JOSÉPHINE RÉPUDIÉE 1809-1814

 

VI. — VIE DE CHÂTEAU - 22 novembre 1810-janvier 1812.

 

 

A l'arrivée à Navarre, le 22 novembre, aucun des honneurs rendus au premier voyage. La garde d'honneur, celle à pied comme celle à cheval, a été dissoute par un décret rendu dans le courant d'octobre et défense a été faite d'en porter désormais les marques distinctives. La garde nationale n'est pas convoquée ; la population n'est pas avertie ; nulle escorte n'est commandée au 8e cuirassiers qui tient garnison à Evreux ; seuls, les gendarmes vont à la rencontre et, au château, le poste est supprimé. Ce n'est plus une souveraine qui parcourt ses Etats ; c'est une dame d'importance qui rentre dans sa maison, qui y rentre quelque peu suspecte, et qui doit s'y tenir sous la surveillance des autorités.

Certes, cette surveillance sera discrète ; elle se traduira en respects, et s'exercera en visites ; mais il convient que l'Impératrice demeure à Navarre, qu'on sache la société qu'elle reçoit et la vie qu'elle mène et l'Empereur, ne serait-ce que pour la protéger contre elle-même, désire être constamment au courant de ce qui la touche.

Durant son absence, l'architecte Berthaut a restauré le mieux possible l'intérieur du château qu'il a rendu presque habitable et qu'il a meublé complètement, quoique d'une façon fort simple. La chambre de Joséphine, au rez-de-chaussée, à l'extrémité du château, est tendue de nankin, ornée seulement de quelques tableaux qu'elle a envoyés de Suisse, comme des vues du Mont-Blanc par l'illustre M. Delarive. Autour de l'inchauffable grand salon, on a aménagé sommairement un billard, une salle de musique, un salon de jeu : le nécessaire. Les chambres destinées au service d'honneur, ont été multipliées par des cloisons de façon à suffire amplement aux besoins qu'es prévoit et, si l'installation n'est pas luxueuse, au moins parait-elle suffisante. En ce temps de. si grande dépense, on se contentait de peu pour le confortable. Le froid est à craindre, mais on a pris des précautions de calorifère et, pourvu qu'on brûle, par jour, vingt et une voies de bois et douze voies de charbon, on n'en souffrira pas. C'est dans les jardins, et dans les serres qu'on a fait la grande dépense : outre les doubles qu'on a portés de Malmaison, on a commencé, sous la direction de Bonplaud, la culture de plastes récemment introduites, en France et qui à la Flore de Malmaison ajouteront une Flore de Navarre. Pour le moment, on ne voit le parc qu'an travers de l'épais brouillard de novembre, flottant sur les eaux de la vallée et l'aspect est peut-être plus mélancolique encore qu'à la fin de mars : alors pouvait-on deviner quelques bourgeons hâtifs, à présent c'est la rouille des feuilles mortes s'abattant lentement sur les canaux noircis.

Heureusement, la société est nombreuse : outre Mme d'Arberg qui a repris la direction de la Maison, outre les dames du Palais qui, à peu près régulièrement, vont être tenues de faire leur service, outre les honoraires de fondation, Mme d'Audenarde et Mme de Viel-Castel, Joséphine a mené tout un essaim de jeunes filles, aussi jolies que pauvres, et auxquelles on prête en général des talents de musiciennes : d'abord, comme de juste, Mme de Mackau, si lien en cour que, outre un titre de baronne, on sollicite pour elle un brevet de dame du Palais ; ensuite, les deux demoiselles de Castellane-Novante, retirées de chez Mme Campan où elles étaient élevées aux frais de l'Impératrice, qui avait connu leur mère ; après, les deux demoiselles Delihu, de longue date attachées à la Maison, comme cantatrices, aux appointements de 4.800 francs ; enfin, ramenée de Genève, où elle l'a rencontrée, une demoiselle Ducrest de Villeneuve, parente éloignée de l'ancienne dame d'annonce et nièce de Mme de Montesson et de Mme de Genlis. La mère, Mme Ducrest, femme du marquis, chancelier du duc d'Orléans, a eu, lord de son retour d'émigration, des obligations à Mme Bonaparte. Se trouvant à Sécheron en même temps que l'Impératrice, elle a saisi ce prétexte pour faire une visite qu'elle a renouvelée à Malmaison.  Et ç'a été assez pour qu'on l'invitât à venir avec sa fille passer plusieurs mois à Navarre.

A un rang supérieur de parente, on aura Mlle Stéphanie Tascher, la duchesse nominale d'Arenberg. Depuis trois ans environ, qu'elle a reçu, dans la gale. rie de l'hôtel d'Hortense, la bénédiction nuptiale, elle s'est obstinément refusée à vivre à Bruxelles avec son mari. Ce n'est pas, à ce qu'il semble, qu'elle regrette quelqu'un des maris dont il fut question pour elle depuis 1804 qu'elle est arrivée de la Martinique : ni le prince de Wurtemberg, ni M. de Fuentès, ni le prince de Bade, ni le prince des Asturies, ni Caulaincourt qui l'avait demandée à sa tante, ni Rapp avec qui elle parut s'engager ; ce n'est pas que, jusqu'ici du moins, son cœur se trouve pris, mais la répugnance qu'elle éprouve contre le duc d'Arenberg est invincible : elle a lutté plus de deux ans avant de se laisser contraindre à l'épouser, car le mariage, décidé par l'Empereur dès le mois de juin 1806, n'a été célébré que le 31 janvier 1808, et, depuis lors, elle lutte plus vigoureusement encore. Peu lui importe l'Empereur, le million de dot qu'elle a reçu, le titre de princesse qui a été conféré, les Etats souverains que son mari possède en Allemagne, son palais de Bruxelles, ses châteaux épars dans toutes les Flandres ; elle ne sort de l'hôtel de Bouillon, qu'elle habite au quai Malaquais, que pour aller, tous les jours, à Rueil, pleurer sur le tombeau de son père. L'Empereur la menace de la faire conduire à Bruxelles par les gendarmes : Comme il vous plaira, Sire, répond-elle ; au moins en me voyant arriver de cette façon, on saura que je ne viens pas de mon propre gré. Elle ne veut tenir aucun état de maison, elle ne veut aucun train. Sur ce que Joséphine dit que c'est faute d'argent, l'Empereur lui donne 5.000 francs par mois ; elle n'en fait ni plus ni moins, et il les lui retire. Elle vit solitaire dans ses beaux appartements, avec cette Mme Duplessis qui l'a amenée de la Martinique et qu'elle aime comme un amant. Est-elle encore malade, de cette maladie qui, en 1805, a empêché qu'on la mariât au prince de Bade ? Est-ce son imagination qui est frappée ? Elle à des syncopes continuelles, des crises de nerfs qui font frémir, la sensibilité la tue. On dit que, le soir de ses noces, son mari l'outragea, lui fit subir des duretés et la quitta enfin pour prodiguer ailleurs des ardeurs infidèles, mais n'a-t-il pas ses excuses ?

