du département, M. de la Nautte d'Hauterive. D'Hauterive a cette mission particulière d'éclairer le présent par le passé, de maintenir la tradition politique française, de découvrir des précédents : il est pour les affaires étrangères, avec plus d'autorité, une responsabilité plus grande et plus d'honneurs, ce qu'est Barbier pour la religion catholique. Comme nul ne sait mieux que lui, il est propre au rôle qu'il joue, et même son aspect physique, sa taille de cinq pieds huit pouces, sou visage accentué, aux cheveux longs, hérissés et durs, lui prêtent un surcroît d'autorité. Il impose même à l'Empereur.

Un jour, raconte-t-on, d'Hauterive apporte à l'audience un rapport sur une personne du faubourg Saint-Germain. Il y a danger de vie, une femme, plusieurs enfants. Il commence à lire. L'Empereur s'anime et l'interrompt : Est-ce que vous voulez me faire tomber en quenouille ? Qu'est-ce que cela signifie ? et il prend le rapport des mains de d'Hauterive, et parcourt son salon, brandissant le papier et répétant : En quenouille ! en quenouille ! D'Hauterive, hors de lui, poursuit l'Empereur, l'atteint, lui reprend le papier, lit le rapport jusqu'au bout. Napoléon apaisé se rapproche, dit simplement : C'est bon pour une fois et adopte les conclusions[2].

De mémo dans l'affaire de Gérard de Rayneval, de même dans la question des privilèges des ambassadeurs étrangers, d'Hauterive, on vieux sanglier, fait tête, maintient ses idées et Napoléon, convaincu, finit par y acquiescer. Il n'est point le seul qui donne ainsi des bourrades à l'Empereur. Decrès, le ministre de la Marine, en est coutumier ; et, qui fait les excuses ? Napoléon : Je suis fâché, écrit-il, que vous vous soyez mis en colère contre moi ; mais enfin, une fois la colère passée, il n'en reste plus rien ; j'espère donc que vous ne m'en gardez pas de rancune. Nul doute donc que dans ce travail tête à tête, ceux qui, franchement, résistent et soutiennent leur dire ne sont point les plus mal venus, que la liberté de discussion est entière et que, loin de s'offenser des critiques, même violentes, l'Empereur cède aux arguments et ne s'entête point.

Pour les Relations extérieures, ce n'est pas tout que le ministre ou les directeurs, les agents, allant et revenant, sont reçus et interrogés : lorsqu'ils résident près de souverains qui tiennent à la famille de Napoléon, ils rendent, des faits personnels et de la chronique de leur cour, un compte particulier, et leur correspondance, en ce cas, passe par le Grand-maréchal qui a, sur ces questions, la confiance entière de l'Empereur. Duroc, au reste, est de toutes les heures, et ne peut un instant se délasser ni quitter le harnais. A tout moment, l'Empereur le fait demander, car, en dehors de la direction de la Maison, c'est a lui qu'incombe le travail des Bienfaits de l'Empereur, une partie du travail de la Garde impériale, un travail de police, sans compter les missions de toute nature qui lui sont confiées.

 

Le ministre de l'Intérieur, outre les attributions qui sont restées rattachées à son département, et l'énorme charge de la conscription dont tous les détails passent sous les yeux de Napoléon, a, au début, les Cultes, l'Instruction publique, le Commerce et les Travaux publics, mais il est secondé par des Directeurs généraux, qui tous travaillent directement avec l'Empereur. Ainsi, Napoléon travaille avec le directeur général des Ponts et Chaussées ; avec le directeur (puis ministre) des Cultes ; avec le directeur de l'Instruction publique, plus tard grand-maître de l'Université ; avec le directeur de l'Administration des Communes ; avec le directeur des Mines ; avec le directeur de l'Imprimerie et de la Librairie. Sur chaque matière on pourrait, rien que de sa correspondance et de ses décrets, tirer un traité professionnel, et son histoire ne sera étudiable que lorsque l'on aura établi ce qu'il a su faire en chacune de ces branches d'administration.

