JOSÉPHINE DE BEAUHARNAIS - 1763-1796

 

X. — FONTAINEBLEAU. - LA MARTINIQUE.

 

 

En sortant de Panthemont, Joséphine se trouve, à vingt et un ans, libre de toute tutelle, chargée de pourvoir avec 11.000 livres de rentes à son entretien et à celui de sa fille. Encore faut-il que les deux pensions que doivent lui faire son mari et son père soient exactement payées et, pour celle de la Martinique, les envois sont-ils réguliers ?

Peut-être bien va-t-elle s'égayer d'un séjour à Croissy-sur-Seine, chez quelqu'une de ses nouvelles connaissances du couvent, avant de rejoindre à Fontainebleau, vers le milieu d'août, le marquis et Mme Renaudin. Ceux-ci ont éprouvé le besoin de se restreindre, de se dépayser et de faire peau neuve. Alexandre, vivant désormais à part, a emporté ses revenus qui faisaient la fortune commune ; les propriétés coloniales du marquis, médiocrement administrées par M. de la Pagerie, rendent peu ou point ; la pension de 12.000 livres a été réduite des deux tiers.par arrêt du Conseil d'État ; enfin Mme Renaudin, dont le mari semble être mort vers ce moment, est en procès pour sa créance sur le marquis de Saint-Léger qui constitue tout son avoir ; impossible dans ces conditions de conserver une double habitation ; on quitte donc définitivement Paris et, comme l'existence à Noisy, durant toute l'année, serait vraiment trop sévère, on vend la maison qui coûte à entretenir et exige une sorte de train. J'ai bien du chagrin, Madame, écrit à Mme Renaudin le curé de Noisy, le 15 mars 1784, des événements malheureux qui vous forcent à vendre votre maison. Je suis obligé de le trouver bon pour vos intérêts et ceux de Mme de Beauharnais, mais je le trouve très mauvais pour la paroisse et moi surtout. Des deniers provenant de Noisy, on achète à Fontainebleau, rue de France, une petite maison entre cour et jardin, maison à deux fins, car on espère, en même temps que le bon air, trouver des ressources de société et, au moment des voyages de la Cour, quelques motifs de distraction. A Paris, Joséphine garde seulement un appartement de 300 livres à l'abbaye de Panthemont, qui lui servira de pied à terre.

On a déjà des relations à F6ntainebleau, et c'est ce qui détermine à y venir plutôt qu'à Compiègne ou à Senlis où se groupent de petites compagnies analogues. La comtesse Fanny y a établi sa résidence, ainsi que ces demoiselles de Cecconi qui ont signé au contrat de Joséphine. Cela fait un point d'appui. D'ailleurs, les gens n'ont pas tant l'habitude de s'enquérir : Mme Renaudin est aimable, intelligente, avisée et elle est à présent d'âge canonique ; sa nièce est jeune et jolie, fait des frais et a trouvé des prétendants ; le marquis est décoratif et de nom connu : l'on est généralement bien disposé pour les gens déchus d'une grande position : on satisfait sa vanité en les fréquentant, son envie en les voyant tombés, son orgueil en les surpassant. Ils se plaignent et c'est, pour qui les écoute, une satisfaction de plus. Hormis M. de Montmorin, gouverneur du Château, qui est de bonne maison, frère d'ambassadeur et allié à ce qui est le mieux en Cour, la société que voit le marquis, dont Mme Renaudin se recommande dans ses lettres et qu'on retrouve plus tard dans les comptes de Joséphine, est plutôt bourgeoise ; c'est celle qui, en toute résidence royale, s'accroche aux petits emplois de conciergerie, de gruerie, de capitainerie, pour endosser à des jours un uniforme, parer son nom d'un semblant de particule, obtenir à la fin des lettres d'anoblissement ; en première ligne, M. Deschamps, secrétaire du gouverneur ; M. de Cheissac, maître des Eaux et forêts et sa femme ; M. Hue, greffier des deux sièges de la capitainerie, son fils et ses filles ; M. Jamin, concierge de l'hôtel d'Albret et sa femme — le titre de concierge ne doit pas étonner : Montmorin lui-même, entre ses titres, est concierge — ; enfin M. Cadeau d'Acy, qui habite porte à porte, dans la rue de France. Le plus brillant est fourni par le vicomte et la vicomtesse de Béthisy, celle-ci née Souchon des Réaux, celui-là colonel des grenadiers royaux de Picardie : cette relation vient de Joséphine et à travers Panthemont. A Panthemont, en effet, est abbesse, depuis le mois de février 1743, la tante du colonel, Marie-Françoise de Béthisy, qui dirige la communauté en femme singulièrement experte, et a rebâti l'église et la plupart des bâtiments ; elle s'est constituée la protectrice de la vicomtesse durant son séjour au couvent et lui continue à présent ses bons offices.

