JOSÉPHINE IMPÉRATRICE ET REINE 1804-1809

 

III. — LES CÉRÉMONIES ET LES FÊTES.

 

 

C'est au moment où elle devient mère, à ce moment seulement, que, en France, l'épouse du Souverain acquiert une dignité incommutable ; c'est de ce jour seulement que date son droit politique et que commence, dans l'Etat, son rôle personnel. Jusque-là, la répudiation plane sur elle : les exemples en sont si fréquents, dans la troisième dynastie seulement, que c'est devenu là presque une loi de la monarchie et si, pour son accomplissement, l'intervention de l'autorité religieuse est requise dans certaines formes, c'est par une sorte de déférence de la part de l'autorité royale et moyennant la certitude que la demande, quels qu'en soient les prétextes, sera toujours accueillie : Louis VII répudie Eléonore d'Aquitaine ; Philippe II répudie Ingeburge de Danemark ; Louis XII répudie Jeanne de France ; Henri IV répudie Marguerite de Valois. L'épouse du Roi n'est assurée de rester reine, d'en conserver la dignité et les honneurs que lorsqu'elle a accompli la fonction essentielle qui lui est dévolue : assurer la continuation de la race dans laquelle elle a été accueillie, servir de trait d'union entre le passé et l'avenir.

Si telle pour les reines dans les dynasties anciennes, celles qui, par le nombre des agnats, ont la garantie d'une succession quasi indéfinie, combien plus précaire la place pour l'épouse d'un fondateur de dynastie pour qui la perpétration de son œuvre est indivisible de la perpétuation de sa race, et à qui, non seulement dans l'avenir, mais même dans le présent, il importe essentiellement d'avoir constitué un ordre logique et naturel d'hérédité. De soi-même et comme par contrainte, Napoléon songe constamment à cet autre fondateur de dynastie, auquel il se rattache par les honneurs qu'il lui rend, par les titres qu'il prend, par ceux qu'il confère, par les formes qu'il impose à son empire, cherchant, si l'on peut dire, une légitimité dans le retour à d'antiques modèles désertés depuis l'usurpation de Hugues Capet : or, quel souverain a répudié plus d'épouses que Charlemagne, lequel en eut neuf légitimes — sans compter les autres ?

Et Joséphine doit trembler d'autant plus que, cette situation, elle ne l'a point acquise d'un coup, elle n'y est point entrée d'un seul pas ; elle ne s'en est point emparée comme d'un droit de naissance : il n'y a nulle parité entre son passé et son présent, nul équilibre dans sa vie, nulle justification à sa fortune. Tout en elle est obscur, médiocre et vil, hormis ce qui n'est point elle-même, hormis l'homme qui l'a aimée, l'a prise par la main, l'a menée d'échelon en échelon à ce prodigieux sommet. Elle était près de lui, à côté de lui, vivant de sa vie, unie même à lui par un contrat civil. Par une pente insensible, par la galanterie naturelle aux Français, par des nécessités politiques, par l'amour que Napoléon conservait pour elle, elle s'est trouvée peu à peu, sans qu'on sût presque comment, associée aux hommages que l'on rendait au Premier Consul, quoi qu'elle n'eût ni titre ni qualité pour en recevoir, qu'ils fussent bénévoles et de pure courtoisie et que l'on crût sans doute qu'ils n'engageaient point. Des salons où passe quiconque, homme ou femme, est, en Europe, distingué par la naissance, les dignités ou l'intelligence ; une table où s'assoient par fournées, à des jours fixés, de cent vingt à deux cent dix personnes ; une société qu'on prétend réformer et rétablir, à laquelle on veut imposer un ton, des façons, des mœurs et des modes ; tout, — les grands desseins comme les médiocres occasions — exige la présence d'une femme. Cette femme-ci, Napoléon la gardera-t-il par la suite ? Il ne sait. Trois fois déjà il a été sur le point de rompre ; mais, en al tendant, elle est là, il la croit utile, il l'aime encore à proportion qu'il s'élève, il l'élève après lui. Plus sa femme rencontre d'ennemis coalisés, plus il s'obstine, car la contradiction l'excite et c'est une satisfaction pour lui d'y résister, de montrer ainsi combien est grand le pouvoir qui lui a permis de la tirer du néant où il lui suffirait d'un mot pour la replonger.

Et c'est ainsi que, associée, au temps du Consulat à vie, aux honneurs presque royaux que l'on rend à Bonaparte, elle se trouve, l'Empire survenant, associée d'abord aux honneurs impériaux ; puis, en sa qualité acquise d'Impératrice, personnellement désignée pour en recevoir de spéciaux, sans que, pour cela, sa position soit plus stable, moins précaire, plus définitivement assise, sans qu'il en résulte une garantie contre la répudiation toujours menaçante ou une sûreté pour son avenir toujours obscur.

 

Ce n'est point pour elle, en effet, ce n'est point pour Joséphine que ces honneurs ont été réglés, c'est pour l'Impératrice prise en soi, l'Impératrice type, l'Impératrice fonctionnelle, si l'on peut dire. Joséphine en jouit, mais momentanément, occasionnellement : certains articles, les plus importants dans l'ordre politique, ne peuvent s'appliquer à elle, ils sont donc une menace contre elle, puisqu'ils règlent, en ce qui regarde l'Impératrice, sa situation dans des circonstances où Joséphine ne peut matériellement se trouver : c'est le cas pour la Régence dont les femmes sont exclues par le paragraphe 2 de l'article XVIII du Sénatus-consulte du 28 floréal an XII, et pour la garde de l'Empereur mineur remise à l'Impératrice mère par le paragraphe 1 de l'article XXX.

Ce n'est donc, pour ainsi dire, qu'en attendant celle qui doit inévitablement la remplacer quelque jour, que Joséphine reçoit les mêmes honneurs civils et militaires que l'on rend à l'Empereur, à l'exception de la présentation des clefs à l'arrivée dans les Bonnes villes et de tout ce qui est relatif au commandement des troupes et au mot d'ordre. Comme pour l'Empereur, lorsqu'elle entre dans une place, la garnison entière prend les armes ; la cavalerie va au-devant d'elle à une demi-lieue, les trompettes sonnent la marche ; les officiers et les étendards saluent ; de l'infanterie, une moitié est en bataille sur le glacis, l'autre forme la haie ; les officiers et les drapeaux saluent, les sous-officiers et les soldats présentent les armes ; les tambours battent aux champs et l'artillerie de la place tire trois salves. A son logis, garde d'un bataillon d'infanterie avec drapeau commandé par le colonel, d'un escadron de cavalerie commandé par le colonel ; devant la porte, deux vedettes sabre en main. Parcourt-elle la ville ? à son passage, les postes présentent les armes et les tambours battent aux champs. Part-elle ? Les mêmes honneurs qu'à l'arrivée.

Dans les ports, on agit comme dans les places de guerre ; si elle embarque, on arbore le pavillon carré impérial au grand mât de son canot et, si elle monte sur un vaisseau, c'est aussi ce pavillon, salué de sept cris de Vive l'Empereur 1 et des décharges de toute l'artillerie.

Voyage-t-elle ? Escorte de gendarmerie et escorte de cavalerie ; à la lisière de chaque département le préfet, de chaque arrondissement le sous-préfet, de chaque commune le maire ; toutes les cloches en branle et, si elle passe devant une église, le curé, en habits sacerdotaux, sur la porte, avec tout-son clergé.

Est-elle sédentaire dans une résidence ? Piquet de seize hommes avec officier, et trompette pour la suivre dans ses promenades. Rentre-t-elle è Paris après une absence un peu prolongée ? Canon pour annoncer son arrivée, et tous les corps constitués venant lui présenter des félicitations et des hommages qu'elle reçoit assise sur son trône et entourée de sa Maison.

Ses armoiries sont celles de l'Empereur : d'azur à l'aigle d'or empiétant un foudre du même. La couronne est semblable : un cercle d'or, enrichi de pierreries, relevé de six fleurons d'où partent six demi-cercles rejoints à un globe cerclé et sommé d'une croix ; des aigles essorant occupant les intervalles des demi-cercles, trois ostensibles à la face externe. Le manteau sur lequel est posé l'écu est le même que celui de l'Empereur : amarante, semé d'abeilles d'or, bordé d'un large galon de broderie, doublé d'hermine et ayant les courtines relevées par un galon plat, flottant et brodé d'abeilles. Sans doute, l'impératrice ne pose point la couronne sur le casque d'or brodé, damasquiné, taré de front, à visière entièrement ouverte, qui est réservé à l'Empereur ; elle ne passe point en sautoir derrière l'écu les attributs de la souveraineté, le sceptre et la main de justice ; elle ne l'entoure point du collier de Grand maitre de la Légion où sont figurés les trophées des diverses professions dont se composent les cohortes ; mais elle est la seule à recevoir ces armoiries pleines ; tous les autres membres de la famille auxquels a été concédé l'écu impérial, ne le portent qu'avec une brisure ; aucun n'a droit à la couronne aquilée, aucun au manteau de cette forme.

Comme l'Empereur, et seule avec lui, l'Impératrice attelle huit chevaux à son carrosse de gala ; tous ses gens portent sans changement la livrée de l'Empereur ; ses officiers ont des habits de même forme, couleur et broderie que les officiers des services correspondants de la Maison de l'Empereur.

Elle-même a pour les cérémonies un costume spécial ; dans les grands jours, c'est une robe de soie blanche sans queue, brodée et ornée de crépines d'or, garnie au corsage d'une dentelle d'or, de blonde ou d'Angleterre, relevée sur carcasse de baleine, de façon à former derrière le cou un collet encadrant les épaules, et qu'on nomme la chérusque ; une ceinture blanche brodée d'or est nouée à la taille et tombe sur la robe ; un manteau à longue queue, de même couleur et de même broderie que celui de l'Empereur, est attaché aux épaules ; un diadème en or et pierreries est posé sur la tète.

L'habit de cour est une robe ronde, en étoffe des manufactures françaises, avec chérusque, ceinture tombante, manteau à longue queue attaché à la taille. Le dessin des broderies qui ornent la robe et le manteau est libre ; il peut être en soie, en argent ou en or, de même que le bas peut indifféremment être garni d'une broderie ou d'une frange, ou d'une broderie et d'une frange en même temps.

Nul n'est de la Cour, n'y peut être invité, — hormis aux très rares grands bals — s'il n'a été présenté à l'Impératrice. Les femmes, françaises ou étrangères, lui sont présentées d'abord et ne le sont qu'ensuite à l'Empereur ; pour les hommes, c'est l'inverse.

Joséphine jouit donc de ce qui peut paraître le plus haut et le plus distingué dans les honneurs, mais elle n'en jouit que par hasard, par surprise, et en forme d'attente : elle n'est là qu'une passante ; elle en a le sentiment, l'appréhension continuelle, et Napoléon en a, lui, la certitude : et pourtant, par une contradiction qui marque singulièrement cette nuance de caractère qu'on a remarquée en lui, cette impératrice à laquelle il refuse, en droit, même si elle devenait mère, toute part du suprême pouvoir, cette Joséphine qu'il est déterminé à répudier quelque jour, il lui accorde l'honneur le plus éclatant et le plus envié, le plus personnel et le plus individuel qui puisse être, l'honneur que, seule depuis deux siècles, une reine, Marie de Médicis, a obtenu en France : honneur politique qui entraîne l'accession à l'autorité royale, honneur religieux qui confère, par la vertu du sacrement, les grâces nécessaires pour exercer cette autorité ; Napoléon associe Joséphine à son couronnement, il l'associe au sacre qu'il reçoit du vicaire de Jésus-Christ.

Il ne voit pas ou ne veut pas voir les conséquences ; il envisage, semble-t-il, cette cérémonie essentiellement religieuse, qui est pour le lier à jamais, comme une galanterie suprême qu'il fait à sa femme et qui ne l'engage point. Rien n'est changé dans la nullité politique de Joséphine, rien n'est plus assuré dans sa fortune conjugale. Elle est le lendemain ce qu'elle était la veille ; elle a seulement participé à une fête de plus, la plus éclatante qui soit, la plus mémorable, qui n'a nul précédent dans le passé, qui n'aura nulle répétition dans l'avenir.

Sauf en cette unique occasion, chaque fois qu'il s'agit de cérémonies nationales, d'actes politiques et constitutionnels, Joséphine ne paraît que comme comparse, comme assistante, comme spectatrice. C'est seulement aux fêtes de la Famille et aux fêtes de la Cour qu'elle prend place aux côtés de l'Empereur. Ce qui est de compliment et d'apparence, ce qui est de réjouissance et d'amusement, ce qui est de famille et de société, voilà son lot. Elle est la première daine de France, mais on peut dire que, malgré tout l'extérieur des honneurs, elle n'est point traitée en Impératrice et l'on n'aurait, pour s'en assurer, qu'à comparer les droits et les prérogatives que Napoléon attribua à Marie-Louise parce qu'elle était la mère de son fils, avec ceux qu'il accorda à Joséphine qui était simplement sa femme.

Justement parce que la politique n'a rien à voir avec celle-ci, l'esprit peut s'attacher davantage à la splendeur des choses et l'on regarde mieux la femme manœuvrant dans le cadre somptueux où elle se trouve placée. Elle y porte des toilettes qui ne sont pas seulement les plus riches qu'on puisse voir, mais qui sont accommodées avec un art infini à l'air de son visage, à sa taille, à sa démarche et qui, selon les circonstances et les occasions, fournissent comme la formule définitive du luxe féminin à son époque. Tout demanderait à être noté de ces cérémonies auxquelles l'Impératrice participe : l'étiquette et les usages, le costume des acteurs et des spectateurs, l'Ordre et la pompe des cortèges, la beauté des carrosses, les agréments des musiques, le rythme des danses, et aussi la splendeur des salons, l'ordonnance des grands escaliers, et les palais construits à souhait pour ces triomphes ; mais, en réalité, beaucoup de ces fêtes se ressemblent et, pour éviter une énumération fatigante et la répétition de détails qui pourraient sembler oiseux, on se restreindra à quelques exemples.

Mais d'abord, la cérémonie du Sacre étant à part et unique en son genre, il est d'autant plus intéressant d'y déterminer le rôle distribué à Joséphine.

 

Dès que l'Empereur a décidé que l'Impératrice sera couronnée et sacrée, le cérémonial a dû être réglé de façon qu'on lui assignât une place, qu'on lui destinât un costume, qu'on lui décernai des honneurs analogues à sa dignité et, dans une mesure, semblables à ceux attribués à l'Empereur. Sans doute, il ne peut y avoir parité. Ni glaive, ni sceptre, ni main de justice, mais, comme l'Empereur, la couronne, l'anneau. et le manteau. Ce manteau devra être porté par toutes les princesses, d'où bien des orages, dont Napoléon ne s'abrite qu'en concédant à ses belles-sœurs et sœurs qu'elles auront chacune derrière elles, pour porter leur propre manteau, un officier de leur maison, et en leur faisant écrire par le Grand maître des Cérémonies qu'elles auront à suivre l'Impératrice dans toutes les marches de la cérémonie et à soutenir le manteau de Sa Majesté. Elles le soutinrent d'ailleurs si faiblement que, lorsque l'Impératrice monta au grand trône, il y eut une seconde où, emportée par le poids, elle bascula presque, où l'on pût croire qu'elle allait rouler en arrière. Que ne devait-il pas peser ce manteau de velours pourpre, de quatre aunes de hauteur et de huit de tour, semé d'abeilles d'or brodées en bosse, bordé, au-dessus d'une large bande d'hermine, d'une lourde broderie de branches de laurier, d'olivier et de diène encadrant la lettre N ; ce manteau entièrement doublé d'hermine, dont la fourrure excédait de près de quatre pouces la bordure d'or et qui, vu sa forme de dalmatique, n'avait qu'une manche ouverte, n'était attaché que sur l'épaule gauche et n'était soutenu, du même côté, que par une agrafe de diamants ? Rien qu'en fourrures, il avait été fourni par Toulet pour 10.300 francs d'hermine de Russie et pour 380 francs de peaux d'Astrakhan ; la broderie exécutée par Leroy et Raimbaud avait coûté 16 800 francs et il y avait, de plus, le velours avec la doublure de croisé et de florence blancs.

