MADAME BONAPARTE - 1796-1804

 

VII. — LA PAIX GÉNÉRALE.

 

 

L'on avait à remonter la Révolution entière, à en prendre le contre-pied, à renouveler les anciens usages et les formes abolies, à retourner à un passé qui, vieux de dix années, paraissait déjà si lointain ! Dès qu'on prétendait restaurer une société polie, un seul modèle était à suivre, celui qu'avait imposé à l'Europe et au monde l'étiquette royale, peu à peu descendue à des catégories d'hommes et de femmes qui n'avaient rien à voir ni avec la Royauté ni avec la Cour, mais qui subissaient depuis un grand siècle l'influence de cette société supérieure. Dès que l'on sort de l'anarchie, dès qu'on prétend en finir avec les foules tumultueuses dont la joie consiste à des destructions volontaires, des ruées sauvages, au service d'une brutalité sans contrôle, il faut revenir à des règles qu'imposent des maitres de cérémonies de quelque nom qu'on les baptise.

Combien plus, lorsque l'Etat renouvelé a la prétention d'être admis par les anciens Etats à rang égal, sinon supérieur. Toutes les puissances de l'Europe étaient sur le point de traiter ou traitaient déjà avec la France républicaine ; celle-ci n'avait point à se faire pardonner la Révolution, mais ce ne pouvait être qu'en se mettant, de toutes façons, à la même hauteur que les autres peuples, en adoptant la même tenue, la même éducation, les mêmes usages, avec une nuance qui fût personnelle et qui empêchât de la méconnaître. Il fallait que le corps diplomatique étranger n'eût point de ces étonnements et de ces haut-le-corps qui eussent été de nature à compromettre la politique française et qui s'étaient produits constamment sous le Directoire, à Turin, à Naples, à Rome, à Vienne, à. Copenhague ; partout où la France d'alors avait accrédité des ambassades.

Veut-on prendre une idée de la première rencontre entre le Consul et les ambassadeurs étrangers. — c'étaient les députés des Etats-Unis — l'aventure nous est contée par Despréaux, le mari de la Guimard, qui a été à ce moment le  grand organisateur des fêtes en plein air, si fort à la mode depuis le Trianon de Marie-Antoinette.

Bonaparte, écrit-il, qui venait de promettre la paix aux Etats-Unis, me fit dire qu'il fallait organiser, quatre jours après, une fête somptueuse à Mortefontaine où la paix devait être signée à midi. Il voulait qu'il y eût bal, spectacle, feu d'artifice, grand couvert pour deux cents personnes et que l'Egalité fut exactement respectée, c'est-à-dire que les potentats, les ambassadeurs, les acteurs, les actrices, les peintres et tous les hommes et femmes, princes ou non, fussent à la même table.

Il pleuvait très fort ; le château ne possédait pas dix lits et il fallait loger près de deux cents personnes. J'écrivis que c'était impossible, mais la réponse fut que tout fût prêt.

Joseph Bonaparte me dit de commander tout et qu'il me conduirait le soir à Mortefontaine. Moyennant un bon cheval et un cabriolet, j'allai aussitôt dire aux acteurs de la Comédie française : Venez dimanche matin au château de Mortefontaine, vous y ciblerez, souperez et donnerez ce que vous voudrez. Je fis de même pour le grand concert et ordonnai un feu d'artifice en en fixant le prix. J'allai ensuite trouver l'architecte Cellerier et lui dis de faire venir un théâtre, ainsi que des meubles pour coucher tout mon monde et d'envoyer des ouvriers.

Tout arriva ; il manquait des planches. On en envoya chercher à trois ou quatre lieues. Tous les matelas étaient traversés par la pluie. On fut forcé d'abattre des murailles pour que les trois tables pussent se joindre les unes aux autres et que l'Egalité fut respectée.

On travailla nuit et jour et l'ensemble était fort bien. Le maître d'hôtel de Joseph Bonaparte était un ancien garçon perruquier qui ne se doutait pas de son métier ; il n'avait pensé à rien et beaucoup d'assiettes était tout ce qu'il avait apporté. Le vin n'était pas bon et il diminua beaucoup dans la nuit, parce qu'on avait dit au maitre d'hôtel d'en donner aux ouvriers. Lui, qui aimait le repos, leur donna la clef de la cave et ils s'enivrèrent tous. Cependant, comme j'avais l'oreille au guet, j'écoutais pour savoir si l'on travaillait. N'entendant rien, je m'habille à une heure du matin et descends. Tous les ouvriers étaient couchés sous les voitures ou dans les coins. Je lis prévenir Cellerier et on termina tout le mieux possible.

