JOSÉPHINE RÉPUDIÉE 1809-1814

 

VIII. — LA CHUTE DE L'EMPIRE - Octobre 1812-mars 1814.

 

 

Le 25 octobre, Joséphine rentre à Malmaison. C'est le lendemain de l'affaire Malet. J'ai appris en arrivant à la porte de Melun, écrit-elle à son fils ; le trouble que Paris avait éprouvé la veille ; j'en ai été d'autant eus frappée que rien ne m'y préparait, car, partout, sur ma route, j'avais trouvé la plus grande tranquillité. L'audace ou plutôt la folie des trois monstres, auteurs de ce trouble, est vraiment incroyable. Ce qui console, c'est que Paris n'y a pris aucune part. La consternation était générale, mais elle n'a pas duré longtemps ; au bout de quelques heures, tout était calme comme auparavant. S'il y avait eu le moindre danger pour le roi de Rome et l'Impératrice, je ne sais pas si j'aurais bien fait, mais, très certainement, j'aurais suivi mon premier mouvement : j'aurais été, avec ma fille, me réunir à eux.

Elle cherche à se rassurer ; elle veut que tout soit fini parce que Malet, Lahorie et Guidai sont en prison, mais elle en sait trop sur les conspirations passées pour ne pas craindre que celle-ci ait des ramifications à la Grande armée : Veille bien sur la sûreté de l'Empereur, dit-elle à son fils ; car les scélérats sont capables de tout. Dis-lui de ma part qu'il a tort d'aller habiter des palais sans savoir s'ils ne sont pas minés. Elle sent à ce coup comme tout de l'Empire, tout d'elle et de son avenir, dépend de cette unique vie, et, cette fois, elle est prise de peur, se demandant si tout ne va pas s'écrouler et lui manquer à la fois.

L'affaire Malet a eu pour résultat de révéler au public entier ce qui, depuis le Consulat, était l'unique préoccupation des hommes d'Etat : l'instabilité d'un régime ayant pour seul fondement la gloire et le génie de Napoléon : tous les efforts faits depuis douze ans pour le stabiliser ; les luttes autour de l'hérédité, le Consulat à vie, la désignation du successeur, l'Empire héréditaire, le divorce et le second mariage, la naissance du roi de Rome aboutissaient à cette constatation que, l'Empereur mort, il n'y avait plus d'Empire. Plus le travail avait été acharné pour élever ces institutions destinées à assurer l'avenir, plus la stupeur fut grande après le réveil, en reconnaissant que nul, .même des serviteurs les plus dévoués, n'y avait cherché un refuge, que de nulle bouche n'était sorti le cri dynastique : l'Empereur est mort ! Vive l'Empereur !

La nouvelle était fausse ; — sans doute ; — mais st elle avait été vraie, si elle devenait vraie ! En admettant que Malet n'ait eu aucune accointance avec les hommes dont il a formé son gouvernement provisoire, ni avec les militaires : Moreau, Carnot, Augereau et Truguet, ni avec les sénateurs : Destutt de Tracy, Lambrecht, Volney et Garat, ni avec les ci-devant jacobins : Florent-Guyot et Jacquemont, ni avec les catholiques : Mathieu de Montmorency et Alexis de Noailles, l'idée qu'il a lancée doit faire son chemin, celle d'une fusion de -tous les partis d'opposition : idéologues et cléricaux, régicides et royalistes, en vue, non pas d'une action immédiate, mais d'une entente pour un tai fortuit. Sans doute, dès l'an XII, l'alliance de Moreau et de Georges, des soldais de l'armée du Rhin et des Chouans de Bretagne, avait tracé la voie, mais, alors, c'était l'élément royaliste qui eût dominé et les Bourbons seuls eussent profité de la disparition du Consul. A présent, les royalistes proprement dits sont exclus et remplacés par les catholiques et à ceux-ci sont associés les représentants de toutes les factions hostiles à l'Empire qui peuvent exercer une influence sur la nation.

L'étonnant, c'est que Malet n'ait pensé ni à Fouché ni à Talleyrand. Le coup qu'il a imaginé n'est autre que celui qu'ils avaient combiné dès 1808. Seulement ils eussent marché sur un fait vrai et lui a marché sur une hypothèse vraisemblable. Il y a là un avertissement. Fouché se trouve momentanément hors du jeu ; mais Talleyrand, pour ne pas se laisser devancer par les événements ou par les concurrents, ne va pas tarder à reprendre son travail où il l'a laissé et, fort des appuis qu'il s'est ménagés à l'étranger, constamment assuré de l'appui de la Russie et de l'Autriche avec qui l'on surprend ses rapports intimes, regroupe autour de sa table de whist un certain nombre d'hommes qui, à l'occasion, pourront, à son profit, former un ministère, un conseil de régence, voire un gouvernement d'attente à l'abri duquel il traitera avec le plus fort au mieux de ses intérêts. Ces hommes, il les choisit de : manière que, par eux, il soit tenu au courant des moindres nouvelles, de ce qu'on pense et de ce qu'on dit chez Marie-Louise, chez le roi Joseph, dans les ministères, des Relations extérieures de France et d'Italie, chez Joséphine même ; car, par Eugène, elle peut avoir des renseignements.

Pour être constamment averti de ce qui se dira à Malmaison, il a sous la main l'agonie la plus dévouée et la mieux placée. Confidente de Joséphine depuis le Consulat, assez avant dans l'intimité de sa pensée pour que rien ne lui échappe des choses même qu'on prétend dissimuler à tous, liée avec Hortense de façon qu'elle soit admise à la plupart de ses secrets et qu'elle devine les autres, toute livrée en apparence aux Beauharnais contre les Bonaparte, ne voyant en réalité que comme Talleyrand veut qu'elle voie, elle joue, dans cette conspiration où le prince de Bénévent a groupé toutes les femmes auxquelles il a inspiré des passions, de la tendresse ou de l'amitié, un des rôles les plus utiles, si elle ne l'a pas aussi éclatant que Mme de Brignole, la princesse de Vaudemont, la duchesse de Courlande, Mme de Laval, la comtesse Tyszkiewicz, Mme de Carignan, Mme de Coigny, Mme de Jaucourt ou la duchesse de Luynes ; elle sert de trait d'union, sur ce terrain protégé qu'est Malmaison, entre Talleyrand et les gens qu'il ne saurait voir chez lui sans se compromettre et qui, fonctionnaires on généraux, sont naturellement engagés à fréquenter chez l'Impératrice.

On est là en pleine sécurité, car, si la Maison entière ne conspire pas encore, plusieurs ne dissimulent pas leur opposition et tous prennent leurs précautions. Cette maison ayant été recrutée uniquement de ci-devant nobles et d'émigrés qui ne se trouvent pas même rattachés à l'Empire par l'éclat de titres nouveaux ou par l'agrément de fortes dotations ; il est tout juste que l'opinion générale y soit royaliste et que, dès les premiers jours où l'on peut présager la chuté de l'Empire, il s'échange là des idées, sinon des projets en faveur des Bourbons.

Si, parmi les personnages nouveaux qui se sont introduits depuis une année ; il s'en rencontre quelqu'un qui soit tenté de fidélité et de dévouement envers l'Empire, ce n'est pas des Françaises, mais une Polonaise : la princesse Cunégonde Gedrojç, récemment nommée dame du palais, qui, avec ses dix-neuf ans et sa rare beauté, est aussi enthousiaste de Napoléon que son père Romuald-Thadée, l'organisateur de l'armée lithuanienne, que son frère Joseph, l'héroïque chevau-léger de la Garde. C'est elle, par fortune, qui défend la France contre les Françaises : Mlle de Caumont que Joséphine a recueillie à cause de son grand talent de musicienne et Mlle Amenca Caze, dont la mère est de Saint-Domingue, peut-être un peu parente des Tascher, ruinée comme de juste. La sœur de cette Mlle Caze est demoiselle de compagnie chez là princesse de Vaudemont et, par là s'établit encore une correspondance qui a peut-être sur les événements une influence considérable.

De tout cela, Joséphine ne voit rien. A présent elle n'a plus à attendre du Roi les grandes récompenses qu'elle espérait de lui en 1800. Trop haut montée, sa fortune ne peut plus être séparée de celle de Napoléon et si, par moments, elle s'imagine encore que les Bourbons lui tiendraient compte des services qu'elle a rendus à leurs partisans et de ceux qu'elle eût voulu leur rendre à eux-mêmes, elle ne peut se dissimuler .que leur retour entraînerait sa déchéance et que sa position serait en péril.