L'anneau avait été orné d'un rubis — emblème de joie — fourni parle trésor de la Couronne, tandis que, à l'anneau de l'Empereur, était montée une émeraude — emblème de révélation divine.

La couronne que, six années plus tard, on trouvait démodée et qui n'en fut pas moins imposée, lors du mariage, à Marie-Louise, car, disait Napoléon : elle n'est pas belle, mais elle a un caractère particulier et je veux l'attacher à ma dynastie, était un cercle d'or enrichi de brillants et d'émeraudes, d'où partaient huit demi-cercles, en forme de feuilles de laurier et de myrte, se rejoignant à un très petit globe surmonté d'une croix : ce qui lui donnait un aspect spécial, c'est que, posée assez avant, elle joignait presque un très haut diadème d'or, de forme conique, couvert d'améthystes — emblème de l'union de l'amour et de la sagesse — ayant au centre une énorme améthyste entourée de brillants ; et ce bandeau, placé sur le front en sorte que quelques boucles de cheveux en sortaient seules, semblait ne faire qu'un avec la couronne.

Le diadème, la couronne et la ceinture, confectionnées par Marguerite, coûtèrent 15.000 francs de façon : Marguerite avait fourni deux mille deux cent soixante et un brillants pour 867.369 fr. 10.

 

Voyons maintenant Joséphine dans sa gloire.

A dix heures du matin, le 11 frimaire an XIII (2 décembre 1804), salves de coups de canon : c'est le cortège qui part des Tuileries. Il fait un froid terrible, un froid de décembre, mais le temps est clair et le ciel bleu. Du Carrousel, le cortège débouche par la rue Saint-Nicaise, suit la rue Saint-Honoré, la rue du Roule, traverse le Pont-Neuf, passe, du quai des Orfèvres, à la rue Saint-Louis, à la rue du Marché-Neuf, à la rue du Cloître-Notre-Darne. Par les rues sablées dont la plupart n'ont pas sept mètres de large, entre une double haie de fantassins, voici défiler d'abord le maréchal Murat, gouverneur de Paris, et son état-major, puis quatre escadrons de Carabiniers, quatre de Cuirassiers et les Chasseurs de la Garde entremêlés de Mamelucks ; après les soldats, un grand vide ; — quatre hérauts d'armes à cheval, en dalmatique de velours violet brodée d'aigles d'or, une première voiture à six chevaux où sont les maîtres et les aides des cérémonies ; dix autres pour les grands officiers de l'Empire, les ministres, les grands officiers de la Couronne, les grands dignitaires, les princesses. Ces voitures sont de hautes et grandes berlines à housse, fond or avec les armes impériales aux portières : elles ont coûté chacune entre 7 et 8.000 francs. Les chevaux, — on en a acheté pour l'occasion cent quarante nouveaux payés en moyenne 1.314 francs pièce — sont menés, les deux de volée par un palefrenier monté, les quatre autres à grandes guides par le cocher. Derrière chaque voiture, trois laquais à la livrée de l'Empereur.

Un espace... des acclamations... l'Empereur ! Les huit chevaux isabelle, panachés de blanc, à queue et à crinière nattées, pomponnées et cocardées de rubans rouges et or, sont, chacun sous son harnais de maroquin rouge garni de bronze ciselé, tenus en main par un homme à pied ; un piqueur est monté sur un des deux chevaux de volée ; les six autres chevaux sont menés à grandes guides par le cocher de l'Empereur, César Germain, en sa plus grande tenue, chapeau bordé à plumet vert et blanc, bas de soie à coins brodés d'or, des galons sur toutes les coutures de son large habit vert, de son gilet écarlate, de sa culotte verte. Et la voiture est comme une grande cage dorée et peinte que ses huit glaces font translucide : l'impériale est chargée d'une lourde couronne que portent quatre aigles ; quatre figures allégoriques soutiennent le ciel ; aux frontons, des aigles encore qu'enlacent des guirlandes ; des frises pleines avec des médaillons représentant les principaux départements de l'Empire liés par un chaînon de palmettes, décorent le corps de la caisse ; aux panneaux sont blasonnées les armes de l'Empire ; aux sièges, aux marchepieds, aux roues, des emblèmes qu'accompagnent des guirlandes de fleurs, sont sculptés en plein bois. C'est Getting qui, pour 114.000 francs, a exécuté cette voiture sur les dessins de Fontaine, mais Fontaine la trouve manquée parce que, par économie, on a beaucoup retranché à la richesse et à la magnificence. Derrière le siège du cocher, très écarté de la carcasse dorée, et derrière la voiture même, des pages tant qu'il en a pu monter, six ici, sept là, tous jolis, pomponnés, frisés, le nœud vert flottant à l'épaule sur la grande livrée galonnée à toutes les tailles, l'air vif et gai d'enfants malins et hardis, le visage rose fouetté par la bise, une bande de collégiens dorés qui met du rire dans ce solennel et comme du printemps dans cet hiver.

Dans la voiture, toute de velours blanc brodé d'or, où l'on a prodigué les lauriers, les palmes, les abeilles, de la Légion et les lettres N, au fond — ils s'y sont trompés en montant et se sont placés sur le devant, car les deux banquettes, pareillement larges et longues, pareillement tendues, ne se distinguent en rien [une de l'autre — au fond, à droite, l'Empereur ; à gauche, Joséphine ; Joseph, sur la banquette de devant en face de son frère, Louis en face de sa belle-mère.

Joséphine est vêtue d'une robe, à manches longues, de satin blanc, semée d'abeilles d'or et brodée d'argent et d'or : au bas, broderie haute et crépines d'or ; sur le corsage et le haut des manches, semis de diamants. La robe seule, fournie par Pochet, Raimbaud et leur nouvel associé Leroy, a coûté 10.000 francs. Elle s'évase aux épaules en une chérusque de blonde chenillée de 210 francs, et est accompagnée, à partir de la taille, d'un manteau de cour — ce qu'on appelle un bas de robe — en velours blanc brodé en or qui coûte 7.000 francs ; ne le trouvant pas assez riche, on y a ajouté sept aunes de franges à 450 francs l'aune. Les souliers sont en velours blanc, brodés d'or, et ont coûté 650 francs. Ils sont chaussés sur des bas de soie à coins d'or. Les mains ont des gants blancs brodés d'or.

L'Impératrice a sur la tête un diadème — différent de celui qu'elle portera à la cérémonie — qui est de perles fines et de diamants, très légèrement montés. Il est estimé 1.032.000 francs : un seul diamant au milieu vaut 165.000 francs. Son collier et ses boucles d'oreilles sont de pierres gravées entourées de brillants et sa ceinture est toute couverte de diamants. Elle porte sur elle des millions et n'en est ni alourdie, ni empêchée. Jamais elle n'a été plus jolie ; jamais elle n'a paru mieux en beauté ; ses quarante et un ans en semblent trente à peine. Qu'importe si, de cet agrément, quelque chose est emprunté, si le fard avive les yeux et si le visage est fait ? En ces cortèges de grand jour, sous la lumière crue, à la distance où l'on est de la foule, il faut de nécessité, pour lui faire illusion, quelque chose du théâtre.

Et n'est-ce pas encore d'un art suprême — que ce soit l'invention de Joséphine ou des couturiers qu'elle inspire — d'un art tout approprié justement aux nécessités de telles cérémonies, ce décolletage en carré sur la poitrine, avec la haute collerette de dentelle se dressant aux épaules, encadrant le cou, justifiant aussi bien les manches longues que les courtes, gardé, par l'abattement du collet, contre les exagérations de la fraise godronnée des Valois, mais sauvant cette nudité du dos, si peu convenable dans les toilettes de jour, on peut même dire dans toutes les toilettes de grand gala ?

 

On avance ; point de chaufferette dans la voiture où, seulement, un tapis de peau d'ours est étendu sous les pieds, et l'Impératrice, comme d'ailleurs toutes les femmes prenant part à la cérémonie, a la gorge largement à l'air.

Le cortège se déroule : autour du carrosse de Leurs Majestés, une cavalcade : aides de camp à la hauteur des chevaux, colonels généraux de la Garde aux portières, écuyers aux roues de derrière, maréchal commandant la Gendarmerie suivant la voiture

Après, treize berlines à six chevaux, pour les officiers et les dames de l'Empereur, de l'Impératrice, des princes, des princesses, des princes grands dignitaires ; puis les Grenadiers à cheval entremêlés de canonniers et un escadron de Gendarmes d'élite. C'est tout : mais, avec chaque corps de troupes, marchent des musiques qu'on a grossies pour l'occasion de tous les instrumentistes de Paris et de la province restés disponibles après la formidable levée de trois cents musiciens faite par Lesueur pour les orchestres de Notre-Dame. Et l'immense machine serpente à travers les étroites petites rues du vieux Paris et de la Cité, entre la double haie des fantassins, contenant à peine la population, grossie des trois quarts par la province, évaluée par les plus modestes à cinq cent mille spectateurs !

A midi moins le quart, on arrive enfin à la tente dressée en face du pont de la Cité, au-devant de l'Archevêché qui, par une longue galerie de bois, décorée de tapisseries, communique au portique couvert dressé devant le portail de Notre-Dame. L'Empereur prend les ornements impériaux et revêt son grand costume, Joséphine se fait attacher le manteau impérial et se coiffe du diadème d'améthystes ; puis, à pied, le cortège se met en marche : les huissiers, les hérauts d'armes, les pages, les aides et les maîtres des cérémonies ; le Grand maître en son costume de velours violet, clef au côté, bâton en main, le maréchal Sérurier portant le coussin sur lequel on posera tout à l'heure l'anneau de l'Impératrice, le maréchal Moncey portant la corbeille qui recevra le manteau, le maréchal Murat portant sur un coussin la couronne. Tous trois sont encadrés par des chambellans et des écuyers. L'Impératrice vient ensuite, ayant, à sa droite, son premier écuyer, à sa gauche, son premier chambellan. Son manteau est soutenu par les cinq princesses belles-sœurs et sœurs de l'Empereur. Elles sont, à leur fantaisie, coiffées en plumes et diamants : leurs robes sont blanches, brodées d'or, à manches longues, avec un long bas de robe en velours de couleur brodé d'or, jouant le manteau : derrière chacune d'elles, portant la queue de ce manteau, marche le premier officier de leur maison. Après, seulement, viennent la Darne d'honneur et la Darne d'atours de l'Impératrice, puis ses six dames dm Palais.

Ensuite, c'est le cortège de l'Empereur : d'abord, les maréchaux portant les honneurs de Charlemagne : la couronne, le sceptre et l'épée ; puis, ceux portant les honneurs de l'Empereur : l'anneau et le globe ; puis l'Empereur, la tète laurée de la couronne d'or, tenant d'une main le sceptre impérial de vermeil, de l'autre, la main de justice au bâton de vermeil orné de perles : les princes grands dignitaires soutiennent son manteau ; le cortège se termine par les vingt-six grands officiers de la Couronne et de l'Empire qui n'ont point de fonction particulière dans la cérémonie et qui marchent par quatre de front.

Comme à l'Empereur par le cardinal de Belloy, l'eau bénite est offerte à Joséphine par le cardinal Cambacérès ; comme l'Empereur, elle s'avance, sous un dais porté par des chanoines, jusqu'au chœur où, comme l'Empereur, elle est encensée ; et tandis que les grands dignitaires et les grands officiers reçoivent les honneurs que portait l'Empereur et qu'on les range sur l'autel, la Dame d'honneur et la Dame d'atours s'approchent de l'Impératrice, détachent son manteau, enlèvent la petite couronne et, sur l'autel, on place, à la suite des honneurs que portait l'Empereur, ceux de l'Impératrice : la couronne, le manteau et l'anneau. Et, après que le Pape a imposé à l'Empereur l'onction sacrée, la triple onction, il répète la même cérémonie, avec les mêmes prières, sur la tète et dans la paume des deux mains de Joséphine. Et, la messe commencée, quand, après le Graduel, le Pape bénit les ornements impériaux, il bénit ensemble les manteaux, les anneaux et les couronnes ; et, lorsqu'il a fait à l'Empereur la tradition de ses insignes, c'est avec les mêmes prières qu'il agit pour l'Impératrice. Recevez cet anneau qui est le signe de la foi sainte, la preuve de la puissance et la solidité de votre Empire, par lequel, grâce à sa puissance triomphale, vous vaincrez vas ennemis, vous détruirez les hérésies, vous tiendrez vos sujets dans l'union et vous demeurerez persévéramment attachée à la foi catholique. Puis, il fait la tradition du manteau : Que le Seigneur vous revête de sa puissance afin que, pendant que vous brillerez extérieurement de la splendeur de ce vêtement, vous brilliez intérieurement par les mérites de vos vertus aux yeux de ce Dieu qui n'ignore rien du passé, à qui rien n'est celé de l'avenir, par lequel règnent les rois et les fondateurs des lois trouvent la justice.

L'Empereur monte alors à l'autel sur lequel est posée la couronne impériale, la couronne d'or aux feuilles de laurier, il la place lui-même sur sa tète, selon le cérémonial que Charlemagne régla pour son fils, Louis le Débonnaire, lorsqu'il le fit sacrer ; il prend ensuite dans ses mains la couronne de l'Impératrice, s'en décore un instant, puis, redescendant les marches de l'autel, il vient à Joséphine agenouillée et, d'un geste très doux et très noble, avec une sorte de lenteur tendre et sacrée, il lui impose sur la tète cette couronne que les Dames d'honneur et d'atours attachent en une seconde. Et le Pape prononce la grande oraison : Que Dieu vous couronne de la couronne de gloire et de justice, qu'il vous arme de force et de courage, afin que, par la vertu de notre bénédiction, avec une foi droite et grâce aux fruits multipliés de vos bonnes œuvres, vous parveniez à la couronne du règne éternel, par la grâce de Celui dont le règne et l'empire s'étendent dans les siècles des siècles.

