NAPOLÉON DANS SA JEUNESSE

 

1769-1793

§ 3. — LA NOURRICE.

 

 

Dans la maison d'Ajaccio, une seule servante. On imaginait que, dès la prime enfance de Napoléon, cette servante était une nommée Saveria[1]. Ce ne fut qu'après 1788 que Saveria entra dans la maison. Elle resta toujours depuis au service de Mme Letizia, l'accompagna à Paris, où elle surveillait tout et donnait à la maison princière cet air parcimonieux que Napoléon reprochait à sa mère, la suivit à l'île d'Elbe, à Rome, partout.

Madame, après avoir essayé de nourrir son fils, avait dû y renoncer et gager une nourrice. Ce fut une nommée Camilla Carbone, femme d'un certain Augustin Ilari qui faisait le cabotage sur les côtes. Cette femme prit pour son nourrisson une sorte de culte[2]. Elle ne souffrait pas qu'on le touchât, encore moins qu'on le grondât. Elle le préférait à son propre fils, Ignatio, qui embrassa le parti des Anglais, entra dans leur marine et quoique fort ignorant, était si bon marin et si brave soldat qu'il parvint à commander une flûte. Le frère de lait de Napoléon ne lui demanda jamais aucune faveur, pas même d'entrer au service de France[3].

Ce lien entre nourrice et nourrisson, si fort jadis, à présent si relâché, Napoléon ne le brisa jamais. A son retour d'Égypte, quand il débarque à Ajaccio, c'est Camilla Ilari qui le voit et l'embrasse d'abord. En lui remettant une bouteille de lait, elle lui dit : Mon fils, je vous ai donné le lait de mon cœur, je n'ai plus à vous offrir que celui de ma chèvre. Et le général, l'embrassant de nouveau, la remercie avec effusion de son humble présent.

Camilla a voulu assister au couronnement de son fils de lait. Elle vient d'Ajaccio accompagnée de son neveu, arrive aux Tuileries, où l'Empereur l'accueille à merveille, charge Méneval de pourvoir à ses besoins et à ses plaisirs. Elle a de Pie VII une audience de plus d'une heure et demie, et le Pape qui l'a accablée de questions sur l'enfance de Napoléon la congédie en la comblant de chapelets, d'agnus et de bénédictions. Elle voit tour à tour chacun des membres de la Famille qu'elle amuse par la vivacité de ses réparties et de ses gestes et qui ne la laissent point sortir sans des présents dignes de leur nouvelle fortune. Joséphine, qui ne comprend rien à son patois, se fait entendre d'elle en lui remettant de beaux diamants. Mais l'Empereur donne mieux que des diamants : d'abord le 3 pluviôse an XII, 1.200 francs, 1.200 le 18 brumaire an XIII, 6.000 le 11 germinal, puis une pension de 4.600 francs ; puis, pour le neveu Carbone, la perception de Beaucaire ; enfin, le 2 germinal, par acte passé à la Malmaison, l'Empereur ayant fait don au sieur André Ramolino de la maison patrimoniale des Bonaparte à Ajaccio, de trois maisons adjacentes et de la plus grande partie des biens situés en Corse qu'il a rachetés de Fesch et d'Elisa Baciocchi[4], reçoit de Ramolino, en contre-échange, la propre maison de celui-ci, sise à Ajaccio, rue Saint-Charles, et deux vignes situées au territoire del Vitullo : il en fait don à Camilla Ilari, ainsi que de deux pièces de terre dites, l'une la Sposenta, l'autre la Cassette, sises au territoire dit des Baciocchi et faisant partie de sa fortune patrimoniale. Celte vigne, la Sposenta — l'Esposata dans le Mémorial, la Sposata dans les Mémoires de Lucien — avait une singulière réputation dans la famille. Lucien la regrette sans cesse et, du vin de la Sposenta, l'Empereur, à Sainte-Hélène, cherchait le bouquet sur ses lèvres, disant que seul il rafraîchirait sa bouche.

Napoléon croit que les choses telles qu'il les a établies sont fermes et stables à jamais. Pour plus de sûreté, et de crainte que Camilla Ilari ne devienne la proie d'intrigants et n'aliène pour les besogneux de sa famille la fortune qu'il lui fait, il ne lui donne à elle que l'usufruit ; il attribue la nue-propriété à la fille de Camilla : Jeanne Ilari, femme Tavera, laquelle s'oblige à doter en cas de noces sa propre fille, Faustina, filleule de Napoléon, des deux vignes del Vitullo ou de leur valeur représentative. Ainsi les trois générations semblent garanties contre tout accident de fortune. Elles ont le pain assuré et mieux même.

Mais l'Empereur a compté sans l'ingéniosité corse : André Ramolino a sans doute accepté la maison Bonaparte et les trois autres maisons sises vis-à-vis, il a accepté la terre des Salines et de Candie près Ajaccio, le marais inclus, les vignes et jardins ; il a accepté la moitié de la terre del Confine del Principe, toutes les îles en dépendant dans la rivière de Campo dell'Auro, le moulin de Bruno, deux enclos sis entre la Torre Vecchia et la Confine, mais il n'entend nullement donner sa maison à Camilla.