Les dangers que court son fils augmentent ses inquiétudes. Point de nouvelles, ni d'Eugène ni de l'Empereur, ni de l'armée. Pour calmer sa tête, elle a besoin de penser que l'Empereur défend d'écrire : La preuve, dit-elle, c'est que personne ne reçoit de lettres ; mais, dans de telles conditions elle se rapproche de ceux qui pensent comme elle ; elle va voir sa fille, elle passe des soirées près d'elle ; elle échange constamment avec elle des lettres et des billets. Par elle, elle s'établit dans une sorte de relation avec Marie-Louise ; celle-ci montre à Hortense les lettres qu'elle reçoit. Qu'elle est aimable ! Je lui ai, dit Joséphine, une reconnaissance infinie de l'amitié qu'elle te témoigne. Enfin, voici des lettres d'Eugène lui-même. Elle les lit avec avidité : J'ai passé, écrit-elle, de l'inquiétude la plus vive à un grand bonheur. Enfin, mon fils vit ! Mais quoi ! ce n'est que le 10 novembre, et quels jours encore !

Pourtant, il faut faire bon visage, et s'efforcer de paraître calme, car, par tous ces ennemis que l'on nourrit, l'on est guetté. De l'affaire Malet, quelque inquiétude que l'on ait prise et quelques mauvais bruits qui l'aient suivie, — fuite des princes espagnols, flotte anglaise en vue de Calais, entente de Malet avec des généraux de l'armée de Russie, même, coïncidence avec l'incendie de Moscou, — on se force à dire que ce n'est rien et, au besoin, à en faire des plaisanteries. A Malmaison, après dîner, Pasquier, le préfet de police qui, quelques jours auparavant, a été enlevé- de son hôtel par Lahorie et conduit à la prison de la Force, joue au billard avec Beaumont, le chevalier d'honneur ; Beaumont fait les quarante points sans quitter la queue : Parbleu ! dit Pasquier, voilà un joli tour de force. Et chacun de rire. Paris est toujours fort tranquille, écrit Hortense. L'on rit beaucoup, ce qui n'est pas fort gai pour les personnes qui en sont l'objet. Ce n'est pas plus gai pour l'Empire, car ces personnes, c'est le ministre de la Police et le préfet de Police, c'est le gouvernement même. On les redoutait ; on se moque d'eux ; et, en ce temps-là le ridicule tuait encore ; mais Hortense ne va pas chercher si loin. Elle veut à tout prix se donner confiance et elle en cherche des motifs dans la conspiration même : L'on voit, écrit-elle, ce que c'est que le nom de l'Empereur puisqu'on s'en servait même pour agir, mais, quoi qu'elle fasse, elle ne se rassure pas, et elle conclut : Enfin, le bonheur de l'Empereur nous sauvera de tout, j'espère.

Encore faut-il qu'il revienne et les jours passent. Le 19 décembre, seulement, on apprend que, la veille au soir, il est arrivé aux Tuileries. Si atteint que soit son prestige, on a une telle confiance aux ressources de son génie, on garde une telle crainte de ses colères, on sait si bien comme il traitera les indiscrets, qu'un beau silence s'établit et que les gens avisés reconnaissent à peine qu'ils ont lu le Vingt-neuvième bulletin.

Au milieu des soucis et des travaux qui l'accablent, l'Empereur, par Hortense ; a fait porter à Joséphine ses tendres souvenirs. Bien qu'il ne doute pas de sa fortune, il sent comme l'effort va être grand pour la ressaisir, et, songeant que c'est ici la première entreprise depuis le divorce et comme elle a tourné, peut-être se demande-t-il déjà si Joséphine n'en a point emporté quelque part.

Dès qu'il peut s'échapper, il vient à Malmaison et, comme Joséphine insiste pour voir, non plus Marie-Louise, mais au moins le roi de Rome, il y consent. L'a-t-elle obtenu déjà ? On en peut douter. L'obtint-elle d'autres fois ensuite ? Certainement non[1]. La rencontre à laquelle on voulut laisser un caractère fortuit, car Marie-Louise devait l'ignorer et, en cas qu'elle l'apprit, il était bon d'avoir préparé une excuse, eut lieu à Bagatelle, qu'on appelait alors le pavillon de Hollande. Lorsqu'il résidait à Paris, le roi de Rome y allait chaque jour et l'on avait déjà décidé que ce serait par la suite son rendez-vous de chasse dans le parc de ce palais qu'on lui édifiait à la montagne de Chaillot. Mme de Montesquiou l'y conduisit ; Joséphine y vint de Malmaison. Elle pleura longuement en regardant ce petit être pour qui elle avait été sacrifiée ; elle l'embrassa avec transport ; elle paraissait se complaire dans l'illusion produite par la pensée qu'elle prodiguait ses caresses à son propre enfant ; elle ne cessait d'admirer sa force et sa grâce et ne pouvait s'en détacher. Les moments pendant lesquels elle le tint lui parurent bien courts.

Au moins, veut-elle avoir son portrait : à Mme Thibaut qui, d'après nature, a peint le roi de Rome assis sur un mouton, elle commande pour un prix qui surprend — 40.000 francs — une répétition du tableau qui est chez l'Empereur et qu'il gardera sous ses yeux jusqu'au dernier jour de sa vie.

Elle se dédommage du roi -de Rome avec un autre fils de Napoléon, Alexandre Walewski. La comtesse. Walewska, attirée par elle et cédant à des sollicitations, nombreuses, n'a pas tardé, gracieuse et simple comme elle est, à devenir une des familières de Malmaison, où son fils est comblé de joujoux et de gâteries. C'est un spectacle sans doute qui n'est point ordinaire et qui ne manque pas d'imprévu, surtout lorsque l'Impératrice est assistée de sa lectrice ; mais Joséphine ne s'arrête pas à ces préjugés. Plus, dans le passé, elle a montré de jalousie contre toute femme qu'elle estimait dangereuse pour sa position, plus elle parait à présent éprouver de satisfaction à s'entourer des anciennes maîtresses de Napoléon, à les recevoir et à le choyer. Ce n'est pas sans doute qu'avec elles, elle parle de lui et qu'elle reçoive ou échange des confidences ; mais la seule vue de ces femmes amuse son esprit et l'occupe ; dans l'ennui où elle s'enlise, c'est une forme de distraction qui, dans une mesure, parle à ses sens, éveille au moins sa curiosité, et elle la recherche avec la même ardeur que la plupart des femmes porteraient à l'éviter. Le cas n'est pourtant pas isolé et sans analogue. Observé de près, sur des femmes qui n'ont pas pris les mêmes libertés que Joséphine, mais qui n'ont aussi l'exemple ni de son éducation, ni de son milieu, ni du temps où elle s vécu, il ne prouve pas plus l'absence de moralité qu'il n'indique une passion rétrospective. Ce n'est pas quelque .chose de l'amour que témoigna, même à d'autres, l'époux ou l'amant, que recherche ainsi l'épouse ou la maîtresse ; elle ne tamise point ces cendres éteintes pour y retrouver un peu de cet or d'amour dont elle est avide ; elle ne les interroge point pour savoir de quelle flamme elles ont brûlé ; c'est une sorte d'attrait où se combinent les sensations et les sentiments les plus divers ; curiosité, vague gratitude, haine apaisée, pitié, triomphe, solidarité — même une certaine tendresse.

En cet état d'esprit, il manque à Joséphine — et elle en éprouve toujours le regret — de connaître et de voir familièrement Marie-Louise. Si, admise, même à un rang subalterne et dont elle se contenterait à présent, aux pompes de la Cour, revenant, même en invitée, dans ces salons où, jadis, en tenait de droit la première place, elle pouvait se lier avec l'Impératrice, au point de lui donner des avis, de l'éclairer de ses conseils, de se rendre nécessaire ou tout le moins utile entre le mari et la femme, ce serait pour elle comme la suprême joie et elle eût tout sacrifié pour y parvenir. Un instant, elle s'est bercée de l'espoir que les malheurs communs les rapprocheraient, que ce projet qu'elle a formé dès avant le mariage, va se réaliser, qu'Hortense, si avant dans les bonnes grâces de Marie-Louise qu'elle est la seule princesse admise familièrement près d'elle, servira d'intermédiaire. Peut-être, si elle était arrivée un jour plus tôt à Paris, eût-elle saisi l'occasion et se fût-elle imposée. Mais l'Empereur est revenu ; il est là et il commande. Or, si jadis il a pensé à une telle réunion, à présent il en écarte formellement l'idée ; les répugnances de sa jeune femme ne l'ont pas seulement éclairé mais convaincu, au point que, si elle le voulait maintenant, ce serait lui qui s'y opposerait. Ce qui lui paraissait naturel lorsqu'il était encore hanté, si l'on peut dire, par le Carolingisme et les exemples de Charlemagne, son illustre prédécesseur, lui semble inadmissible à mesure qu'il subit davantage les idées qu'on peut appeler aristocratiques, et que, par l'entourage qu'il s'est formé, il vit dans un milieu partageant et exagérant au besoin les préjugés d'ancien régime.