Pour tout ce monde, Joséphine ne sera point ingrate : selon une tradition contemporaine, elle sauva, en septembre 1792, la vie de Mme de Béthisy, l'abbesse ; Mlle Cecconi, qui résidait encore à Fontainebleau en 1810, y touchait depuis l'an XII une pension de 1.200 francs, et Mme de Montmorin, née Morin de Banneville, dont le fils était poussé dans les ambassades, en avait une de 3.600 francs. Avec Hue, qui, en 1787, quitta le greffe des Eaux et forêts pour devenir valet de chambre du Dauphin, d'où il passa au service de Madame Royale, puis de Louis XVIII, qu'il accompagna dans ses exils, elle entretint, au moins durant le Consulat, une correspondance qui eut pu aussi bien compromettre Hue qu'elle-même, — mais plutôt elle que lui. Quant à Deschamps, dès l'Empire, il avait été appelé près de l'Impératrice comme secrétaire des commandements, avec un traitement de 12.000 francs sur les états de sa maison et un autre, de même chiffre, sur les états de la Maison de l'Empereur, à titre de rapporteur des pétitions.

Grâce à cette société, Joséphine passe assez agréablement sa vie ; elle va quelquefois au bal, assiste à des comédies de salon et, sans craindre vent ni pluie, elle suit les chasses à cheval. A des jours, en effet, la ville s'emplit d'abois de chiens, de sonneries de cors, de piaffements de chevaux, c'est, avant que le Roi n'arrive, la vénerie royale pour les chasses d'essai ; pas besoin d'être présenté pour courir alors à la queue des chiens ; et quelquefois même, grâce aux protections, apercevoir un sanglier. Le Roi ne vient plus guère qu'en déplacement de chasse pour un jour ou deux : le voyage de 86, oit, pour donner l'exemple de la vertu — peut-être parce que le comte d'Artois a perdu deux millions — les gros joueurs ont été bannis, a été déplorable d'ennui ; tout manquait, les spectacles, le jeu, la chasse même. En 87, on recule devant la cherté du grand voyage et, désormais, Fontainebleau tombe dans un silence que trouble seulement, pour un jour ou deux, le passage subit des veneurs.

Joséphine d'ailleurs n'a point qu'à chasser ; elle a fort à faire avec le marquis, avec Mme Renaudin, souvent malades — celle-ci même fort gravement en 87 ; — avec son fils qu'elle garde près d'elle jusqu'en septembre 86 et qui, en janvier suivant, est mis par son père à la pension Verdière ; avec sa fille, ramenée de Chelles où elle a été près de deux ans en nourrice chez la mère Rousseau et qu'on inocule sur l'ordre de M. de Beauharnais, grand partisan de toutes les nouveautés et trop lié avec les La Rochefoucauld pour ne point partager leur passion pour la vaccine.

Ce n'est point qu'une détente se soit produite par ailleurs : si le vicomte qui, d'après ses anciennes lettres, n'aurait nullement à s'occuper d'Hortense est revenu sur son déni de paternité et a confessé que ses doutes étaient injurieux, s'il en profite pour prêcher, régenter, jouer au pion philanthrope et bénisseur, il ne s'en montre vis-à-vis de Joséphine que plus âpre, plus avare et plus ladre. C'est à la négresse Euphémie qu'Eugène a été confié, c'est avec elle qu'il habite au compte de son père et c'est par Euphémie que passent les réclamations que la femme adresse au mari (février 1786), et cela est lamentable : Je vous en veux, ma chère Euphémie, écrit Joséphine, de ne m'avoir pas donné de vos nouvelles et de celles de mon cher Eugène. Vous savez combien vous m'intéressez l'un et l'autre : ne soyez donc pas si paresseuse et embrassez ce cher enfant de ma part. J'ai oublié de vous remettre la note des meubles qui ont été fournis par M. Grennevike (sic) et qui sont restés en ma possession. La voici : une commode, une toilette, le fauteuil de toilette, deux petites tables rondes, un écran et une table de nuit. Je suis tourmentée par l'ébéniste. Je vous prie en conséquence de faire part de cette note à M. de Beauharnais. Vous lui direz aussi que sa fille se porte bien et qu'elle l'assure de son tendre respect. Cette petite malheureuse devient intéressante tous les jours.