Joséphine se sent responsable d'avoir attiré Stéphanie en France où elle se trouva comme expatriée de l'avoir séparée de sa mère, de lui avoir refusé un mariage qu'elle désirait, de l'avoir contrainte enfin à épouser un homme qu'elle abhorre, et elle espère que dans la société nouvelle de Navarre il se trouvera pour elle des distractions et peut-être des agréments.

Cette société si nombreuse soit-elle, ne l'est pas encore assez au gré de Joséphine : les cadres de sa maison ne sont pas au complet et elle aspire à ce qu'ils soient remplis, pour avoir plus encore de commensaux. Chez les dames du Palais, deux places sont vacantes par le départ de la maréchale Ney et de Mme de Turenne ; il manque deux chambellans, trois même, — M. Louis de Montholon s'étant fait mettre honoraire, — et deux écuyers. Or, les candidats affluent et ce serait grand dommage de les décourager : eu mars il y en avait jusqu'à quatorze : bien qu'alors, il ne vaquât aucune place de dame, Mme de Vaux qui avait été de l'ancienne Maison, Mme de Lastic-Vigouroux, née Lastic-Sieujac et Mme de Tilhères sollicitaient d'entrer. Pour être chambellans, s'empressaient M. de Vaugirard, M. de Jousselin, M. de Vauréal, M. de Bréhan, M. Michel Montaigne qui se recommandait de l'auteur des Essais et de M. de Ségur ; M. Chaumont de Guitry, qui disait remonter à Sigebert, roi d'Austrasie, par les comtes du Vexin, et qui le faisait attester par ses alliés, les Barral ; M. de Lastic, qui mettait en avant un grand maître de Malte escorté de quantité d'hommes illustres. Et pour les écuyers, on pouvait choisir entre M. de Puységur le petit-fils du maréchal, M. de la Bédoyère, aide de camp du prince vice-roi, et M. d'Astorg aide de camp du duc de Rovigo. La Bédoyère avait débuté à Mayence aux gendarmes d'ordonnance, il était bien allié, aimable, intelligent, lettré, avait même joué la tragédie chez Mme de Staël, et c'était un soldat ; M. d'Astorg, qui n'avait point de fortune, était des mieux nés, avait fait ses preuves en Espagne, mais ce n'est ni celui-ci, ni celui-là que veut Joséphine. Elle porte à ceux qu'elle souhaite an intérêt bien plus vif. Dès son arrivée, elle a écrit à l'Empereur et a chargé Hortense de le rappeler. Quoique, le 14 décembre, l'Empereur lui ait répondu : Je ferai les différentes choses que tu demandes pour ta maison, avec l'impatience d'un enfant qui désire un jouet, elle aspire à ce décret. L'Empereur n'a pas encore nommé ma maison, écrit-elle le 17 à sa fille : il a la liste des personnes que je lui ai demandées ; tu serais bien aimable de lui parler en faveur de M. Chaumont de Guitry, excellent sujet dont tout le monde fait l'éloge. Le 26 décembre le décret sort à la fin ; dames du Palais : Mme de Lastic et Mme de Mackau ; chambellan, M. de Lastic ; écuyer, M. Chaumont de Guitry.

Des nouveaux venus comme des anciens nommés, pas un n'est d'Empire. Ce sont d'anciens pages du roi, des émigrés, d'anciens boudeurs, ruinés par la Révolution, mis à la portion congrue par le nouveau régime, menacés en quelque chose qui reste de leur fortune. Pas un n'a sollicité de servir d'une façon honorable et utile. L'armée, l'administration, le conseil d'État, les relations extérieures, fi ! Mais une antichambre nouvelle s'est ouverte, ils s'y précipitent. Après avoir tant sollicité pour y être admis, comme ils se sentent décidés à tirer tout le parti qu'ils pourront de la posture où ils se mettent et comme ils se tiennent supérieurs à celle qu'ils vont servir ! Si c'est ainsi de leur dévouement à Joséphine, qu'est-te de leur fidélité à l'Empereur ?

Pourtant, par hasard, il se trouve introduit dans la Maison, mais sans titre officiel, un homme qui saura demeurer reconnaissant. Joséphine nomme, pour son capitaine des chasses Billy van Berchem, qu'elle connaît intimement depuis 1796 et qu'elle a vainement présenté pour une place d'écuyer. C'est chez Mme Tallien qu'elle l'a rencontré ; puis, à l'armée d'Italie où il a fait une fortune dans les fournitures ; puis, à Paris où il est revenu manger son argent sur le train d'un homme à la mode. Cela fait, il a replongé dans Genève où il s'est marié ! Joséphine l'y a retrouvé et ramassé. On dit qu'il a eu de l'esprit ; il n'y pareil pas, mais il a gardé l'aplomb de l'homme à succès, avec la tournure d'un tambour-major suisse, gras, frais et blond. Au moins a-t-il le moral de son physique.

C'est là avec Deschamps qui est sur la lisière, le service d'honneur, mais combien ont crû les domestiques. De quatre-vingt-cinq qui, l'écurie non comprise, devaient, au désir de l'Empereur, être payés par la Maison, ils sont montés à cent cinquante, sans parler du personnel sédentaire établi à Malmaison, à Navarre et à l'Élysée : cent cinquante, qui suivent Joséphine en de telles villégiatures et qui constamment s'agrègent de nouveaux camarades, car il faut bien passer les femmes, les enfants et les suivants pour conserver dans cet exil les soins habituels et les gens de confiance.

 

La vie, malgré tout ce train, s'établit fort monotone. Jusqu'à onze heures, Joséphine se tient dans son intérieur, où, malgré la distance, les marchands de Paris la relancent constamment et envoient des commis pour lui présenter les dernières nouveautés : ainsi, une dame Chevassut, associée ou employée de Leroy, fait avec des cachemires, la navette entre la rue Richelieu et Navarre. Puis, il y a la correspondance, les dictées à Deschamps, et, si restreint que soit le personnel, quelque chose qui parodie le lever des Tuileries. Les gens d'Évreux sont discrets : si Sa Majesté a daigné prendre sous sa protection l'association des dames de charité, son concours se borne à une cotisation et à son nom placé en tête du tableau. Elle s'intéresse à une école d'orphelines auxquelles on apprend à faire de la dentelle, mais cela ne mène pas loin. Bien plutôt est-elle exploitée par la Maison d'honneur où s'éveillent les appétits longtemps privés, et par les anciens protégés de Paris. Elle continue donc, près des ministres, des directeurs généraux, des secrétaires de l'Empereur, ce système de recommandations instantes et personnelles qu'elle a inauguré dès son retour de la Martinique, poursuivi à travers toutes les situations, qu'elle n'abandonnera qu'avec la vie. Sur cent lettres d'elle qu'on retrouve, quatre-vingt-dix-neuf sont de demandes de protection, et il ne faut pas les croire moins nombreuses depuis qu'elle est déchue. Au contraire, peut-être, car jadis elle parlait et, à présent, elle doit écrire.