Joséphine serait donc mal venue à proposer ce que jadis il avait spontanément résolu et même à demander de réitérer l'entrevue avec le roi de Rome. Pourtant, ici, Napoléon ne rencontrerait nul des inconvénients qu'il peut redouter ailleurs, n'était qu'il craint que Marie-Louise en eût connaissance. Il pourrait comprendre et s'expliquer que Joséphine voulût s'attacher à son fils. N'est-ce pas la survivance et la perpétuation de lui-même ; et outre ce qu'elle trouve d'intérêt à le voir, n'a-t-elle pas des droits sur lui ; sans elle, eût-il pu naître ? C'est à lui qu'elle a fait son sacrifice et qu'a-t-on à redouter de sa tendresse ? Même si cet enfant n'était pas le roi de Rome, Joséphine éprouve d'ailleurs, devant l'enfant quel qu'il soit et „d'où qu'il vienne, cette sorte d'attendrissement qui semble chez la femme le sentiment le plus vrai, parce qu'il procède uniquement de la nature et qu'il est l'expression même de son sexe. L'enfant l'attire et la réjouit ; l'enfant la subjugue et obtient tout d'elle. Elle n'en trouve jamais assez et, ne se lassant pas d'être marraine, ne se lasse jamais de ses filleuls. S'ils viennent la voir, elle s'ingénie à les rendre bruyants et à les faire joueurs, mais elle n'y parvient guère. Devant, elle, les enfants gardent l'air sage, ne se livrent point, restent figés dans leurs habits trop neufs, regardant les présents trop beaux que leur fait cette dame. Il faut bien que les princes tirent quelque agrément de la servitude où ils vivent et que, devant eux, la plupart des hommes paraissent polis et des enfants bien appris. Joséphine a donc beau faire : les joies qu'elle suggère aux enfants qu'on lui amène ne sauraient les rendre naturels et simples ; elles les laissent toujours apprêtés et courtisans, et elle estime dès lors que 'c'est leur façon d'être habituelle et qu'ils sont toujours aussi aimables.

Même ses petits-enfants à elle, si diables qu'ils se croient et qu'elle les croie, sont emprisonnés par l'étiquette et garrottés par le cérémonial ; elle les gâte certes, et de tout son cœur, mais ils n'en vivent pas moins à part, isolés, prisonniers de leur grandeur précoce et déjà en dehors de l'humanité. Elle leur donne à chaque visite tout ce qu'ils souhaitent et bien plus : ce qu'il y a de plus cher et ce qu'on fabrique de plus ingénieux, des jouets où s'est épuisé le génie du fabricant et qui n'ont qu'un malheur, c'est de n'être pas des jouets. Elle envoie chaque mois aux petites princesses d'Italie une caisse pleine de chez Leroy. Il y en a pour 1.401 francs en novembre, pour 1.168 francs en décembre 1812. Si tôt que la coquetterie vienne aux filles, est-ce à deux ans ?

Pourtant, c'est ici la consolation principale et la joie de Joséphine : elle est très grand'mère, du moins tant qu'elle peut, étant impératrice, et lorsque ses petits-fils viennent la voir, — ce qui est fréquent, elle s'en trouve d'autant plus heureuse que c'est presque la seule distraction qu'elle reçoive.

A. Paris, en effet, dès le retour de l'Empereur, tout a été mis en branle. Il faut qu'on s'amuse, ou qu'on en ait l'air, qu'on fasse du bruit, qu'on ne pense pas. Les princesses sont requises de rendre à la société du mouvement et de la gaîté et au commerce des profits. On danse tant qu'on peut et par ordre. De Malmaison, Joséphine entend les lointains échos de ces tristes fêtes, les bals des jambes de bois. Elle ne parvient pourtant pas à s'en désintéresser entièrement et, à défaut d'y paraître, il faut du moins qu'on en fasse chez elle quelque répétition. Lorsque, aux Tuileries, le 2 mars, Hortense donne une seconde représentation de son quadrille des Péruviennes, c'est Joséphine qui paye les costumes qu'il a fallu remplacer, et elle s'en fait, chez Leroy, une note de 2.030 francs. Il est vrai qu'on est venu l'en distraire en lui en offrant la primeur. Et, ce jour-là peut-on croire qu'elle a revêtu ce costume chinois que viennent, pour 985 francs, de lui faire les tailleurs Léger et Michel, ou bien est-ce quelqu'un de la Maison qu'elle a ainsi envoyé aux Tuileries ?

Certes, elle a besoin de se distraire comme elle peut, car Malmaison, si triste à est de moins en moins fréquenté. Si près de Paris et sous l'œil de l'Empereur, on n'y peut admettre que des personnes présentées et les personnes présentées sont prises chaque soir par les bals des princesses et par les fêtes officielles. Joséphine y ressent donc, bien plus vivement qu'à Navarre, l'obligation d'obéir aux règles de la Cour, en n'étant plus de la Cour, et de subir les contraintes de l'étiquette sans avoir aucun des agréments de la représentation. De plus, ce sont, sans cesse, de la part de la Maison d'honneur, des moues et des récriminations. Où sont les avantages et les honneurs qu'on avait promis ? Où la parité avec la Maison de l'Empereur ? Et c'est pour n'être de rien, ne participer à rien, à moins d'avoir d'ailleurs un titre et une fonction, qu'on s'est réduit à un tel esclavage ? Par les visiteurs qui tous sont de la Cour, y ont un rang, ou du moins y paraissent, on a les oreilles rebattues de fêtes où l'on est point admis, de splendeurs qu'on ne conne point et de faveurs où l'on n'est point initié. A cette perpétuelle tentation, il faut, par une obligation où le cœur, ni même le devoir n'entre pour rien, préférer cette vie qui a de la campagne tous les ennuis et de la Cour toutes les servitudes. La vanité étant l'ordinaire mobile qui, avec une sorte de misère, fait rechercher de telles places, il est juste que, dans la maison de Joséphine, — devenue la maison de Tantale, — on passe très vite de l'envie à la haine et de la haine à l'exaspération.

Au printemps, un peu de calme se fait. L'Empereur parti, les violons licenciés, les visiteurs reviennent à Malmaison. Le beau temps a rendu le séjour moins pénible et les contacts moins continus. En mai, Joséphine passe quelques jours à Saint-Leu et cela fait quelque liberté. Enfin, en juin, Hortense va prendre les eaux à Aix-les-Bains, et elle confie ses enfants à sa mère pour le temps de son absence. Cela fait une grande joie pour Joséphine, quoiqu'il s'y mêle des inquiétudes, car elle a un peu peur de sa fille, qui professe en .matière d'éducation, des doctrines strictes qu'elle s'est appropriées à l'Institut de Saint-Germain. Quand Hortense est présente, elle tressaille au moindre bruit, s'inquiète au moindre retard et s'affole à la moindre indisposition. Comme Joséphine la connaît telle, la mère la plus tendre, la plus réglée et aussi la plus craintive, il faudra qu'elle lui rende compte de tout heure par heure. Cela peut durer longtemps, car cette mère, lorsqu'elle s'absente, ne connaît plus le retour ; en 1810, elle a quitté le petit Louis le 9 avril, le grand-duc de Berg le 21 mai, et elle ne les a retrouvés, par un ordre de l'Empereur, qu'à la fin de septembre ; en 1811, elle a disparu en juin pour ne revenir qu'en novembre ; il est vrai que ses fils eussent été assez grands pour comprendre ce qu'ils ignoreront tant qu'elle vivra ; en 1812, elle a emmené les enfants à Aix-la-Chapelle ; mais, en 1813, elle les laisse lorsqu'elle part en juin pour Aix-les-Bains et elle ne rentrera qu'à la fin d'août.