Adieu, ma chère Euphémie, je vous embrasse comme je vous aime, c'est de tout mon cœur.

Je vous prie de m'envoyer par M. d'Orfeuil le petit gobelet que vous m'avez promis. Bien des choses à Mme Pimproux.

Mais cela n'est rien : les exigences de Beauharnais redoublent sur cette lettre, et c'est à un homme d'affaires qu'il confie le soin de réclamer à présent les meubles de la rue Saint-Charles et les diamants de la corbeille. Je ne peux croire, écrit Joséphine, le 6 mars, que les vues de M. de Beauharnais, en me faisant demander l'état de mes effetés ne soient que pour s'épargner des surprises. Depuis son retour de la Martinique, il a rebut, presque tous les mémoires qui lui ont été présentés, en promettant do les payer si je reconnaissais que ces dits mémoires étaient véritables. Je n'ai pas refusé de le faire puisque le marchand avait fourni sa marchandise et que l'ouvrier avait travaillé ; mais tous ces objets ne sont pas restés à ma possession ; M. de Beauharnais a tout fait vendre aussitôt son arrivée à Paris ; il doit mieux savoir que personne ce que sont devenus les meubles ; je lui ai fait envoyer par la gouvernante de son fils, il n'y a pas un mois, la note de ce que j'ai en ma possession, qui consiste en peu de chose. Quant aux bijoux et diamants, j'ai été bien surprise d'une note que m'a remise mon beau-père il y a quinze jours, qui lui a été adressée par le joaillier qui les avait fournis. C'est le compte total de tout ce qu'il a fourni à M. de Beauharnais pour son mariage, dans lequel il se trouve beaucoup d'objets pour lui qui lui ont servi à faire des présents ; il demandait que je reconnusse avoir reçu tous ces objets. Cela lui était, disait-il, nécessaire pour ses arrangements avec M. le vicomte. J'ai répondu à ce joaillier que je ferais un faux en convenant de ce qu'il désirait, mais que je lui envoyais volontiers la note de ce que j'avais reçu de M. de Beauharnais et qui était en ma possession. Cette note a consisté dans une paire de girandoles, une paire de bracelets, une montre et un cordon garni de petits diamants.

Pourquoi le vicomte n'a-t-il point réclamé les girandoles, les bracelets, la montre et le cordon ; il en avait l'emploi. Il a depuis la fin de 1784 rompu sa liaison avec Mme de Longpré, laquelle a épousé à Saint-Sulpice, le 7 février 1785, Arthur-Richard Dillon, dit le comte Dillon — le beau Dillon, maréchal de camp en 1784, qui en 1786 s'en alla gouverner Tabago, fut plus tard député de la Martinique et mourut décapité en 1794. Mais il n'a point tardé à reprendre une maîtresse. Or, soit pour suivre l'exemple paternel et constituer à cette personne une fortune particulière, soit pour subvenir à des dépenses qui excèdent ses moyens, Alexandre aliène, dans le courant de 1785, partie des biens qu'il possède en France autour de Blois. Il cherche à vendre ceux qu'il possède aux colonies. Ce n'est point qu'il ait augmenté la pension qu'il doit à sa femme, il apporte même une grande irrégularité à la payer, mais il a d'autres besoins.

Est-il possible de démêler à quel char il est à ce moment attaché ?