Comme il n'y avait rien pour orner les tables et les murailles, je fis prendre tous les animaux empaillés qui étaient dans le cabinet du château et on en orna très élégamment les trois tables.

Nouveau malheur ! Le maître d'hôtel perruquier avait oublié d'apporter des couteaux. On fut obligé de demander à chaque postillon ou cocher qui arrivait de prêter le sien.

M. de la Fayette faisait les honneurs aux députés d'Amérique m'ont semblé n'être qu'à moitié satisfaits.

Autre accident : Les consignes avaient été mal données. Comme Bissez-passer, on n'avait donné que quelques cartes à jouer et, comme il en manqua bientôt, on y suppléa par des morceaux de papier taillés comme des cartes. Les sentinelles, qui avaient comme tableau un billet en carte à jouer ne voulaient pas laisser rentrer les personnes qui avaient des billets en papier et d'autres soldats ne laissaient pas entrer celles qui avaient des billets en cartes. A ce moment, on fit courir le bruit qu'il était entré dans le château des gens qui voulaient assassiner le Premier Consul et tout le monde fut pris d'inquiétude. Jérôme, qui était alors presque un enfant, fit beaucoup de bruit et gâta tout.

Pendant ce temps, la pluie tombait toujours à seaux. Enfin, grâce à l'Egalité, tout se passa plutôt mal que bien.

Bonaparte, Mme Contat, un ambassadeur, Mlle de Beauharnais, un chanteur, Joseph Bonaparte et une foule d'autres personnes occupaient la première table. A la seconde, il y avait les musiciens du concert, des étrangers, des militaires, etc. Gare devait prendre place à cette table, mais en dépit dé l'Egalité qu'il chantait à gorge déployée en ce temps-là, il Ife voulut se mettre nulle part puisqu'il n'était pas à la première table. Louis Bonaparte fit sagement les honneurs de la troisième table, où je me suis mis et où il y avait des artistes et quelques républicains exagérés.

Des devises et beaucoup de plantes vertes ornaient les murailles. De nombreux instruments à vent jouaient le Ça ira et les autres gentillesses de la Révolution. Vint le moment du concert qu'on avait demandé aussitôt après le festin, mais, parmi les artistes, s'éleva alors une grande rumeur. Ils avaient trouvé que l'Egalité avait été parfaitement observée pendant le repas et ils disaient : Pourquoi donc travailler tout de suite ? Nous sommes tous égaux ; ces dames et ces messieurs digèrent tranquillement. Nous sommes comme eux des républicains et nous devons digérer comme eux.

On apporta du café, des liqueurs et des glaces. Tout le monde en prit et on réclama le concert. Alors moi, en tant que directeur de la fête, j'allai dire au Premier Consul que le temps était serein et qu'il fallait en profiter pour tirer le feu d'artifice. Sur sa réponse affirmative, je cours dans l'eau et la boue et veux donner des ordres aux artificiers, mais ils étaient tous à boire. Etant resté longtemps dans l'eau, je fus pris de douleurs affreuses et perdis connaissance. Vers minuit, la Comédie française joua.

Le lendemain matin, on se mit à faire les adieux aux députés américains, puis toutes les personnes restaient, au nombre desquelles se trouvait Taret, se mirent à table sous une énorme tente où nous étions plus de quatre-vingts à déjeuner. J'arrivai le dernier et me mis à la seule place vide, à la droite du Consul : Mue Contai était à sa gauche et près de moi étaient Maret et Rœderer. On me complimenta sur mon bon goût et sur la belle fête qui avait eu lieu. Rœderer voulut que je dise les couplets qui avaient été chantés et les envoya bien vite à l'imprimerie pour que les ambassadeurs pussent les emporter.

Tout cela prit une grande partie de la matinée ; pendant ce temps, les uns partaient, les autres se promenaient. Les princes, les jolies femmes, les comédiens s'emparaient des voitures. M. de la Fayette, le chapeau sous le bras, les cheveux sortant de son bonnet de nuit, se promenait dans la cour.

