JOSÉPHINE DE BEAUHARNAIS - 1763-1796

 

VII. — LE MARIAGE.

 

 

A peine Alexandre a-t-il atteint ses dix-sept ans, à peine a-t-il, par la protection du duc de la Rochefoucauld, colonel du régiment de la Sarre-infanterie, obtenu une sous-lieutenance, que Mine Renaudin entend le marier à son gré, à sa guise et pour sa propre utilité. On ne consulte point le jeune homme qui est tout à sa joie de sortir de pages, qui, ayant obtenu de son protecteur qu'on lui compte pour services le temps qu'il a été inscrit à la première compagnie des Mousquetaires (10 mars 1774-15 décembre 1775) n'a eu qu'à paraître comme cadet pour être sous-lieutenant à prendre rang de ses seize ans (8 décembre 1776). Alors, il a quitté la qualification de chevalier qu'on donne à tous les cadets de famille, pour le titre de vicomte — à qui l'on chercherait vainement une apparence de justification dans les titres portés et les terres possédées par les différents membres de la famille. Mais, depuis 1774, l'on est entré dans l'anarchie et, soi-disant pour plaire à la Reine, chaque gentilhomme s'affuble d'un titre ; vicomte est à la mode, il est joli et rare et sonne la vieille noblesse. Sans doute Alexandre a l'esprit philosophique et professe le mépris des titres, mais cela n'empêche point d'en prendre, et pour qui compte tenir ses garnisons en éveil par son élégance et ses fredaines, une vicomté, même imaginaire, est un trésor. Au surplus, dans la famille Beauharnais, pour ce genre de choses, on eut toujours la manche large : à ce temps d'Alexandre, ils ne sont pas moins de deux à porter le titre de chaque terre régulièrement érigée : deux marquis pour l'unique marquisat de la Ferté-Beauharnais dans la branche aînée ; deux comtes, dans la branche cadette, pour l'unique comté des Roches-Baritaud. Le vicomte est au moins seul de son espèce et s'il n'y a point de vicomté, qu'importe ? Aussi bien peut-être en est-il une, en Canada, aux environs de la baronnie de Beauville.

Leste, pimpant, tout clair en son habit uniforme de drap blanc, à revers et parements gris argentin, le vicomte s'en vient de Noisy à Rouen où son régiment arrive justement de la garnison de Lille. Il fait ses exercices, il se perfectionne aux mathématiques et à l'équitation, il prend l'air du métier, il se donne des allures de conquête. Quant au mariage, rien certes n'est plus loin de son esprit, mais Mme Renaudin y pense pour lui.

Lorsqu'il arrive pour passer un semestre à Noisy, elle s'arrange si bien que, pour acquérir la bienveillance de celle qui tient sa bourse, être plus vite émancipé et jouir de la fortune de sa mère, Alexandre consent à tout. Aussitôt, le travail est repris sur le marquis qui, le 23 octobre 1777, écrit cette lettre à M. de la Pagerie : Mes enfants jouissent à présent de quarante mille livres de rente chacun. Vous êtes le maître de me donner Mademoiselle votre fille pour partager la fortune de mon chevalier : le respect et l'attachement qu'il a pour Mme de Renaudin lui fait désirer ardemment d'être uni à une de ses nièces. Je ne fais, je vous l'assure, qu'acquiescer à la demande qu'il m'en fait en vous demandant la seconde, dont l'âge est plus analogue au sien.

J'aurais fort désiré que votre fille aînée eût quelques années de moins, elle aurait certainement eu la préférence puisqu'on m'en fait un portrait également favorable, mais je vous avoue que mon fils, qui n'a que dix-sept ans et demi, trouve qu'une demoiselle de quinze ans est d'un âge trop rapproché du sien. Ce sont des occasions où des parents sensés sont forcés de céder aux circonstances.

Le marquis ne demande pas que M. de la Pagerie fournisse une dot, Alexandre, outre les 40.000 livres de rente qu'il a de sa mère, en a encore près de 25.000 à attendre. Ce qu'il faut, c'est que M. de la Pagerie se hâte d'amener sa fille en France, et, s'il ne peut venir lui-même, qu'il la confie à une personne sûre et l'envoie par un navire de commerce où elle aura une traversée plus commode et plus agréable.