En juin 1786, naît aux environs de Cherbourg, une enfant qui sera connue sous le nom d'Adèle et qui se nomme en réalité Marie-Adélaïde[1]. Selon une tradition qui a toutes chances d'être exacte, elle est la fille d'une demoiselle de la Ferté, jeune et belle, de très bonne famille. Mlle de la Ferté a été amenée par Alexandre à une femme de ses amies, la comtesse Le Breton des Chapelles, qu'il a priée de bien vouloir chercher ou donner un abri à cette jeune fille. Mme des Chapelles qui, au dire de sa petite-fille, Mme de Riencourt, était la personne la plus obligeante qui se pût rencontrer et qui connaissait, semble-t il, Alexandre, de Blois, s'empressa pour lui rendre ce service. Adèle naquit et, sur les indications de la femme de chambre de Mme.des Chapelles, fut mise en nourrice chez les époux Machuré à Clamart-sous-Meudon. Le vicomte remboursait à Mme des Chapelles ce que celle-ci payait à la famille Machuré.

Mme des Chapelles et ses enfants venaient souvent voir Adèle qui ne connut jamais sa mère, mais qui, par la suite, fut conduite diverses fois chez son père ; elle se souvenait surtout d'une visite dans son appartement, rue des Petits-Augustins. On la menait aussi chez M. Bodard, ami d'Alexandre, plus tard consul en Italie ; elle y resta une fois plusieurs jours, rue de l'Odéon. C'est sans nul doute M. Bodard qui reçut les confidences et les dernières volontés d'Alexandre. Enfin elle se souvenait d'avoir été appelée à Fontainebleau où vivaient depuis plusieurs années le vieux marquis de Beauharnais et Mme Renaudin.

Si l'on est tenté de penser que le nom de la Ferté est un pseudonyme qu'Alexandre avait intelligemment tiré de sa terre de La Ferté ; si l'on n'a pu jusqu'ici identifier cette famille Le Breton des Chapelles, tous les autres détails que l'on a vérifiés se sont trouvés d'une entière exactitude : en ce qui concerne les habitations, en ce qui regarde les personnes et, en particulier, Bodard de Tercy, auteur léger et fugitif de comédies aimables, qui, grâce à Beauharnais, entra en 1791 dans l'administration, fut chef de division à la caisse de l'Extraordinaire, dont Laumond était le directeur, fut dénoncé et emprisonné pendant la Terreur, puis nommé vice-consul à Smyrne, commissaire à Naples, consul général à Gènes. Il est donc vraisemblable que ce récit dont la sincérité n'est pas douteuse est exact. La mère après son accouchement a disparu ; Alexandre marié n'a pu reconnaître l'enfant qui grandit ainsi à Clamart, peut-être, à partir de 1794, aux frais de Mm' Renaudin et qui, en 1800, apparaît dans la vie de Joséphine, laquelle prend soin d'elle de concert avec Mme Renaudin. Celle-ci, mourant, lui lègue une rente de trois cents livres. Joséphine lui donne pour tuteur son ami et confident, Calmelet, subrogé-tuteur de ses enfants ; le 8 frimaire an XIII (29 novembre 1804), elle la marie à un sieur François-Michel-Augustin Lecomte, capitaine d'infanterie, aide de camp du général Meunier, qu'elle fait, à cette occasion, nommer receveur particulier des contributions à Sarlat ; et, munie de l'autorisation spéciale de l'Empereur, elle la dote d'une ferme située à Pronettes, canton de Glabbeaux, département de la Dyle, achetée 1.195.000 francs le 19 pluviôse an VI. Le million était en assignats, mais les terres étaient biens nationaux. En outre, il y a six mille francs de trousseau et six mille francs d'apport.

C'est là, sans contredit, une étrange bonté, mais on trouverait sans peine des exemples analogues de tels pardons. Pourtant, ici, ce qui en double le mérite, c'est que, aux peines morales, se sont jointes des misères en quelque sorte physiques. Mme Renaudin, malade, s'abandonne : si Alexandre est lent à payer la pension, c'est bien pis pour le Trésor royal, et Joséphine, débutant ainsi en son rôle de solliciteuse près des puissances, doit écrire à diverses reprises au ministre pour demander le paiement des quartiers échus. Puis il s'agit de presser la rentrée des fonds de la Martinique, et ce n'est point là médiocre affaire ; il faut arracher les revenus par bribes de deux ou trois mille livres ; opposition est mise sur l'argent envoyé au marquis à cause des dettes de M. de la Pagerie, son gérant, et ce sont alors des écritures sans fin. Les excuses ne manquent pas : lettres qui ne sont pas parvenues, mauvaises récoltes, manque d'occasions sûres, puis des procédures et le reste. Lorsque, à la fin, arrivent deux ou trois mille livres, il y a beau jour qu'elles sont dues et Joséphine veut espérer que son père s'occupe sérieusement à lui faire passer bientôt des fonds plus considérables. On vit étroitement et dans les dettes, et l'on voit venir l'heure des sacrifices ruineux.