Le jeune frère de Bonaparte y jouait. On vint lui dire qu'on avait vu un cerf dans le parc. Aussitôt, sans chiens, sans gardes, toute la famille Bonaparte monta sur les premiers chevaux venus pour courir après l'animal : il y eut un des grands personnages de cette nouvelle cour qui enfourcha un âne !

Que Despréaux ait porté quelque ironie dans le récit de sa victoire, cela se voit assez, mais qui ne serait tenté par la réalité et qui, sans la grossir, garderait son sérieux

Tout cela, dans le Moniteur, prend un air d'extrême convenance : il est parlé du dîner à trois tables de cent quatre-vingts couverts, et du toast prononcé par le Consul : Aux mânes des Français et des Américains morts sur le champ de bataille pour l'indépendance du nouveau monde. On y loue abondamment les artistes du concert et ceux qui ont joué les Jeux de l'amour et du hasard. Un mémorialiste, qui pourtant devait être présent, exalte fortement les deux jours de fêtes et s'extasie sur la grande chasse à courre.

En réalité, il n'y avait, d'à peu près ordonnées, que les cérémonies disposées par les militaires. Eux seuls s'entendaient à exécuter les ordres du Consul. Ainsi, lorsque le maréchal de Ségur vint aux Tuileries remercier Bonaparte d'une pension de retraite de 6.000 francs, à sa sortie, la Garde consulaire sous les armes lui rendit les honneurs que les ordonnances de Louis XIV avaient attribués aux maréchaux de France, les tambours battirent aux champs, et le maréchal qui avait signé le premier brevet de Bonaparte eut là une matinée inoubliable.

On peut croire que la mieux réussie des fêtes fut celle du 1er vendémiaire an IX où l'on reçut cinq discours, où les Consuls à cheval inaugurèrent un simulacre de monument égyptien renfermant les bustes de Kléber et de Desaix, où ils assistèrent au transport des cendres de Turenne aux Invalides, offrirent diverses symphonies, un chant du 1er vendémiaire, paroles d'Esménard, musique de Lesueur, exécuté par quatre orchestres, et l'éloge de Turenne par Lucien Bonaparte. Et il y eut après, courses au champ de Mars, ballon, parachute, jeux, tir au pistolet, illuminations, feu d'artifice sur le pont de la Concorde et Biner chez le Premier Consul. Et l'on n'apprit point que quelques-uns des convives fussent morts de ce déluge de plaisirs.

Le dîner, donné régulièrement le quintidi, était une sorte de banquet auquel assistaient des ambassadeurs, des membres du Corps Législatif, des officiers, des sous-officiers et des soldats qui, à la parade dit matin, avaient reçu des armes d'honneur et encore d'autres personnes. Généralement le Premier Consul y portait une santé, soit à une expédition qu'on préparait soit aux titulaires des armes d'honneur ; c'était comme une occasion qu'il trouvait pour mettre certains faits à l'ordre de la nation.

Ces banquets ne comportaient, qu'on sache, aucune femme ; ils étaient destinés à honorer les hommes qui y étaient invités, mais on se fût gardé d'y prêter un caractère d'élégance ou de somptuosité. On y mangeait, il le faut croire, bien qu'ils durassent de vingt à trente minutes ; on y buvait puisqu'on y portait des santés, mais de la qualité des mets, comme du bouquet des vins, on ne sait pas grand'chose et c'étaient là, pourtant, les magnificences.

