JOSÉPHINE DE BEAUHARNAIS - 1763-1796

 

XX. — LE CARACTÈRE.

 

 

Dans un autre livre, on a vu de quelle façon, en quelle forme s'était accompli le mariage : les subtils procédés employés par Joséphine, aidée de Calmelet, pour obtenir l'apparence d'un âge qu'elle n'a plus et d'une fortune qu'elle n'eut jamais : on n'y saurait ajouter nul détail intéressant et l'on n'y reviendra point. Désormais Joséphine appartient à Bonaparte ; leurs deux existences sont associées pour quinze années et, durant ces quinze ans, il sera presque impossible de parler de Napoléon sans parler d'elle. Mais, d'après ces commencements, ne comprend-on pas mieux le caractère que la femme a développé ? Ne doit-on pas prendre une indulgence pour ses faiblesses et une sympathie pour ses terreurs ? La pauvre petite créole élevée à la diable en une maison que guette la ruine, où la gêne est d'habitude, où le père quémandeur, ayant ailleurs des maîtresses, ne rentre que pour prendre de l'argent ; nulle direction haute, nulle règle morale ; un mariage bâclé par une tante dont la vie n'est certes point pour servir d'exemple et qui pourtant apparaît comme l'unique providence ; un mari insupportable à force de pédantisme, tenant sa femme pour l'odieux prix dont il a payé sa liberté et sa fortune ; le mépris en ce qui peut sembler à Joséphine le plus cruel, le mépris de sa jeunesse et de son agrément, l'abandon, l'injure, une vie désolée, terrible d'ennui, de tristesse, même de pauvreté ; le couvent qui est un refuge, presque une joie ; puis, ces deux ans là-bas dans la misère, entre un père et une sœur mourants ; le retour, la prison, la mort constamment sur soi, et la terreur, la vraie, celle qui glace les os et jette aux bourreaux les femmes pâmées. Et après, quel lendemain ? quelle issue ? Servir de repoussoir à des femmes plus jeunes, plus jolies, manger leurs restes, recevoir les caresses qu'elles ont dédaignées ; et, dans ce grand Paris, promener sa précoce maturité à la recherche passionnée de l'entreteneur qu'on ne trouve point !

Grâce à une légèreté qui se distrait aux spectacles de la vie, Joséphine échappe à l'obsession du redoutable problème posé constamment devant elle ; elle ne s'inquiète pas trop, heureuse qu'elle est de se sentir libre, accoutumée à l'imprévu, aux hauts et bas de fortune ; un chiffon, un bijou, un dîner, un rendez-vous, c'est assez pour que la préoccupation s'envole ; mais la parure surtout l'occupe, comme aux jours où, prenant pour miroir le ruisseau des Trois-Ilets, elle s'essayait aux grâces, piquait dans ses cheveux des fleurs éclatantes et, à son cédi, à ses oreilles, passait des graines colorées. Elle s'exerce à plaire, moins pour les autres que pour elle-même, plus pour l'agrément qu'elle en tire que pour l'utilité qu'elle s'en promet, et c'est à elle qu'elle songe d'abord lorsqu'elle prend un amant.

Sans doute, on la souhaiterait plus réservée et, des liaisons éphémères qu'elle noue et dénoue ainsi, l'on voudrait effacer quelques-unes ; mais n'est-il point à tenir compte de l'éducation qu'elle a reçue, du milieu où elle vit, des besoins qu'elle éprouve, des privations qu'elle endure, des lois communes qu'elle subit ? Si, en cette fin du dernier siècle, tout a concouru à pervertir chez la mondaine l'idée morale que le christianisme avait répandue et qu'il avait cru consacrer par l'institution de la monogamie, combien plus chez Joséphine abandonnée par son mari, livrée uniquement à elle-même et ne trouvant autour d'elle que des exemples d'amour libre et de faux ménages ? Et la Révolution vient là-dessus, anéantissant toutes les institutions qui imposent encore à la société l'obligation d'une tenue extérieure, supprimant, avec les fortunes qui jusque-là ont écarté la vénalité de l'amour, les rangs étagés qui ont empêché les promiscuités trop visibles et les abaissements trop choquants. Joséphine, au moins extérieurement, se garde encore de s'afficher avec des clubistes du genre de Tallien ; mais croit-on que la Cabarrus soit seule à le faire ? et ne serait-ce pas une étrange histoire au point de vue social, celle de l'amour ou du rapport des sexes pendant la Révolution ? De femmes qui ont donné leur corps pont sauver leurs têtes, bien plus qu'on ne croit, et de celles qui se sont livrées aux gens d'argent après les gens de mort, pour conserver le luxe, l'élégance, les toilettes d'habitude, plus encore.