Au milieu de ces inquiétudes, Joséphine n'a-t-elle pas cherché des distractions moins innocentes que le cheval, la chasse et la comédie ? Abandonnée à vingt ans par un mari insupportable, dont les liaisons avec d'autres femmes sont publiques, les infidélités notoires et les injustices démontrées, livrée uniquement à elle-même, jeune, charmante, sensuelle, infiniment coquette, comment Joséphine ne prendrait-elle pas un amant ? Si jamais femme a été excusable, c'est elle. On dit qu'elle eut, au début de 1788, un certain M. de Cresnay, cousin de M. de la Vieuville. Y en eut-il d'autres, avant et après ? Ce chevalier de Coigny qu'elle sauva en 1800, serait-il le même que ce Cresnay ? Que faut-il penser de Scipion du Roure que, plus tard, dit-on, elle se donnait elle-même ? Mais quoi ? Où aurait-elle trouvé une règle de vie si inflexible qu'elle se privât d'être admirée et d'être aimée ? Comment se serait-elle uniquement consacrée à des devoirs que nul ne lui avait enseignés et que le milieu où elle avait vécu ne lui avait guère appris à respecter ? Ces devoirs, d'ailleurs, n'auraient-ils pas été imaginaires et le lien qui l'attachait à son mari ayant été rompu par son mari lui-même, n'était-elle pas libre de porter où il lui plaisait ses affections et ses désirs ?

Est-ce à la rupture de quelque liaison et au déchirement qui l'a suivi, est-ce à quelque imprudence dont il s'agit de dissimuler les suites, est-ce à des dettes qu'on ne saurait payer que moyennant une retraite, est-ce, aux instances de ces parents qu'il faut attribuer le brusque départ de Joséphine pour la Martinique, en juin 1288 ? Nul de ses biographes n'a tenté d'expliquer pourquoi, abandonnant son fils qui justement doit venir passer l'été près d'elle, sa tante qui relève à peine d'une grave maladie, son beau-père infirme qui a besoin d'être entouré, elle. s'évade en quelque sorte de Fontainebleau et, sans savoir s'il y a un vaisseau en partance pour les Antilles, se rend en toute hâte au Havre avec sa fille, si pressée que, sans attendre le bâtiment de l'Etat sur lequel, dit-on, elle a obtenu passage, elle profite du premier navire de commerce mettant à la voile, un petit et vilain bateau qui manque de périr corps et biens à sa sortie du port. Question d'argent ? Sans doute elle en manque ; elle est dans un besoin pressant, mais n'en coûte-t-il pas moins encore d'attendre à Fontainebleau les remises de son père que de les aller chercher à douze cents lieues ? Le voyage est cher ; il est au moins imprudent pour une femme de vingt-cinq ans qui va ainsi toute seule courir les mers ; il est dangereux pour une enfant de cinq ans comme est Hortense ; il est inopiné, car Joséphine a laissé repartir seul pour les Iles son oncle, le baron de Tascher, venu en France en mai 82 ; il n'est motivé par rien d'officiel, rien qu'on sache, ni par un événement de famille, ni pas un deuil, ni par une succession. Qu'est-ce donc ? A défaut de documents quelconques, l'on est réduit aux conjectures ; et l'obligation de ce voyage mystérieux et subit, étant données les notions qu'on a pu prendre de la psychologie de Joséphine, ne peut tenir qu'à une de ces deux causes : amour ou dettes. Peut-être, comme il arrive dans les maisons où le buffet est vide, y a-t-il eu dispute entre Mme Renaudin et ses frères Tascher, entre le marquis et sa vieille amie, entre la tante et la nièce, et pour Joséphine la place à Fontainebleau est-elle intenable ? Peut-être trouvera-t-on quelque jour une preuve de poursuites exercées contre elle et aboutissant à un décret de prise de corps ? Peut-être rencontrera-t-on quelque lettre précisant et affirmant la nécessité physique d'un départ ? Ce qui est certain, c'est qu'il y a nécessité, donc contrainte.