A cette lettre du marquis — à ces lettres plutôt, car il y en a une pour M. de la Pagerie, une pour Madame, une pour l'oncle, le baron de Tascher — Mme Renaudin en joint une de sa main. Elle se chargera de sa nièce, lui tiendra lieu de mère, complétera son éducation. Qu'on la lui envoie seulement ! Le jeune homme a tout pour plaire : figure agréable, taille charmante, de l'esprit, du génie, et, ce qui est d'un prix inestimable, toutes les qualités de l'âme et du cœur sont réunies en lui : il est aimé de tout ce qui l'entoure. On ne cherche point de dot ; si M. de la Pagerie veut faire quelque chose pour le mariage, ce sera assez qu'il promette une rente dont il gardera le capital. En vérité, il peut promettre : voici bien des années que Mme Renaudin réclame une de ses nièces, bien des années que la grand'mère Mme Brown de Sanois répond : Je ne suis pas dans une situation à la faire partir, ou je regrette de n'être pas en état de vous l'envoyer, bien des années que lorsqu'on parle de voyage en France à Joseph-Gaspard, il répond pour raison de son refus qu'il faut beaucoup d'argent et que c'est ce qui lui manque ; il a cela de commun avec une foule d'honnêtes gens ; mais cette fois il va bien être obligé de se décider.

Cette lettre est en date du 23 octobre ; or, le 16, aux Trois-Ilets, la deuxième fille de M. de la Pagerie, Catherine-Désirée, celle que Mme Renaudin trouvait, avec ses treize ans, en rapport d'âge avec Alexandre, a été enlevée par une fièvre maligne. Le 9 janvier 1778, M. de la Pagerie annonce cette mort au marquis, mais le projet de mariage lui sourit trop pour qu'il pense à le rompre : à défaut de sa fille cadette, il offre la troisième, Marie-Françoise, qu'on appelle Manette dans la famille. Elle n'a que onze ans et demi, mais c'est tant mieux, car on pourra lui donner en France une belle éducation. Néanmoins, si on acceptait l'aînée, ce serait plus simple : elle a une fort belle peau et de très beaux bras, elle désire infiniment venir à Paris. Peut-être se décidera-t-il en ces conditions à amener, au mois d'avril ou de mai, ses deux filles afin que l'on choisisse entre elles. Ce lui sera d'ailleurs une occasion de consulter les médecins et de solliciter, de la Cour, les grâces qu'il doit attendre.

Ce que prétend Mme Renaudin, c'est qu'Alexandre épouse une de ses nièces ; elle ne tient pas plus à l'une qu'à l'autre, à celle de onze ans qu'à celle de quinze. Sans se perdre en regrets inutiles sur la petite morte : Arrivez avec une de vos filles, avec deux, répond-elle à son frère le mars 1778 ; tout ce que vous ferez nous sera agréable. Il nous faut une enfant à vous. Est-ce si fort le désir d'Alexandre ? Il a accepté la fiancée de treize ans et demi, parce que c'était le mariage immédiat, l'émancipation par suite et la jouissance entière de sa fortune ; mais, pour cela même, la fiancée de onze ans et demi lui paraît un peu verte et il en préférerait une plus immédiatement épousable. Ce qu'il aimerait mieux encore, ce serait n'épouser point. De Rouen, son régiment est venu à Morlaix, à cause de la guerre renouvelée avec l'Angleterre ; Alexandre l'y a rejoint, il fait du service, pense à la gloire et ne se soucie point de prendre femme.

On ne voit pas sans doute qu'il ait sollicité de faire partie des piquets embarqués, durant la guerre maritime, pour faire la garnison des vaisseaux ; il y avait des piquets commandés par des lieutenants et des capitaines, sur l'Amphyon et le Diadème qui prirent part au combat d'Ouessant ; il y en avait sur le Triton, le Caton, le Citoyen, le Conquérant qui, sous le comte de Guichen et le comte de Grasse, combattirent glorieusement les Anglais sur toutes les mers. Six cent trente hommes du régiment étaient détachés au service de la marine, mais, soit malchance, soit répugnance aux coups, Alexandre n'y fut jamais employé.

 

Les lettres courent durant ce temps : en voici une que M. de la Pagerie écrit le 24 juin en réponse à celle du 11 mars : il a bien préparé sa fille Manette à venir en France ; mais il n'a passé que très peu de temps au Trois-Ilets, d'où il a été obligé de retourner à Sainte-Lucie ; lorsqu'il en est revenu, il a trouvé sa fille si bien sermonnée par sa mère qu'elle ne veut plus entendre à un départ ; d'ailleurs, elle sort à peine de trois mois de fièvres, et, d'accord avec mère et grand'mère, elle se refuse à les quitter. Si j'avais eu des moyens honnêtes pour le présent, ajoute M. de la Pagerie, je partais et j'amenais l'aînée qui brûle de voir sa chère tante... Deux motifs m'ont arrêté pourtant : point assez de moyens pour le présent et quinze ans qu'elle a aujourd'hui.

Cette confession faite à sa sœur, il écrit à M. de Beauharnais pour la lui renouveler : mais c'est avec l'offre pressante de son aînée qui a le plus vif désir d'aller en France, qui mérite la préférence par ses sentiments, un excellent caractère et une figure assez agréable ; seulement elle est très avancée pour son âge.