Sans doute, il y eut des saintes, des femmes qui ont tout souffert plutôt que de faillir, tout enduré plutôt que de déchoir. Il s'en est rencontré qui l'ont fait par conviction religieuse, par vertu conjugale, par orgueil de race, par propreté simplement, mais Joséphine n'est point une sainte, elle est une pauvre petite créole qui a pour mission, pour but, pour rêve, de plaire, qui voudrait bien s'amuser un peu, trouver enfin la vie de distraction et de fantaisie pour laquelle elle est faite.

De la passion chez elle, peu ou point, au moins de la passion qui dure, qui, transformant l'être, l'absorbe dans une pensée unique, un unique rêve, un unique amour. Elle s'aime trop elle-même pour aimer à la passion qui que ce soit ; elle subordonne à elle, aux intérêts qu'elle combine et qui sont uniquement les siens, aux fantaisies même qu'elle éprouve et qu'elle veut satisfaire, les êtres qu'elle dit aimer le mieux. Raison de plus sans doute pour que, en paroles et même en gestes, elle joue la passion. Elle y excelle, comme aux larmes qu'elle verse à volonté, et nulle, comme elle, ne sait prendre l'apparence de la sincérité ; nulle, à l'égal d'elle, ne parvient à porter chez les autres la conviction qu'elle les aime en se réservant davantage et en rapportant en réalité tout à soi. Même lorsqu'elle abandonne son corps et semble se livrer toute, elle garde l'entière notion de ce qu'il lui faut dire ou faire pour garder son rôle et conserver son prestige. Cela n'a au surplus rien que d'ordinaire ; l'homme seul est assez sot pour s'épancher, se raconter, dire ses propres secrets ; la femme ne dit que ceux des autres.

D'intelligence, celle-là : une part ainsi de tact, cette vertu sociale qui supplée à toutes les autres et qui, accompagnée du mensonge, assure constamment et infailliblement le triomphe de la femme. Menteuse, Joséphine l'est par principes : Beauharnais, dès la première année, en tire contre elle un grief ; Bonaparte dira qu'elle a la négative, donc, déjà bien armée ; mais, pour le tact, l'intelligence n'est point si déliée, les nerfs ne sont point si sensibles, qu'il ne se trouve parfois en défaut.

Elle a, au suprême degré, cette sorte de tact qu'on dirait mondain ou social : elle dit ce qu'il faut dire, elle adresse à chacun la parole qui convient, elle prend la place où on la mettrait, elle s'habille de la robe qui sied ; à cela, elle excelle et c'est, ici, don de nature ; nul n'a pu lui enseigner ce qui ne s'apprend pas. Où qu'elle aille, où qu'elle monte, elle sera bien et on la trouvera telle. Durant dix-huit années ; constamment observée, elle ne fera point une faute de politesse ou d'éducation, pas un manque d'à-propos qu'on relève, et les critiques les plus attentifs sont unanimes à le reconnaître.

Mais, où elle se trouve en défaut, c'est lorsque ce tact qui la guide doit être subordonné à la compréhension vive et rapide des êtres, à l'intelligence immédiate des situations. Elle saisit les mondaines, les sociales, les banales, ce qui est d'extérieur, où il lui suffit de la grâce du charme, de la mémoire ; mais elle ne va pas au profond : il lui manque pour elle-même l'esprit de conduite ; il lui manque, en ce qui touche les autres, cette notion brusque, immédiate, révélatrice, prise au premier choc et qui est sans doute la part la plus exquise et la plus rare du tact intime. Elle ne reçoit pas cette sorte de coup qui, à jamais, met l'esprit et le cœur en ouverture ou en défiance, cette plaisance ou déplaisance instinctive contre qui l'on a toujours tort de se défendre, car elle ne trompe point. S'aimant elle-même comme elle fait, elle ne sent point qui doit la servir ou la desservir. Quand elle se met en lutte, c'est qu'elle a un motif, alors que l'impression devrait suffire. Puis, bien qu'elle soit rusée, tenace et secrète, et qu'elle soit capable de se montrer telle, ce n'est qu'après un temps où, faute d'esprit de conduite, elle a laissé prendre des armes contre elle, qu'elle reconnaît la ligne à suivre. Ainsi, cette chance inattendue pour elle, cette rencontre de Bonaparte qui réalisera pour elle tout ce qu'elle a jamais pu rêver, elle n'en sentira point tout de suite l'intérêt. Avant de comprendre quelle est sa fortune, il lui faudra des mois, des années, cinq ans entiers ! Pour s'éviter une : corvée, elle risquera beaucoup ; pour satisfaire un caprice, elle compromettra tout. Même après qu'elle aura compris ce que Bonaparte lui apporte, comprendra-t-elle jamais ce qu'il est ? Non, cela passe son intelligence. Elle tiendra à sa position, elle s'y attachera, elle s'y cramponnera ; mais à la position bien autrement qu'a l'homme.