Ce séjour à Malmaison a laissé aux enfants des souvenirs si profonds que le cadet, Louis, alors âgé de cinq ans — celui qui fut l'empereur Napoléon III, les a retracés près de soixante ans plus tard dans quelques pages de mémoires restés inédits : Je vois encore, a-t-il écrit, l'impératrice Joséphine dans son salon, au rez-de-chaussée, m'entourant de ses caresses et flattant déjà mon amour-propre par le soin avec lequel elle faisait valoir mes bons mots. Car ma grand'mère me gâtait dans toute la force du terme, tandis qu'au contraire, ma mère, dès ma plus tendre enfance, s'occupait à réprimer mes défauts, et à développer mes qualités. Je me souviens qu'arrivés à Malmaison, mon frère et moi nous étions maltres.de tout faire. L'Impératrice, qui aimait passionnément les plantes et les serres chaudes, nous permettait de couper les cannes à sucre pour les sucer, et toujours elle nous disait de demander tout ce que nous voudrions. Un jour qu'elle faisait cette même demande, la veille d'une fête, mon frère plus âgé que moi de trois ans et par conséquent plus sentimental, demanda une montre avec le portrait de notre mère ; mais moi, lorsque l'Impératrice me dit : Louis, demande tout ce qui te fera le plus de plaisir, je lui demandai d'aller marcher dans la crotte avec les petits polissons. Qu'on ne trouve pas cette demande ridicule, car, tant que je fus en France où je demeurai jusqu'à sept ans, ce fut toujours un de mes plus vifs chagrins que d'aller dans la ville en voiture à quatre ou à six chevaux. Lorsque, en 1815, avant notre départ, notre gouverneur nous conduisit un jour sur le boulevard, cela me fit éprouver la plus vive sensation de bonheur qu'il me fût possible de me rappeler.

Comme tous les enfants, mais plus que tous les enfants peut-être, les soldats attiraient mes regards et étaient le sujet de toutes mes pensées. Quand, à Malmaison, je pouvais m'échapper du salon, j'allais bien vite du côté du grand perron où il y avait toujours deux grenadiers qui montaient la garde. Un jour que je m'étais mis à la fenêtre du rez-de-chaussée de la première pièce d'entrée, j'entrai en conversation avec un des vieux grognards qui montaient la garde. Le factionnaire qui savait qui j'étais me répondait en riant et avec cordialité. Je lui disais — je m'en souviens — : Moi aussi je sais faire l'exercice ; j'ai un petit fusil. Et le grenadier de me dire de le commander et alors me voilà lui disant : Présentez armes ! Portez armes ! Arme bras ! Et le grenadier d'exécuter tous les mouvements pour me faire plaisir. On conçoit quel était mon ravissement ; mais, voulant lui prouver ma reconnaissance, je cours vers un endroit où l'on nous avait donné des biscuits. J'en prends un et je cours le mettre dans la main du grenadier qui le prit en riant, tandis que moi, j'étais heureux de son bonheur croyant lui en avoir fait un grand.

Voilà la version du petit-fils où il semble que se trouve dépeinte et caractérisée la vie entière des enfants princiers. Ils ne sauraient avoir des camarades et des amis ; ils ont des familiers et des serviteurs. Ils sucent des cannes à sucre poussées dans des serres, mais comme ils préféreraient du bois de réglisse acheté chez l'épicier ! ils commandent l'exercice à des grenadiers de la Garde, mais c'est faute de jouer à la guerre avec des gamins de leur âge, de donner et d'embourser de bons coups. Quelque prétention qu'on ait d'en faire des hommes, ils restent des princes, et le mieux est sans doute qu'ils soient élevés pour ce métier, puisque, à l'éducation d'homme qu'on voudrait leur donner, ils apprendraient seulement que la flatterie est de tous les âges et que chez les enfants il y a déjà des âmes de courtisans et de valets.

Cette version du petit-fils comme elle se trouve appuyée et commentée par les lettres de la grand'mère. Joséphine a peur d'être grondée pour les gâteries dont elle comble ses petits-fils et, pour mettre sa conscience en repos et prévenir les reproches, elle écrit : Sois bien tranquille pour tes enfants ; ils se portent parfaitement bien. Leur teint est blanc et rose ; je puis t'assurer que, depuis qu'ils sont ici, ils n'ont pas eu la plus légère indisposition. Je suis ravie de les avoir près de moi ; ils sont charmants. Et, en vraie grand'mère, la voici qui s'extasie sur les jolis mots du petit Oui-Oui : L'abbé Bertrand, lui faisait lire une fable où il était question de métamorphoses ; s'étant fait expliquer ce que signifiait ce mot : Je voudrais, dit-il à l'abbé, pouvoir me changer en petit oiseau, je m'envolerais à l'heure de votre leçon, mais je reviendrais quand M. Hase arriverait. — Mais, Prince, répondit l'abbé, ce que vous dites là n'est pas aimable pour moi. — Oh ! reprit Oui-Oui, ce que je dis n'est que pour la leçon et non pas pour l'homme. Ne trouves-tu pas comme moi cette repartie très spirituelle, dit la grand'mère. Il était impossible de se tirer d'embarras avec plus de grâce. N'est-ce pas aussi la preuve que M. Hase, le père Hase comme l'a appelé une autre génération, excellait déjà à se faire bien venir et à raconter de touchantes histoires ? Ces leçons qu'il donnait alors à Oui-Oui l'ont mené, quarante ans plus tard, à une chaire que créa exprès pour lui, à la Sorbonne, son ancien élève devenu empereur.

C'est encore la lune de miel entre grand'mère et petits-fils, lorsque arrive à Malmaison la nouvelle de la mort de Mme de Broc, celle de ses dames qu'Hortense affectionnait davantage et qui, avec Mlle Cochelet était la plus initiée à sa vie. En allant avec la reine visiter cette cascade de Grésy que Joséphine avait tant admirée deux ans auparavant, elle a glissé sur une planche humide, est tombée dans le gouffre, et tout ce qu'on a pu, ç'a été retrouver son cadavre. Ce fut, pour Hortense un désespoir. Mme de Broc, née Auguié, sœur de la maréchale Ney et nièce de Mme Campan, avait été élevée avec elle, mariée par elle, ne l'avait jamais quittée et, devenue veuve, lui était à présent une compagne inséparable. Joséphine était habituée à regarder toutes ces jeunes femmes qui entouraient sa fille, comme lui appartenant un peu et elle avait beaucoup de confiance au tact et à l'esprit de conduite de Mme da Broc. Elle offrit à Hortense de l'aller retrouver à Aix, pour peu que sa présence et ses soins lui fussent utiles, et pour avoir des nouvelles plus sûres, elle envoya son chambellan, M. de Turpin. La reine, fort éprouvée déjà de santé et de nerfs, avait besoin surtout de solitude et de repos ; elle ne profita donc pas de l'offre que lui faisait sa mère et prolongea à Aix, au moins jusqu'au milieu d'août, un séjour que ce souvenir devait rendre singulièrement pénible.

Joséphine, cette alerte passée, eut tout le loisir de jouir de ses petits-fils et elle en raffolait. Tout annonce en eux, écrit-elle à sa fille, un caractère excellent et un grand attachement pour toi. Plus je les vois, plus je les aime. Cependant, je ne les gâte pas. Sois bien tranquille pour eux. On suit exactement ce que tu as prescrit pour leur régime et pour lattée études. Lorsqu'ils ont travaillé dans la semaine, je les fais déjeuner et dîner avec nous le dimanche. Ce qui prouve qu'ils se portent bien, c'est qu'on trouve qu'ils ont beaucoup gagné. Napoléon a eu hier un œil un peu enflé d'une piqûre de cousin ; il n'en a pas été Moins bien qu'à son ordinaire. Aujourd'hui, il n'y parait presque plus. On ne te l'aurait même pas mandé si l'on n'était dans l'habitude de te rendre compte exactement de tout ce qui les concerne. Le jour de l'arrivée de M. de Turpin, j'avais reçu de Paris deux petites poules d'or qui, par le moyen d'un ressort, pondent des œufs l'argent ; je leur en ai fait présent de ta part, comme venant d'Aix. Un autre jour, elle écrit : Leur santé se soutient à merveille ; ils n'ont jamais été plus frais et mieux portants. Le petit Oui-Oui est toujours gracieux et aimable pour moi. Il y a deux jours, voyant partir Mme de Tascher qui va rejoindre son mari aux eaux, il dit à Mme de Boucheporn : Il faut donc qu'elle aime bien son mari puisqu'elle quitte grand'maman. Ne trouves-tu pas cela charmant ? Ce même jour-là il allait se promener au bois du Buttard, dès qu'il a été dans la grande allée, il a jeté son chapeau en l'air en s'écriant : Ah ! que j'aime la belle nature. Il se passe peu de jours sans que l'un ou l'autre ne m'amuse par son amabilité. Ils animent tout autour de moi ; juge si tu m'as rendue heureuse en les laissant avec moi.