Au déjeuner, servi exactement à onze heures et qui dure trois quarts d'heure, un seul service relevé par le dessert ; ensuite, au salon, où les jeunes personnes font de la musique, tandis que les plus âgés jouent aux cartes ou aux échecs ; si le temps est beau, promenade à pied jusqu'aux serres, ou mieux, dans les calèches à quatre chevaux, un tour dans la forêt d'Évreux. En rentrant, les dames travaillent à des tapisseries et quelqu'un des chambellans fait la lecture. Tous les romans y passent et bien qu'il en paraisse alors quantité, on crie sans cesse misère. Les nouveautés, toutes les nouveautés de Paris qu'envoie Barbier, se trouvent regardées, dévorées, jugées à l'heure même où elles arrivent. On s'empare des paquets dont Barbier demande vainement un accusé de réception à Deschamps qui n'en voit rien et qui répond de confiance qu'ils ont dû arriver très fidèlement. On presse Barbier, comme s'il était comptable de la production littéraire ; le salon de Navarre, lui écrit-on, est, pendant une grande partie de la journée un cabinet de lecture et qui n'est pas très bien fourni. Barbier répond en accusant l'esprit de bigotisme et de cagoterie qui depuis quelque temps, dit-il, paralyse notre librairie et qui heureusement va subir une réforme ; il n'a paru depuis un mois que des almanachs et il en expédie une pannerée. Substance bien légère et qui donne peu d'occupations, répond Deschamps au nom de l'Impératrice et, par ses ordres, il réclame la Bibliothèque d'un homme de goût, les Tombeaux au XVIIIe siècle et l'œuvre posthume de Restif de la Bretonne, l'Histoire des compagnes de Maria où il s'agit de Fanny de Beauharnais.

Au fait, ce plaisir de lire est le moins coûteux qu'on puisse prendre puisque, pour tous ces livres de la saison de Navarre, on ne paye au libraire Debray que 3.822 francs : sans doute, Barbier voudrait-il qu'aux romans, on ajoutât quelques ouvrages de fonds ; il en dresse une liste et propose d'en acheter pour 3.452 francs ; mais, alors, le temps des lectures est passé et l'on n'y pense plus.

A quatre heures ; on est libre ; les dames se visitent dans leurs chambres et Joséphine eu prend quelqu'une du temps passé pour causer à cœur plus ouvert, parler de l'Empereur, d'elle-même surtout, de sa situation et de son avenir.

A six heures, le dîner où sont toujours invitées quelques personnes d'Évreux : le préfet, M. de Chambaudoin ; le maire, M. Durand de la Buffardière ; le président du Tribunal criminel, M. Dupont (de l'Eure), et plus souvent encore l'évêque, Mgr Bourlier. Luxe de service : quantité de maîtres d'hôtels, tranchants, coureurs, valets de chambre, valets de pied ; de la vaisselle plate et des menus sans imagination, mais bien exécutés. Il n'y a qu'une table. L'Impératrice nomme pour les places à sa droite et à sa gauche ; Mme d'Arberg, qui est en face, de même. Le reste s'assied où il lui plaît.

Après le dîner, jeu et musique. L'Impératrice après avoir gagné au billard où elle bat, comme de juste, tous les joueurs, même Beaumont, joue au trictrac avec l'évêque ; on chante, parfois on danse dans la pièce voisine. Après le trictrac, le thé ; puis encore des cartes, des patiences, des conversations, et, les plus familières ayant pris sur elles de se retirer, la soirée se prolonge, mais guère passé onze heures.

Tel est l'officiel et l'apparence de cette vie réglée, très calme, où Joséphine s'apaise. Sa santé en réalité est très forte, n'a été troublée jusqu'ici que par les migraines résultant des heures irrégulières des repas où il fallait se contraindre pour l'Empereur, et ensuite par les agitations qui ont précédé, accompagné et suivi le divorce, par la crainte d'un perpétuel exil et par un frénétique désir du retour. Une dose d'émétique a suffi pour rétablir l'équilibre, et la fixité des repas pour chasser les migraines. A présent, bien qu'elle reste singulièrement sobre, Joséphine engraisse au point d'être obligée de mettre un busc et des baleines à son corset, elle qui, jusque-là n'a usé que d'espèces de brassières. Il lui reste seulement mal aux yeux. Son médecin dit que cela vient d'avoir trop pleuré ; cependant, écrit-elle à sa fille, depuis quelque temps, je ne pleure plus que de temps à autre.

Pour égayer cette vie qui, assurément, manque de distractions et d'imprévu, Joséphine compte sur les visites d'Hortense. Sans doute, Hortense a été indisposée et son petit garçon a eu la fièvre, mais dût-elle par ces temps humides, plus humides à Navarre que partout ailleurs, laisser les enfants à Paris, elle viendra, elle apportera des nouvelles, elle amènera quelques-unes de ses dames ; cela fera une diversion. Mais il paraît qu'en décembre, elle continue à être indisposée, et le 2 janvier où on l'attend enfin d'une façon certaine, c'est encore une déception. Joséphine ne peut se tenir de s'en plaindre. Frère, son valet de chambre, qu'elle a envoyé à Paris, le répète à Hortense, et ce sont des excuses de chaque côté. Je savais, lui écrit sa mère, que ta santé en était la seule cause et je m'en suis affligée ; mais des regrets ne sont pas des reprochés, et je ne me rappelle pas avoir rien dit qui y ressemblât le moins du monde. Pour lui prouver comme elle est loin d'être fâchée, elle lui envoie un petit collier qu'on a fait exprès pour elle. Tu y trouveras, dit-elle, ces mots qui sont l'expression de ma tendresse : Joséphine à sa fille chérie. La croix marque l'époque où l'on m'avait annoncé ton arrivée : Le 2 janvier.