La paix avec l'Espagne, la paix avec l'Autriche, les négociations ouvertes avec le pape ne pouvaient manquer d'influer sur ces habitudes militaires : Il faudrait se souvenir quelque jour qu'il y avait des femmes Assurément serait-ce là une révolution et la plus profonde peut-être qu'on eût vue depuis que la reine de France avait été décapitée et que la plupart des femmes qui avaient formé sa cour l'avaient suivie sur l'échafaud. La Révolution avait, dès ses débuts, été masculine et elle l'était restée jusqu'à la fin. La femme n'avait eu que le droit de mourir et c'était le seul qu'on lui reconnût. Dans ces déclamations' en faveur des opprimés, à peine trouverait-on une femme — comme Olympe de Gouges — qui réclamât pour son sexe. La Révolution a été faite par des hommes au profit des hommes et contre les femmes. Elle demeure telle d'un bout à l'autre et ce n'est point quelque poissarde comme Reine Audit ou quelque fille comme Theroigne qui en change le caractère. Les femmes, Charlotte Corday ou Mme de Cabarrus la tête, ont marché contre la Terreur et plus et mieux que Barras elles l'ont abattue. Les larmes et les cris de la Dubarry n'y ont certes pas moins influé que la chemise rouge de Cécile Renault ; l'universelle clameur des femmes en a eu raison. Mais la réaction ne s'est guère divulguée ensuite que dans les salles où l'on danse et la manifestation suprême en a été ce bal des victimes où les femmes, qui peut-être n'avaient couru aucun péril, dansaient en robe collante et courte, parées au col d'un fil de soie rouge. Cela pouvait être galant, à moins que ce ne fût odieux. Si le Directoire, peut-être de loin plus que de près, a été aux yeux de certains l'apothéose de la femme, ce fut de la femme aimable, facile et galante, la femme qu'entretiennent les financiers, celle aussi que n'importe qui rencontre dans les jardins ou dans les salons à la porte desquels on paie. Il est bien certain que ce public-là n'achète pas ce prétendu plaisir sans avoir l'idée de revendre quelque chose. Et c'est l'amour qui les achalande.

Nul des directeurs n'a eu à montrer son épouse et cela a mieux valu. Depuis le dix-huit brumaire, Bonaparte n'a eu garde d'attribuer un rôle extérieur à Mme Bonaparte et, au point de vue de la Constitution, on ne peut nier qu'il n'ait raison. Outre qu'elle n'a dans l'Etat aucune place et que la magistrature éphémère dont est revêtit son mari ne peut lui fournir aucun prétexte, il eût semblé à des républicains convaincus qu'il y eût là un retour à l'esprit monarchique, à des habitudes antipopulaires et que, traiter une femme en femme, c'était la traiter presque en reine. Que si Bonaparte prenait dans la nation une certaine place, c'était à cause de son mandat, de ses victoires et de la pacification de l'Europe, mais qu'avait à y voir la citoyenne Bonaparte Et si quelqu'un s'était avisé de revenir sur le passé, de rechercher les aventures et les amours d'autrefois, les honnêtes femmes et les autres — surtout les autres — n'eussent-elles pas pris pour une injure à chacune d'elles le rang qu'on eût donné à celle qui, sans avoir été mariée par un prêtre, portait le nom le plus glorieux qui fût en France ? Cela n'eût-il pas produit un scandale, alimenté les petits journaux, fourni tout un répertoire d'épigrammes ? Et de fait quelle étrange aventure !

Mule Bonaparte restait donc hors du monde politique où elle n'avait rien à faire et cela paraissait mieux ainsi. Mais voici qu'arrivent un roi et une reine qui doivent leur couronne au Premier Consul, qui ne peuvent traverser la France de bout en bout sans marquer leur reconnaissance, recevoir des honneurs, assister à des fêtes et accepter des hommages : ce sont le roi et la reine d'Etrurie, ci-devant duc et duchesse de Parme, qu'on appelle ici comte et comtesse de Livourne, et qui, venant de Madrid, vont régner en Toscane et, pour cela, passent à Paris. Il s'agit de leur faire honneur sans que cela soit de conséquence et sans que cela prenne l'air royal. Pour quoi ils devront se tenir dans un demi-incognito qui enseignera de la géographie à de petits et à de grands Français. Ainsi, aucune autorité civile ne devra faire de visite au comte et à la comtesse de Livourne. A Bordeaux, écrit le Premier Consul, on a laissé chanter des couplets au roi et à la reine de Toscane et, comme il s'appelle Louis, cela a donné lieu à des allusions malveillantes. On est fort embarrassé pour la réception aux Tuileries ; songez donc un peu, si l'on allait donner du roi à ce roi qu'on a fait, si l'on allait laisser les Parisiens crier vive le Roi ! devant ce petit-neveu de Louis XVI Aussi les conférences entre Benezech, ci-devant ministre de l'Intérieur, à présent quelque chose comme directeur du Cérémonial et le citoyen Fusil, préposé auprès du comte, sont à l'infini. Ce Fusil est un ancien Garde française entré au service en 1766, qui passa en 1789 à la Garde nationale soldée, fit les campagnes du Rhin comme chef du 2e bataillon des Corps francs et rentra en l'an IV dans la Légion de Police. Il fut ensuite de l'état-major de la place, puis entra dans la Garde du Directoire ou il fut chef de brigade. Il a pris part à la campagne de Marengo et il est à présent commandant de l'Ecole militaire. Il est assurément plein de bonne volonté, mais quels purent être, entre Benezech et Fusil, ces colloques d'étiquette qui aboutirent aux visites à Malmaison et aux Tuileries, et aux fêtes chez chacun des ministres ?