C'est ici un des jolis côtés qu'il faut dégager de Joséphine : elle n'a guère été mère, mais elle est épar-dûment grand'mère. Elle l'est par la joie qu'elle éprouve à regarder ses petits-fils, par l'admiration qu'elle leur témoigne, par le radotage de leurs bons mots, par cette sorte d'enfantillage avec lequel elle se met à leur niveau. Malgré qu'elle éprouve une préférence pour le cadet et qu'elle le témoigne à sa complaisance pour les jolis mots de Oui-Oui, dans les occasions où il faut officiellement paraître, c'est le prince Napoléon-Louis, grand-duc de Berg et de Clèves, qu'elle met en avant. C'est lui qui représente le Prince Primat, grand-duc de Francfort, au baptême de Casimir-Marie-Victor Guyon de Montlivault, le fils de l'intendant, et le prince Eugène-Napoléon de France au baptême de Joseph-Eugène-Jean-Horace de Barrai, filide M. de Barrai, aide de camp du prince d'Essling ; Oui-Oui n'a pour filleuls que les enfants des sous-gouvernantes Eugène-Louis-Napoléon de Boucheporn, et Aloïse-Joséphine-Françoise-Charlotte de Mailly-Couronnel, mais les dragées qu'offre la grand'mère n'en sont pas moins succulentes.

Cependant, voici Hortense de retour : elle ne fait que toucher barre à Saint-Leu, reprend ses fils et part avec eux pour Dieppe où on lui a ordonné les bains de mer. C'est un grand vide pour Joséphine ; mais, vu l'absence de toute distraction à Paris et à Saint-Cloud, on se porte assez volontiers à Malmaison, où, quoiqu'on ne parle nullement nouvelles dans le cercle de l'Impératrice, il se trouve toujours quelque personne bien informée qui en glisse à l'oreille. C'est un terrain neutre, d'autant plus fréquenté qu'on y trouve table ouverte. Ainsi, à des chambellans de Marie-Louise qu'elle ne connaissait pas l'année précédente, Joséphine fait écrire par Mme d'Arberg qu'elle est chargée d'avoir l'honneur de dire que l'intention de Sa Majesté est qu'ils viennent dîner à Malmaison toutes les fois que leur service le leur permettra. On a ainsi du monde et du beau monde. Les nouvelles maréchales, — celles de second lit ou de troisième qui sont de noblesse, — comme la duchesse de Reggio et la duchesse de Castiglione, viennent assidûment faire leur cour, en même temps que d'anciennes connaissances telles que la princesse d'Eckmühl. On ne se compromet point en paraissant et, si l'on n'en tire pas de grandes lumières, on rapporte au moins quelque indication sur la santé de l'Empereur et sur les campements d'Eugène : c'est toujours mieux qu'ailleurs où l'on ne sait rien et où l'on ne dit rien. D'ailleurs, si la conversation languit, on a de bonne musique par les sœurs Delihu et Mme de Caumont qu'accompagne Carli qui s'intitule surintendant de la musique ; on a Mlle Pieau dont Nadermann a perfectionné par ses conseils le talent de harpiste ; on a Nadermann lui-même, Habeneck, premier violon de l'Impératrice, et tous les artistes et montreurs de curiosités rares de passage à Paris.

Depuis l'hiver de 1810, par contre, on n'y a vu aucun des Bonaparte. On comprend qu'à leurs rapides voyages ils n'aient pas paru, mais Joseph est rentré d'Espagne, Jérôme de Westphalie et si, à Aix, Joséphine a fait assez intime société avec Julie, c'est fini, maintenant qu'elle est à Mortefontaine ou au Luxembourg. De Meudon, Catherine ne vient pas davantage bien qu'elle ne recule pas devant des courses autrement longues. La scission entre Beauharnais et Bonaparte est complète et l'on ne peut dire qu'ici les torts viennent de Joséphine et de ses enfants. Non seulement, Joséphine ne semble avoir gardé nulle rancune des anciennes injures, mais lorsque, en novembre, les Rémusat, dînant à Malmaison, annoncent que Louis a écrit à l'Empereur pour se raccommoder avec lui, en lui disant que, puisqu'il était dans ce moment malheureux, il lui demandait de ne plus le quitter, elle trouve cela très louable et très bien à lui ; elle en redoute seulement pour sa fille de nouveaux tourments, mais c'est du même ton qu'Hortense la rassure. J'en suis bien aise, dit-elle ; mon mari est bon Français ; il le prouve en rentrant en France au moment où toute l'Europe se déclare contre elle. C'est un honnête homme et, si nos caractères n'ont pu sympathiser, c'est que nous avions des défauts qui ne pouvaient aller ensemble.

Eugène, en ce moment, donne des marques de fidélité qui contrastent avec la conduite de deux alliés des Bonapartes, Murat et Bernadotte, et qui, à ce titre aussi, sont pour flatter au point le plus sensible l'orgueil maternel de Joséphine. Par suite de circonstances particulières, elle se trouve étroitement mêlée aux décisions de son fils et c'est là pour elle la principale préoccupation de cette fin de 1813.

Le 15 octobre. Eugène a reçu du roi de Bavière, son beau-père, une lettre où, en l'informant de son accession à la coalition, il lui laissait entrevoir que les Autrichiens seraient disposés à consentir un armistice particulier avec l'armée d'Italie sur le pied de la ligne du Tagliamento. Eugène a répondu que son devoir ne lui permettait d'accepter avec les Autrichiens qu'un tacite arrangement par lequel l'armée d'Italie continuerait à occuper les rives de l'Isonzo, et, comme il a compris où tendait cette ouverture, il a, au milieu de phrases d'affection pour son beau-père, saisi l'occasion d'affirmer, de la façon la plus nette son entier dévouement à l'Empereur. Auguste, en même temps, par une lettre vraiment haute et touchante, a recommandé ses enfants à son père et lui a déclaré qu'elle rompait désormais avec lui toute correspondance. Quelques jours après, elle a écrit l'Empereur pour lui offrir l'assurance de son tendre attachement, de l'entier dévouement d'elle et de son mari, et lui dire que rien au monde ne leur ferait oublier leur devoir. L'Empereur ne semble pas avoir répondu.

Le 22 novembre, un aide de camp du roi de Bavière, le prince de la-Tour-et-Taxis se présente, déguisé en officier autrichien, aux avant-postes de l'armée franco-italienne et demande à voir le vice-roi. Il lui remet un billet du roi qui l'accrédite et lui propose un arrangement pour assurer à sa famille un sort avantageux en Italie et pour le faire déclarer roi du pays qui serait convenu. — Je suis bien fâché, répond Eugène, de donner un refus au roi, mais on demande l'impossible. Le prince insiste et parle des enfants. J'ignore, reprend Eugène, si mon fils est destiné à porter un jour la couronne de fer, mais, en tout cas, il ne doit y arriver que par la bonne voie, et il conclut : On ne peut nier que l'astre de l'Empereur commence à pâlir, mais c'est une raison de plus pour ceux qui ont reçu de ses bienfaits pour lui rester fidèles. Il écrit à son beau-père les motifs de son refus et, tout de suite, il rend compte à l'Empereur : Il ne m'a pas fallu grande réflexion, lui dit-il, pour faire assurer au roi de Bavière que son gendre était trop honnête homme pour commettre une lâcheté, que je tiendrais jusqu'à mon dernier soupir le serment que j'avais fait et que je répétais, de vous servir fidèlement ; que le sort de ma famille est et serait toujours entre vos mains et qu'enfin, si le malheur pesait jamais sur nos têtes, j'estimais tellement le roi de Bavière que j'étais sûr d'avance qu'il préférerait retrouver son gendre, particulier mais honnête homme que roi et traître.