Sauf le coup de vent à la sortie de la rivière, la traversée est heureuse et rapide. Arrivée à la Martinique, Joséphine se rend immédiatement aux Trois-Ilets et, dans cette médiocre habitation, près de son père déjà malade — il est mort deux ans plus tard le 7 novembre 1790, — près de sa sœur dont la santé inquiète depuis longtemps et qui succombe, dit-on, à une passion malheureuse — elle est morte le 4 novembre 1791, — elle passe fort tristement près de deux années. La société est naturellement des plus restreintes : elle se borne aux voisins les plus proches, les Marlet, les Gantheaume, les d'Audiffrédi, les Girardin, les Percin[2]. La vie est monotone, étriquée et sans but ; à peine quelque baptême pour s'égayer, tel que celui de Françoise-Stéphanie Tascher, dont Joséphine fut marraine et qui se montra si ardemment reconnaissante d'avoir été faite princesse avec un million de dot ; ou celui de Mlle Le Vassor de la Touche, cousine de Mme de Longpré ; les heures sont inoccupées et longues, et les soucis, les cruels soucis d'argent sont pareils à ceux qu'on trouvait à Fontainebleau. Joseph-Gaspard Tascher de la Pagerie mourra insolvable ; à sa mort, sa veuve, à force d'implorer les créanciers, obtiendra d'eux un concordat par quoi elle promettra de répartir entre eux 30.000 livres dans le délai de trois années, puis 30.000 livres par an jusqu'à parfait paiement des dettes.

Qu'on juge dès lors ce qu'il faut penser du luxe de l'habitation et de ce que devait être l'existence avant cette dernière et suprême faillite. On a triomphé de ce que Mme Renaudin, à l'en croire, aurait, à Paris, de juin 1780 à fin 1790, touché, pour le compte de sa nièce, 17.403 livres 10 sols. Or, mettant de côté quelques remises provenant d'objets et de meubles vendus, c'est fort exactement, pour trente mois, la pension que le vicomte est tenu de faire à sa femme — et sur ces 17.000 livres, 15.000 servent à éteindre des dettes criardes. Quant aux parents Tascher, ils ne versent rien, mais ils nourrissent.

Joséphine n'avait même pas chance de s'émanciper à Fort-Royal où, entre sa tante Rosette et son oncle Tascher, elle fût retombée en tutelle, à moins qu'elle n'y eût préparé la moins raisonnable des aventures : elle reste donc là, dans la purgerie, épave échouée attendant les marées incertaines, le coup de vent qui la remportera au large, vers ce Paris adoré dont elle a goûté à peine et dont le mirage la hante.

 

 

 



[1] Dans la première esquisse de ce livre, parue dans la Revue de Paris (numéros des 15 mai et 1er juin 1895), j'avais été amené, par une étrange coïncidence de dates, par des rapprochements de faits qui me laissent encore une certaine incertitude, à indiquer, sans l'affirmer, que cette enfant pouvait être la fille non de Beauharnais, mais de Joséphine : Une communication précise, émanant de la source la plus autorisée — du petit-fils même de Marie-Adélaïde — m'a permis de me corriger sur ce point. D'autre part, la date de mariage de Mme de Longpré avec Dillon et les détails que donnent les Jerninghant letters sur le voyage de noces de Arthur Dillon en Angleterre, excluent toute possibilité que Mme de Longpré soit la mère d'Adèle. Une nouvelle communication qui, cette fois, a bien des chances pour apporter la vérité m'a été faite récemment et je la reproduis presque littéralement.

[2] La plupart de ces noms se retrouveront plus tard dans les comptes de Joséphine : elle fera, en l'an XII, une pension de1.200 francs à M. de Girardin ; elle comblera les d'Audiffrédi (qui sont une branche cadette des d'Audiffret de France), adoptera presque les enfants ; Alix d'Audiffrédi qu'elle fera élever à ses frais chez Mme Campan, et Sainte-Catherine qu'elle mettra en pension chez M. Gay-Vernon, qui, plus tard, entrera aux pages, ne voudra point abandonner l'Empereur en 1815, s'immortalisera par son dévouement.