Quels que fussent ces retardements et quelle qu'en fût sa cause, Hortense arriva enfin ; mais, si Joséphine l'accueillit avec des transports, il n'en fut pas de même de la Maison. Elle vint en trouble-fête, car quelque simplicité qu'elle affectât pour elle-même et quelque mépris qu'elle professât pour l'étiquette, elle n'exécutait pas moins rigoureusement, dans son extérieur au moins, les prescriptions du cérémonial ; ses chambellans et ses écuyers portaient régulièrement l'uniforme de leurs places ; ses dames prenaient le soir les robes décolletées et elle aimait que le cadre dans lequel elle se mouvait fût en accord avec ses propres toilettes. Or, à Navarre, où presque toute la Cour lui était nouvelle et n'avait porté nul effort à se mettre au ton des Tuileries, il semblait qu'on eût perdu — si on l'avait jamais pris — le sentiment des distances. Joséphine avait peu à peu lâché la main à son service d'honneur ; sous prétexte de commodité et par esprit d'économie, les hommes avaient insinué qu'il était bien pénible de se mettre tous les soirs en costume et elle avait admis, puis ordonné une sorte de frac uniforme de drap vert, à collet et à parements de velours noir avec une très légère broderie en or, — encore ne le prenait-on que le soir. Quant aux femmes, elles devaient porter une robe gros vert, n'importe de quelle étoffe. Naturellement tout s'était ressenti de ce laisser-aller. Les familiarités suivent l'étiage du costume et l'on perd en respect ce que l'on gagne en aisance. A l'arrivée d'Hortense, il fallut reprendre le harnais et sous l'œil de ses dames qui conservaient l'attitude de la Cour, interrompre les enfantillages.

Mais, avec Eugène, quand il vint, on prit revanche : il restait en lui un fond de collégien bon enfant, qui hors de Milan, trouvait sans inconvénient de se répandre. Au contraire d'Hortense, il paraissait ne pas comprendre que la dignité et même le repos de leur mère ne pouvait être assuré que par ces règles de cérémonial qui éloignaient les indiscrets, décourageaient les importuns et prévenaient les solliciteurs. Soit qu'il prit lui-même plaisir à ses gamineries, soit qu'il s'y livrât pour distraire sa mère, il encourageait les jeunes filles en leurs jeux et se mêlait aux parties des jeunes gens. Il imaginait de plaisantes réjouissances, des pêches à la ligne en bande ou des pipées aux oiseaux et l'on mettait la cuisine à l'envers pour une ablette ou un moineau. Il aimait les farces dans les couloirs et épuisait pour les invités le répertoire, qu'on dit joyeux, des traditions hospitalières de la vie de château. Cela semblait fort aimable, et, à sa venue, toute la troupe des demoiselles de compagnie se mettait en joie, car ses malles étaient pleines de présents qu'il offrait fort galamment et t'était l'unique façon dont il rappelât qu'il était prince ; mais, de chacun de ses voyages, résultait, sans qu'il en eût conscience, un amoindrissement du prestige nécessaire à l'Impératrice. On arrivait à vivre chez elle, non pas comme chez une princesse envers qui l'on a des devoirs de service commandés par un règlement, définis par un serment solennel, rémunérés par un traitement, mais comme chez une châtelaine dont on reconnaît l'hospitalité et les cadeaux par des flatteries, des galanteries et quelque peu de respect.

Peu à peu, tout se mêlait : les femmes de chambre étaient des parties de traîneaux qu'organisaient ces messieurs ; les demoiselles, appelées pour chanter ou jouer de quelque instrument, prenaient le thé au salon ; le secrétaire et la lectrice ne voulaient plus être distingués de la Maison d'honneur ; les écuyers portaient le frac bourgeois pour escorter l'Impératrice ; on retenait à déjeuner des mademoiselles Raucourt venues sous prétexte de visiter les serres ; la hiérarchie était détruite, partant le décorum, et, malgré Mme d'Arberg, tout allait à la diable.

Il eût été invraisemblable qu'en une telle vie oisive et désœuvrée, où tant d'hommes jeunes se trouvaient constamment mêlés à des jeunes filles fort alléchées de maris et à des femmes encore jeunes, mais ayant de service et des campagnes, l'amour ne se mit pas de la partie. M. de Pourtalès, nul n'en faisait mystère, était l'amant en titre de Mme Gazzani ; et cela dura jusqu'au moment où, s'éprenant de Mile Louise de Castellane, il prétendit mener de front deux intrigues, l'une à peu près innocente, et l'autre pas du tout. M. de Monaco était pris hors de la Maison, ce pourquoi les attelages à six chevaux, courrier piquant en avant, suffisaient à peine pour le mener à Paris ; M. de Guitry n'avait pas tardé à échanger avec la duchesse d'Arenberg quelque propos qui soudain la déglacèrent et le général Wattier-Saint-Alphonse étant venu pour une inspection à Evreux se trouva retenu par les beaux yeux de Mme de Mackau. Il faut passer d'autres liaisons : celles-ci se terminèrent par des mariages, — plus tard encore celui de Mme de Colbert avec M. de la Briffe ; — des autres, tout le monde parlait alors, mais on ne saurait à présent en écrire sans calomnie. C'était donc dans une atmosphère d'amour et de galanterie que vivait Joséphine et elle s'y plaisait. Elle prisait non-seulement l'amour, préliminaire de nœuds légitimes, mais l'amour tout court, et si, pour les jeunes filles qu'elle avait recueillies, elle mettait son plaisir à préparer d'avantageuses unions, elle n'agitait point de foudres contre les femmes de sa maison qui se ménageaient des distractions tendres. Elle se prêtait aux confidences et, à remuer ainsi de l'amour, s'imaginait sans doute en faire. Bien sûr, qu'elle n'eût point toléré de scandales, parce que c'eût été gênant et que l'Empereur eût pu s'en mêler, mais dès que rien n'en éclate aux dehors et qu'on n'est pas obligé de demander des permissions, à quoi bon gêner les gens ? Puisqu'elle désire que les femmes qui l'entourent soient jolies, n'est-il pas naturel que les hommes le leur disent et cherchent à le leur prouver ? C'est la politesse telle qu'on se doit d'un sexe à l'autre. Eugène viendrait-il aussi souvent à Navarre et s'y plairait-il comme il fait si des duègnes remplaçaient les ingénues et Joséphine ne tire-t-elle pas ainsi un avantage direct de l'agrément qu'on rencontre chez elle ?

De là à penser qu'elle se soit prise elle-même au jeu et que, malgré ses quarante-six ans, elle ait encouragé quelque entreprise, il n'y a qu'un pas et on l'a franchi. Sans peine assurément, se fût-il trouvé dans cet entourage, un gentilhomme ruiné qui, ne se tenant pas satisfait des présents ordinaires, eût volontiers accaparé les libéralités de la patronne pour s'en faire des rentes ; il s'en est rencontré un qui s'est vanté d'avoir, à ce moment, été son amant et qui a confié ce secret à l'indiscrétion de sa postérité ; mais Joséphine, de ce mauvais cas, n'a pas au moins à être défendue. Il y eut de sa part, envers cet individu, de la pitié, une excessive faiblesse dont profita une avidité constamment éveillée ; il y eut des bienfaits dont il ne se trouva jamais satisfait, mais, on peut en être assuré, si elle avait mis le bout de son doigt dans la main de cet individu, le douaire entier y eût passé, et comme il ne reçut rien de plus que les autres, moins peut-être, l'on peut hardiment démentir cette ignominie de révélation posthume.