Cette attitude d'Eugène, pleinement approuvée par sa femme, ne peut manquer d'enorgueillir Joséphine et Hortense auxquelles Auguste envoie toutes les pièces de cette sorte de négociation. Rien de ce qui est bon, noble et grand, écrit-elle à sa bonne mère, ne peut nous étonner de la part de notre excellent Eugène, mais depuis hier, je suis malgré cela, encore plus heureuse et fière d'être la femme d'un tel homme et, pour vous faire partager ma joie, je me bâte de vous envoyer la copie d'une lettre qu'il m'a écrite après avoir refusé une couronne qu'on lui offrait, s'il consentait à être un ingrat, un lâche, enfin à trahir l'Empereur comme le roi de Naples.

Est-ce à dire pourtant qu'Eugène n'est pas sans quelque préoccupation de s'assurer, avec l'assentiment de l'Empereur et en lui restant fidèle, la couronne à laquelle il a été appelé ? Il obéirait sans réplique à un ordre formel de ramener ses troupes sur la frontière de France, mais, dès que l'alternative lui est laissée de garder ou d'abandonner l'Italie, il ne se trouve pas assez résolu pour prendre un parti L'Empereur, de son côté, au milieu des fluctuations qui, selon les succès ou les revers, agitent ses décisions, tantôt veut, et tantôt ne veut pas que l'Italie soit évacuée, et lorsque, en contradiction avec sa pensée du moment, il reçoit d'Eugène une réponse inspirée par des instructions de vingt jours antérieures, il est tenté d'attribuer les actes du vice-roi à des ambitions personnelles et même à des velléités de trahison.

Dans un temps de communications immédiates, on perd de vue qu'alors, il fallait, de Paris à Milan, à l'estafette le plus rapide, huit jours pour le moins ; autant pour le retour ; les événements de guerre déplaçant constamment les quartiers généraux amenaient des retards de vingt-quatre, de quarante-huit heures dans chaque sens ; dès lors, pour l'échange de pensées, c'étaient quinze, dix-huit, vingt jours. Dans une période comme la Campagne de France où les minutes comptent pour des siècles, où la situation se transforme continuellement, qu'on juge dès lors de l'inconcordance des réponses et de l'incertitude même des ordres.

Toutefois, il faut que des faits particuliers soient venus à la connaissance de l'Empereur pour que, de Nogent, le 8 février, il écrive au roi Joseph : Mon frère, faites remettre cette lettre en main propre à l'Impératrice Joséphine ; je lui écris pour qu'elle écrive à Eugène. Sur cette lettre dont on n'a point le texte, Joséphine écrit immédiatement à son fils : Ne perds pas un instant, mon cher Eugène, quels que soient les obstacles, redouble d'efforts pour remplir l'ordre que l'Empereur t'a donné. Il vient de m'écrire à ce sujet. Son intention est que tu te portes sur les Alpes en laissant dans Mantoue et les places d'Italie seulement les troupes d'Italie. Sa lettre finit par ces mots : La France avant tout, la France a besoin de tous ses enfants. Viens donc, mon cher fils, accours ; jamais ton zèle n'aura mieux servi l'Empereur. Je puis t'assurer que chaque moment est précieux. Je sais que ta femme se disposait à quitter Milan. Dis-moi si je puis lui être utile. Adieu, mon cher Eugène, je n'ai que le temps de t'embrasser et de te répéter d'arriver bien vite.

Quel est ce mode nouveau qu'adopte l'Empereur pour transmettre ses ordres à un de ses lieutenants ? Depuis quand Eugène reçoit-il ses instructions par sa mère et non plus par le ministre de la Guerre ou le major général ? Si l'Empereur met ainsi Joséphine en jeu, .et dans des termes presque de supplication, c'est donc qu'il doute de la fidélité d'Eugène et qu'il la suspecte ?

En effet, une démarche inconsidérée qu'a faite Eugène prête à des commentaires : au mois de janvier, préoccupé de la grossesse de la vice-reine et de son prochain accouchement, il a fait demander au maréchal de Bellegarde, commandant les armées autrichiennes, l'autorisation que sa femme restât à Milan ou à Monza pour le temps de ses couches, au cas où lui-même évacuerait l'Italie. Bellegarde en a référé à Vienne où la demande a été accueillie et des lettres ont été échangées qui, bien qu'ayant trait uniquement à la santé de la princesse, n'en donnent pas moins lieu à des suppositions défavorables. Au moment où ii écrit ses lettres du 8 février, l'Empereur sait seulement qu'il y a eu des communications entre Eugène, le quartier général autrichien et le cabinet de Vienne. Il ne sait pas de quoi elles traitent, car on ne lui en a pas rendu compte et il est en droit de tout soupçonner.

Dix jours plus tard, le 18, il reçoit Tascher, aide de camp du vice-roi qui arrive d'Italie ; il apprend de lui ce dont il s'agit et, dès le 19, il écrit à Eugène : Mon fils, il est nécessaire que la vice-reine se rende sans délai à Paris pour y faire ses couches ; mon intention étant que, dans aucun cas, elle ne reste dans le pays occupé par l'ennemi. Il est complètement rassuré non seulement sur les actes, mais sur les intentions d'Eugène, car, trois jours plus tard le 22, au congrès de Châtillon, Caulaincourt est chargé formellement de poser cette question : Si les droits du vice-roi comme héritier du royaume d'Italie étaient reconnus pour le cas où le roi d'Italie renoncerait à la couronne de ce royaume.

Mais l'explication de ces impressions et de ces pensées successives et contradictoires échappe forcément à Eugène. Le 18 février, il reçoit à Volta la lettre de sa mère en date du 9 ; déjà il a sur le cœur la façon légère dont l'Empereur a traité la mission du prince de la-Tour-et-Taxis, se contentant de dire : Je reconnais bien là la politique de l'Autriche, c'est ainsi qu'elle fait tant de traîtres ; mais, à ce nouveau coup, il ne peut se contenir : lui faire écrire par sa mère, c'est mettre en cause des sentiments qui n'ont rien à voir avec le militaire, c'est marquer, par suite, des inquiétudes don t il sent profondément l'injure : Votre Majesté a semblé croire, écrit-il à l'Empereur, que j'ai besoin d'être excité à me rapprocher de la France dans les circonstances actuelles, par d'autres motifs que mon dévouement pour sa personne et mon amour pour ma patrie. Que Votre Majesté me le pardonne, mais je dois lui dire que je n'ai mérité ni ses reproches, ni le peu de confiance qu'elle montre dans des sentiments qui seront toujours les plus puissants mobiles de toutes mes actions. Il insiste alors sur le caractère conditionnel de l'ordre qu'il a reçu. Il devait se retirer sur les Alpes dans le cas où le roi de Naples déclarerait la guerre à la France : or, le roi de Naples n'a pas déclaré la guerre et, il y a deux jours encore, il a fait dire à Eugène que son intention n'était pas d'agir contre l'Empereur et il lui a donné en même temps à entendre qu'il ne faudrait qu'une circonstance heureuse pour qu'il se déclarât en faveur des drapeaux pour lesquels il a toujours combattu. Eugène expose ensuite que sa retraite, avec une armée que la désertion eût réduite à dix mille hommes, eût amené sur la France l'effort d'une armée autrichienne de 70.000 hommes, de l'armée napolitaine et, vraisemblablement, de l'armée italienne elle-même. En tout cas, si l'Empereur voulait que le mouvement s'accomplît à tout risque, que n'a-t-il daigné l'ordonner ?Votre Majesté doit en être bien persuadée ; ses moindres désirs seront toujours des lois suprêmes pour moi ; mais elle m'a appris que, dans le métier des armes, il n'est pas permis de deviner des intentions et qu'on doit se borner à exécuter des ordres. Quoi qu'il en soit, dit-il en terminant, il est impossible que de pareils doutes soient nés dans le cœur de Votre Majesté. Un dévouement aussi parfait que le mien doit avoir excité la jalousie. Puisse-t-elle ne point parvenir à altérer les bontés de Votre Majesté pour moi ; elles seront toujours ma plus chère récompense.