 

Des Finances, il ne se contente pas d'interroger, — et avec quel détail ! — les deux Ministres, il voit le Directeur général de l'Enregistrement, celui des Droits réunis, celui de la Caisse d'amortissement, celui des Forêts, celui des Douanes. Pour le Directeur général des Postes, Lavalette, son ancien aide dé camp, il le reçoit tous les jours : les postes, ce sont les transports, ce sont les nouvelles, ce sont les secrets des particuliers et 'des gouvernements, c'est le cabinet noir, ce fameux cabinet noir que toute opposition flétrit et que tout pouvoir utilise.

 

Est-ce tout ? Non pas ! Il y a les deux ministres de la Guerre (Guerre et Administration de la Guerre) avec leurs sous-ordres et le directeur général de la Conscription, il y a le ministre de la Marine, le ministre de la Police générale et les quatre conseillers d'État qui le secondent, le ministre des Manufactures et du Commerce, les deux ministres du royaume d'Italie en résidence à Paris, le secrétaire d'État du grand-duché de Berg, le Major général, les aides de camp chargés du travail de la Garde ; et tous, tous sans exception, sont appelés par l'Empereur, tous lui présentent leurs rapports, et tous ces rapports, il les discute, il les raisonne, et, en connaissance de cause, il eh adopte ou en rejette les conclusions.

 

Il y a le Grand-Chancelier de la Légion d'honneur, avec les Maisons Napoléon, les dotations, les nominations et le reste ; il y a le Grand-Chancelier de la Réunion ; le Grand-Chancelier de la Couronne de Fer, même le Grand-Chancelier de l'Ordre des Trois-Toisons : — il y a les Ecoles militaires ; — il y a l'Inspecteur général de la Gendarmerie et les Inspecteurs général de l'Artillerie et du Génie ; — il y a le Gouvernement général de l'Illyrie qui fait un royaume à part ; — il y a Paris avec ses magistrats spéciaux, Préfet de la Seine et Préfet de police, et ses chefs militaires ; — il y a la Banque qu'il a fondée et sur qui son attention est toujours en éveil.

Et puis, après ceux-ci, les habitués de son lever, les coutumiers de son audience, il y a les Missi dominici de tous ordres, officiers d'ordonnance de l'Empereur ou du Major général, sénateurs, conseillers d'État, auditeurs ; et les préfets, et les magistrats, et les maires, et les présidents de Collèges électoraux et les aides de camp ou les officiers d'ordonnance, dépêchés par les chefs des armées, — ces armées dispersées, à des moments, des frontières de Russie aux Colonnes d'Hercule ! Et à tous, audience : ils n'ont point à solliciter. C'est aux Tuileries, à franc étrier, qu'ils arrivent porter leur dépêches et devant eux, tout bottés, tout crottés, couverts d'une boue d'une semaine, même les jours des cérémonies les plus solennelles, les portes de l'arrière-cabinet s'ouvrent tout de suite. Et après avoir pris les lettres dont ils sont porteurs, l'Empereur les interroge, se fait tout expliquer, n'admet point une réticence arrache d'eux la vérité.

 

Mais le temps ! où, comment le trouve-t-il ? Il lui en reste. Il lui en reste pour se faire journaliste et, au moindre incident, qui se produit en Angleterre, à la moindre attaque contre la France des journaux anglais, il riposte par ces longs articles du Moniteur qui manquent à toutes les collections de ses œuvres et sont entre les pages les plus vives qu'il ait écrites. Il lui en reste pour lire les traductions que lui apporte Mounier, les traductions de tous les livres, de toutes les brochures, de tous les articles qui se publient dans toute l'Europe. Il lui en teste pour écouter des solliciteurs qui viennent l'entretenir de leurs affaires privées, de leurs dettes et de leurs ambitions, de leurs enfants et de leurs parents.

A ces affaires privées il s'intéresse ; il s'y délasse, il aime qu'on lui on parle. Comme s'il n'avait pas assez à faire, et qu'il trouve que l'on ne s'adresse point assez à lui, il veut que deux auditeurs de son Conseil d'État se tiennent en permanence, dé dix heures & midi, dans la salle des Maréchaux pour recevoir toutes les pétitions qu'on voudra présenter. Bien mieux, il se mêle de mariages : il fait dresser une liste des héritières qui sont à marier. Il souhaiterait les attirer à sa cour, les unir à ses officiers ; il fait venir les pères, témoin M. d'Aligre auquel il offre Caulaincourt pour sa fille, auquel il prodigue toutes ses grâces pour obtenir un consentement, qui refuse très net et ne s'en trouve pas plus mal.