Ce n'est point assez encore ; voici que le cortège se remettant en mouvement traverse de nouveau le chœur et va vers le grand trône. Au milieu de la nef, en face de l'autel, au haut d'un escalier droit de vingt-neuf degrés tendu d'un tapis bleu semé d'abeilles, sous une sorte de temple où s'accroche un pavillon de velours rouge, une estrade est dressée. Au centre de cette estrade, un fauteuil épais et large, somptueux et lourd, richement décoré de broderies et de crépines d'or dont le dos arrondi en forme de couronne antique, porte, brodée sur le velours rouge, l'N majuscule entourée des étoiles des seize cohortes de la Légion ; à droite, sur une marche plus basse, un fauteuil plus petit, de même forme, aussi riche de décorations, de broderies et de sculpture. Les cortèges gravissent les degrés roides où le poids de son manteau fait presque chanceler l'Empereur, où, entraînée par le sien, l'Impératrice, un instant s'arrête, incertaine, si elle ne va pas rouler en arrière. Napoléon et Joséphine s'assoient et le Pape, qui monte le dernier jusqu'à eux, les bénit : Sur ce treille de l'Empire que vous affermisse et que, dans son royaume éternel, vous fasse régner avec lui, Jésus-Christ, Roi des Rois, Seigneur des Seigneurs, qui vit et règne avec Dieu le Père et le Saint-Esprit dans les siècles des siècles. Puis, il baise l'Empereur sur la joue et se tournant vers l'assistance, il prononce le Vivat Imperator in æternum. Et ce Vivat éclate dans la musique de l'abbé Roze exécutée par les deux chœurs qui s'alternent, se croisent, se répondent, se confondent enfin dans un enthousiasme d'allégresse.

C'est ensuite le Te Deum, puis une série d'oraisons, et la messe continuée : et, à l'évangile, à Joséphine comme à Napoléon, le Grand aumônier présente à baiser le divin livre ; à l'offrande, c'est pour elle que la maréchale Ney porte le cierge où sont incrustées treize pièces d'or, pour elle que Mme de Luçay porte le pain d'argent.

Elle n'est de rien, sans doute, dans la cérémonie du serment que l'Empereur prête, après la messe dite, aux Constitutions de la République, et le chef des hérauts d'armes ne prononce point son nom lorsqu'il, proclame : le sacre et l'intronisation du très glorieux et très auguste empereur Napoléon, mais n'est-ce point assez d'honneurs pour un jour ?

Et, à présent, c'est le retour en traversant toute une autre moitié de Paris : du parvis Notre-Dame, par la rue de la Barillerie, le Pont au Change, la place du Châtelet et la rue Saint-Denis, l'on gagne les boulevards et l'on rentre aux Tuileries par la place de la Concorde. Il est trois heures lorsque l'on quitte Notre-Dame, six heures et demie lorsqu'on arrive aux Tuileries. Il fait nuit. Toutes les fenêtres sont illuminées ; autour des cortèges, les torches se sont allumées et le spectacle est ainsi plus étrange encore et plus grandiose.

L'Empereur jouit pleinement de son triomphe : il veut que, pour dîner en tête à tète avec lui, Joséphine garde la couronne qu'elle porte d'une façon si gracieuse ; il fait ses compliments aux dames du Palais à chacune desquelles on a donné dix mille francs pour sa toilette et quelque vingt mille francs de diamants : car c'est un flot d'or que le Sacre a fait couler sur Paris, et du Trésor impérial, et de toutes les bourses particulières : pour le Trésor, cela fait si bien légende que Napoléon juge bon de déclarer dans le Moniteur que, loin d'avoir coûté cinquante à soixante millions, le Sacre n'en a coûté que trois à la Couronne : à dix, il eût été plus près du vrai. Son costume sel et celui de l'Impératrice ont pris 1.123.000 fr. 44 ; les dépenses imputées sur des crédits spéciaux vont à sept millions et demi, et celles sur le budget ordinaire à plus de trois millions, sans compter ce qui est au compte de l'État : 1.500.000 francs ; au compte de la Ville : 1.745.646 francs, sans compter le million dépensé pour préparatifs en l'an XII, les 117.000 francs des deux tableaux de David, les 194 436 fr. 72 du Livre du Sacre, et les 45.000 francs de pension perpétuelle aux parents du Pape, et tous présents faits au Pape, aux cardinaux, aux monsignors, aux officiers, — sans compter le reste !

 

Et la journée du Sacre, cette inoubliable journée, du 11 frimaire, unique en splendeur et en dépense. unique par son objet et-par son retentissement, est suivie de toute une série de jours et de soirs de fête qu'offrent à l'envi tous les corps de l'État, fêtes où, seulement par les uniformes et les toilettes, Paris gagne des millions, où les chiffres deviennent impossibles à évaluer, car ce n'est plus d'un seul trésor, c'est de toutes les bourses que coule l'argent et, pour en donner idée, c'est assez de l'exemple d'un général de simple brigade qui, venu à Paris pour un mois y mange 33.000 francs, rien qu'à l'indispensable ! Une mansarde se paie 15 francs par jour et un coiffeur prend 60 francs pour une coiffure de dame.

Ce n'est rien, les réjouissances publiques, celles du 42 frimaire, étendues sur la ville entière, de la place de la Concorde à l'Arsenal, avec les spectacles forains, les salles de danse, les mâts de cocagne, les jeux de bagues, les chars de musique parcourant les rues, les hérauts d'armes jetant au peuple les médailles du Couronnement, treize mille d'or, soixante quinze mille d'argent, les ballons enlevés de la place de la Concorde, et le colossal feu d'artifice sur le pont de la Concorde. Qu'on passe encore la fête de la Distribution des aigles, remise de deux jours à cause de la fatigue qu'a éprouvée Joséphine, la fête terrible, sous une pluie mêlée de neige qui tombe sans interruption durant trente-six heures, où les spectateurs transis, parapluie en main, finissent par se sauver ; où l'armée défile, lamentable à voir, dans le lac de boue qu'est le Champ de Mars ; où l'Impératrice elle-même n'y peut tenir, quitte l'estrade, se retire avec la princesse Louis ; où tout est gâté des toilettes et des uniformes — bonne aubaine pour les passementiers et les couturières. Qu'on passe les grandes audiences solennelles que l'Empereur donne sur son trône à tous les corps de l'État en grand costume — un habit de sénateur coûte 2.400 francs et c'est presque autant pour les autres — ; qu'on passe l'ouverture de la séance du Corps législatif, grande occasion pourtant d'habillements somptueux ; il n'est à retenir que les fêtes que préside Joséphine, qui lui sont personnellement dédiées, qui ne sont point, comme la fête du Sénat, des fêtes populaires, mais des fêtes mondaines, extérieures si l'on peut dire à la politique et où peut à souhait se déployer le luxe féminin.

C'est d'abord la fête offerte par la Ville de Paris dans la maison municipale où les salons sont triplés par un immense édifice en charpente dressé dans la cour, par une galerie vitrée en façade d'où l'on verra le feu d'artifice du pont Napoléon. Six cents dames invitées, tout ce que Paris compte de fonctionnaires, de grands industriels, de savants et d'artistes illustres. A midi, l'on arrive. A une heure et demie, les portes sont fermées et les maîtres d'hôtel annoncent le dîner : dans trois galeries, cinq tables où les dames seules s'assoient d'abord, puis les hommes, puis d'autres hommes : repas colossal. On repasse dans les salons et l'on attend Leurs Majestés. L'Empereur est parti des Tuileries à trois heures, avec le même cortège, les mêmes escortes, les mêmes voitures que le jour du Sacre ; il est, de même que Joséphine, en petit costume. Pour elle, c'est une des robes que Leroy a composées, manches courtes, chérusque de dentelles, bas de robe en velours de couleur : une des robes à douze mille francs la pièce : la robe en tulle d'argent et satin brodé d'or et d'argent avec le bas de la robe en velours lilas brodé en volubilis d'argent, ou la robe de tulle d'argent brodé, avec le bas de rote en velours rose, ou mieux la robe en tulle d'or brodé, avec le bas de robe en velours blanc, brodé en bouquets de violettes, la bordure haute brodée en or, garnie de franges et semée de 163 douzaines d'émeraudes, qui, à 12 et 15 francs la douzaine, augmentent la toilette de 2.160 fr. 75.

Au Pont-Neuf, premier compliment du Corps municipal, le gouverneur à la tête ; puis, un second au perron. Tout ici semble pour Joséphine : quand, pour l'un des quatre tableaux des fêtes du Sacre, David esquisse cette arrivée à l'Hôtel de Ville, dans Son dessin, c'est elle qui, debout sur le marchepied du carrosse, occupe le centre de la composition et tire à elle tout le regard. Des deux médailles frappées pour cette fête, une lui est consacrée : non par malheur celle, admirable, dont Prudhon a donné le dessin, mais la petite de Brenet, assez médiocre, où l'on voit les tètes conjuguées de l'Empereur et de l'Impératrice : — la première et l'unique médaille où elle soit officiellement représentée, car, même point pour ses visites à la Monnaie, même point pour le Sacre, Denon, son ingrat protégé, ne lui a dédié, ne lui dédiera jamais une seule de ses médailles.

Après les discours et les présentations dans la salle du Trône, Joséphine, dans les appartements qu'on lui a préparés, trouve la toilette que lui offre la Ville de Paris, digne pour la perfection du travail d'aller de pair avec l'argenterie de table offerte à l'Empereur : en vermeil, un grand miroir, une grande aiguière avec sa jatte, un pot à l'eau avec sa cuvette, deux girandoles à trois branches, quatre carrés pour pelotes, quatre boîtes à poudre et à mouches, trois pots à pommade, deux gobelets, une jatte ; en or, deux étuis, deux paires de ciseaux, un couteau à poudre, un gratte-langue, puis la garniture des six flacons de cristal ; c'est le chef-d'œuvre de Germain, mais le poids est médiocre : la prisée des matières ne donne à l'inventaire de 1814 que 14.600 francs.

Et encore au Banquet, tous les honneurs sont pour elle, car, seule, elle y siège à la table de l'Empereur, de même que seule, elle est conduite avec lui dans la galerie vitrée pour voir de là le feu d'artifice.

 

Encore pour elle, la fête donnée à la salle Chantereine par les généraux des Armées de terre et de mer — la fête pour laquelle chaque divisionnaire verse 3.000 francs et chaque brigadier 1.500, où le souper seul, servi par Véry, coûte 60.000 francs ; pour elle, la fête donnée par les maréchaux d'Empire dans la salle de l'Opéra, toute décorée de gaze d'argent et de guirlandes de fleurs, la fête où, grâce aux 25.000 francs versés par chacun des dix-huit maréchaux et par Duroc, 475.000 francs sont dépensés en arrangements, en concert et en souper.

La palme pour l'invention revient au Corps législatif, et Fontanes, pour en organiser la fête, a déployé plus d'imagination qu'en un chant entier de la Délivrance de la Grèce, plus d'adulation même qu'en un de ses discours. Ici, et c'est le particulier, Joséphine est seule : c'est à elle seule que la fête paraît dédiée : elle entre, accompagnée d'une députation de huit législateurs, dans la salle des séances, illuminée, parée du trophées d'armes, d'aigles, et d'écussons ; elle est saluée par ce chœur de l'Iphigénie de Gluck qui est devenu comme l'hymne banal des souveraines :

Que d'attraits ! que de majesté !

Elle prend place, en face du président, dans une tribune où l'entourent les princes, les princesses et les grands dignitaires : sur les bas gradins, les membres du Corps législatif en grand costume ; sur les plus élevés, les femmes les phis élégantes et les mieux parées de la Cour et de la Ville. Au centre de l'hémicycle, une statue voilée.

L'Impératrice assise, le président fait donner lecture du procès-verbal de la séance du 3 germinal an XII où l'assemblée a voté l'érection de cette statue ; puis, il invite les deux maréchaux législateurs, Masséna et Murat, à s'en approcher et à lever le voile qui la couvre. Tout le monde est debout ; l'orchestre attaque le Vivat de l'abbé Roze ; la statue apparaît.

Elle est nue, selon la tradition antique ; mais le statuaire, Chaudet, a jeté une toge sur l'épaule gauche de l'Empereur qui, couronne en tête, sandales aux pieds, présente de la main droite le rouleau des Lois. La tête, dit-on, est d'une ressemblance frappante : au moins, est-ce là le type, désormais officiel, du fondateur de la dynastie.

Concours d'éloquence par Vaublanc et Fontanes ; chants guerriers et civils ; enfin, la séance est levée : on passe dans les salons du palais décorés en manière de poèmes pour célébrer la gloire du héros : salle des Grands hommes de l'Antiquité, salon de Mars, salle des Victoires, salon de Flore — ceci pour Joséphine ; — salon décoré de trophées d'instruments de musique ; salon dans le goût de l'ancienne chevalerie, au papier semé d'abeilles, avec guirlandes de lierre, festons de fleurs, écussons, aigles et armures : là, sur une estrade, sous un dais de soie cramoisi, au-devant d'un trône, le couvert de l'Impératrice est dressé ; aux côtés du dais, bannières, aigles, croix de la Légion ; au fond une immense glace. Dans la salle, quatre tables pour les dames présentées. Et après, c'est le salon des Neuf muses, et encore, la salle de Lucrèce toute fleurie d'arbustes rares, toute parfumée de jonquilles et de jasmin.

Joséphine s'assied sur son trône, le bal commence, et alors seulement, arrive Napoléon, qui reste une heure et se retire avec l'Impératrice.

Sans doute, il a trouvé la flatterie trop grosse pour la recevoir en face ; il n'a pas voulu assister à l'inauguration de sa propre statue ; il ne consent nième pas, quelques jours plus tard, à recevoir la députation qui veut lui offrir le procès-verbal de la cérémonie. Il veut que tout cela se passe en dehors de lui ; il en laisse tous les agréments à Joséphine : mais, n'est-ce pas comme une emblématique représentation de toute sa vie d'impératrice, ces honneurs qui lui sont décernés en présence de cette haute statue, blanche et muette, qui absorbe en réalité tous les regards et à qui s'adressent toutes les adulations : elle ne reçoit que les hommages qu'il repousse ; elle n'entend les discours que pour les lui reporter, ou mieux, parce qu'on sait qu'il les écoute à la cantonade ; elle n'existe que parce qu'il veut qu'elle soit ; s'il cesse un instant de la soutenir, elle disparaît et on la chercherait en vain ; comme il a suffi d'un mot de sa bouche pour qu'elle reçût les honneurs souverains, il suffit de son silence pour qu'elle en soie privée.

Ainsi, après ce mémorable sacre de Paris, après ces onctions saintes et la couronne mise à son front, voici l'Empereur qui monte à un nouveau trône, il ne veut point faire près de lui une place à Joséphine ; cela suffit ; nul ne s'en étonne, nul n'en fait même la remarque ; pas même elle, peut-être. Ce sera pure courtoisie si on la traite d'Impératrice et Reine, car, de droit, elle n'est point reine d'Italie. Elle n'a point eu de part à l'audience où la Consulte est venue offrir à Napoléon la couronne des rois Lombards ; elle n'a point assisté à la mémorable séance du Sénat où l'Empereur a proclamé son acceptation ; si elle a été du voyage d'Italie, si elle y a mené une suite nombreuse ; si, à Milan, elle a reçu une maison d'honneur italienne où figurent les dames les plus titrées du Milanais ; si, pour se rendre aux cérémonies, elle a eu le cortège qui l'accompagne en ces occasions, c'est un page qui y a porté la queue de sa robe, et la seule des sœurs de l'Empereur qui assiste au sacre, Elisa, à présent princesse de Piombino, a marché devant elle, accompagnée, comme elle, par son écuyer et ses chambellans, suivie, comme elle, par sa dame d'honneur et par ses dames. A la porte de l'église, le cardinal archevêque de Milan qui l'a reçue ne lui a pas donné l'eau bénite comme avait fait le cardinal Cambacérès. On l'a conduite sous un dais, mais à une tribune préparée dans le chœur, où elle s'est trouvée confondue avec tout un peuple. Al insigne sur elle ou près d'elle pour marquer sa royauté, rien dans sa parure qui y fasse allusion. Et pourtant ce qui est insignes de France n'est pas insignes d'Italie, ce qui est couleurs de France n'est point couleurs d'Italie. Joséphine assiste simplement au couronnement de Napoléon comme une invitée de distinction, mais sans participer à aucune cérémonie.