On trouve des prétextes ; on gagne du temps ; on admet par grâce la nourrice en un coin de la maison, bientôt on l'en expulse. La Corse est loin ; quiconque y détient une parcelle quelconque du pouvoir est l'allié des Ramolino et n'aurait garde de se brouiller avec André pour une semblable vétille. Madame Mère appuie son parent. Nul danger que l'Empereur entende : toutes les avenues sont bouchées et il semble bien que les lettres qu'on pourrait écrire de Corse sont interceptées, car en voici trois de la même année 1806, trois lettres qui demeurent sans réponse. Les Ramolino, pour mettre la légalité de leur côté et expulser Camilla dans les formes, engagent un procès devant le tribunal d'Ajaccio. Ils soutiennent qu'ils ne peuvent donner à Camilla l'une des vignes del Vitullo parce qu'ils l'ont vendue avant que la donation ne fut effectuée, et, quant à la maison, comme la femme d'André, Madeleine Baciocchi en est propriétaire par moitié, qu'elle n'a accepté ni la donation ni l'échange qui en est la suite, elle doit conserver son bien. Le tribunal d'Ajaccio donne gain de cause aux Ramolino : la nourrice est dépouillée et perd tout espoir même d'une indemnité.

Mais Faustina Tavera qui compte sur le bon cœur de son parrain, ne perd point la tête et résout de sauver sa grand'mère. Elle vient de se marier avec un chef de bataillon nommé Poli et s'imagine qu'avec lui elle saura forcer les barrières. Ils partent tous deux et arrivent à Paris à la fin de 1809.

Être à Paris n'est rien ; il faut entrer aux Tuileries : cela prend six mois à Faustina. Enfin, le 2 février 1810, elle obtient une audience de l'Empereur qui, pour sa bienvenue, lui remet 10.000 francs sur la petite cassette et qui, trois jours après, renvoie à Daru avec une note de trois pages qu'il a dictée lui-même la pétition de Camilla Ilari. On a, dit-il, victimé une malheureuse femme, sans égard pour sa situation et pour l'intérêt que je lui portais, pour un homme qui est le principal personnage du département. Mais il est temps de faire justice. La donation faite à Ramolino est nulle puisqu'il n'en a rempli aucune des conditions. Désormais ne peut-on la rapporter et en faire jouir Camilla Ilari ? Pendant que le conseil du contentieux en délibère, l'Empereur, par les soins qu'il donne à Faustina Poli montre assez quelles sont ses intentions. Il la fait inviter à un grand concert et la présente en disant : Voici ma filleule, Mesdames, dites maintenant qu'il n'y a pas de belles femmes en Corse. Cette attitude à elle seule suffit à indiquer aux Ramolino qu'il faut fuir devant le vent et exécuter les clauses du contrat.

Faustina, outre cette grande victoire, en a obtenu de moindres : une recette particulière à Calvi et une perception à Ajaccio pour ses beaux-frères et, pour son mari, le commandement du petit fort de Gavi, près de Gênes. Toute la famille va s'y installer, même la vieille Camilla que l'Empereur suit maintenant partout de la même bienveillance car, le 24 août 1810, il lui envoie encore 3.000 francs par M. Levie, maire d'Ajaccio.

Poli, en son fort de Gavi, se conduisit en 1814 de façon à mériter une page dans l'histoire[5] ; après, il fut des fidèles qui vinrent à l'île d'Elbe et, en 1815 et 1816, il soutint l'un des derniers cette étrange guerre du Fiumorbo qu'on ne connaît guère que par ses Mémoires[6].

Jusqu'à sa dernière heure, l'Empereur s'est souvenu de sa nourrice : très souvent il parle d'elle à ses compagnons de captivité, revenant sur la fortune qu'il lui a faite, content de la savoir à l'abri de tout besoin. Dans les instructions qu'il adresse le 26 avril 1821 à ses exécuteurs testamentaires, il dit : Ma nourrice, à Ajaccio, a des enfants et petits-enfants que le grand sort que je lui ai fait l'a mise en état de bien élever. Je la suppose morte. D'ailleurs, je la crois fort riche. Si cependant, par un caprice du sort, tout ce que j'ai fait pour elle n'avait pas bien tourné, mes exécuteurs testamentaires ne la laisseraient pas dans la misère.

 

 

 



[1] La confusion s'explique puisqu'on trouve mention antérieurement à 1788 dans les lettres de Napoléon d'une Saveria ; seulement c'est Minana Saveria, et c'est qu'il y a deux personnages portant ce nom de Saveria : la vieille bonne qui accompagnera partout Mme Bonaparte et, une femme de la famille, la plus importante même et la plus élevée en dignité, car Napoléon la nomme la première et charge son père de l'assurer de ses respects. Cette Minana, c'est la grand'mère Bonaparte.

[2] Antommarchi, I, 348.

[3] O'Meara, II, 317.

[4] L'origine des biens compris dans la donation du 2 germinal an XIII ne se trouve indiquée que sommairement et il en résulte jusqu'à nouvel ordre une impossibilité d'établir d'une façon raisonnée le bilan de la fortune de la famille antérieurement à la Révolution. Néanmoins l'on peut penser que, outre la maison d'habitation, dite maison Bonaparte, située à Ajaccio, ayant la rue Bonaparte au nord, la rue del Pevero au couchant, la rue du Dôme-de-la-Cathédrale au midi et les trois petites maisons sises vis-à-vis, dites maison Badine, maison Gentile et maison Pietra-Santa ; la famille Bonaparte possédait, antérieurement à 1789, une pièce de vigne dite la Sposenta sise au terroir dit de Bacciochi, et une autre pièce de vigne dite la Cassetta sise au même terroir ; la terre des Salines et Candie, diverses terres à Ucciani, Bastelica et Bocognano, la terre de Milleli, et la fameuse Pépinière.

[5] Reboul, Souvenirs de 1814 et de 1815.

[6] Histoire de la guerre du Fiumorbo, par Marchi, fils aîné, Ajaccio, 1855, in-8°.