Si le mariage que l'Empereur a désiré vient a se conclure, point de bornes 5 sa générosité. On en aurait mille exemples. Quant à la contrainte, une seule espèce pour répondre à une récente allégation[3].

Napoléon, affirme un écrivain, a contraint M. le comte de La Rochefoucauld à donner sa fille Adèle au comte Aldobrandini, âgé de quarante-huit ans ; le père et la fille ont cherché à fuir, ils ont enfin dû céder. On verra la pauvre enfant résister à son altière belle-sœur (Pauline), rétablir l'honneur des Borghèse par sa dignité et sa vertu, et sauver leur fortune compromise par une habile administration de soixante années. Or, le Prince Aldobrandini Borghèse était né à Rome en 1777 : il avait donc trente-deux ans en 1809. M. Alexandre de La Rochefoucauld, qui, pour avoir épousé une cousine des Beauharnais, avait été fait préfet de Seine-et-Marne eh 1800, ministre en Saxe en 1801, ambassadeur à Vienne en 1805, ambassadeur en Hollande en 1808, comte de l'Empire en 1809, n'avait absolument aucune fortune. Ses lettres aux ministres le prouvent. Sa femme, dame d'honneur de l'Impératrice, a 30000 francs par an, sollicitait comme son mari et, comme lui, recevait constamment. Point d'intrigues qu'ils n'aient mises en jeu pour ce mariage, où ils ne donnèrent aucune dot a leur fille, tandis que le futur apportait 100.000 livres de rentes. Ce fut Napoléon qui dota Mlle  Françoise-Constance de La Rochefoucaud du palais ci-devant appartenant à Son Altesse Impériale la Princesse Élisa, situé, 7, rue de la Chaise et 13, rue de Grenelle, acquis par Sa Majesté le 3 avril 1808, ensemble son mobilier, estimés 800.000. La Princesse Aldobrandini, nommée dame du palais de l'Impératrice Marie-Louise en même temps que son mari était nommé premier couver, ne paraissait point, dans le voyage de Cherbourg, avoir subi quelque contrainte. Il est vrai que, en 1814, elle s'empressa d'affirmer, par sa présence au bal donné par Blücher dans le palais de Saint-Cloud, que les bienfaits de l’Usurpateur n'étaient point de ceux dont une fille de sa naissance peut garder quelque souvenir.

 

Un divertissement, les mariages ; mais il trouvait le temps de les bien faire et, comme on voit, il y mettait du sien. Mais il trouvait aussi le temps de présider son Conseil d'État et c'était plus long. Le Conseil d'État siégeant aux Tuileries, l'Empereur, pour y aller, passait par les Grands appartements. Suivi du chambellan de jour et de l'aide de camp de service, il traversait la salle des Maréchaux et la salle des Gardes, descendait le grand escalier du pavillon central et remontait un escalier droit et très large qu'encadraient les figures du Silence et de la Méditation, les statues de Daguesseau et de L'Hôpital.

La salle, très vaste, décorée de pilastres et de colonnes en stuc jaune de Sienne, avait pour plafond le grand tableau de Gérard : la Bataille d'Austerlitz. A gauche, les fenêtres ouvraient sur la Chapelle, à droite sur le Carrousel, au fond de la galerie, sur une estrade élevée de deux marches, trois bureaux : celui de l'Empereur au milieu, l'Archichancelier à droite, l'Architrésorier à gauche. Le long des fenêtres, de petites tables pour les Conseillers d'État ; à l'autre extrémité de la galerie, vers la porte d'entrée, les bureaux des maîtres des requêtes ; dans les fenêtres, les tables des auditeurs.

Napoléon, si assidu pendant le Consulat qu'il venait au Conseil d'État tous les jours pour ainsi dire, présidait encore chaque semaine, en 1809, deux séances sur trois. La séance ouvrait à midi et demi ; l'Empereur arrivait d'ordinaire vers une heure et demie, consultait l'ordre du jour imprimé, déposé sur son bureau avec la distribution réglementaire — parfois avec une distribution spéciale, comme lorsque d'Hauterive y mettait son mémoire sur les privilèges des ambassadeurs, imprimé pour l'Empereur seul —, appelait l'affaire qui l'intéressait et engageait la discussion.