Il est vrai qu'elle est de la visite à Saint-Ambroise où l'Empereur va rendre ses actions de grâces au saint protecteur de la ville, mais cette dévotion, obligatoire pour Napoléon, n'est-elle point surérogatoire pour Joséphine ?

En ordonnant de sacrer sa femme, Napoléon s'est laissé entraîner ; par la suite, il a réfléchi, et il n'a voulu regarder le couronnement de Paris que comme un accident sans conséquence : avant, l'Impératrice n'avait point de place désignée dans les cérémonies politiques ; après, il n'en sera ni plus ni moins ; elle ne figurera plus auprès de l'Empereur dans les solennités publiques où l'on s'attendrait le mieux à la voir paraître. Ainsi, pour se rendre au Te Deum du 15 août 1807, elle n'est ni dans la voiture de l'Empereur, ni même dans son cortège ; elle part de son côté sous une simple escorte de la Garde ; elle est reçue uniquement par les maîtres des cérémonies ; elle n'a point les honneurs du dais et elle est assise dans la même tribune que sa belle-mère et ses belles-sœurs.

C'est donc comme un hasard, comme une surprise, le Sacre, et après le Sacre, c'est fini pour jamais pour Joséphine des grandes solennités nationales, mais du moins, à la Cour, dans ce qu'on peut appeler les cérémonies familiales, baptêmes et mariages, et surtout dans les fêtes : concerts, bals, ballets, représentations théâtrales, cercles, jeux et banquets impériaux, la première place est pour elle et c'est là maintenant qu'il convient de la regarder.

 

De baptêmes solennels, il n'en est en cette période qu'un seul, celui du deuxième fils d'Hortense et de Louis, le prince Napoléon-Louis. Quantité de fois sans doute Joséphine a été marraine : il est même passé en usage qu'elle ne le soit qu'avec l'Empereur ; mais les cérémonies s'accomplissent incognito, dans la chapelle du Palais, souvent par Procuration, et, n'était la richesse des cadeaux que fait le parrain, les choses n'ont rien qu'on remarque. Mais ici, pour Napoléon, il s'agit de sa propre race, de sa dynastie, et le baptême de cet enfant que célèbre le Pape, revêt le caractère d'une affirmation à la fois familiale et dynastique. Justement, peut-être en ce but, Joséphine n'y a point le premier rôle : elle a été, avec Napoléon, marraine de Napoléon-Charles, le fils aîné d'Hortense : à présent, la marraine est, avec l'Empereur, Mme Bonaparte, Madame, mère de Sa Majesté l'Empereur. Aussi les honneurs vont-ils à elle, mais Joséphine s'y prête volontiers : le baptême scelle la réconciliation, affirme la grandeur future de ses petits-fils et consolide sa propre fortune. C'est chez elle, dans ses appartements de Saint-Cloud, que se passe le premier acte de la cérémonie, et c'est elle qui, dans la salon bleu où est dressé le lit de l'enfant, reçoit Madame et l'Empereur ; elle les précède, ayant son cortège particulier composé de toute sa maison, son escorte de deux officiers supérieurs de la Garde et, dans la grande galerie, transformée en chapelle, si elle a son fauteuil au même rang que le parrain et la marraine, elle n'a point de prie-Dieu. Après la cérémonie, elle reprend son rang, préside avec l'Empereur la table impériale, assiste, près de lui, à la représentation d'Athalie et tient le Cercle.

De cette date jusqu'au divorce, plus de baptême solennel. Napoléon et Joséphine promettent bien de nommer quantité d'enfants, mais toujours l'Empereur ajourne la cérémonie, qui n'a lieu, enfin, pour tous les enfants ensemble, filles et garçons, qu'en novembre 1810, à Fontainebleau ; mais, c'est une autre marraine, c'est une autre cour ; on supprime pour le prince, troisième fils d'Hortense, tous les honneurs qu'avait reçus son frère : cela est tout simple : l'Empereur va être père.

C'est ainsi, détail qui mérite d'être noté, que toutes les filles des grands de l'Empire, tenues par Marie-Louise le novembre 1810, se nommèrent Joséphine.

 

Les mariages sont plus fréquents : il en est deux célébrés aux Tuileries avec toutes les pompes officielles, sans parler du mariage d'Eugène célébré à Munich. Point d'autres : car le mariage de Mile Stéphanie Tascher avec le prince d'Arenberg a lieu chez Hortense, à l'hôtel de la rue Cérutti, et celui de Mlle Antoinette Murat avec le prince de Hohenzollern, chez Caroline, à l'Elysée. Ce ne sont point là des fêtes de cour : ces mariages sont faits en forme privée, bien que, par grâce souveraine, l'Empereur ait, pour un jour, donné de la princesse aux fiancées. Mais ce qui fait doctrine, c'est le mariage de Stéphanie Napoléon, fille adoptive de l'Empereur avec le prince héréditaire de Bade ; c'est le mariage de Jérôme Napoléon avec la princesse de Wurtemberg.

On sait par quelle succession d'événements étranges et inattendus la ci-devant nièce de Joséphine, la fille du comte Claude de Beauharnais et de Mlle de Lezay-Marnezia, abandonnée, par son père émigré, au couvent de Panthemont, recueillie et emmenée en Périgord, leur patrie, par deux religieuses du couvent, réduite aux aumônes d'une Anglaise, amie de sa mère, a été ramenée à Paris, presque de force, à la fin de l'an XII, sur l'ordre exprès de l'Empereur indigné que Joséphine laissât sa nièce à la charité. Elle a été placée en pension chez Mme Campan dans les conditions où y étaient quantité d'autres petites parentes ou de jeunes filles auxquelles l'Impératrice portait intérêt : Mlles de Bourjolly, Sainte-Catherine, de Castellane, Godt, Ferrari. Rien ne la distinguait et rien ne lui promettait d'autres destinées, lorsque, au début de 1806, l'Empereur, ayant fait épouser à Eugène la princesse de Bavière fiancée au prince de Bade, eut à pourvoir celui-ci, crut utile de le marier à quelqu'un qui lui tînt de près et, n'ayant point de fille nubile dans sa propre famille, se rejeta sur la famille de Joséphine : il pensa à Stéphanie Tascher ; Joséphine fit des objections, proposa Stéphanie de Beauharnais, et ce fut chose faite.

A son retour à Paris, Napoléon fit installer aux Tuileries Stéphanie qu'il avait à peine entrevue jusque-là ; et, tout de suite, il prit du goût pour elle : elle l'amusa. Avec ses cheveux d'un blond doré, ses yeux bleus, sa taille mince, son allure de jeune nymphe, ses enfantillages qu'elle exagérait plus qu'elle ne les réprimait, ces façons libres dont une année de pension Campan n'avait pu avoir raison, cette gamine de dix-sept ans lui plut justement parce qu'elle n'avait point de timidité en sa présence, qu'elle le traitait presque familièrement, qu'elle paraissait plus naturelle et semblait moins compliquée. Cela fut fort court au reste : Stéphanie ne fut installée aux Tuileries qu'au début de février ; le 17, le traité de mariage fut signé ; le 2 mars, arriva le prince de Bade ; le 3, l'adoption de Stéphanie fut chose officielle et le 4, l'Empereur en fit part au Sénat par un message. L'Empereur adoptait seul, par un acte politique contraire aux articles 343 et 344 du Code, mais personne ne fit d'objections : Joséphine, bien qu'elle ne parût point, avait tout lieu d'être satisfaite de la dignité conférée à sa nièce et elle se prêta de fort bonne grâce à jouer les mères.

Le 7 avril, à huit heures du soir, tout est disposé dans la Galerie de Diane pour les premières cérémonies : banquettes pour les dames de la Cour, tout au long, avec place, derrière, pour les hommes debout. Au fond, en face de la porte du Salon de l'Empereur, une estrade sous un dais ; sur cette estrade, deux fauteuils ; avec, au-devant, une table couverte d'un riche tapis et portant un encrier ; au bas, à droite, fauteuil pour Madame mère et pliants pour les princes ; à gauche, fauteuil pour la reine de Naples et pliants pour les princesses et le prince de Bavière. L'Impératrice fait son entrée en cortège : précédée de ses pages, du chambellan de service, des commissaires de Bade, des princes de Bavière et de Bade, de toutes les princesses de la famille, suivie de sa dame d'honneur, de sa dame d'atours et de ses dames de service. Puis c'est le cortège de l'Empereur, Stéphanie marchant immédiatement devant lui.

Après la lecture du contrat, le Secrétaire d'État présente la plume à l'Empereur et à l'impératrice qui signent assis et sans quitter leurs places ; les fiancés s'approchent et, avant de signer, Stéphanie fait une profonde révérence à Leurs Majestés qui répondent par un signe d'approbation. Puis, c'est le mariage civil célébré par le Prince archichancelier de l'Empire, et les fiançailles par le Cardinal légat. Et toujours des révérences à Joséphine.

Et le lendemain, Joséphine encore a tous les honneurs dans ce radieux cortège qui, à huit heures du soir, sort des Grands appartements, et, entre deux haies de grenadiers, salué par la 'musique qui scande la marche, se déploie par le grand escalier, le grand vestibule, le portique à jour tendu des plus belles tapisseries du Garde-meuble et pénètre dans la chapelle par le perron qui, les dimanches, donne accès au public.

Huissiers à la masse d'argent, hérauts d'armes habillés tout de neuf pour l'occasion, aides et maîtres des cérémonies, officiers du prince de Bade, des princes, des princesses, de l'Impératrice, témoins de Bade, prince de Bavière ; cela n'est rien : voici les princesses et les reines qui semblent vêtues de pierres précieuses : turquoises, diamants, rubis ; voici, donnant la main au prince de Bade, l'Impératrice en une robe entièrement brodée de plusieurs ors, couronne en tête, au cou pour un million de perles. Derrière le page qui porte le bas de sa robe, se pressent, avec les Dames d'honneur et d'atours, les vingt-quatre dames du Palais, les vingt dames des princesses. Un éblouissement, cet escadron volant, si jeune, si clair, si brillant, si pailleté de diamants. si vibrant d'or, d'argent, de soie, de velours, si parfumé — car outre les fleurs que, sur leur tête, elles mêlent aux diamants, outre les guirlandes qui parent leurs robes, chacune tient en main un bouquet que le prince de Bade vient de leur faire offrir dans la Salle du Trône.

Et ce qui encore ajoute à l'éclat, donne un caractère particulier, c'est outre, l'illumination du palais entier, de chaque côté du cortège, vingt-quatre pages marchant deux à deux, le flambeau de cire jaune au poing.

Quel metteur en scène de génie a trouvé cette apposition ? Après ces femmes, toutes vêtues de tons frais, clairs, lumineux, voici un groupe d'hommes aux habits de couleurs franches, les officiers des princes et les officiers de l'Empereur, du rouge, du bleu clair, du vert, du bleu foncé que piquent seulement des argents, et après cet entr'acte, en gamme remontante, les grands officiers de l'Empire, ministres, maréchaux, colonels-généraux, les grands officiers de la Couronne, les princes ; enfin , l'Empereur en costume espagnol, donnant la main à la fiancée en sa robe de tulle blanc étoilé d'argent, garnie du haut en bas d'épis de diamants et de bouquets de fleurs d'oranger, dont la traîne de gaze d'argent semble la traîne de Peau d'Ane.

Et, à la porte de la chapelle, l'eau bénite présentée à l'Impératrice par le cardinal officiant et, pour elle, le trône pareil à celui de l'Empereur, pour elle, les révérences de la mariée comme à l'Empereur ; et, à la sortie, dans l'ordre nouveau du cortège où le prince de Bade donne la main à sa femme, l'Empereur conduit Joséphine.

Aux façades du Palais et dans les j ardins, tout brille et resplendit : il y a pour 19.799 francs de lampions et pour 1.614 francs de lanternes et verres de couleur. A neuf heures, on ouvre les fenêtres de la Salle des maréchaux, et Leurs Majestés paraissent au balcon pour voir le feu d'artifice que Ruggieri va tirer à la place de la Concorde — le feu d'artifice de 19.975 francs, dont on ne voit que la fumée, le vent, soufflant du couchant, la rabattant toute sur le palais. On rentre, grand cercle, concert et ballet dans la Salle des maréchaux, souper pour deux cents dames dans la Galerie de Diane, et, après le cercle congédié, Leurs Majestés reconduisent, suivant l'usage, les deux époux, avec une suite de quarante personnes désignées par Elles.

Au mariage de Jérôme, célébré l'année suivante, le 22 août 1807, Joséphine n'agit plus comme mère, mais elle gagne un honneur supplémentaire. Jusqu'ici, la reine de Naples, depuis sa royauté, a eu le fauteuil. Par une décision de ce jour, le fauteuil lui est retiré. Ce n'est que par tolérance et pour ce voyage seulement qu'on le lui accorde encore, et, à l'avenir, cette princesse sera traitée selon le rang qu'elle doit avoir. Quant à Madame, on lui laisse le fauteuil, mais sans avouer qu'elle y ait un droit et avec la ferme intention de le lui reprendre : l'Impératrice seule aura désormais cette prérogative.

D'ailleurs, le cérémonial est le même qu'on a suivi pour Stéphanie, sauf que, seulement, Jérôme, après avoir salué Leurs Majestés, fait une révérence à Madame pour lui demander son consentement.

Après le mariage, divertissements comme au mariage de Stéphanie, mais avant, banquet Impérial.

 

C'est ici une cérémonie qui se rencontre rarement, bien que, au début de l'Empire, l'on dût croire qu'elle passerait en institution et remplacerait le grand couvert des Rois de France. Aux fêtes du Sacre, il y eut deux fois banquet impérial coup sur coup, aux Tuileries et à l'Hôtel de Ville ; il y en eut un, en 1807 — celui-ci, qui réunit à peine quelques membres de la famille —, et point d'autres après que ceux du 3 et du 4 décembre 1809, aux Tuileries et à l'Hôtel de Ville, les plus mémorables peut-être, car on y vit ensemble aux côtés de Napoléon et de Joséphine, les rois de Saxe, de Hollande, de Westphalie et de Naples, les reines d'Espagne, de Hollande, de Westphalie et de Naples, sans compter Madame mère et la duchesse de Guastalla.

Donc, en tout, cinq banquets impériaux, mais leur fréquence importe peu : c'est là une des institutions caractéristiques du nouveau régime et on y rencontre une part nouvelle, non la moins curieuse, des honneurs spéciaux attribués à l'Impératrice

Au début, l'Empereur a voulu sans doute imiter moins le grand couvert que les banquets inauguraux des Empereurs d'Allemagne ; puis, les formes carolingiennes, ou crues telles, s'effacent peu à peu devant l'étiquette bourbonienne, et l'on revient enfin aux règles adoptées par les derniers rois lorsqu'ils mangeaient en public. Au premier banquet, l'Empereur s'est fâché parce que Talleyrand, grand chambellan, a substitué dans les invitations le mot souper qui est vieille cour au mot dîner, et qu'il a daté selon le calendrier grégorien et non selon le républicain. Au dernier banquet, le Grand maître des cérémonies se fait adresser par un vieil employé de la Ville le détail de la réception du Roi et de la Reine à l'Hôtel de Ville en décembre 1782 ; il calque ce cérémonial, et s'il le modifie, d'accord avec le Grand chambellan, c'est pour supprimer, au profit des gens de Cour, les prérogatives accordées jadis au Prévôt des marchands, au Corps de ville et au gouverneur de Paris.