Benezech avait au moins le goût de ce genre de choses, s'il n'en avait aucune expérience ; mais Fusil ? Il lui eût fallu du génie pour imaginer un cérémonial : On s'était arrêté à mettre la Garde sous les armes et à faire battre aux champs ; mais le comte de Livourne fut reçu, à sa descente de voiture au péristyle, par deux officiers de la Garde et par le service des grands appartements, c'est-à-dire les domestiques dont la livrée n'était encore ni réglée ni confectionnée. Après avoir fait visite au Premier Consul et avoir assisté à la parade, il alla chez Mme Bonaparte où la comtesse vint aussi avec deux voitures. A sa descente chez Mme Bonaparte, elle fut reçue à l'entrée du péristyle par deux officiers de la Garde ; la troupe était sous les armes et on battit aux champs. Le comte et la comtesse sortirent ensemble avec leurs quatre voitures et, à cause de la foule qu'il y avait dans la cour, ils étaient précédés par quatre grenadiers à cheval marchant de front et au pas jusqu'à, la grande grille du palais. Ainsi, la troupe sous les armes, et le tambour, mais point d'escorte. Aux dîners des Tuileries où le comte de Livourne figure, il siège à la table commune, avec les ambassadeurs, les officiers étrangers, les généraux arrivés des armées, les préfets en congé, les ministres, les conseillers d'Etat et tout ce qui est du gouvernement. Toutefois, il ne semble pas que ces jours-là il y ait des soldats à armes d'honneur.

Point de femmes non plus et, si familière que fût la reine d'Etrurie avec les dames Bonaparte, elle n'était point des banquets. Le roi et la reine étaient logés à l'ambassade d'Espagne, qui était l'ancien hôtel Montesson, et le roi avait prié Mme de Montesson de lui permettre de faire rétablir une communication condamnée depuis longtemps, qui donnait accès à son nouvel hôtel. Il passait chez elle plusieurs heures chaque jour. Cela tourna la tête à l'épouse morganatique du duc d'Orléans. Chacun des ministres s'était signalé en donnant des fêtes dont le goût paraissait banni plutôt que la magnificence et où l'ordre régnait peu. Chez le ministre de la Guerre, douze cents voitures à la file devaient arriver par un seul côté, en sorte que la ligne s'étendait par la rue du Bac, le Carrousel, la place -Vendôme, jusque suries boulevards, vers la rue Saint-Denis. Les voitures, débouchant du Pont-Royal à neuf heures du soir, n'arrivèrent à l'hôtel de la Guerre qu'à quatre heures du matin. On manqua ainsi toutes sortes de gentillesses que le génie avait imaginées, comme des soupers sous la tente avec artifices, fusillades, ballon monté par Garnerin qui sillonne l'épaisseur de la nuit du nom de Marengo écrit en caractères de feu ; Ailleurs, on a spectacle par la Comédie française, sous un quinconce de tilleuls, terminé par la vue de Florence ; on a des chants, on a des villages flamands avec danses de caractère, un portique illuminé représentant l'entrée du temple de Mémoire avec Apollon et les neuf Muses ; on a les danseurs de l'Opéra et des vers par Esménard ; on a tout le bric-à-brac de Despréaux, tous les laissés pour compte de la Guimard.