Cette discussion était pleine, entière et libre. Au Conseil d'État, dit un témoin, loin d'être absolu dans la discussion, Napoléon avait établi une liberté qui allait jusqu'à la contradiction, qu'il provoquait lui-même pour connaître tout ce qu'on pouvait opposer a ses vues.

Ce n'était pas qu'il ne s'échauffât : dans la discussion au sujet de la banque de Saint-Georges, où Corvetto est rapporteur, il se laisse aller à lui dire : Mais, Monsieur, vous êtes donc, en cette question, l'avocat de tout le monde ? Corvetto se blesse, il se promet de ne point aller le dimanche suivant, à la réception. Regnaud de Saint-Jean d'Angély vient le chercher. N'importe : il boudera, il se perdra dans la foule ; mais dès que l'Empereur aperçoit Corvetto, il pique sur lui et avec son sourire le plus doux ; il lui dit : Je suis bien aise de vous voir ici, monsieur Corvetto, pour vous dire que j'ai été très content de vous à la séance de mercredi ; c'est comme cela que je demande qu'on s'explique au Conseil quand je demande son avis. Ce n'étaient pas seulement, des conseillers d'État, les grands, ceux du Consulat, ceux qui, avec lui, avaient travaillé au Code civil, au Code de procédure, au Code de commerce, au Code pénal, au Code d'instruction criminelle, établi l'administration de l'État telle qu'elle subsiste, coulé cette œuvre d'airain qui a résisté a un siècle de durée et qu'ont battue en vain sept révolutions ; ce n'étaient pas seulement Tronchet et Portalis, auxquels il élevait des statues dans la salle même du Conseil d'État, Merlin, Treilhard, Ségur, Real, Fourcroy, d'Hauterive, Defermon, Boulay, les ouvriers de la première heure ; c'étaient les nouveaux et les jeunes qu'il encourageait a la liberté de parole et a l'indépendance de pensée par un de ces mots simplement prononcés qui mettaient tout de suite la récompense près du devoir accompli.

Ainsi voici un auditeur qui présente, sur les polders de Hollande, un rapport en contradiction pleine avec l'avis des ministres, et l'Empereur clôt la séance on disant : Je suis de l'avis de M. le maître des requêtes, rapporteur. Un autre auditeur est chargé de débrouiller les comptes de Junot en Portugal. Les ministres de la Guerre, des Finances et du Trésor, pour ne point se mettre mal avec le premier aide de camp et l'ami de l'Empereur, ont fait des rapports évasifs. L'auditeur ne ménage, rien et pousse a fond ; mais, ayant remis son travail, il est un peu inquiet. C'est l'Empereur qui se charge de le rassurer : Monsieur l'auditeur, lui dit-il, quand un écolier de mon Conseil d'État me dit ce que je n'ai pu obtenir de trois de mes ministres, il mérite que je ne le perde pas de vue, et en moins d'un an il le fait préfet, baron de l'Empire et membre de la Légion. Aussi quel empressement de la part de ces jeunes gens pour obtenir d'assister aux séances de l'Empereur. M. Victor de Broglie, qui devait émettre plus tard d'autres jugements, écrivait en 1810 à un de ses collègues : Il faudra ne pas perdre un moment pour demander pour le trimestre prochain le droit d'assister aux séances de l'Empereur ; nous sommes huit qui l'avons obtenu, et vous l'avez dix fois mérité ; mais il faut se presser, car vous sentez qu'avec le nombre actuel, cela va devenir terriblement difficile...