Néanmoins, tout cela ne donne pas bon air à Navarre : on y manque de tenue. Que ce soit par les récits d'Hortense, par les plaintes de Mme d'Arberg ou par les rapporta du préfet qu'il l'apprenne, l'Empereur exige qu'an moins à l'extérieur les choses retrouvent leur dignité. Il ordonne que les écuyers et les chambellans portent leurs uniformes, que l'étiquette soit observée comme elle l'est aux Tuileries ; qu'une garde de vingt-cinq hommes soit fournie, à dater du 7 février, par les cuirassiers d'Evreux, et que le piquet de service — quatorze cavaliers avec officier et trompette, — escorte à chaque sortie dans la forêt d'Evreux, l'Impératrice-Reine couronnée.

Cela produisit son effet certain et si l'on recommença à s'ennuyer, ce fut plus impérial. Il faut reconnaitre pourtant que, à défaut d'amusements qu'on prit entre soi, il n'y avait guère à compter sur ceux du dehors. Les visites de Paris étaient rares et courtes, d'ailleurs intéressées : Mme de Canisy était venue demander que l'Impératrice s'entremit pour son mariage avec M. de Caulaincourt ; Mme de la Rochefoucauld avait fait le voyage pour la conservation des honneurs de son ancienne place ; ce n'étaient point des gaietés. A Evreux, on y trouvait quelques figurants pour les dîners et les soirées, mais, comme distractions, la ville était morne.

Au jour de l'an, il y eut des compliments officiels ; l'Impératrice en entendit le moins qu'elle put et borna les réjouissances à une loterie de bijoux entre les familiers de sa maison. Au début de février le préfet voulut se distinguer et demanda les ordres de Sa Majesté pour un bal qu'il comptait lui offrir. Joséphine désigna le jeudi 7 et tout était préparé à la préfecture, lorsque M. de Monaco, venant y faire un tour d'important, prit sur lui d'exiger qu'on démolit le trône dressé dans la salle de danse. Personne ne comprit ses raisons, d'autant que, ce jour même, le colonel du 8e Cuirassiers avait reçu du ministre l'ordre de fournir régulièrement la garde et le piquet de service. L'Impératrice, arrivant avec son cortège et son escorte, ne trouva qu'un vulgaire fauteuil où elle s'assit à peine et ce fut au préfet qu'elle tint rancune.

En mars, tombait la Saint-Joseph et l'on s'y prépara. L'année précédente, sur la requête des dames d'Evreux, l'évêque avait, par une ordonnance, prescrit que, désormais, la fête serait célébrée le 19 mars, dans l'église cathédrale, sous le rit solennel majeur et qu'il y aurait, ce jour-là grand'messe, vêpres, sermon et salut du Saint-Sacrement. C'était là pour le sacré, mais il y eut le profane. Dès le 18, tous les grands de la ville vinrent en carrosse à Navarre saluer l'Impératrice et lui souhaiter une bonne fête. Les jeunes filles en blanc, portant son buste sous un dais de fleurs, récitèrent des vers et reçurent des présents. Le soir, dans l'intimité du château, il y eut des couplets, de la facture de Deschamps, chantés en costume, par les dames de la Maison et agrémentés, comme on pense, de la scène villageoise obligatoire avec les j'aurons, les v'là et les alle qui donnaient, parait-il, aux louanges un tour piquant et naturel. Chacun fit un hommage de ses talents, et Joséphine répondit par des cadeaux.

Le lendemain, elle rendit à la ville le bal qu'elle avait reçu du préfet ; on posa un plancher sur le dallage de marbre du grand salon ; on fit venir de Paris des victuailles et des danseurs, mais, si tout fut ordonné avec le plus grand luxe, les habitants d'Evreux en virent peu de choses ; car il n'y eut d'admises que les personnes invitées par lettres et, par la négligence des chambellans, les omissions avaient été nombreuses.

Le 20, pour continuer les réjouissances, le maire, au nom de la ville, voulut offrir un dîner à l'Impératrice, mais elle n'y vint point ; elle y envoya seulement sa maison d'honneur et resta seule au château avec Mme d'Arberg. Le dîner du maire se passa fort bien et à huit heures, au moment où l'on sortait de table, un employé de la préfecture apporta un pli officiel : le roi de Rome était né. Aussitôt, toasts enthousiastes, les cloches mises en branle et quarante coups de canon.

De Navarre, Joséphine les entend, mais qu'est-ce ? Personne ne vient d'Evreux pour lui dire. Enfin, quelqu'un sollicite d'entrer ; c'est le directeur des postes, qui, avisé par un courrier expédié par Lavallette sur Cherbourg, a revêtu son uniforme et a couru au château. On l'introduit : Je remarquai d'abord, raconte-t-il, une légère contraction sur son visage, mais, reprenant ensuite l'air gracieux qui lui était habituel, elle me dit : L'Empereur ne peut douter de la vive part que je prends à un événement qui le comble de joie ; il le sait, je suis inséparable de sa destinée et je serai toujours heureuse de son bonheur. Le directeur prend congé, va au petit château annoncer la nouvelle à Mme Gazzani qui, souffrante, n'a pu assister au dîner du maire ; et quand, après trois quarts d'heure, il sort et cherche sa voiture, elle est dételée, les brancards en l'air. Tous les officiers de l'Impératrice ont pris la poste pour courir à Paris et, comme il n'y a plus de chevaux, les derniers arrivés, sous la menace, ont forcé les postillons à atteler ceux du directeur.

L'anecdote parait peu croyable, mais qu'on la rapproche de ce fait : onze jours auparavant, la dame d'honneur de Marie-Louise a écrit au Grand maitre des cérémonies pour l'aviser qu'elle a reçu, des personnes attachées à Sa Majesté l'impératrice Joséphine, une réclamation en forme pour être comprises parmi celles qui seraient convoquées au moment où Sa Majesté l'Impératrice éprouverait les premières douleurs. Ségur, fort embarrassé, car le cérémonial arrêté et imprimé laisse des doutes et le règlement d'organisation de la Maison de Joséphine n'en laisse pas, a consulté le grand maréchal ; on s'est rejeté sur l'absence de l'Impératrice-reine couronnée et c'est de cette façon que Mme de Montebello a dû répondre aux indiscrets ; mais s'ils n'ont pas été convoqués, ils gardent le droit de paraître, de faire leur cour et de se montrer empressés.

Heureusement, le 21, au matin, arrive à Navarre Eugène que, par une délicate attention, l'Empereur a envoyé à Joséphine pour lui faire part des détails de l'accouchement. Elle s'empresse d'écrire ses félicitations et le 22, par un page, Leblond de Saint-Hilaire[1], elle reçoit ce billet : Mon amie, j'ai reçu ta lettre. Je te remercie. Mon fils est gras et bien portant. J'espère qu'il viendra à bien. Il a ma poitrine, ma bouche et mes yeux. J'espère qu'il remplira sa destinée. Je suis toujours très content d'Eugène. Il ne m'a jamais donné aucun chagrin.