Aux banquets de l'an XIII, ne prennent point seulement part les personnages royaux ou princiers, comme il arrive en 1809 ; les assistants n'ont point uniquement pour régal de voir manger l'Empereur et l'on n'est point invité seulement pour s'asseoir ot défiler à bonne distance de la table des souverains : tette montée de l'étiquette, cette gradation des pré tentions, c'est encore, par un petit côté, l'histoire entière de l'Empire.

Pour le banquet du 14 frimaire an XIII (5 décembre 1804), le soir de la Distribution des aigles, la table de l'Empereur est dressée sur une estrade et sous un dais, au milieu fie la Galerie de Diane. Cette table est oblongue : l'Empereur, l'Impératrice et le Pape s'y placent sur le côté long, le Pape à gauche de Joséphine, l'Empereur à droite ; l'électeur de Ratisbonne est au retour de la table. Le maréchal colonel-général de la Garde, le Grand chambellan et le Grand écuyer se tiennent debout derrière l'Empereur ; un peu en avant, à droite, le Grand maréchal et le Premier préfet du Palais ; sur le même rang, à gauche, le Grand maître des cérémonies et un maitre. Les pages servent. Cette table n'est point seule dans la galerie : à droite et à gauche, quatre autres tables sont disposées : une pour les princes et les princesses, une pour les membres du corps diplomatique, une pour les ministres et les grands officiers de l'Empire. une pour les dames et les officiers de Leurs Majestés, des princes et des princesses. Elles sont servies par la livrée. Personne, durant le banquet, ne défile dans la galerie.

A la fête de l'Hôtel de Ville, même cérémonial, sauf que les invités, qui ont dîné avant l'arrivée de l'Empereur, défilent dans la Salle des Fastes. La table impériale y est dressée au milieu, sur une estrade, sous un dais ; l'Empereur et l'Impératrice seuls y prennent place ; les grands officiers de la Couronne l'entourent, les pages servent ; dans la même salle, table de quatorze couverts pour les princes et princesses, table de trente-cinq couverts pour les grands officiers de l'Empire ; dans deux salles voisines, table de quarante-deux couverts pour les officiers et les dames de la Maison, table de vingt-sept couverts pour les officiers et les dames des Maisons princières.

Dès cette fête, outre le défilé nouveau, t'étiquette s'enrichit d'une suite de paragraphes : dans l'argenterie que le Corps de ville a offerte à l'Empereur, se trouvent comprises quatre pièces qui sont, si l'on peut dire, représentatives de la souveraineté, car l'usage, de temps immémorial, en est réservé au souverain et comporte un cérémonial spécial : deux nefs et deux cadenas.

La nef est une pièce d'orfèvrerie affectant la forme d'un navire, en représentation, dit-on, des armoiries de la Ville de Paris, et que la Ville est en usage d'offrir à chaque nouveau roi lorsque, après son sacre, il vient dîner à la maison commune. La nef est d'étiquette au moins depuis le temps de Charles V et l'on y mettait, alors, quand le roi était à table, son essai, sa cuiller, son couteau et sa fourchette. Elle contenait en outre les assaisonnements, les épices et ce qu'on nommait les épreuves — c'est-à-dire des fragments de corne de licorne ou des langues de serpent avec quoi l'on éprouvait les mets de crainte du poison — et l'essai, une petite coupe fort ornée, servant de même à faire goûter les boissons par un gentilhomme de confiance.

Au XVIe siècle, lorsque le cadenas fut entré dans le cérémonial, on utilisa la nef pour y serrer, entre des coussins de senteur, les serviettes dont le souverain devait se servir à table, mais cette nef devenue, sur tout à partir de Louis XIV, l'attribut essentiel de la royauté, n'en fut pas moins ornée et pas moins brillante : on a les dessins de celle de Louis XIV modelée par Magnier et exécutée par Jean Gravet, où il entra pour 80.000 livres d'or, sans compter les pierres précieuses, et de celle de Louis XV, composée par Meissonnier, un des chefs-d'œuvre de ce grand artiste.

Lorsque le Roi mangeait à son grand couvert, la nef était placée sur un bout de la table royale ; autrement, elle était posée sur le buffet que l'on nommait la table du prêt, où le gentilhomme servant faisait, avec le chef du gobelet, l'essai du pain, du sel, des serviettes, de la cuiller, de la fourchette, du couteau et des cure-dents du Roi. En quelque endroit que la nef fût posée, toutes les personnes qui passaient devant, même les princesses, lui devaient le salut de la même manière qu'on le devait au lit du Roi quand on passait par la chambre de Sa Majesté.

Quand au cadenas, qui n'était point réservé aux personnes royales, mais dont les princes et même les ducs et pairs avaient usurpé la distinction en leur particulier, c'était une sorte de plateau en argent doré ou en or, sur lequel on disposait, après qu'on les avait sortis de la nef, le pain, la fourchette, la cuiller, le couteau, la salière, la poivrière et la botte à épices, et le tout était recouvert par la serviette pliée à gaudrons et petits carreaux.

La nef offerte par la Ville à l'Empereur, modelée et ciselée par Henri Auguste, orfèvre, place du Carrousel, était en vermeil comme tout le service. Elle avait, selon l'usage, la forme d'un vaisseau, supporté par deux figures de fleuves adossées, assises sur un socle soutenu par quatre griffes. Sur ce socle, deux bas-reliefs, l'un représentant le Couronnement, l'autre le préfet et les maires offrant leur présent à l'Empereur : douze figures de relief — les douze municipalités de Paris — étaient debout, séparées par des trophées antiques, autour de la chambre de poupe. Une tète de loup ornait la proue où se dressait la figure de la Victoire, tandis que, sur la poupe, étaient assises la Justice et la Prudence, tenant d'une main le gouvernail, soutenant de l'autre la couronne impériale au-dessus de l'aigle aux ailes éployées.

La nef de l'Impératrice faisait pendant. Aux bas-reliefs, Minerve décernant des encouragements aux artistes et la Bienfaisance apportant des consolations aux malheureux ; à la proue, la figure de la Bienfaisance ; à la poupe, les trois Grâces.

Les cadenas étaient deux plaques, semées d'abeilles ciselées dans des losanges en relief ; au centre, les armoiries impériales ; en bordure, des couronnes, des feuillages et des enseignes antiques : à l'une des extrémités, une boîte à trois compartiments (sel, poivre, épices), ornée de bas-reliefs représentant des Renommées couronnant le chiffre de l'Empereur, ou des Zéphirs balançant l'Amour sur une guirlande de fleurs. Le couvercle portait, dans un cas, la couronne impériale entre deux casques antiques, dans l'autre, la même couronne entre deux touffes de roses.

Pour utiliser ces présents d'une façon qui fût conforme à l'étiquette, mais qui ne retournât point aux formes de l'ancien régime, il fallut introduire dans le cérémonial des articles dont la rédaction fut singulièrement compliquée : il fut statué que les nefs contiendraient seulement les serviettes ; que, Leurs Majestés mangeant au grand couvert, l'Empereur étant placé à droite et l'Impératrice à gauche, la nef et le cadenas de l'Empereur seraient posés à droite de son couvert, la nef et le cadenas de l'Impératrice à gauche du sien. A l'arrivée de Leurs Majestés devant la table, le Grand chambellan donnerait à laver à l'Empereur, le Grand écuyer lui offrirait le fauteuil, le Grand maréchal lui présenterait une serviette prise dans la nef. Le Premier préfet du Palais, le Premier écuyer et le Premier chambellan de l'Impératrice rempliraient respectivement près d'elle les mines offices.

Au petit couvert dans les Appartements d'honneur, les nefs seraient posées sur les tables de desserte à portée de Leurs Majestés.

Ce fut là ce qui prévalut, même pour les banquets impériaux les plus solennels : la table étant disposée en fer à cheval, les nefs furent placées sur deux tables de desserte aux deux retours. Il en fut ainsi en 1807 et en 1809.

Napoléon, d'ailleurs, après avoir sérieusement hésité quelque temps à rétablir d'une façon courante et habituelle le grand couvert des Rois et à en donner chaque dimanche le spectacle, avait fini par renoncer presque même aux banquets impériaux. Revenant plus lard sur ce sujet, et le discutant sans vouloir avouer que le principal motif qui l'avait déterminé, c'était la contrainte qu'il eût éprouvée, il est peut-être vrai, disait-il, que les circonstances du temps auraient dû borner cette cérémonie au Prince impérial, et seulement au temps de sa jeunesse, car c'était l'enfant de toute la nation ; il devait donc dès lors appartenir à tous les sentiments, à tous les yeux.

 

Dans tout le règne de Napoléon, il ne se trouve qu'un seul grand bal qui ne soit pas exclusivement réservé aux personnes de la Cour et aux personnes présentées, qui ait le caractère des bals officiels qu'on vit sous Louis-Philippe et sous Napoléon III. A partir de 1810, il y a bien d'autres bals, mais l'assistance y est partagée en acteurs qui sont de la Cour et en spectateurs qui sont de la Ville ; les bourgeoises sont conviées à regarder danser les grandes dames ; elles n'entrent ni ne sortent par les mêmes portes ; elles n'ont droit ni aux mêmes salons, ni aux mêmes costumes, ni au même souper, et elles doivent, en petits souliers, la poitrine à l'air, aller, sous la pluie, chercher sur le Carrousel leurs voitures qu'on ne laisse point entrer dans les cours d'une maison impériale. En 1814, les bourgeoises de Paris devaient en montrer leur rancune.

En 1806, sans doute grâce à Joséphine dont le tact et la bonne éducation savaient, à des moments opportuns, arrêter l'excès de zèle des affolés d'étiquette, l'on n'en était point là ; l'on ne faisait point deux catégories : si la Cour dansait, ce n'était point une faveur de regarder ses ébats ; s'il y avait cercle, concert ou souper, l'étiquette était la même pour tous ; c'étaient seulement les gens de la Cour, ceux de la Ville n'avaient rien à y voir et l'apprenaient par les gazettes ; mais, lorsque ces mêmes gens étaient admis à un bal, on ne prenait point à tâche de les y blesser par des humiliations combinées comme à dessein pour les exaspérer.

Ce bal qui est donné le 20 avril 1806, très peu de jours après le mariage de Stéphanie de Bade, c'est une politesse rendue : l'Empereur rend à la Ville le bal qu'elle lui a offert lors du Couronnement. Le voyage d'Italie et les deux campagnes de l'an XIV ont empêché de le faire plus tôt. La Ville, c'est déjà une foule, deux mille cinq cents personnes, et la disposition des Grands appartements des Tuileries est telle que, pour réserver les salons nécessaires à l'Empereur et à sa suite et éviter des constructions provisoires qui eussent gâté les façades, il faut deux bals pour un, deux bals en tout semblables : l'un dans la Galerie de Diane où l'on accède par l'escalier du Pavillon de Flore, l'autre dans la Salle des Maréchaux, où l'on arrive par le grand vestibule. Les invités de la Galerie des Diane verront d'abord un quadrille exécuté par la princesse Caroline à la tête de trente-deux femmes et autant d'hommes, dont un quart officiers ; ils danseront ensuite des contredanses à volonté et ils souperont après dans les salles du Pavillon de Flore , les invités de la Salle des Maréchaux verront un quadrille pareil dirigé par la princesse Louis et souperont dans la Salle du Conseil d'État : il leur faudra descendre un escalier, traverser le grand vestibule, monter un étage ; mais comment agir différemment, sous peine de livrer les Grands appartements qui, comme on sait, sont alors simples en profondeur ? Il faut garder pour la Cour, pour le cortège de l'Empereur, les salons qui précèdent la Salle du Trône et cette salle même : c'est là que les invités de marque se réuniront pour attendre Leurs Majestés, lesquelles pourront ainsi, sans être pressées par la foule, honorer successivement les deux bals de leur présence. Quand elles seront parties pour Saint-Cloud, liberté d'aller d'un bal dans l'autre à onze heures et pas avant, les huissiers laisseront toutes les portes libres.

Pour les deux bals, même tenue : les dames en fourreaux à queue en étoffes de Lyon, celles qui se proposeront de danser seules en robes courtes ; les hommes en habits habillés, ou brodés à Lyon, ou de drap et d'étoffes de printemps non brodées. Dans les deux bals, même composition d'orchestre ; c'est Julien le mulâtre, le violoniste à la mode qui en est chargé et il touche, pour ses soins et peines, 2.862 francs. Il ne joue que des contredanses, car on ne valse pas devant l'Empereur, mais il les joue en maître. Pour chaque française, il fait exécuter six ou huit motifs différents, en variant chaque fois la cadence ; il commence le motif pianissimo et continue crescendo avec une délicatesse extrême. A chaque fois, un de ses musiciens annonce la figure qu'on va danser. Dès longtemps, Julien est assuré de la protection de Joséphine qui ne veut point d'autre chef d'orchestre à ses petits bals, mais alors on le paye simplement quatre louis (96 francs) et, aux grands jours, dix (240 francs).

Même souper pour les deux bals et l'Empereur traite bien ses invités : on a prévu pour 600 francs de potages et il en est de quatre espèces ; il y a cent grosses pièces à un louis, savoir : seize jambons, seize daubes, seize pâtés, seize longes de veau, neuf biscuits de Savoie, autant de brioches, de babas et de gâteaux de Compiègne ; il y a soixante entrées à 12 francs chacune, et ce sont, par douze plats, des chapons au riz, des fricassées de poulet à la gelée, des mayonnaises de poulet, des salmis de perdreaux ; il y a soixante plats de rôti à 42 francs, et ce sont, quinze de chaque sorte, des poulardes, des dindonneaux, des poulets et des campines, qui sont de petites poulardes fines ; il y a deux cents entremets à 6 francs, cent de pâtisserie variée, et, par vingt-cinq, blanc manger, gelée de citron, gelée d'orange et crèmes.

L'office fournira soixante-douze assiettes de bonbons à 5 francs, autant de compotes à 4 francs, cent assiettes de petits fours à 4 francs, cent d'oranges et cent de poires et de pommes à 5 francs. Il y aura trois mille glaces moulées et pour 1.000 francs d'orangeade, de limonade, d'orgeat et de punch. On compte qu'il se boira mille bouteilles de vin de Beaune à 2 francs, cent bouteilles de Bordeaux, autant de Champagne et de vin de dessert et vingt bouteilles de rhum. La dépense du buffet va à 14.688 francs. A vrai dire, dans ce menu, l'on ne trouve rien de recherché, ni poissons, ni entremets chauds, ni ces extrêmes délicatesses qu'on entendait si bien à l'Élysée, au temps de Caroline Murat, mais autre chose est douze cents invités et trois mille : or, compris les gens de la Cour, l'on ne va guère à moins.