Pour l'Empereur, le Conseil d'État était sa pensée en délibération, comme ses ministres étaient sa pensée en exécution. Les jeunes hommes qui Pavaient entendu penser et qui avaient entendu délibérer sa pensée, étaient seuls aptes, selon lui, à la mettre à exécution, et c'est pourquoi le Conseil était en même temps la haute école d'administration d'où il comptait tirer tous ses agents élevés dans les carrières civiles. De la, le nombre sans cesse accru des auditeurs. Cela gênait bien quelques anciens, M. Victor de Broglie par exemple, qui écrivait à un de ses amis : Venez, et vous verrez beau jeu : trois cents auditeurs de toutes les figures, de tous les âges, de toutes les tailles ; il y en a partout a la poste, à la douanne, à la loterie, à la préfecture de police ; les sections sont renouvellées totalement et il n'y a plus de salut pour nous qu'aux ponts et chaussées. Il n'y a plus moyen d'être tolérablement ailleurs... Mais ce groupement par coteries, où les ci-devant nobles se fussent renfermés, si on les cul- laissé faire, n'était pas du goût de l'Empereur. Il voulait brasser ensemble ces éléments divers, d'origine différente, d'opinions dissemblables, pour en faire un corps imbu de son esprit, d'où, suivant les aptitudes, il put tirer des préfets ondes diplomates, des intendants, des magistrats, des secrétaires particuliers, des inspecteurs de tous ordres. Aussi n'y ménageait-il pas son temps. J'ai assisté, dit un auditeur dont le témoignage s'ajoute à ceux de MM. de Barante, de Barthélémy, de Broglie, j'ai assisté à des séances du Conseil d'État présidées pendant sept heures consécutives par l'Empereur. Son influence stimulante, la prodigieuse pénétration de son esprit analytique, la lucidité avec laquelle il résumait les questions les plus compliquées, le soin qu'il apportait, non pas même à supporter, mais a provoquer la contradiction, l'art d'augmenter le dévouement par une familiarité qui savait traiter à propos ses inférieurs comme des égaux, produisaient un entraînement égal a celui qu'il exerçait sur l'armée. On s'épuisait de travail comme on mourait sur le champ de bataille. Tous ceux qui l'approchaient étaient sous le prestige de la soumission volontaire. Il n'y a pas d'imputation plus calomnieuse que colle qu'il dominait par la crainte ; comme César, son pouvoir sur les hommes était celui de la séduction.

 

Voila un témoin : il porte ce discrédit d'être demeuré fidèle a l'Empereur, de n'avoir rien sollicité des ennemis de la France, ni rien accepté des rois contre qui son patriotisme se révoltait. Il a moins de chance sans doute d'être cru que M. le baron Pasquier, dont il faut pourtant enregistrer l'assertion. M. Pasquier dit que, a partir de 1808, l'Empereur ne venait presque au Conseil d'État que pour pérorer, pour imposer ses volontés comme des lois et qu'il ne tolérait plus alors la moindre liberté de discussion. Que l'Empereur éprouvât, a certains jours, un besoin de s'épancher, de faire connaître certains de ses desseins politiques a ceux qui étaient appelés a en être les exécuteurs, cela n'est point pour étonner. Mais qu'il ne supportât point la contradiction, cela est faux. Ses contradicteurs, il les traitait si mal que Berlier par exemple que, au Conseil d'État, il trouva constamment en opposition loyale avec ses projets, fut fait par lui conseiller d'État à vie, comte de l'Empire avec 20.000 francs de dotation, reçut de lui la présidence du Conseil des Prises et fut gratifié en une seule fois de 60.000 francs. On dit qu'il ne mettait plus aux voix les décisions, et Molé, Mollien, Gaudin, Champagny rapportent quantité de délibérations prises par le Conseil, l'Empereur y siégeant : pour qu'il y ait eu délibération et décision, il faut bien que les voix aient été comptées. Sans doute, les nouveaux venus, ceux que leur nom et le souvenir d'ancêtres souvent hypothétiques, avaient seuls fait entrer au Conseil, ceux encore qui y avaient été agrégés à la suite de l'annexion à l'Empire de leur pays d'origine, devaient y porter une voix moins libre, étant, de naissance et d'éducation, des courtisans ; mais l'esprit de la Révolution, en ce qu'il a de généreux, de noble et de fier, avait la ses défenseurs naturels, des patriotes qui siégeant a la Convention nationale, n'avaient hésité devant aucune des responsabilités terribles qu'ils encouraient et avaient sauvé la Nation des convoitises de l'Europe et de la servitude. Ceux-là étaient hommes a parler clair. C'étaient eux que de préférence et tout naturellement, — car eux seuls savaient, — Napoléon se plaisait à interroger, et lorsque Boulay, Berlier, Real, Regnaud, Defermon, Jollivet, Thibaudeau, Mathieu Dumas avaient parlé, lorsque ces admirables directeurs généraux, tous conseillers d'État, Duchâtel, Français, Bérenger, Pelet, Merlin, Bergon, Laumond avaient donné leur avis, quelle lumière eussent apportée les autres, ceux dont la vanité n'a d'égale que leur incapacité, qui tiennent que Bonaparte est fort honoré de les avoir dans ses conseils et qui n'attendent qu'une occasion pour le trahir. Entre leur .témoignage intéressé et celui des hommes qui sont demeurés fidèles à la France qu'incarnait l'Empereur, on peut choisir.