A sa mère, dans une lettre qu'il destine à tous les lecteurs, il va bien plus loin et, en s'indignant davantage, accuse directement ceux qu'il soupçonne de l'avoir calomnié près de l'Empereur : il ne les nomme point, mais le beau-frère de Bernadotte, lieutenant général de l'Empereur, ne pourra se méconnaître. Ta lettre m'a confondu, dit-il... Je ne croyais pas être arrivé jusqu'à ce moment pour avoir besoin de donner à l'Empereur des preuves de ma fidélité et de mon dévouement : je ne puis dans tout cela voir qu'une chose, c'est que j'ai des ennemis et qu'ils sont jaloux de la manière, j'ose dire, honorable dont je me suis tiré des circonstances les plus difficiles. Il reprend alors les arguments qu'il a développés devant l'Empereur, il affirme son dévouement, il démontre qu'il n'a reçu aucun ordre positif de se mettre en retraite et qu'il est resté dans son droit et dans son devoir en ne se repliant pas sur les Alpes.

N'est-ce pas un ordre pourtant, mieux qu'un ordre, cette lettre qu'il a reçue de Joséphine ? Sans doute, le souci qu'il prend d'avoir raison dans sa défense l'empêche de le considérer comme tel : il était à Volta le 9 ; il y est encore le 27. Il y reçoit la lettre de l'Empereur en date du 19, ordonnant qu'Auguste rentre en France pour ses couches. C'est un nouveau grief et, sans se souvenir que l'Empereur en a peut-être formé d'autres de son côté, il écrit : J'ai reçu les ordres de Votre Majesté en date du 19 concernant le départ de la vice-reine de Milan. J'ai été profondément affligé de voir, par la forme de cet ordre, que Votre Majesté s'était méprise sur mes véritables intentions en pensant que j'eusse jamais eu celle de laisser la vice-reine dans les lieux qu'auraient occupés les ennemis de Votre Majesté à moins d'un obstacle physique. Je croyais, par toute ma conduite, avoir mérité que Votre Majesté ne mit plus mes sentiments en doute. La santé de ma femme a été très mauvaise depuis trois mois ; les derniers événements, en redoublant ses inquiétudes, avaient aggravé son mal. Je vais lui communiquer les intentions de Votre Majesté et, dès que sa santé le lui permettra, elles seront remplies. Je le répète, Sire, elles ne pouvaient nous chagriner que par les motifs injustes qui vous les auraient suggérées et qui sont étrangers, j'ose le dire, à votre cœur paternel.

Mais cela n'est rien. Eugène encore y met des formes : sa lettre attristée, irritée même, reste respectueuse. Auguste est plus nette. Elle a pourtant été prévenue par sa belle-mère et par sa belle-sœur ; elle ne peut douter des mobiles qui font agir l'Empereur ; elle sait que Joséphine l'attend depuis le 9 février ; mais il n'importe ; et, à cet ordre qui contrarie son amour et ses projets, elle répond d'un ton où se retrouve toute la hauteur de la princesse allemande et, peut-on dire, tout le dédain d'une fille des Wittelsbach. Elle ne descend à se justifier ni de la négociation qu'elle a fait engager avec Vienne, ni du retard qu'elle a mis à se rendre en France. C'est elle qui accuse, non seulement les calomniateurs, mais l'Empereur même ; c'est elle qui le taxe d'injustice et, d'ailleurs, elle refuse nettement de lui obéir.

Eugène, écrit-elle, vient de me communiquer l'ordre que Votre Majesté lui a donné ; il m'a extrêmement surprise, car je ne m'attendais pas qu'après toutes les preuves d'attachement qu'Eugène ne cesse de vous donner, vous exigiez qu'il risquât aussi la santé et même la vie de sa femme et de ses enfants, seul bien et consolation qu'il a dans ce monde. S'il ne parle pas en cette occasion, c'est à moi de le faire.

Sans doute je connais mes devoirs et les siens envers Votre Majesté. Nous en avons donné assez de preuves, et nous n'y avons jamais manqué ; notre conduite est connue de tout le monde ; nous ne nous servons pas d'intrigues et nous n'avons d'autre guide que l'honneur et la vertu. Il est triste de devoir dire que, pour récompense, nous n'avons été abreuvés que de chagrins et de mortifications, que nous avons pourtant supportés en silence et avec patience.

Malgré que nous n'ayons fait de mal à personne, nous avons des ennemis, je ne puis eu douter, qui cherchent à nous nuire dans l'esprit de Votre Majesté ; car, si vous écoutiez votre cœur, vous ne nous traiteriez pas comme vous le faites.

Qu'ai-je fait pour mériter un ordre de départ aussi sec ? Quand je me suis mariée, je ne pensais pas que les choses en viendraient là Le roi, mon père, qui m'aime tendrement, m'avait proposé, pendant que les affaires allaient si mal, de me prendre chez lui, afin que je puisse faire tranquillement mes couches. Mais je l'ai refusé, craignant que cette démarche jetât du louche sur la conduite d'Eugène, quoique ses actions parlaient pour lui, et je comptais aller en France. J'ai été malade depuis, et les médecins m'ont dit que je risquerais beaucoup si je faisais un si grand voyage dans ce moment, étant déjà dans le huitième mois de ma grossesse, et alors je me suis décidée à me retirer à Monza, si Eugène était forcé de quitter l'Italie, croyant que Votre Majesté ne pourrait pas le trouver mauvais ; mais je vois que vous ne prenez plus aucun intérêt à ce qui peut m'arriver, ce qui m'afflige profondément.

Malgré cela, j'obéirai à vos ordres. Je quitterai Milan, si les ennemis doivent y venir ; mais mon devoir, mon cœur me font une loi de ne pas quitter mon mari, et puisque vous exigez que je risque ma santé, je veux au moins avoir la consolation de finir mes jours dans les bras de celui qui possède toute ma tendresse et qui fait tout mon bonheur.

Tel que sera son sort, je le partagerai et il sera toujours digne d'envie, puisque nous pourrons nous dire que nous en avons mérité un plus heureux, et que nous aurons une conscience sans reproche.

Malgré les chagrins que Votre Majesté nous fait éprouver, je ne cesserai de me réjouir de son bonheur et de faire des vœux pour celui de l'Impératrice.

Cette étonnante lettre a reçu la pleine approbation, et même provoqué l'enthousiasme d'Eugène. Je te jure, a-t-il écrit à sa femme, qu'il est impossible de faire mieux ; elle peint ta belle âme et ton beau caractère. En même temps qu'à l'Empereur, elle a été adressée en copie à Joséphine et à Hortense ; elle met en effet toutes les apparences du côté du vice-roi et il parait impossible ensuite qu'on lui reproche rien. Sans doute, il paraîtra singulier qu'Eugène persiste à rester en Italie ; singulier aussi qu'Auguste, qui ne peut venir à Paris, ni même dans le midi de la France, se rende à Mantoue. A Malmaison, on n'ignore point les espérances que le ménage a formées puisque Joséphine écrit à sa fille : Je suis convaincue que l'Empereur cédera l'Italie, mais, n'importe ce qui arrivera, notre cher Eugène se sera fait une belle réputation, c'est au-dessus de tout ; et qu'elle ajoute : J'ai tâché dans ma lettre de donner du courage à Auguste, mais j'ai bien pris sur moi. Il serait inutile de contredire : la posture est prise, elle est belle ; et c'est Napoléon qu'on devra accuser d'ingratitude vis-à-vis d'Eugène, modèle de fidélité.

L'Empereur, qui a été traité comme un petit garçon par sa belle-fille, répond d'un style différent à elle et à Eugène, mais, à l'un comme à l'autre, il fait, en vérité, ses excuses et, s'il est vrai qu'il soit dupe, il l'est de façon que sa magnanimité éprouve le besoin de se faire pardonner le soupçon qu'on a pu lui attribuer.

Il écrit à Eugène (Soissons, 12 mars) : Mon fils, je reçois une lettre de vous et une de la vice-reine qui sont de l'extravagance ; il faut que vous ayez perdu la tète. C'est par dignité d'homme que j'ai désiré que la vice-reine vint faire ses couches à Paris et je la connais trop susceptible pour penser qu'elle puisse se résoudre à se trouver dans cet état au milieu des Autrichiens. Sur la demande de la reine Hortense, j'aurais pu vous en écrire plus tôt ; mais alors Paris était menacé. Du moment que cette ville ne l'est plus, il n'y aurait rien de plus simple aujourd'hui que de venir faire ses couches au milieu de sa famille et dans le lieu où il y a le moins de sujets d'inquiétude. Il faut que vous soyez fou pour supposer que ceci se rapporte à la politique. Je ne change jamais de style, ni de ton, et je vous ai écrit comme je vous ai toujours écrit.