Les quadrilles sont des mieux réussis ; dans celui que mène la princesse Caroline, danseurs et danseuses, vêtus à l'espagnole, forment des groupes distingués par la couleur des écharpes. Sur les robes blanches, la garniture de satin bleu se porte aveu des saphirs et des turquoises, rouge avec des rubis, vert, avec des émeraudes, blanc avec des diamants. Les hommes, en habit de velours blanc, que traverse l'écharpe assortie à la garniture de robe de leur danseuse ont en tête une toque de velours ornée de plumes blanches. Au quadrille de la princesse Louis, ce sont des fleurs qui remplacent le satin et les pierres de couleur ; toutes les femmes sont coiffées en épis de diamants. Chacun des costumes d'homme, confectionnés par le tailleur Sandoz, revient à 518 francs : gros prix pour les officiers de la Garde désignés de service : peu s'en faut, pourtant, par suite d'un malentendu, qu'on ne leur en retienne le prix sur leur solde : le mémoire qui leur en est présenté et qu'ils remettent à leur chef, Bessières, est renvoyé par Bessières au Grand maréchal, par le Grand maréchal au Grand chambellan, et n'est soldé que le 25 mai 1808, sur un ordre donné directement par l'Empereur.

Pour Leurs Majestés, toute la fête prend exactement soixante minutes. A neuf heures battant, tous les invités sont arrivés et sont ainsi partagés en trois groupes, Salle des maréchaux, Galerie de Diane, Salle du Trône et Grands appartements. L'Empereur, qui, de ses Appartements d'honneur, est venu, avec l'Impératrice, dans les Grands appartements, tient cercle quelques instants et voit les gens de la Cour. A neuf heures et demie, accompagné de l'Impératrice et suivi de tout ce qui s'est réuni pour lui faire cortège, il débouche, de la Salle du Trône et du Grand Cabinet, dans la Galerie de Diane ; il en fait le tour, parlant à toutes les femmes, dit-on, et à la plupart des hommes puis il s'assied sur le trône qui lui a été préparé, l'Impératrice près de lui, la Cour derrière, et la princesse Caroline danse son quadrille. Il repasse ensuite dans les Grands appartements qu'il traverse et, par la Salle des gardes, fait son entrée dans la Salle des maréchaux ; il en fait le tour, s'assied, assiste au quadrille de la princesse Louis et, à dix heures et demie, il monte en voiture pour regagner Saint-Cloud.

Ce tour dans le bal, avant que les danses ne soient commencées, c'est le triomphe de Joséphine, à l'Hôtel de Ville, comme aux Tuileries. Sans même parler aux gens qu'elle connaît le mieux, elle sait à chacun adresser un sourire, un signe de tête, simplement un regard qui conquiert le cœur ; à chaque femme, même inconnue, elle dit le bout de phrase complimenteur qui la touche davantage, qui tombe le plus juste sur sa vanité ; elle jette en passant des mots que le ton fait valoir et dont se parent ensuite mari et femme. Douée pour reconnaître les visages féminins de cette prodigieuse mémoire que Napoléon applique à ses soldats, elle met juste le nom qu'il faut sur toute figure qui a une fois passé devant elle ; chaque question qu'elle pose prouve ainsi, non seulement une intention de politesse, mais une réminiscence véritable et prend une apparence d'intérêt qui flatte la vanité et émeut même la sensibilité. Elle sait le nombre des enfants, leur nom et leur âge au besoin, les mariages, les deuils, les avancements ; elle s'en souvient à temps, au moment qu'il faut, et elle dit cela, non comme une leçon apprise, mais comme une expansion de cœur. Elle possède, au superlatif, cette qualité ou ce défaut des femmes bien élevées qui semblent, dans un salon, porter une affection véritable à ce qui, en réalité les touche le moins et n'est pour elles qu'une formule de politesse, mais cette politesse plaît, quoiqu'on en connaisse le vide — comme des acteurs se laissent prendre aux applaudissements qu'ils ont payés.

Elle excelle à ce glissement le long d'une haie de femmes, dans l'immense vide des parquets cirés. Aux révérences jolies et longues qui font, à son passage, comme un scintillement de diamants, un remous chatoyant de satins et de velours, elle répond d'un salut des yeux, du sourire, de la tête, du buste, selon les instants et les personnes, s'arrête un instant, reprend, s'arrête encore, sans embarras, sans fatigue, d'un air toujours intéressé et toujours attentif, sans jamais laisser voir cette lassitude profonde qui devrait lui venir de ses questions, de ses réponses, de tout ce néant indifférent et vulgaire— comme la vie.

Elle n'éprouve, à se mouvoir sur cet immense théâtre et sous ces milliers d'yeux, rien de cet embarras qui, chez Napoléon comme chez la plupart des souverains, se traduit en dandinements ; elle n'a, pour parler, rien de cette timidité qui, chez lui, se tourne en brusquerie ; la phrase qui vient à ses lèvres est aimable et relevée de la banalité par cette pointe de connaissance mondaine et de personnel souvenir, tandis que lui pose des questions à brûle-pourpoint Comment vous appelez-vous ? Que fait votre mari ? Combien d'enfants ? ne varie point ces thèmes, ne se rappelle point les visages, n'attend point les réponses, qu'il a parfois du sous-lieutenant dans les propos, parce qu'il croit ainsi être aimable et que son génie ne lui donne pas plus la mesure dans la plaisanterie qu'il ne le rend capable de comprendre ni de juger la plaisanterie même.

C'est pourquoi un bal, si court que soit le temps qu'il y passe, ne peut manquer de lui paraître une insupportable corvée : il en accepte encore le supplice à la Ville, aux très rares jours où il s'y rend — deux fois en cinq ans — parce qu'il croit faire ainsi la conquête de Paris, mais, dans son palais, il s'y soustrait entièrement. La fâcheuse distribution des Tuileries y est sans doute pour quelque chose, mais plus encore l'étiquette, chaque jour renforcée, qui lui fait trouver hors de sa dignité, hors des usages reçus par les rois ses prédécesseurs, de faire traverser ses appartements par des gens qui ne sont point présentés, de rompre pour eux les barrières du cérémonial, et, même lui parti, de tolérer que des bourgeoises passent dans la Salle du Trône.

Logiquement, il a raison : il ne saurait admettre deux disciplines. Dès qu'il a établi que certaines dignités, certaines fonctions, certains grades donnent seuls l'accès dans certaines salles, dès qu'il a formulé cela en privilège et en complément d'honneurs, il ne peut, à certains jours, pour plaire aux gens de Paris, ouvrir toutes les portes, supprimer toutes les consignes et tolérer l'invasion de son palais par les marchands de la rue Saint-Denis. Dès qu'on invite la Ville, il faut tout prendre pêle-mêle, et, ce qui y est le plus influent peut n'y point être le mieux élevé, le plus distingué de formes et le plus propre à parer un bal. Il a été choqué par des mots, des phrases, des attitudes ; il ne consent qu'à grand'peine à ce bal de 1806 ; il se refusera à tout autre. Au reste, ne fit-il pas mieux ? La bourgeoisie a de telles façons de marquer sa gratitude aux souverains qui le plus souvent la firent danser, qu'il est préférable d'économiser les violons.

 

Donc, plus va Napoléon, plus il se tient uniquement dans la société qu'il voit et qu'il laisse voir à l'Impératrice, aux personnes présentées et la présentation est une cérémonie qui, chaque jour, prend une plus grande importance. Sans cloute, ce n'est point ici comme dans l'ancienne Cour, il n'y peut être question de quartiers, mais on n'est que plus strict pour les grades : Pour qu'une dame ait le droit d'être présentée, il faut que son mari occupe une place dans lé service d'honneur de Leurs Majestés, des princes et princesses, qu'il soit ambassadeur ou ministre dans les cours étrangères, général, colonel, président de Collège électoral ou de Collège d'arrondissement, membre de Collège électoral de département, préfet, maire d'une des trente-six Bonnes villes, président ou procureur impérial près les Cours d'appel et de justice criminelle ou président de Consistoire. Les autres Françaises peuvent le demander, mais si elles ne tiennent point à l'ancien régime et ne sont point ci-devant titrées, il est rare qu'on le leur accorde. Quant aux étrangères, ce sont leurs ambassadeurs ou ministres qui répondent d'elles et il s'introduit en usage que celles-là seules qui, dans leur pays, ont été présentées à leur souverain, le soient à l'Impératrice.

Le Grand chambellan prend, sur les présentations demandées, les ordres de l'Empereur et adresse à la dame du Palais qu'il choisit et qui doit assister la nouvelle présentée, une lettre dont la formule est imprimée :

Le Grand Chambellan a l'honneur de prévenir Madame

que Madame

sera présentée à S. M. l'Empereur et Roi

Dimanche prochain . . . . . . . . . . après la messe, au Palais

Le Grand Chambellan prie Madame d'agréer ses respectueux hommages.

La dame, prévenue, fait ses visites à la Dame d'honneur ou à la dame du Palais, son introductrice, qui a soin de se renseigner des tenants et aboutissants de famille, afin de fournir, au besoin, quelques notes à l'Impératrice.

Au dimanche fixé, après la messe, la dame arrive seule, vêtue, selon l'étiquette, d'une robe de belle étoffe française, lamée, brodée, brochée d'or ou d'argent, sur laquelle est appliqué un bas de robe de velours à dentelle d'or ou d'argent, long de trois aunes. Sur la coiffure qu'on fait à son gré, il faut trois belles longues plumes blanches qui tombent sur le cou et les épaules ; les diamants sont à discrétion.

La dame attend dans le premier salon ; annoncée par un chambellan, elle traverse encore un long salon avant d'arriver à celui où se trouve Sa Majesté. L'Impératrice est debout devant la cheminée, elle est entourée d'un cercle de femmes debout. A la porte d'entrée, première révérence ; quelques pas, seconde révérence ; quelques pas encore, troisième révérence. L'Impératrice fait un léger salut de la tête, approche un peu, dit quelques mots, pose des questions, et, très doucement, regagne sa place. Il faut alors se retirer, sans tourner le dos, et en faisant, aux mêmes endroits, les mêmes révérences : à la première, on tremble ; à la deuxième, on brouille ses jambes dans l'immensité de la traîne, si l'on n'a point attrapé de Despréaux l'art suprême du coup de pied qui remet les étoffes en place ; et, très souvent, à la troisième, l'on tomberait si le chambellan n'était preste à vous retenir. C'est pis encore peut-être pour les militaires que leur sabre embarrasse à l'égal d'une traîne et qui préféreraient se trouver sous le feu d'une batterie que dans le rayon de ces beaux yeux, car, si l'Impératrice trouve pour chacun des mots de bonté, les regards et les moqueries des dames du Palais, attentives à la chute, font contraste.

 

Être présenté habilite à être reçu à la Cour, mais ne donne nul droit à y venir ; c'est parmi les dames présentées que sont les invitées, mais, pour chaque cercle, une liste spéciale est dressée et des billets imprimés sont adressés aux favorisées.

Des Cercles, il en est de deux sortes : ceux de moindre importance se tiennent chez l'Impératrice dans les appartements du rez-de-chaussée et l'étiquette y est moins sévère. Les invitations sont faites par la Dame d'honneur et ne vont pas à cent personnes, dont quarante à quarante-cinq de la Famille ou du service ordinaire et extraordinaire, et cinquante hommes et femmes présentés. Jamais qui que ce soit du corps diplomatique : c'est là une règle dont l'Empereur ne s'est jamais départi. L'assistance est donc presque toujours la même : dignitaires, grands officiers, gens de la Cour, hauts fonctionnaires et généraux. Rien du monde extérieur : nul homme ayant une valeur mondaine, intellectuelle, artistique ou sociale qui n'ait point la consécration d'un uniforme et un rang dans la hiérarchie.

Ces soirs-là, l'Impératrice s'installe à jouer avec quelque dignitaire, les femmes sont assises, les hommes debout. L'Empereur descend, parle aux femmes qu'il connaît toutes et ; après un court interrogatoire, va causer avec quelques hommes à son goût — causer, non, poser des questions. — Parfois, après avoir ordonné le cercle, il ne vient pas ou il ne fait que passer dans les salons et remonte travailler.

L'année du Sacre, on danse quelquefois avec l'orchestre de Julien ; les invitations sont alors un peu plus étendues — guère. Il faut se souvenir que ces dignitaires, ces grands officiers de l'Empire, à de rares exceptions près, sont très jeunes — de trente à quarante ans — et mariés à des femmes plus jeunes encore, dont les vieilles ont vingt-cinq ans.

Dans l'hiver de 1806, plus souvent on fait de la musique. C'est alors, régulièrement, le mercredi et le samedi. On commence à dix heures : presque pas d'instruments, juste ce qu'il faut pour accompagner le chant. Rigel, qui a été de l'Expédition d'Égypte, touche le clavecin ; Kreutzer, protégé par Bonaparte dès 1197, après l'avoir été par Marie-Antoinette, tient le violon et Dalvimare, ancien garde du corps du Roi, qui, dès avant la Révolution, était, pour ses talents, reçu dans le beau monde et y avait connu les Beauharnais, pince de la harpe.

Pour les chanteurs, l'Empereur n'a pas encore recruté sa troupe : il n'a encore qu'une étoile, mais elle est de première grandeur et fait à ce point pâlir les autres artistes engagés ci-devant pour la Musique de la chambre qu'on les a licenciés. On ne trouve plus, en 1806, ni Mme Strinasacchi, ni Nozari, ni Aliprandi, ni Martinelli, ni Crucciali : l'on a Crescentini et c'est assez. C'est, à Vienne, où il l'a entendu, que Napoléon l'a fait engager par Rémusat aux appointements de 30.000 francs par année, sans compter des gratifications de 6 à 10.000 francs. Mais aussi c'est le plus illustre soprano de toute l'Italie, le seul de tous les artistes de cette sorte dont la voix, en se rapprochant d'une belle voix de femme ait un timbre doux et agréable.

Pour faire un programme de concert, même en petit comité, l'on est encore réduit, en 1806, aux musiciens de la Chapelle, lesquels à la vérité ne sont pas à dédaigner, car ce sont les premiers sujets de l'Académie impériale de musique, Lays, Roland, Nourrit, Charles, Albert Bonnet, et, en femmes, Mme Branchu. Martin, le baryton le plus en vogue à l'Opéra-Comique, partage avec Lays la place de premier chanteur, et ce sont ces deux que Napoléon demande de préférence. Mais, lorsqu'un artiste en réputation passe à Paris, il faut qu'on l'entende d'abord aux Tuileries. Ainsi fait-on pour la Catalani. Après qu'elle a chanté, l'Empereur s'approche :

— Où allez-vous, Madame, lui dit-il ?

— A Londres, Sire.

— Il faut rester à Paris. On vous paiera bien et vos talents seront mieux appréciés. Vous aurez cent mille francs par an et deux mois de congé. C'est entendu, Madame.

La Catalani ne réplique point, mais quelques jours après, elle part à la muette pour Morlaix où elle s'embarque. Elle n'avait pourtant pas à se plaindre de l'Empereur. Pour deux auditions, 6.000 francs d'argent et une pension viagère de 4.200 francs ; la salle de l'Opéra à sa disposition pour deux concerts où il paie sa loge 3.600 francs et où, les places de balcon étant à 30 francs, et celles d'orchestre et d'amphithéâtre à 18, la recette est de 49.000 francs. En deux mois, la Catalani emporte de Paris 100.000 francs, mais elle eût voulu, de l'Empereur, au lieu d'argent, un bijou à chiffre dont elle eût pu se décorer et elle ne l'obtint point. Elle s'en consola en gagnant à Londres, dans la saison, 240.000 francs.

Encore en 1806, d'autres Italiens, oiseaux de passage, paraissent dans les petits concerts. C'est en hommes, Trulli et Barilli ; en femmes, Mmes Canavassi, Barilli et Ferlendis, mais, si bien qu'on les paye, ce n'est rien auprès de la Catalani ; 5.400 francs à la Canavassi, 2.200 à la Barilli, 1.400 francs à la Ferlendis, et pour les petites, comme une demoiselle Salucci, on descend à un cachet de 100 francs.