 

Les heures avaient beau sonner à l'horloge des Tuileries, la séance continuait. L'Empereur ne sentait point du besoin de manger et le repos pour lui c'était de passer d'un travail à un autre. Pendant les discussions, souvent il regardait l'orateur avec sa petite lorgnette, parfois il écrivait machinalement sur le papier placé devant lui, répétant indéfiniment la même phrase. Un de ces papiers porte huit fois ces mots : Vous êtes tous des brigands, un autre dix fois : Mon Dieu, que je vous aime. Ou bien il zébrait de coups de canif l'extrémité des bras de son fauteuil. La grande distraction, c'était le tabac. Prenant de larges prises, qu'il approchait de son nez et faisait ensuite, après les avoir senties, tomber à terre, il avait vite épuisé sa tabatière. C'était affaire alors au chambellan, qui avait dû se munir de trois ou quatre boîtes, d'en substituer une pleine à celle qui était vidée. Mais cela ne contentait pas Napoléon : dès qu'il voyait ou qu'il entendait un conseiller ouvrir sa tabatière, il faisait signe a un huissier qui allait chercher la boîte et la lui apportait. Il y prenait deux ou trois prises, puis, sans penser, très souvent, il jetait la tabatière dans le tiroir ouvert de son bureau, qu'il repoussait a la fin de la séance et auquel il donnait un tour de clef. La tabatière était alors à jamais perdue : aussi les conseillers avaient-ils ce qu'ils appelaient leurs boîtes du Conseil, des boîtes en carton d'une quinzaine de sous.

Dans son cabinet ou au Conseil, Napoléon semblait prendre à tâche de justifier ce mot qu'il avait dit : Je ne connais pas chez moi la limite du travail, et, tout naturellement, il pensait que ses collaborateurs étaient construits comme lui. Un jour, cherchant, devant un de ses ministres, dans son cabinet intérieur, quelques notes sur là petite table destinée a son secrétaire, il trouva et lut à. haute voix ce commencement de lettre : Depuis trente-six heures, je n'ai pu m'écarter du cabinet de... — le billet était destiné par le secrétaire a sa femme qui habitait près des Tuileries : — Vous voyez, dit Napoléon, qu'il trouve encore le temps d'écrire des douceurs, et il se plaint !

On sait l'histoire de Daru, un bœuf pour le travail a dit l'Empereur, s'endormant sur ses papiers à une séance de nuit, dans l'arrière-cabinet, Napoléon le réveillant, tenté de le bousculer et Daru avouant qu'il a déjà passé trois nuits au travail.

On a prêté ce mot à l'Empereur : Un homme que je fais ministre ne doit plus pouvoir pisser au bout de quatre ans et on l'a cité comme une preuve de sécheresse de cœur. En fuit, les ministres résistaient fort bien à cette vie : à la Justice, de 1802 à 1813, un seul ministre, Régnier ; à la Guerre de 1800 à 1807, Berthier, de 1807 à 1814, Clarke ; à l'Administration de la Guerre, de 1802 à 1810, Dejean ; à la Marine, de 1801 à 1814, Decrès ; aux Finances, de 1799 à 1814, Gaudin ; au Trésor Public, de 1801 à 1806, Barbé-Marbois ; de 1806 à 1814, Mollien. A l'Intérieur et aux Relations extérieures, les titulaires changent un peu plus souvent ; mais à l'Intérieur, ce n'est pas que les ministres, sauf Crétet, soient épuisés de travail, c'est parce qu'ils sont insuffisants. De même, après Talleyrand, aux Affaires Etrangères. Nul souverain au contraire, nul souverain absolu, gouvernant par lui-même, n'étant point un mineur aux mains d'un premier ministre, n'a aussi bien compris et appliqué la stabilité ministérielle. S'il exigeait que ses serviteurs fussent laborieux, il ne semble point, en vérité, que l'excès de travail ait nui a leur santé, car la plupart ont vécu assez pour voir l'effondrement de la Monarchie bourbonienne et cette première revanche du peuple se reprenant a l'Empereur, les trois jours de Juillet.