Il est fâcheux pour le siècle où nous vivons que votre réponse au roi de Bavière cous ait valu l'estime de toute l'Europe ; quant à moi, je ne vous ai pas fait compliment, parce que vous n'avez fait que votre devoir et que c'est une chose simple. Toutefois, vous en avez déjà la récompense, même dans l'opinion de l'ennemi, de qui le mépris pour votre voisin est au dernier degré.

A Auguste, sa lettre est plus expressive encore, car c'est par des paroles d'affection et de tendresse qu'il se justifie ; pour le faire, il entre dans plus de détails, il porte plus de soin à la persuader et on dirait que c'est lui l'accusé. Sans doute, en s'adressant à elle, c'est à Eugène aussi qu'il parle, mais de quel ton ! Ma fille, j'ai reçu votre lettre. Comme je connais la sensibilité de votre cœur et la vivacité de votre esprit, je ne suis pas étonné de la manière dont vous avez été frappée. J'ai pensé qu'avec votre caractère, vous feriez de mauvaises couches dans un pays qui est le théâtre de la guerre et au milieu d'ennemis, let que le meilleur parti pour votre sécurité était de venir à Paris. Je ne vous l'ai pas mandé plus tôt parce que Paris était alors en danger et je ne voyais rien à gagner à vous placer au milieu des alarmes de Paris au lieu de celles de Milan. Mais, aussitôt que le danger de Paris a été passé, j'ai cru que ce voyage avait toutes sortes d'avantages pour votre état. Reconnaissez votre injustice et c'est votre cœur que je charge de vous punir.

Et c'est de Soissons, le 12 mars, qu'il écrit ainsi.

Trois jours après, le 15, il fait encore à Auguste et à Eugène une réponse meilleure et où il témoigne mieux, s'il est possible, les sentiments de son cœur ; c'est, dans la contre-note qu'en son nom Caulaincourt présente aux alliés, ce paragraphe IV : Sa Majesté l'Empereur des Français, comme roi d'Italie, renonce à la couronne en faveur de son héritier désigné, le prince Eugène-Napoléon et de ses successeurs à perpétuité.

Les émotions qu'a causées à Joséphine cette querelle entre l'Empereur et Eugène, ont été d'autant plus vives que, depuis le divorce, elle s'est attachée à son fils, non comme à un fils, mais comme au seul homme dont elle puisse recevoir un appui, prendre un conseil, suivre une direction. Il est devenu l'oracle auquel elle obéit, et, comme à ses paroles, elle attache à ses actes un prix exceptionnel. Dans le désastre où elle se sent entraînée avec la fortune de l'Empereur, ce secours de son fils lui semble, à soi seul et seul, devoir apporter le salut. C'est Hortense qui a vivement insisté pour qu'Auguste vint en France. Est-il possible qu'Aile n'ait pas concerté cette démarche avec sa mère qu'elle voit tous les deux jours pour le moins ? Par suite, elles ont toutes deux leur part de responsabilité, mais elles ne la réclament pas.

Ces choses d'ailleurs se passent loin, et les inquiétudes, si vives soient-elles, n'ont pas cet accent pressant, désespéré, des événements tout proches ; elles n'agissent point à chaque heure sur l'esprit, ne l'obsèdent pas, elles ne donnent pas la fièvre. A cinq cents lieues de distance, à dix jours de poste, les nouvelles s'évaporent, perdent en acuité à proportion qu'elles s'éloignent. On ne les réalise pas et à quoi bon ? Lorsqu'elles parviennent, comme elles sont vieilles, en quelque sorte inutiles, car, depuis ce qu'elles annoncent, que ne s'est-il passé ? Au contraire, c'est hier, c'est aujourd'hui, ces batailles sur le sol français et, en se penchant, on en entend le canon. Par bribes, à Malmaison, on accroche des lambeaux de vérité ; Hortense apporte les bulletins qu'a reçus Marie-Louise ; Savary envoie des annonces de victoires ; mais, par ailleurs, on se trouve renseigné des revers et, tandis que Joséphine attend et espère le triomphe, autour d'elle, on prépare et on escompte la défaite.

Ici est une des officines de trahison. Vitrolles, qui doit à Joséphine le titre de baron de l'Empire, la place d'inspecteur général des bergeries, un siège au conseil général des Basses-Alpes, échange, chez la princesse de Vaudemont, les idées de conspiration avec le duc Dalberg, l'abbé Louis et Roux-Laborie. Un dei premiers auxquels il se confie, c'est Montlivault, l'intendant de Joséphine, et, en même temps, Semallé a noué partie avec des habitués de Malmaison, MM. de Vanteaux, de Geslin et de Coësbouc, fournisseurs de l'armée de Paris, royalistes zélés, qui, chaque jour, Animent le mouvement des effectifs d'après le nombre des rations. Par le fiancé de Mlle Caze, le colonel Maillard de Liscourt, détaché à la poudrerie et arsenal de Grenelle, on a l'état des munitions et des armes ; et les fusils ne sont pas distribués ; les cartouches sont remplies de charbon au lieu de poudre ; les gargousses ne portent pas le boulet... Et Mme de Rémusat s'agite et se démène entre son cousin M. Pasquier et son ami le prince de Bénévent : c'est elle qui, tout à l'heure, organisera l'étrange comédie du départ de Talleyrand. Des Viel-Castel aux Turpin c'est un échange d'espérances qui tantôt se trouveront réalisées, et quels services éminents rend donc M. de Pourtalès à son ancien souverain le roi de Prusse, pour que, à la cour la plus aristocratique d'Europe, l'une des places les plus hautes soit réservée au petit-fils dn porte-balle de Neuchâtel ?

Tout ce monde parle, écrit, conspire sans que Joséphine, toute à ses inquiétudes, ait le moindre soupçon de ce qui se panse dans sa maison. Elle n'est pas agitée seulement par les nouvelles d'Italie, par les événements de France ; elle craint pour elle-même, pour sa dotation, pour son revenu immédiat. L'Empereur ne vient-il pas d'écrire à La Bouillerie qu'en ne devra désormais payer que par à-comptes, d'un chiffre insignifiant, la portion qui incombe à la Couronne ? Que faire si elle est obligée de partir ? Coin-ment vivre, comment entretenir toute cette maison ? Il faut trouver à tout prix de l'argent, mais qui en prêtera ? Leurs tiroirs vidés, Hortense apporte 25.000 francs, la duchesse d'Aremberg 24.000, Henri Tascher 7.500. Voilà le viatique. Il est temps, l'ennemi approche. Marie-Louise va quitter Paris et Hortense doit la suivre. Que faire ? — Rester ? Mais il n'y a à Malmaison qu'un poste de seize hommes de la Garde, tous blessés : et ai les rôdeurs, des alliés arrivent jusque-là quels dangers ! — Partir ? Mais Joséphine ne peut se mettre à la remorque de Marie-Louise, s'imposer à Joseph et à Jérôme, se mêler à là Cour. — Un seul refuge : Navarre. Pourtant elle hésite encore, elle ne peut se décider. Seule, sans appui, sans conseil, n'est-ce pas que la situation est trop forte pour son esprit et l'écrase ? Tout à la fois lui échappe : tout tombe autour d'elle, l'Empereur, l'Empire ; et Hortense l'abandonne, et Eugène est loin, et Malmaison peut être pillé si elle le quitte. Comme Malmaison à présent lui tient au cœur ! Dans cet universel désastre, quand, le 28 mars, à la fin sur une lettre d'Hortense, elle se décide, c'est presque la suprême inquiétude et, ce à quoi elle s'attache le plus, c'est à obtenir une sauvegarde pour Malmaison.

 

 

 



[1] Nulle date n'est fournie jusqu'ici à cet égard par aucun mémorialiste. Le plus exact, Méneval, n'en donne aucune. Quant à Mme Avrillon, elle dit ou on lui fait dire que le roi de Rome est venu à Malmaison, ce qui est absurde. Elle semble placer l'entrevue au printemps de 1812, ce qui est possible, mais elle a des dates une notion singulièrement vague. En l'absence de renseignement positif ce qui me fait pencher vers l'hiver de 1842, c'est qu'alors il y avait une sorte d'adoucissement de la part de Marie-Louise ; mais ce n'est là qu'une induction.