Par cette comparaison mentale de son fils à Eugène, n'est-ce pas que Napoléon offre à son ancienne compagne la seule consolation qu'elle puisse recevoir ? S'il ne saurait, en ce jour de joie, simuler des sentiments de regret pour le passé, il sent comme ces allégresses doivent blesser Joséphine et il lui adresse ainsi, par la tacite assurance qu'il continuera à Eugène sa protection et ses bontés, l'unique dictame qu'il juge digne d'elle et de lui-même.

Au surplus, bien que, depuis le départ pour Navarre, sa correspondance se fût ralentie, il ne s'en montrait pas moins tendre et cordial en toute occasion, même avec une nuance de gaieté. Ainsi lui avait-il écrit, en réponse à ses compliments de jour de l'an : L'on dit qu'il y a à Navarre plus de femmes que d'hommes. Ainsi, lorsque Joséphine lui avait confié ses projets de marier Mme de Mackau : Je ne vois aucun inconvénient, avait-il répondu, au mariage de Mme de Mackau avec Wattier, si cela lui convient ; ce général est un fort brave homme ; et il ajoutait : Je me porte bien, j'espère avoir un garçon, je te le ferai savoir aussitôt... Quand tu me verras, tu me trouveras avec les mêmes sentiments pour toi.

Il allait, tantôt, lui en donner la meilleure preuve. Durant le voyage qu'il projetait à Cherbourg et en Normandie, aussitôt après les relevailles de l'Impératrice, il pensa que, bien qu'il ne prit point sa route par Evreux, le bruit des fêtes et le tumulte des réjouissances n'en seraient pas moins insupportables pour Joséphine et il l'autorisa à passer le printemps à Malmaison. C'était là remplir tous ses vœux, car, dès le mois de janvier, elle avait pris soin d'exposer son programme à Mme de Rémusat de façon qu'il fût répété à l'Empereur : c'était de quitter Navarre au printemps, d'y revenir à l'été, de s'en retourner l'automne et peut-être de passer l'hiver en Italie. Elle avait gain de cause et se hâta d'en profiter. A la mi-avril, elle abandonne donc sans regret le château des Bouillon, et le 24 on la trouve à Malmaison procédant avec Eugène à toute une suite de baptêmes : celui de la fille de M. de Montholon, son chambellan (Joséphine-Eugénie-Henriette-Stéphanie), celui de la fille de M. de Sainte-Catherine d'Audiffredy, dont la femme, née Sanois, est sa parente proche ; enfin, au nom d'Hortense, celui de la fille du général Bertrand, Hortense-Eugénie — celle qui fut Mme Amédée Thayer.

Mais au moment où elle reprend ainsi ses habitudes, rouvre ses salons d'autant plus fréquentés qu'à la Cour les griefs se multiplient contre Marie-Louise, voici que les résultats du laisser-aller qu'elle porte à ses dépenses commencent à se faire sentir. M. Pierlot a si bien, grâce à ses fonctions de cour, négligé ses propres affaires qu'il a dû suspendre ses paiements et entrer en arrangements avec ses créanciers. Il se trouve débiteur, envers Joséphine et Hortense, de plusieurs centaines de mille francs : il les remboursera à coup sûr, si on lui donne du temps, car ses immeubles seuls le couvrent dix fois, mais, si l'on exige le paiement immédiat, c'est sa ruine. Or Joséphine est engagée pour des dates fixes ; il lui faut de l'argent tout de suite, ne serait-ce que pour solder l'acquisition de Prégny, les travaux de Navarre et le courant de ses dettes. Elle s'adresse donc à l'Empereur qui par ailleurs n'a pas manqué d'être averti et qui fait faire par le trésor de la Couronne l'avance nécessaire. Mais, ensuite, le trésor, pour se couvrir, met opposition sur tous les immeubles appartenant à M. Pierlot, lequel, devant liquider dans la quinzaine, ne trouve pas d'autre acquéreur que le Domaine extraordinaire. L'Empereur disposera à ce titre de l'hôtel de la rue du Mont-Blanc en faveur de M. de Marbeuf, puis du duc de Padoue, et le maréchal Mortier aura la terre du Plessis-Lalande. A cette aventure, Pierlot qui a été victime de sa bonne foi et dont l'honorabilité reste entière, se trouve perdre, outre ses places, les deux tiers de sa fortune.

Par décret du 28 juin 1811, M. Guyon de Montlivault est nommé intendant de la Maison, en remplacement du sieur Pierlot, démissionnaire. Joséphine, on l'a vu, a déjà proposé Montlivault pour cette place, puis pour celle de chambellan ou de maréchal de cour. Pourtant rien ne semble l'y avoir préparé : c'est un ancien chevalier de Malte, qui, avant la Révolution, a servi dans l'artillerie ; il a émigré, et, depuis le Consulat, il aspire à se faire employer. Ami de Vitrolles et fréquentant chez la princesse de Vaudemont, il est fort avant dans le faubourg Saint-Germain, quoiqu'il fasse le rallié et ait sollicité d'être présenté à l'Empereur.

On ne lui donne point au reste, à son grand étonnement, toutes les attributions qu'avait Pierlot. Par un règlement nouveau et fort compliqué, le chevalier d'honneur, M. de Beaumont, se trouve investi de fonctions qui restreignent singulièrement celles de l'Intendant[2], lequel n'est plus que le comptable et le caissier, sans immixtion dans les choses de l'intérieur. Montlivault s'offusque d'abord, puis, comme il désire avant tout être placé, il se calme. Sans doute ignore-t-il les difficultés qu'il va rencontrer ; à la première inspection qui lui sera permise, il en sera épouvanté.

Dans tous les services, le coulage est effrayant, mais du fait des domestiques, tandis qu'à l'écurie, le vol est organisé par le premier écuyer lui-même. Caulaincourt, à qui l'on en réfère et qui est expressément chargé par l'Empereur d'en connaître, déclare, après examen, que tous les comptes de 1814 sont faux : Au lieu d'avoir un excédent en caisse quand en aura payé les ouvriers et les entrepreneurs, auxquels il est dû encore 22.547 francs, il se trouvera, pour 1840, un excédent de dépenses de 12.113 francs On a réformé d'excellents chevaux pour en acheter qui ont passé l'année à la réserve. Les chevaux réformés sont encore dans les écuries du vice-roi, de la duchesse d'Arenberg, du général Ordener, etc. On a acheté et fait changer des voitures dans les mêmes conditions. La partie de la grande livrée qui devait être donnée en 1810, n'a pas été confectionnée. Le premier écuyer est, de son aveu, le fournisseur de fourrages sous un prête-nom. L'Impératrice affirme n'avoir jamais eu plus de cinquante chevaux en service : les états de M. de Monaco en portent plus de soixante pendant neuf mois. M. de Monaco allègue de prétendus ordres de l'Impératrice : Sa Majesté assure n'avoir demandé qu'une voiture de voyage et deux voitures de bouche ; la première n'a jamais été fournie, bien que Sa Majesté ait donné un secours extraordinaire de 60.000 francs pour 1810. La plus grande partie des fonds de 1811 est dépensée quoiqu'il soit dû infiniment sur cet exercice ; mais, celui-là Caulaincourt ne l'a point vu à fond, il s'est contenté du précédent.