A Vienne, l'Empereur a conquis Crescentini. De Pologne, après Iéna, il ramène un premier ténor, Brizzi, un compositeur, Paër, et une prima donna : Mme Paër. Paër était à ce moment maître de chapelle du roi de Saxe ; sa femme, Françoise Riccardi, était première cantatrice et Brizzi premier ténor. Napoléon les a entendus dans l'Achille de Paër et il a pris, du talent de tous trois, une idée si avantageuse qu'il a ordonné au Grand chambellan de les engager à tout prix. Paër, nommé compositeur de la Chambre, aura à vie 28000 francs de traitement annuel, 12.000 francs de gratification assurée par contrat, voiture et appartement ; à chaque œuvre nouvelle qu'il donnera aux Tuileries, il recevra une boîte avec chiffre en diamants contenant quelque 10.000 francs de billets. Certaines années, ses gratifications supplémentaires ont monté à 50.000 francs.

Mme Paër a 30.000 francs par an et Brizzi 28.000.

En 1807 enfin, la Musique de la Chambre est définitivement constituée par l'engagement, aux appointements annuels de 36.000 francs, de Joséphine Grassini, la cantatrice que Napoléon a entendue à Milan en 1797, qu'il y a revue en 1800, qu'il a alors attirée à Paris, mais qu'il n'a pu y retenir. La Grassini reçoit, en dehors de son traitement, des gratifications allant certaines années à 22.000 francs : elle a un congé de quatre mois et, chaque hiver, la salle de l'Opéra pour un concert ou une représentation à son bénéfice.

Avec de tels éléments, l'on peut bien affirmer que les concerts donnés par l'Impératrice, de 1807 à 1809, ont dépassé comme attrait artistique tout ce que, en n'importe quelle cour, on a pu imaginer jusque-là Jamais souverain n'a dépensé autant d'argent que Napoléon pour sa musique particulière ; jamais conquérant n'a, pour son plaisir intime, groupé de tels chanteurs et il a fallu en effet, à l'impresario qu'il était, quelques voyages et certaines batailles pour mettre sa troupe au point. D'ailleurs, il n'est point exigeant : le concert ne dure jamais plus d'une heure et il est presque uniquement vocal.

Aussitôt après le concert, on soupe dans la grande salle à manger du rez-de-chaussée : les tables sont dressées selon le nombre de dames invitées ; à la table de l'Impératrice, fauteuil pour elle, fauteuil pour l'Empereur, qui ne s'y assied jamais, chaises pour les dames désignées. L'Impératrice est servie par deux pages ; les dames par les maîtres d'hôtel et par les valets de chambre d'appartement. L'Empereur, s'il se trouve là, va de l'une à l'autre et dit à beaucoup des mots piquants pour paraître à l'aise. Les hommes restent debout, comme toujours, et un buffet est dressé pour eux. Après souper, l'on rentre dans les salons ; l'Impératrice passe encore quelque temps à causer et ne se retire que vers une heure du matin.

 

Aux Cercles dans les Grands appartements, l'étiquette est tout entière développée et parfois même, ne la trouvant pas assez sévère, Napoléon relève et prévient les omissions par un ordre spécial. Les Grands cercles sont assez fréquents : dans l'hiver de 1806, chaque lundi ; plus tard, un peu moins souvent, mais le cérémonial reste le même.

Un chambellan est chargé du service des invitations ; il tient à jour une liste de toutes les personnes qui peuvent être admises aux fêtes de la Cour, c'est-à-dire des personnes présentées. Cette liste, contrôlée et approuvée par l'Empereur lui-même, est partagée de façon que tous ceux qui y sont inscrits soient invités successivement. Il n'y a d'invitées pour toute la saison, à tous les cercles, que les princesses, les dames de l'Impératrice et des princesses, et certaines femmes de grands officiers de la Couronne. Toutes les autres reçoivent un billet pour un jour marqué. Si l'Empereur prend son costume — s'entend le petit costume du Sacre — les invitations en font mention ; les hommes arrivent alors dans le grand costume de leur charge et les femmes en grand habit avec traîne. A défaut, les hommes sont souvent, dès 1806, en habit à la française, de soie ou de velours, de couleurs claires, de broderies vives, avec au côté l'épée de cour ; mais, quel que soit leur costume, ils portent sur l'habit la décoration du grade qu'ils occupent dans la Légion — et cette décoration doit être du modèle réglementaire, la croix ne peut être plus petite qu'à l'ordonnance et le ruban ne peut être passé seul à la boutonnière.

Les femmes, si elles n'ont pas le bas de robe qui n'est requis qu'aux grands jours, ont au moins la chérusque. Selon l'étiquette, leur robe ne doit avoir ni broderie ni frange ou n'en avoir qu'au bas seulement, et la broderie, dont d'ailleurs le dessin est libre, ne peut excéder un décimètre de hauteur ; mais, en réalité, pourvu que l'on suive la forme adoptée, toutes les broderies sont permises et toutes les couleurs — sauf le noir. L'on ne paraît en deuil devant Leurs Majestés qu'avec une autorisation expresse. Par contre, s'il y a deuil de cour, chacun est tenu d'obéir aux instructions du Grand Maître : pour une reine, même douairière, c'est quinze jours de soie noire, et huit jours de petit deuil ou de blanc ; point de pierres de couleur alors, mais les diamants.

Le chambellan, après avoir pris les ordres de l'Empereur sur le nombre des personnes qui doivent être averties — invitées est proscrit du Cérémonial — fait imprimer des lettres selon une formule arrêtée et où ne varient que l'objet et le lieu de la réunion.

M.

Le Grand Chambellan, d'après les ordres de S. M. l'Empereur, a l'honneur de vous prévenir qu'il y aura cercle à la Cour, au palais de . . . . . . . . .

Le . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . à . . . . . . . . . .

Papier et impression vulgaires, rien d'élégant là, ni d'agréable. Aux princes et princesses, on n'envoie point de billet imprimé, mais une lettre écrite à la main et qui est portée par un valet de chambre de l'Empereur. Les autres billets sont jetés à la poste.

Le soir de la fête, à sept heures et demie précises, les chambellans de service et deux dames du Palais sont rendus dans les Grands appartements pour vérifier si tout est dans l'ordre, recevoir les arrivants et leur faire les honneurs. A huit heures battant, voici les princes et les princesses, les grands officiers et les officiers et dames des Maisons de Leurs Majestés. Les princes, les princesses avec leur clame d'honneur et leur dame de service, pénètrent ainsi que les grands officiers et leurs femmes dans la Salle du Trône. Le reste se réunit dans les salons.

A huit heures et demie, ce sont les ministres, qui, avec leurs femmes, ont droit à la Salle du Trône, et les personnes des maisons des princes et princesses et autres composant la Cour qui n'ont droit qu'aux salons.

A neuf heures — ces heures sont d'obligation et sont marquées sur les billets — les avertis arrivent. Il y a 6 à 700 personnes réunies dans la première et la seconde antichambre des Grands appartements. Les femmes ont le droit de s'asseoir, elles ont même celui de causer entre elles. Les tables de jeu sont dressées, portant les sixains de cartes et les jetons d'argent à l'effigie de l'Empereur — ce ne sera qu'en 1812 que Denon fera frapper, à l'usage exclusif des résidences, les jetons spéciaux à l'exergue Heur et Malheur — mais on ne joue point.

Vers neuf heures, l'Impératrice, accompagnée de sa dame d'honneur et de ses dames de service, entre dans la Salle du Trône, où, par respect, il n'y a point de tables de jeu. Elle fait le tour du cercle, reçoit les hommages, distribue des mots aimables ; puis, les chambellans viennent prendre ses ordres et introduisent, pour la saluer, les personnes qui se trouvent dans les premiers salons,

Au bout d'un temps assez court, l'Impératrice passe avec les princesses dans le Salon de l'Empereur, qui fait suite à la Salle du Trône et précède la Galerie de Diane. Des tables de jeu y sont dressées pour elle, pour les princesses, pour la Dame d'honneur. Le chambellan de jour a prévenu les personnes auxquelles l'Impératrice fait l'honneur de jouer avec elles ; il a de même désigné celles qui doivent s'asseoir aux autres tables. Tous les avertis peuvent circuler librement, même dans ce salon, mais on ne présente plus.

Dans la première et la seconde antichambre, les chambellans et les dames du Palais forment des parties : on tient les cartes par contenance et sans porter au jeu nul intérêt ; on ne joue point d'argent. Le jeu dure une demi-heure à peine.

Un peu avant dix heures, l'Empereur sort de ses appartements et parcourt les salons. Les joueurs ne se lèvent point et n'interrompent point leur partie, à moins que l'Empereur ne s'approche : en ce cas, on pose les cartes et l'on reste debout tant que l'Empereur vous parle. Les hommes qui ne jouent pas, étant debout toute la soirée, n'ont pas cet embarras.

A dix heures, les chambellans commencent à faire passer en ordre les avertis dans la salle de concert qui est la Salle des maréchaux. Ils vident successivement les salons, la première, la seconde antichambre, la Salle du Trône, le Salon de l'Empereur. Ils placent les femmes sur les deux côtés d'un quadrilatère oblong dont le troisième sera occupé par l'Empereur et sa cour et le quatrième par l'orchestre. Les femmes sont assises sur deux rangs de tabourets, les premiers du premier rang réservés aux dames de l'Impératrice et des princesses qui ont le pas sur toutes les autres dames ; puis, les places selon le rang des maris. Derrière les tabourets, les hommes sont debout.

Entre dix heures et quart et dix heures et demie, lorsque tout le monde est placé et casé, l'Empereur entre, suivi de l'Impératrice, des princes et princesses, des princes étrangers et des grands dignitaires. Il s'assied sur son fauteuil disposé, au fond de la salle, sur une estrade richement décorée. Le fauteuil de l'Impératrice est à gauche, et ensuite des chaises pour les princesses selon leur rang de famille ; le fauteuil de Madame mère (si elle est présente) est à droite avant les chaises des princes. Les beaux-frères de l'Empereur ont le pas sur les grands dignitaires, mais, pour éviter les contestations de rang que pourraient élever les princes étrangers, ceux-ci sont assis à la gauche, après les princesses sœurs de Sa Majesté, lesquelles ne viennent qu'après les belles-sœurs.

Derrière l'Empereur, les grands officiers et les officiers de service debout.

L'orchestre prélude. Voici, au hasard, le programme d'un des concerts de 1806 :

Ouverture des Deux Jumeaux de Guilelmi.

Air de Roméo et Juliette de Zingarelli.

Par Mme Duret.

Air des Horaces de Cimarosa.

Par M. Crescentini

Air détaché de Crescentini.

Par Mme Barilli.

Duo de Cléopêtre de Nasolini.

Par Mme Barilli et M. Crescentini.

Air détaché avec chœurs de Jadin.

Par M. Lays.

Duo delle Cantatrice villane de Fioraventi.

Par Mme et M. Barilli.

Grand final du Roi Théodore à Venise, de Païsiello.

Le concert fini, dans le grand carré resté vide, s'avancent les danseurs et les danseuses le plus réputés de l'Opéra. L'Empereur a son corps de ballet qu'il paye à l'année ; Gardel en est le maître à 6.000 francs ; Despréaux, comme maitre à danser et compositeur des divertissements, reçoit 3.000 francs ; puis viennent, comme danseurs, Vestris, Duport et Saint-Amand ; comme danseuses, Mmes Gardel, Bigottini et Louise Courtois. Cela n'empêche point qu'on ne requière au besoin d'autres sujets, mais ceux-là sont à appointements fixes.

La première fois qu'on a. fait appel à leurs talents, ç'a été le 14 frimaire an XIII, le soir de la Distribution des aigles, où, après le concert, le Pape reconduit par l'Empereur jusqu'à la Galerie de Diane, il y a eu, en présence des cardinaux fort amusés, un divertissement où Mme Gardel, Vestris et Duport se sont distingués de telle sorte que l'Empereur a envoyé à chacun une gratification de 3.000 francs. La chose ayant plu, il fut donné, dans l'hiver et le printemps de 1806, cinq ballets dont les frais montèrent à 15 234 francs — sans parler des petits divertissements à l'occasion.

Malgré que l'on ait dit que cette partie des fêtes amusait tout le monde et même l'Empereur, les délicats trouvaient que ces ballets vus de si près, faisaient perdre l'illusion que l'on éprouve en les voyant sur le théâtre avec le prestige de l'éloignement et de l'éclairage. Il y avait désillusion en bien des cas, et, de plus, le terrain mal préparé se prêtait moins aux danses qu'aux chutes, interdisait les effet de force qu'affectionnaient Gardel et Vestris et ne permettait guère que les attitudes et les ensembles. Néanmoins, cela était neuf et cela plut assez lorsque les divertissements eurent été expressément réglés pour ce théâtre.

Durant le concert, l'Impératrice a composé sa table de souper et elle a envoyé son chambellan prévenir les personnes qu'elle a désignées. Les princesses ont fait de même.

Après le ballet qui ne dure pas plus d'une demi-heure, l'Empereur et l'Impératrice, suivis des princes et princesses, des dames du Palais, puis de toutes les autres personnes repassent par la longue enfilade des salons jusqu'à la Galerie de Diane. Là, des tables rondes sont dressées, étincelantes d'argenterie et de cristaux : une, celle de l'Impératrice, un peu plus grande, de dix ou douze couverts ; puis, de huit à dix couverts, table de chacune des princesses, table de la Dame d'honneur, de la Dame d'atours, douze à quinze autres tables présidées par autant de dames du Palais. Les femmes seules s'asseyent ; les hommes vont à un buffet dressé à l'extrémité de la galerie et font le cercle autour de l'Empereur qui se promène en disant un mot aux uns et aux autres. Parfois il va parler à quelque dame, mais cela est rare et l'on en jase.

Le souper est servi en ambigu : deux pages se tiennent derrière le fauteuil de l'Impératrice ; deux derrière le fauteuil vide de l'Empereur. Le maître d'hôtel de l'Impératrice découpe à sa table et fait offrir par les pages ; aux autres tables, le service est fait par les maîtres d'hôtel, les valets de chambre d'appartement, les coureurs et, s'il y a trop de monde par la livrée. Au bout d'un quart d'heure, l'Impératrice se lève, repasse avec l'Empereur dans la Salle du Trône ; les avertis suivent, nul ne peut se retirer que l'Empereur n'ait congédié le cercle ; il est alors minuit et demi ou une heure du matin.

Tel est l'aspect des grandes fêtes, des fêtes complètes, celles où il y a à la fois jeu, concert, ballet et souper, mais, le plus souvent, on n'a point tous ces plaisirs ensemble et le jeu avec cercle est ce qu'on voit le plus ordinairement.

 

Ce ne fut qu'en 1808 qu'il y eut, aux Tuileries, une salle de spectacle où l'on pût, selon les temps, donner l'opéra italien, buffa et seria, l'opéra-comique, la tragédie et la comédie. Joséphine en jouit donc à peine durant deux hivers et combien écourtés ! Néanmoins, le théâtre des Tuileries, à partir de cette date, devient le principal des plaisirs qu'on y trouve, la base même des réjouissances qu'on y donne et c'est Joséphine qui a présidé à son inauguration et à ses premières gloires.