 

Du travail, c'est lui qui prend la plus forte dose ; lui seul embrasse tout ; lui seul, en ce creuset de son cerveau, mélange et cuit toutes ces matières apportées de partout ; lui seul, cet immense mangeur, avale et digère ce qu'on s'empresse de tous les bouts du monde a fournir à son effrayant appétit ; lui seul ne détèle pas et, sans peiner aux brancards, sans haleter aux côtes, sans se plaindre du métier, sans en éprouver une fatigue, il tire celte charrette où il a jeté pôle-môle les morceaux d'Europe. Sous son incessant effort, la machine avance, et de quel train ! Cette route qu'il dévore, toujours courant, et que, à mesure, il construit devant ses pas, on croirait qu'elle doit, comme ces chemins de fer établis en hâte fiévreuse dans les prairies de l'Ouest américain, être jetée presque au hasard sur les abîmes ; faite de traverses de bois quelconques, posées a la diable, boulonnées par rencontre et qu'emporte le premier orage : c'est une voie large et triomphale, toute pavée de granit, ayant aux deux côtés des trottoirs d'airain et qu'ombragent, pour la postérité, des arbres à l'épaisse frondaison, qui, parce qu'il a passé près d'eux, semblent centenaires.

 

Pourtant, à des jours, brusquement, la machine s'arrête. La nature impose une détente nécessaire, subite, absolue. C'est, comme dit le peuple, la flême, une inaptitude a tout travail, même a tout divertissement, le repos auquel le cerveau surmené est contraint à des heures, comme si, épuisé, il ne pouvait plus sécréter, de pensée. Alors, sans sortir du Palais, sans même quitter son cabinet, il va, vient, vire, s'étend sur la causeuse, sommeille ou fait semblant, s'assied sur le bureau de son secrétaire, ou sur un des bras de son fauteuil, s'y balance, lui parlant, à bâtons rompus, de ses projets, de sa santé, de ses manies, de son passé. Il lui frotte les oreilles, lui frappe doucement l'épaule ou la joue, ennuyé de le voir continuer son travail. Ou bien il parcourt les tablettes de sa bibliothèque, juge en passant les uns et les autres, s'arrête a Corneille ou a Voltaire, prend le volume, déclame une tirade — surtout de la Mort de César. — Ou bien il chante, d'une voix forte, très fausse. Ce sont des lambeaux de romances, d'opéras anciens, du Devin de Village, des niaiseries sentimentales de l'Almanach des Muses, ou bien si son esprit est au grave, des hymnes du temps de la Révolution, des strophes du Chant du départ. Il est rarement dans l'air et répète les mêmes paroles. Il affectionne surtout une romance dont il ne sait qu'un vers :

Oui, c'en est fait je me marie...

et un hymne débutant par ces mots :

Marat, du peuple le vengeur...

dont il ignore la suite. Parfois, ces jours-là, il s'amuse a faire des cachets sur les enveloppes que Méneval a préparées. Mais c'est un mauvais jeu : en 1809, il se trompe d'enveloppes, envoie à l'Empereur d'Autriche une lettre écrite à l'Empereur de Russie, bien heureux qu'on puisse rattraper le porteur et lui reprendre le message sous un prétexte ; dès lors il renonce à ce passe-temps. D'ailleurs, à partir de 1810, il n'eût point voulu faire concurrence a son beau-père, l'Empereur d'Autriche, qui fabriquait lui-même sa cire à cacheter et avait la prétention de faire les plus beaux cachets du monde. Lorsqu'on avait présenté a la ratification de François II le traité de Lunéville qui lui coûtait si cher, il n'avait trouvé à blâmer que la mauvaise cire dont on s'était servi en France pour le sceller, et il avait étalé avec orgueil celle qu'il avait composée.