Si concluant et si précis que soit le rapport du grand écuyer, l'Empereur ne s'en contente pas : Il écrit en marge : Il paraîtrait d'après ce rapport que M. Monaco ne mériterait pas confiance. Il faudrait savoir le mot net là-dessus, et il paraphe de son N et date Saint-Cloud, 24 juillet 1811. Une nouvelle enquête donne des résultats pires encore ; mais l'Empereur recule à déshonorer un grand nom ; Joséphine intervient avec son habituelle faiblesse et l'affaire se termine mieux qu'on n'eût pensé. Sa Majesté ayant examiné les comptes de M. de Monaco et ayant reconnu que sa comptabilité et son administration étaient irrégulières et qu'il avait dépassé le budget, à donné l'ordre au ministre de la Guerre de l'employer dans son grade dans son régiment. Elle charge M. de Pourtalès pendant son absence de la liquidation de l'écurie.

Ce n'est encore qu'un côté des affaires : il y a des abus, on y remédiera ; mais il y a aussi des dettes, beaucoup de dettes[3]. Malgré les deux millions qu'elle a touchés en 1811, Joséphine est en déficit d'un million. L'Empereur le soupçonne, mais il ne sait pas encore le chiffre lorsqu'il lui écrit : Mets de l'ordre dans tes affaires ; ne dépense que 1.500.000 francs et mets de côté tous les ans autant ; cela fera une réserve de quinze millions en dix ans pour tes petits-enfants ; il est doux de pouvoir leur donner quelque chose et leur être utile : au lieu de cela, on me dit que tu as des dettes, cela serait bien vilain. Occupe-toi de tes affaires et ne donne pas à qui veut prendre. Si tu veux me plaire, fais que je sache que tu as un gros trésor. Juge combien j'aurais mauvaise opinion de toi, si je te savais endettée avec trois millions de revenu.

L'enquête faite et menée avec quelque soin donne des résultats pires qu'on ne l'attendait et l'Empereur se voit obligé d'employer des mesures radicales : pour liquider le passif et, semble-t-il, pour mettre la maison plus à l'aise, le 4 novembre, il fait annoncer à Montlivault par Estève qu'il accorde un supplément de douaire d'un million à l'impératrice Joséphine mais, en même temps, il écrit à Mollien, ministre du Trésor : Il est convenable que vous envoyiez chercher secrètement l'intendant de l'Impératrice Joséphine et que vous lui fassiez connaître qu'il ne lei sera rien payé que sur la preuve qu'il n'y a point de dettes et, comme je n'entends pas raillerie là-dessus, faut que les biens personnels de l'intendant me servent de garantie. Vous notifierez donc à cet intendant que, à dater du ter janvier prochain, aucun paiement ne se fera ni chez vous, ni au trésor de la Couronne que lorsqu'il se sera engagé et aura répondu sur ses biens qu'il n'y a point de dettes. Je suis informé que les dépenses de cette maison sont fort désordonnées. Voyez donc cet intendant et mettez-vous au fait de ce qui se passe sous le rapport de l'argent, car il est ridicule que, au lieu d'une économie de deux millions que l'Impératrice devrait faire, il y ait encore des dettes à payer. Il vous sera facile de tirer le mot de tout cela de l'intendant et de lui faire comprendre qu'il serait fortement compromis. Ayez, vous-même, une occasion de voir l'impératrice Joséphine et laissez-lui entendre que j'espère que sa maison sera administrée avec plus d'économie et que ce serait me déplaire infiniment s'il n'était rien dû. L'impératrice Louise n'a que cent mille écus ; elle solde ses dépenses tous les huit jours ; elle se prive de robes et s'impose des privations pour n'avoir jamais de dettes. Mon intention est donc qu'à compter du 1er janvier, il ne soit plus rien payé pour la maison de l'impératrice Joséphine que sur un certificat de l'intendant constatant qu'il n'y a pas de dettes. Ayez connaissance du budget de 1811 et de celui qui sera fixé pour 1812 ; ce budget ne devrait pas se monter à plus d'un million. S'il y a trop de chevaux, il faudrait en réformer une partie. L'impératrice Joséphine qui a des enfants et des petits-enfants devrait économiser pour leur être de quelque utilité, au lieu de faire des dettes.

dont l'intervention doit être moins disgracieuse à Joséphine qu'aucune autre, car elle sait son dévouement et celui de Mme Mollien, cherche de son mieux à remplir sa mission de façon qu'à son retour des bords du Rhin, l'Empereur trouve tontes choses en état. Il s'enquiert de l'actif et du passif, charge un employé du Trésor de mettre la comptabilité en un ordre que l'Impératrice puisse, à chaque instant, connaître sa situation. Montlivaut qui, sur ses ordres, a assemblé les créanciers, dresse un état des dettes montant à 1.159.493 fr. 65, et il en assure le paiement au moyen du restant en caisse (315.187 fr. 65) et de traites provenant de coupes de bois à Navarre et à Malmaison (725.878 fr. 70). Restent 92.000 francs qui ne seront exigibles qu'en 1812, mais on y fera face. L'intendant Munit à présent tous les mémoires soldés ; il proteste que, moyennant sa surveillance, il y aura, en 1813, une économie réelle de 1.200.000 francs. J'ai la ferme conviction, écrit Mollien, qu'il y sera fidèle et que Votre Majesté n'aura plus à s'affliger d'aucun écart dans l'administration de la maison de l'impératrice Joséphine.