Dès le début de 1806, l'Empereur, revenant de sa campagne d'Allemagne et ne voulant point rester au-dessous de ces petits princes qui chacun lui ont donné l'opéra dans le théâtre de leur palais — à Carlsruhe, comme à Stuttgard et à Munich — a décidé de faire construire un théâtre aux Tuileries. Cela est sans doute le motif principal ; il en est d'autres : d'abord il trouve quelque peu indigne de sa gloire les divertissements qu'il offre à sa cour ; le spectacle lui semble d'étiquette et s'il peut, à Malmaison et à Saint-Cloud, le joindre au cercle, il ne le peut faire à Paris. Pour lui-même, il aime le théâtre, surtout lyrique, mais il aime aussi le tragique. Or, pour en avoir l'agrément, il faut qu'il affronte chaque fois le public payant, l'usage étant établi que, à l'entrée du souverain dans sa loge, on applaudisse et qu'il salue, Napoléon n'aime point se mettre en cette représentation, jauger sa popularité à la fréquence des battements de main ; il trouve cette farce, surtout répétée diverses fois la semaine, indigne de son rang, dangereuse pour son prestige, susceptible de graves inconvénients au dedans et au dehors ; cela doit être réservé pour de grandes occasions, faire un événement dans la vie de Paris. Puisqu'il aime la tragédie et qu'il ne peut l'avoir où on la donne, il la prendra chez lui. Pour toutes ces raisons et d'autres, il décide, qu'une salle de spectacle remplacera dans l'aile droite du palais des Tuileries, l'ancienne Salle de la Convention, établie elle-même sur l'emplacement de cette Salle des machines où Louis XIV a dansé ses ballets. Il ouvre à cet effet un premier crédit de 250.000 francs ; mais les travaux sont plus importants et plus longs qu'on ne pense. Fontaine rêve de disposer le mécanisme de façon à pouvoir monter sur la scène, comme au Grand opéra de Versailles, une décoration répétant celle de la salle, afin de permettre ainsi, dans toute l'étendue, des bals et des fêles que la mauvaise disposition des lieux a empêché jusqu'ici de combiner dans le palais. Cela allonge encore le labeur : il faut, en 1807, un nouveau crédit de 150.000 francs : en juillet de cette année, pour le retour de Tilsitt, rien n'est encore achevé et ce n'est qu'en novembre qu'on est prêt.

Joséphine a vu ces retards sans grand'peine ; peut être les eût-elle suggérés, car le spectacle, au dehors-était une de ses seules distractions et son véritable amusement. Sous le Consulat, avant le traité de Lunéville, elle y allait presque tous les soirs ; au début de l'Empire, très fréquemment encore. Il est vrai que ce n'était qu'en grande loge, avec cortège et piquet autour de la voiture, uniquement dans les théâtres impériaux ; que, si l'Empereur l'accompagnait, comme il voulait être rentré à dix heures, elle n'entendait, jamais la fin des pièces, mais elle n'en prenait pas moins un peu d'air du dehors, apercevait d'autres gens que les personnes présentées, recevait la distraction des toilettes, des visages nouveaux, se mêlait, de si haut que ce fût, à la foule. Sans doute, elle eût préféré des spectacles plus gais et moins pompeux que ceux qu'elle était condamnée à voir. Si elle se plaisait à son théâtre, le Théâtre de l'Impératrice où Picard la faisait rire, elle se fût amusée encore davantage au Vaudeville et au théâtre Montausier ; elle eût volontiers fréquenté à la Porte-Saint-Martin, à l'Ambigu, à la Gallé, aux Jeunes Artistes, aux Jeunes Élèves, à la Cité et n'eût point même méprisé le Théâtre sans prétention et les Jeunes Comédiens. Cela l'eût sortie des pompes un peu lourdes sous lesquelles, à des jours, elle succombait. A défaut de telles fêtes, de telles escapades, dont on ne trouverait peut-être qu'un ou deux exemples, n'ayant point le spectacle, elle se contentait du théâtre. Par un goût qu'ont bien des grandes dames, qui n'est guère explicable chez elles et qui l'est mieux chez Joséphine par la vie qu'elle mène, elle était fort au courant du tripot dramatique et se mêlait même, de plus près qu'il n'eût convenu, aux rivalités des princesses de la Comédie-Française. Mlle Raucourt était, durant le Consulat, sur le pied de lui écrire, et comme elle était fort connaisseuse en fleurs rares, cela fit un nouveau lien qu'elle forma avec l'Impératrice qui, en 1809, lui offrit les ouvrages de Redouté, qui, plus tard, la reçut à Navarre, lui fit les honneurs de ses serres, et la retint à déjeuner. A Mlle Georges, elle donne ses premiers costumes de tragédie ; elle a assez de goût pour Mlle Contat pour l'inviter à Malmaison et c'est le tact de l'actrice qui sauve seul l'Impératrice de la position embarrassante où elle s'est placée. Elle accorde des audiences à Mlle Duchesnois, à Mlle Volnais, à Mlle Bourgoin, promet à l'une un congé, à l'autre une part entière, se défend mal contre des familiarités qu'on exagère, se rend la fable de la Comédie, l'espoir des factieuses, la terreur de l'administration et se fait rappeler à l'ordre par M. de Rémusat.

Cela la distrait au moins et l'amuse. C'est le seul moyen qui lui reste de s'encanailler et de voir des irrégulières dont elle compte que le jargon l'amusera, car on est toujours disposé à attendre des actrices tout l'esprit que leur prêtent les auteurs.

Fini ou presque, ce dernier divertissement ; finie bien plus, la joie de sortir et de se montrer dans les théâtres, à partir du moment où la salle des Tuileries sera achevée. L'on va retomber de plus en plus dans l'officiel, dans l'étiquette, dans les cortèges, et plus même une petite porte par où s'en évader à des soirs !

Certes, elle est belle cette salle qui va être achevée à la fin de novembre 1807. Très longue par rapport à sa largeur, elle est, dans tout son pourtour, garnie de colonnes ioniques en brèche violette, dont les fûts et les chapiteaux sont rehaussés d'or. Au fond, elle se termine par une partie circulaire où se trouve la loge diplomatique, flanquée des loges des princes et des princesses et reliée à l'amphithéâtre où prendront place les plus qualifiés de la Cour. Sur l'avant-scène, dans deux avant-corps formés par quatre colonnes dont l'entablement supporte la retombée du cintre du proscénium, sont, en face l'une de l'autre, la loge de l'Empereur et la loge de l'Impératrice : sur le devant, grand fauteuil doré, galonné à la Bourgogne, au mur, grande glace, drapée de soie cramoisie, où la salle se reflète à volonté. C'est pour les jours ordinaires ; en grand gala, l'Empereur occupe la loge diplomatique. Des deux côtés longs du parallélogramme, règne une sorte de balcon où les spectateurs se détachent sur une très haute tenture vert d'eau semée d'abeilles d'or ; au-dessus de cette tenture, presque à la hauteur de la colonnade, s'ouvre un rang de loges, presque inaperçues ; d'autres, grillées, sont ménagées au rez-de-chaussée, des deux côtés du parterre ; d'autres, au-dessus de la loge diplomatique, tout en haut, chus l'arc doubleau supportant la coupole ; mais rien de cela n'est visible : l'œil n'est frappé que par le parterre, l'amphithéâtre, les deux balcons, les avant-scènes : c'est là uniquement que se tiendront les gens de la Cour.

Point trop d'or, point d'écrasantes sculptures ; partout un ton de brèche violette avec quelques rehauts d'or, et des accotoirs de soie cramoisie. La coupole, en forme de calotte sphérique régulière, décorée, sur tin fond vert d'eau, d'aigles, de figures et d'arabesques dorés en relief, repose sur quatre arcs doubleaux très épais, d'une ornementation semblable, et, aux angles, sont placés les bustes de Corneille, de Racine, de Molière et de Voltaire. Du centre de la coupole pend un lustre de cinquante lumières, bronze doré et cristaux taillés. Veut-on transformer la salle de spectacle en salle de bal ? On monte sur la scène un décor répétant exactement les dispositions de l'amphithéâtre : un escalier fait communiquer l'amphithéâtre et le parterre ; un autre le parterre et la scène ; l'on a ainsi une salle de trente-cinq mètres de long sur quinze mètres de large, qui, par ses différences de niveau, se prête singulièrement aux pompes des cortèges, des banquets et des bals impériaux.

Précédant la salle, à la hauteur des loges princières, s'étend, dans toute la profondeur du Palais, un foyer de forme oblongue, enrichi de portiques, éclairé par trois lustres et décoré de grandes glaces ; les tentures y sont bleues, à galons et franges d'or, le plafond bleu lapis avec figures dorées en relief ; une sorte de portique, aux colonnes de stuc blanc veiné, fait l'ouverture sur la salle.

Pour arriver à ce foyer, en venant des Grands appartements ou simplement de la Salle des maréchaux, il faut descendre le grand escalier, traverser la Salle des gardes, remonter l'escalier du Conseil d'Etat, passer la première antichambre, la Salle même du Conseil, qui est encore séparée du foyer par la seconde antichambre servant de salle de commissions : c'est un long trajet dans des pièces peu chauffées, avec des changements de température qui ont leurs dangers, mais on n'a point l'air de s'en occuper.

De fait, Fontaine a montré une ingéniosité singulière, car, dans cette aile du Palais, se trouve déjà la Chapelle qu'il a construite en 1804 et qui occupe. au rez-de-chaussée et au premier étage, toute la longueur de la Salle du Conseil d'Etat et de ses annexes : il s'agit de ne point mêler le profane au sacré ; il a fallu, au rez-de-chaussée, ménager des accès et des vestibules pour les gens de la Ville, procurer des dégagements qui empêchent la fusion ou même le contact des deux mondes différents : le monde officiel qui viendra par le foyer, et le monde non présenté qui, du Carrousel, gagnera ses loges par d'autres couloirs, par d'autres escaliers et sans entrer en contact avec la Cour.

A son retour d'Italie, le 1er janvier 1808, l'Empereur s'empresse de visiter la nouvelle salle ; il la trouve trop grande, craint que les spectateurs ne voient mal et n'entendent pas ; toutefois, c'est un triomphe à la première représentation, le samedi 9 janvier. On joue la Griselda, de Paër, et tout paraît à souhait, chanteurs, costumes, décors, le livret spécialement imprimé chez Fain imprimeur des théâtres de la Cour avec le texte français en regard de l'italien, surtout la salle. On ne revient pas de l'effet que pro-luisent dans ce cadre les toilettes et les diamants ; on trouve un agrément particulier à la majesté des dispositions, à leur ampleur, à leur étendue, surtout à la sobriété des décorations qui n'écrasent point les ajustements des femmes. Habitué qu'on est, dans les salles de spectacle, à ces loges superposées, pressées les unes contre les autres pour ménager au public pavant un plus grand nombre de places, on se plaît à ce plan neuf et ingénieux, vraiment approprié à un théâtre de Cour, cette salle aux grands espaces vides, aux hardies colonnades, où l'on ne présente le spectacle qu'à quelques privilégiés, où l'on méprise le public, où, par l'architecture, est annoncée la rareté du plaisir qu'on va prendre.

L'Empereur est si satisfait qu'il charge le Grand maréchal de complimenter l'architecte ; mais, huit jours après, il faut déchanter. Soit que les mesures aient été mal prises, soit que, au dehors, le froid soit devenu très vif, il fait dans la salle une température cruelle. On joue Cinna, ce qui ne réchauffe point l'atmosphère. Les dames se plaignent si haut et les toux deviennent si alarmantes que l'Empereur quitte la salle sans attendre la petite pièce : une comédie d'Étienne : Brueys et Palaprat. Grands reproches. Fontaine s'ingénie, place sept poètes nouveaux sous le théâtre au risque du feu, lambrisse la toiture, calfate les ouvertures, rehausse dans les loges le gradin pour les sièges du second rang et, le 23, on joue Brutus et la pièce d'Étienne dans une salle où il fait trop chaud, mais où, par souvenir de l'autre aventure, toutes les dames sont couvertes de fourrures.

Désormais, durant les séjours de l'Empereur à Paris, les spectacles prennent un cours habituel ; le samedi en 1808, le lundi en 1809, régulièrement, l'on donne soit tragédie et petite comédie, soit un acte d'opéra seria ou buffa, suivi d'airs italiens et parfois d'une entrée de ballet.

Quoique théâtres impériaux, l'Opéra-Comique et le Théâtre de l'Impératrice, ne sont jamais, pour ainsi dire, admis alors à paraître aux Tuileries. Aussi, mal gré la beauté de la salle et la perfection du jeu des acteurs, on s'amuse peu et tout est froid : on n'applaudit point en présence de Sa Majesté

Comme on se rend directement à la salle de théâtre, le cérémonial se trouve allégé ; il n'est plus question des entrées dans la Salle du trône. Au retour, l'Empereur et l'Impératrice tiennent cercle quelques instants, puis saluent et se retirent. Il devient singulièrement rare que l'on soupe après le spectacle. Durant les entractes, les valets de pied passent des rafraîchissements et l'on compte qu'il y en a plus qu'il ne faut, avec 250 glaces moulées, un bol de punch et 20 carafes de sirops variés.

Ce sont là les plaisirs l'on peut croire que Joséphine en eût préféré de plus gais, de plus conformes à son genre d'esprit et à l'éducation qu'elle avait prise au temps du Directoire, mais, quoi qu'elle en dît, elle se prêtait assez volontiers à cet ennui que lui imposait son métier d'Impératrice et s'y plaisait même. Elle se plaignait de l'étiquette et l'aimait, elle y trouvait comme l'affirmation de sa fortune, la preuve matérielle de son élévation. A l'occasion, elle y eût ajouté des détails, quitte, en des circonstances, à en supprimer le principal. Comme à beaucoup de choses, elle n'y portait pas de suite, et il en résultait des inconvénients, mais, sur le moment, tout était sauvé par le spectacle qu'elle donnait.

Elle portait dans les cérémonies un air qu'on a d'autant mieux remarqué et d'autant plus loué, qu'elle ne l'avait point reçu d'éducation, et qu'on ne pouvait penser qu'elle l'eût de naissance. Jamais pourtant souveraine ne fit mieux en France que cette petite créole ; jamais aucune ne montra tant de dignité, d'à-propos et d'aisance. Jamais, comme elle, aucune ne sut marcher, tenir sa place dans les cortèges, avancer sous les regards, de façon à déployer ses toilettes et ses costumes sans que rien en dérangeât l'harmonie. Elle avait, de naissance, cette grâce qui ne s'acquiert point ; mais, amoureuse de son corps, elle eu avait perfectionné les attitudes et les avait mises au point par cette constante étude que les femmes vraiment femmes consacrent à là joliesse de leurs mouvements. Elle n'y avait point accentué le laisser-aller et la nonchalance qu'on attend des femmes de son pays ; loin de là, elle y avait introduit, par l'attention et l'observation, une dignité des gestes et de l'allure qui n'avait rien de roide et d'empesé et qui était si bien apprise qu'elle en était devenue naturelle, une façon d'être qui était si bien celle que devait prendre la souveraine et qui en même temps lui était à ce point personnelle, que c'était tout le Régime nouveau qu'elle incarnait : tant il importe à une femme d'être agréable à voir et plaisante à regarder, de savoir s'habiller, marcher et sourire, de parer son visage et son corps, de promener sur les êtres qui l'avoisinent la banalité de sa grâce, d'avoir de la mémoire, de l'à-propos et du tact. N'est-ce pas en effet tout ce qu'on lui demande et tout ce qu'on peul au mieux espérer d'elle ?