Mme de Montesson pensa qu'il n'était pas besoin de tant de choses. Elle s'avisa qu'elle était la seule parente que le comte de Livourne eût à Paris et que, comme telle, elle devait lui faire les honneurs de la bonne compagnie. Il fallait assurément, écrit à ce sujet Savary, le futur duc de Rovigo, avoir accepté la Révolution dans toutes ses conséquences pour concevoir la censée de réunir ce que la capitale renfermait d'émigrés rentrés, d'hommes qui s'étaient élevés par leurs actions, chez une ancienne maîtresse du duc d'Orléans pour y saluer l'infant de Parme, gendre du roi d'Espagne. Mme de Montesson osa davantage : Elle invita la famille du Premier Consul ainsi que les personnes qui lui étaient attachées. Nous y allâmes sans le prévenir, mais nous fûmes vertement réprimandés le lendemain ; il s'éleva avec force contre l'inconvenance d'une telle invitation, et s'il ne sévit pas contre celle qui se l'était permise, c'est que Mme Bonaparte prit les intérêts de Mme de Montesson. Cela peut être, mais la cause de cette grande colère n'était-elle pas que, dans son hôtel et son jardin de la Chaussée-d'Antin, sans programme imaginé par Despréaux, saris pièce de vers par Esménard, sans décors représentant Florence ou le palais Pitti, sans ballet de paysans toscans, sans cette friperie de travestissements et ce mélange d'acteurs et de soldats, sans rien d'autre que de la politesse, de l'élégance et des manières, Mme de Montesson l'avait emporté sur tous les ministres de la République et leur avait infligé une leçon qui mettait en leurs places les choses et les gens ? Car il ne suffit point d'être le maître de tout pour en savoir user.

On en était encore à un protocole rudimentaire, de même qu'à des formes barbares, et rien n'en saurait mieux donner l'idée que cette lettre écrite par Bonaparte au roi de Toscane le 8 thermidor an IX (27 juillet 1801) : Comptez que je prends toujours un vif intérêt à ce qui peut vous arriver d'heureux et contribuer à votre prospérité et à votre satisfaction intérieure. Mille hommages à madame. J'ai envoyé ses lettres à ma femme qui est à Plombières et qui sera extrêmement flattée de son souvenir.

On voit avec quel soin le Premier Consul a évité les mots roi, reine, sire, majesté, etc., et en même temps avec quelle bonne volonté il s'est efforcé à la politesse, à une politesse, peut-on dire, de petit bourgeois qui se guinde à faire le seigneur.

Tout à l'heure on devra pourtant se décider à des démarches autrement mémorables. Il s'agira de franchir un pas, le plus décisif sans doute depuis dix ans, celui qui mettra en opposition ouverte le Premier Consul et la Révolution. Mme Spina est à Paris pour négocier, au nom du pape, la réconciliation entre l'Eglise et la France et le cardinal Consalvi arrive pour les dernières ententes. Nulle action plus décisive. D'un côté, la France opprimée, depuis bientôt dix ans, sous couleur d'une prétendue liberté ; opprimée dans sa pensée, dans ses prières, dans les cérémonies d'un culte qui n'est factieux que s'il est clandestin ; de l'autre, les hommes qui, après avoir proclamé l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme, sont arrivés, de degré en degré, à professer l'athéisme philosophique et qui prétendent imposer à la France la négation dont ils ont fait leur doctrine. Le Premier Consul n'est point combattu seulement par les athées qui forment la majorité à l'Institut, au Sénat, au Corps Législatif et au Tribunat, mais par quiconque, protestant, s'est imaginé que, s'il fallait à la France un culte, ce ne pouvait être que celui de Calvin ou celui de Luther, par quiconque se rallie par quelque côté à cette faction, et enrage de sa défaite : Le coup est manqué. Le Premier Consul n'a point affaire aux Cévenols qui n'eussent point fait tête à ses dragons, mais aux Vendéens. Il entend rétablir la paix dans les consciences. de même qu'il aspire à l'instituer entre les hommes, et la tache qu'il a entreprise ne sera accomplie que lorsqu'il aura rendu aux prêtres la place qui leur appartient dans l'Etat, qu'il leur aura attribué une indemnité à laquelle ils ont droit, et qu'il aura renoué avec le Saint-Siège des relations dont la rupture est également préjudiciable aux deux pouvoirs.

Mais, pour réussir et jusqu'au jour où l'on modifiera la Constitution et où l'on chassera les révolutionnaires nantis qui se perpétuent en place depuis dix ans par des scrutins faussés et par des coups d'État, il faut des précautions à l'infini et ces précautions portent surtout sur l'extérieur des démarches. Il convient qu'on se garde de ce qui pourrait faire scandale, jeter une émotion dans les Chambres ou dans l'armée.