Dès son retour du Rhin, l'Empereur fait appeler Mollien ; et, au lieu de tant d'autres questions plus importantes, il l'entretient uniquement des finances de l'impératrice Joséphine, des économies qu'elle peut et doit faire, des exemples d'ordre et de réserve dans les dépenses que donne l'impératrice Marie-Louise : Elle ne peut plus compter sur moi pour payer ses dettes, dit-il ; je n'ai plus le droit de rien ajouter à ce que j'ai fait pour elle ; il ne faut pas que le sort de sa famille ne repose que sur ma tête. Il termine par ces mots qu'il prononce d'une voix sourde comme s'il eût craint d'être entendu, quoiqu'il fût seul avec Mollien : Je suis mortel et plus qu'un autre. Puis, alors, quand Mollien lui dit que, au cours des entrevues qu'il a eues avec Joséphine, elle a plus d'une fois versé des larmes : Mais, s'écrie-t-il, il ne fallait pas la faire pleurer ! Et quand Mollien lui raconte que, pour les économies qu'il souhaite, Joséphine devra supprimer des pensions qu'elle fait à des émigrés : Donnez-moi les noms de ces officiers, interrompt-il, et dites-lui que je ne veux pas qu'elle pleure ! Et il ne se contente pas de le lui faire dire, il le lui écrit : J'envoie savoir comment tu te portes, car Hortense m'a dit que tu étais au lit hier. J'ai été fâché contre toi pour tes dettes ; je ne veux pas que tu en aies. Au contraire, j'espère que tu mettras un million de côté tous les ans pour tes petites-filles quand elles se marieront. Toutefois, ne doute jamais de mon amitié pour toi et ne te fais aucun chagrin là-dessus.

N'est-il pas toujours le même — et elle, toujours pareille ?

 

 

 



[1] Par une mystification qu'a jusqu'ici réussi, M. Émile Marco Saint-Hilaire, fils de cette Mme Marco qu'on a vue ci-dessus première femme de l'Impératrice (Joséphine Impératrice et Reine) est parvenu à faire croire qu'il avait été page de l'Empereur et, en cette qualité, il a publié quantité de révélations et de souvenirs qui, s'ils ont profité à la légende, n'ont pu qu'égarer l'histoire. Bien que dans les Révélations d'un page, il n'ait pu se vanter d'avoir été chargé d'annoncer à Joséphine la naissance du roi de Rome, la plupart des écrivains, trompés par une synonymie prétendue, ont pensé que le page Saint-Hilaire envoyé par l'Empereur le 22 mars ne pouvait être que Marco et Marco a laissé dire. Il est vrai que le vrai page, Joseph-Marie-Alcide Leblond de Saint-Hilaire était mort et que, pour augmenter la confusion au profit de Marco, il avait laissé une sœur laquelle mariée à François-Armand Marcq fut autorisée à ajouter au nom de ses enfants celui de Leblond de Saint-Hilaire : ils se nommèrent donc Marq de Saint-Hilaire : De Marcq à Marco, il n'y a qu'une queue à couper.

[2] L'impératrice Joséphine, voulant fixer les fonctions et attributions de son chevalier d'honneur, arrête ce qui suit :

Article Premier. — Comme d'après ce qui est prescrit par l'étiquette, l'Impératrice ne reçoit la main de personne à moins que ce ne soit d'une tête couronnée, le chevalier d'honneur marche derrière elle ou à portée, pour qu'elle puisse s'appuyer sur son bras lorsqu'elle sort de son appartement, lorsqu'elle monte en voiture ou lorsqu'elle en descend ; dans les cérémonies et audiences, il se tient derrière son fauteuil, à la droite, pour recevoir ses ordres. Il accompagne l'Impératrice dans ses voyages, commande dans ses palais, en a la police et y donne l'ordre.

Art. II. — Comme chargé de la police dans les palais, c'est lui seul qui après avoir pris l'ordre de l'Impératrice peut infliger l'ordre d'emprisonnement aux individus gagistes de sa maison.

Art. III. — Il doit être rendu compte au chevalier d'honneur de tous les événements qui arrivent dans les palais, de tous les individus qui viennent y loger, s'y établir ou s'y introduire. Ceux qui y sont arrêtés ne sont phis relâchés et envoyés aux autorités que d'après ses ordres.

Art. IV. — Il visite les appartements de l'Impératrice. Il doit veiller à ce qu'ils soient tenus et arrangés de la manière convenable et à ce que les huissiers et valets de chambre soient à leur poste et exécutent les consignes qui leur sont données par la dame d'honneur.

Art. V. — Lorsque l'Impératrice doit voyager il visite sa voiture pour s'assurer que tout ce qui est nécessaire à son service y est placé.

Art. VI. — La musique, les fêtes, les spectacles sont sous sa direction et il en vise les paiements.

Art. VII. — Il prend les ordres de l'Impératrice pour les présents qu'elle désire faire aux têtes couronnées, princes, ambassadeurs et autres et qui doivent être payés par la cassette. Il est chargé d'en viser les dépenses.

Art. VIII. — Le chevalier d'honneur loge dans les palais de l'Impératrice. Il en a le commandement militaire. Il a aussi le commandement de la livrée dont cependant il ne congédie aucun serviteur sans avoir-pris ordre de l'Impératrice. Il surveille l'entretien, l'embellissement et l'ameublement des palais ; il veille à l'appropriement et à la bonne tenue de tous les appartements, des logements des communs, des cours, jardins et dépendances. Il a la distribution des logements et des tables. Les logements marqués par son ordre, pour le service de l'Impératrice et les personnes de sa suite, ne peuvent plus âtre pris par aucune autre personne.

Art. IX. — Il ne peut rien être changé à la distribution ou à l'ameublement des palais et l'on ne peut faire sortir aucun des meubles à moins d'un ordre du chevalier d'honneur ; il ne peut rien y entrer non plus sans qu'il en soit prévenu. Il fait à l'intendant général la demande des meubles nécessaires.

Art. X. — Il a sous ses ordres les concierges, garçons d'appartements, portiers et toua les employés quelconques au service des palais de Sa Majesté. Il donne à tous les portiers des consignes pour leur service.

Art. XI. — Quant au service, il fait celui d'honneur de préférence tout autre chambellan, il peut aussi faire le service ordinaire.

Art. XII. — En cas d'accidents imprévus ou d'incendie, le chevalier d'honneur ordonne toutes les dispositions nécessaires.

Art. XIII. — Lorsque l'Impératrice arrive ou fait sa première entrée dans un de ses palais, le chevalier d'honneur la reçoit à la porte, la précède et la conduit dans les appartements où elle peut désirer aller.

Fait au château de Navarre le 16 juillet 1811.

Approuvé :

Par Sa Majesté JOSÉPHINE.

Le Secrétaire des Commandements : J.-M. DESCHAMPS.

[3] Dans le Recueil Didot ne se trouve publiée aucune lettre de Napoléon à Joséphine durant les neuf derniers mois de 1811 : à la vérité, la lettre qui y est datée du 25 août 1813 est du 25 août 1811 et elle fait justement allusion a ce règlement de dettes. Dans tous les récits consacrés à Joséphine on passe sous silence ce séjour à Malmaison ; on veut qu'elle soit restée à Navarre l'année entière, au moins jusqu'au 18 septembre. Il est pourtant certain qu'elle a passé à Malmaison, avril, mai et qu'elle est retournée à Navarre en juin seulement : à coup sûr elle y est en juillet.