A d'autres jours, Napoléon s'échappe à la chasse, plutôt chasse a courre que chasse à tir, car c'est le besoin d'exercice qui l'entraîne et, dans la vénerie, ce qu'il recherche c'est d'abord une fatigue physique qui délasse son cerveau. Quelquefois, mais ce sont des faits relativement fort rares à l'apogée du règne, fréquents seulement à l'hiver de 1813, il va, accompagné du Grand-Maréchal, ou suivi d'un aide de camp, visiter quelque monument en construction, ou simplement se promener a travers Paris. Ces excursions ont un but politique de même que les chasses, multipliées au moment des rentrées en campagne, semblent avoir pour objet de l'entraîner à nouveau pour la guerre, ou, aux derniers jours, sont une réponse directe aux journaux anglais qui prétendent qu'il est mourant et hors d'état de se tenir à cheval.

Encore une fois, chasses, promenades, excursions, c'est là l'exception dans ses journées. Si, des soirs, il va coucher à Malmaison ou à Saint-Cloud, c'est afin, le travail rempli, la tâche terminée, d'avoir au matin un peu de bon air à respirer et de s'installer, pour lire ses dépêches, sous une tente dressée sur le petit pont qui joint son appartement au parc. Il aime le travail nu grand air et s'il se déplaît autant aux Tuileries, c'est qu'il ne peut même y ouvrir une fenêtre, qu'il n'a pas même un bout de jardin pour faire un tour entre deux dictées et marcher sa pensée. Il est resté l'amoureux de plein air, l'homme qui datait sa lettre à Matteo Buttafuoco, de son cabinet de Milelli, cette grotte d'où la vue se perd sur le golfe d'Ajaccio, les îles Sanguinaires, l'immensité bleue favorable aux rêves...

 

 

 



[1] L'Empereur n'avait point à sa disposition que la grande cassette, et la petite cassette. Il avait de plus le Domaine Extraordinaire sur lequel il dotait ses soldats, ses employés, ses serviteurs de tous ordres. Il avait la Caisse des Relations Extérieures, la Caisse de la Police, la Caisse des Théâtres, la Cassette de Cambacérès (produit du sceau des Titres), la Caisse de la Loterie (lots non réclamés). M. Fain prétend que toutes ces petites cassettes réunies ne lui valaient pas un million par an.

[2] Voilà la version d'Artaud, lequel, destitué jadis sur le rapport de d'Hauterive, s'ost fait plus tard son biographe et a eu en mains ses papiers, mais, il est, sur le même incident, une version qui, si elle laisse intacte l'attitude de l'Empereur, engage singulièrement la responsabilité de d'Hauterive. Suivant M. le baron Pasquier, qui était à même d'être bien informé, ce rapport n'était nullement sur une personne du faubourg Saint-Germain, mais sur la question de savoir si, dans la négociation engagée par Ouvrard, avec les Anglais, Talleyrand était de complicité avec Fouché. Or, d'Hauterive qui devait tout à Talleyrand et qui était son serviteur bien plus que celui de Napoléon, avait entièrement innocenté son ancien chef, bien qu'il sût, personnellement, à n'en pas douter, que le prince de Bénévent avait connu par le menu tout le détail de l'intrigue, en admettant même que ce ne fût point lui qui l'eût dirigée Sur la lecture de ce rapport mensonger, Napoléon aurait arraché des mains le papier que d'Hauterive aurait repris et dont il aurait achevé froidement la lecture. Ne peut-on pas dire que l'instinct servait ici merveilleusement l'Empereur, lorsque, au premier coup, il percevait, quoique confusément, la trahison, et ne peut-on ajouter que, en se laissant par le théoricien des Relations extérieures, l'homme intègre, dont l'intégrité, par ce témoignage, se trouve étrangement atteinte, il fournit une preuve irrécusable qu'il est susceptible de prendre des conseils.

[3] Histoire des Émigrés par M. FORNERON, III, 282. Je ne me semis point attardé à montrer par un exemple la foi qu'il convient de prêter à cet ouvrage, si je ne l'avais vu tout récemment citer, comme une source, dans un livre récent.