Ainsi, écrit Consalvi, le 2 juillet 1801 (13 messidor, an IX), ce matin, nous serons conduits par l'abbé Bernier, pour ainsi dire secrètement, auprès du Premier Consul, le but apparent de notre visite étant de rendre nos respects à sa femme.

Ce n'est pas que Joséphine le long de sa vie se soit laissée entraver en ses goûts, ses plaisirs ou ses fantaisies par la religion, mais elle y est sympathique, elle la croit assurément indispensable dans l'État et obligatoire pour des gens comme il faut. Aussi bien, n'a-t-elle point eu beaucoup le temps d'y réfléchir, mais elle en est convaincue. A la visite que lui fait Consalvi elle ne répond point : Le Premier Consul va se terrer quelques jours sous prétexte d'un rhumatisme qu'il a pris à l'armée et qui exige l'application sur la poitrine et sur le bras de vésicatoires qui le font cruellement souffrir.

Quant à elle, elle part pour Plombières (18 messidor, 7 juillet), accompagnée de Mme Bonaparte mère, de Mme Lavallette, de Mile de Beauharnais et du citoyen Rapp, aide de camp du Premier Consul. L'épouse du Premier Consul a deux voitures à sa suite ; un aide de camp comme sauvegarde, et tontes les autorités à sa disposition. On s'empresse à lui donner des fêtes à Plombières comme à Luxeuil et l'on y danse éperdument. Elle a trouvé aux eaux en même temps que Mme de Chauvelin et Mule Hamelin, laquelle fait les délices des bals, Astolphe de Custine et sa délicieuse mère Mme de Sabran. Astolphe s'enorgueillit d'avoir dansé avec Mlle de Beauharnais et quel souvenir ce jeune couple n'évoque-t-il pas ? La cour que fit aux Carmes le général de Beauharnais à Mme de Custine, le talisman qu'il lui offrit en partant pour la Conciergerie et l'échafaud ; huit années ensuite au même mois, presque au même jour, — le 7 thermidor, on danse.

Le 17 thermidor (5 août), Mme Bonaparte, qui est sur son retour, arrive à Nancy avec sa suite. La gendarmerie nationale est allée à sa rencontre et on-lui donné de belles fêtes. Mais, rentrée aux Tuileries, elle n'a point une vie plus gaie, ni des honneurs mieux assurés. Dans son salon, l'après-midi, l'on ne trouve guère que sa fille, Mme Murat, deux ou trois autres dames, le colonel Sébastiani et quelques hommes avec lesquels, s'il descend par hasard, le Consul discute finances. Les banquets continuent, avec de terribles fêtes pour les cinq jours complémentaires et l'anniversaire de la proclamation de la République ; fêtes de la paix, avec l'exposition, dans la cour du Louvre, des produits de l'industrie ; fêtes sur l'eau, fêtes dans les Champs-Elysées, fêtes sur les places. C'est à pleurer ! Et pour fabriquer vingt figures simulées en marbre statuaire à 40 francs par figure et huit bas-reliefs représentant les Sciences et les Arts à 100 francs par bas-relief, il en coûte, avec la menuiserie, la charpente, la sculpture et l'illumination, 278.720 fr. 39 centimes. C'est pour rien.

Mais peu importent les Muses en bois, il s'agit de la paix, Et sait-on ce que c'est que la paix après dix ans de guerre. Une paix victorieuse, une paix imposée à l'ennemi, une paix dont on porte l'orgueil et dont on reçoit la richesse !

Demandez pourquoi la popularité du Consul ? Pourquoi son image peinte, gravée, sculptée, partout, pourquoi ces milliers et ces milliers de représentations de sa personne qui attestent un culte presque universel ? Il est celui qui apporte la paix aux hommes de bonne volonté : c'est par son esprit et par ses mains que la paix a été signée avec l'Espagne et avec l'Autriche, que le Concordat est mystérieusement conclu avec le Souverain Pontife ; douze traités sont en négociation avec toutes les puissances en guerre avec la France : comptez : Portugal, Grande-Bretagne, Russie, Turquie, Alger, Tunis, Wurtemberg, Prusse, et des redoublements et des alliances .même avec le roi des Pouls au Sénégal.