De fait, elle a cherché, au moins depuis son retour d'Amérique, une position ; elle n'a rien ménagé pour la trouver ; Bonaparte la lui donne ; mais, est-on bien convaincu, jusqu'en 1800, que Joséphine n'a point envié Mme Tallien d'avoir mis la main sur Ouvrard ? Aux idées de patrie, de gloire, de grandeur nationale, elle est fermée : elle voit elle-même, elle voit ses amusements, ses fantaisies, sa toilette, ses bijoux, ses bibelots ; c'est là le principal, l'unique but, et un financier paraît plus sûr, plus inépuisable qu'un général. Beauharnais lui aussi commandait une armée... Entre les deux, Beauharnais et Bonaparte, faisait-elle la différence et n'est-il pas naturel alors qu'elle ait ces craintes et qu'elle prenne ces précautions ?

Qu'on se reporte à ces temps ; qu'on y vive en esprit : roi, cour, nobles, juges, armée, tout un organisme social bouleversé, supprimé, anéanti ; un autre qui s'y substitue, qui dure six mois ; un autre, deux ans ; un autre, quatre ans. A chaque fois, ce qu'on nomme la gloire, ce qu'on appelle les services, ce qu'on croit la popularité, paragraphes pour l'acte d'accusation. Exil, guillotine, déportation, fusillades, on change de supplice, mais toujours la misère ou la mort. L'argent reste. Joséphine a trop souffert de la misère et elle a de trop près vu la mort. Elle veut vivre et jouir de la vie, et si son idéal n'est pas bien élevé, s'il est dépourvu de ce qui, en d'autres temps, paraitrait le principal, à qui donc la faute, sinon à ceux qui, détruisant à dessein ce qui fait le généreux et le noble de la vie, ce qui la rend socialement utile et agréable, ont dépouillé l'instinct de vivre et de jouir de tout ce qui en voile aux yeux la laideur et la bassesse ? Pour qui n'est ni une héroïne, ni une sainte, l'argent seul demeure et Joséphine n'est ni l'une ni l'autre : elle est seulement une femme.

Et, de cette femme, faut-il voiler les qualités et ne les voit-on pas développées dès ce temps telles qu'elle les montrera plus tard ? Obligeante, serviable, gracieuse, elle sollicite pour les autres, elle s'entremet, elle se donne des peines, elle risque sa tête — inconsciemment, cela est vrai, mais pas moins ! Elle porte, en sa nature morale, la souplesse séduisante qu'elle a dans son corps. Elle n'a point de haines ; il semble même qu'elle n'ait point d'envie. Elle rend le bien quand elle le peut, pour le mal qu'on lui a certes fait. Elle sait pardonner, et quelle faculté de pardon ne lui faut-il pas, puisque, aux Carmes, elle se réconcilie avec Alexandre et que, avant, elle a cherché à le servir ! Qui donc, de ces hommes qui l'ont fait jeter en prison, qui, de ceux qui l'ont dénoncée, qui, des Comités révolutionnaires, qui, du Comité de Sûreté générale a été persécuté par elle, lorsqu'elle fut puissante ? Amar, Louis (du Bas-Rhin), Dubarrau, Lavicomterie, Jagot, Elie Lacoste, qui ont signé son ordre d'arrestation, leur en a-t-elle demandé compte ? Quel compte à Vadier, si vainement imploré, Vadier qui a mis son nom sur la liste des morts ? A-t-elle à David, lorsqu'il la peignit Impératrice recevant du Héros moderne l'imposition de la couronne sacrée, rappelé d'un mot que son nom à lui était au pied de l'ordre de mort d'Alexandre ? Et à Tallien, à Réal, à quiconque fut bon pour elle aux jours où elle avait besoin d'appui, comme elle paye sa dette ! Elle est donc reconnaissante, et ce n'est une vertu ni médiocre, ni banale ; elle est reconnaissante, lorsque le souvenir seul des bienfaits reçus pourrait sembler une humiliation dans la position où elle s'élève, serait tenu tel par une âme vulgaire. C'est que Joséphine est née Dame, elle est une Dame, et elle restera telle : elle l'est par le tact, elle l'est par l'absence de vanité, elle l'est par la reconnaissance, elle l'est par toute sa personne et dans tous ses actes ; elle le demeure aux Carmes, elle le reste au Luxembourg et à la rue Chantereine ; elle le sera aux Tuileries et à Malmaison. Cela, qui est rare, lui est donné, et cela vaut bien mieux sans doute et doit autrement servir sa mémoire que si elle n'eût point trouvé d'amants, et que, sèche, envieuse et acariâtre, elle eût traversé la vie dans une ombrageuse et inutile chasteté — dont personne ne lui eût su gré et qui n'eût été, comme il arrive, qu'une hypocrisie ou un regret.

 

FIN DE L'OUVRAGE