Avant que ces lettres des 24 et 25 juin aient pu parvenir à destination, le 28 juillet, M. de Beauharnais a écrit à M. de la Pagerie pour le presser de venir, car, dit-il, je pourrais mourir, et alors, les tuteurs de mon fils, mineur de quatre ans[1] qui soupire après cette alliance, voudraient peut-être s'y opposer et lui en proposer une autre. Il ne tient pas plus à une fille qu'a l'autre : Celle que vous jugerez le mieux convenir à mon fils sera celle que nous désirons. Et, pour plus de sûreté, afin de gagner du temps, sans même consulter son fils, le marquis envoie à M. de la Pagerie un pouvoir pour faire publier à la Martinique les bans du mariage : et, dans ce pouvoir, les noms et prénoms de la future épouse sont en blanc !

Les lettres de M. de la Pagerie des 24 et 25 juin arrivent en France tout au commencement de septembre. M. de Beauharnais les communique à Alexandre qui est toujours à son régiment, au Conquet, près de Brest, et Alexandre, bien qu'il n'y porte aucun enthousiasme, accepte de bonne grâce la substitution. Toutefois, il introduit une réserve : Sûrement, écrit-il, votre intention n'est point de me faire épouser cette demoiselle si elle et moi avions réciproquement de la répugnance l'un pour l'autre.

Armé de ce quasi-consentement, M. de Beauharnais répond le 9 septembre à la lettre du 25 juin.. Plus d'incertitude, plus de difficulté : C'est une de vos demoiselles que nous désirons. Là-dessus, Mme Renaudin insiste et sur la nécessité de ne point perdre de temps. Hélas ! que ne puis-je voler et vous aller chercher ! Venez, venez, c'est votre chère sœur qui vous en conjure !

Mais on est en pleine guerre : les Anglais menacent les Antilles ; les créoles se présentent en foule pour servir ; le marquis de Boitillé, gouverneur des Iles du Vent, rassemble tous ses moyens pour reporter enfin aux colonies anglaises les coups que les nôtres ont trop souvent reçus ; ces moyens sont des plus médiocres : à Sainte-Lucie, il n'y a qu'une garnison de cent soldats qui, avec quatre-vingts hommes de couleur soldés, cinq cents miliciens et une vingtaine de canonniers occupent le Morne-Fortuné, point central de la défense. Ce n'est guère le moment de s'en aller en France pour un homme qui s'est fait nommer capitaine des dragons de la milice et qui compte sur ce grade pour réclamer les grâces de la Cour. Si les Anglais prennent Sainte-Lucie — et c'est ce qui arrive le 28 décembre — qui s'occupera des intérêts de M. de la Pagerie, qui traitera avec les Anglais pour conserver l'habitation ? Enfin, est-il prudent de se risquer sur mer avec une jeune fille, alors que, aux incertitudes de la traversée, vient s'ajouter le danger d'un combat possible et la crainte d'être pris par les Anglais ? Ce seraient des raisons décisives pour tout autre que pour Mme Renaudin ; mais, à elle, il faut sa nièce, il la faut à tout prix ; bien plus que les Anglais, elle redoute les menées de la parenté Beauharnais contre ses projets ; d'autres partis considérables qui sont proposés à la famille ; l'ardeur du jeune homme qui peut se refroidir à force d'attendre. Il n'y a qu'une solution, c'est que, à tout risque, la nièce arrive.

Cette lettre est du 24 novembre 1778, et en août suivant, M. de la Pagerie n'est pas encore en France. Or, il se peut qu'on prépare à Brest une expédition et qu'Alexandre, promu capitaine, toujours dans le régiment de la Sarre, le 3 juin 1779, se trouve, sous peine d'être déshonoré, obligé d'en faire partie. Le vicomte veut bien se battre, mais à bonne distance de France ; c'est sur les côtes d'Angleterre qu'il voudrait se frayer un chemin vers la gloire, trop heureux, s'il pouvait un jour dater une lettre à Mme Renaudin de Portsmouth ou de Plymouth. Quant à aller aux colonies, le seul endroit où l'on se batte, qu'on ne compte pas sur lui. Son zèle, quoique bien grand, ne s'étend pas si loin. Même, comme il attend toujours sa fiancée et qu'il serait malséant de ne point se trouver au rendez-vous qu'il lui a donné, il tombe fort opportunément malade et vient se faire soigner à Noisy. Il y est encore le 20 octobre quand Mme Renaudin y reçoit une lettre où M. de la Pagerie annonce qu'il a profité d'un convoi escorté par la frégate la Pomone, qu'il s'est embarqué, avec sa fille, sa sœur Rosette et la mulâtresse Euphémie, sur la flûte du Roi, l'Île de France, qu'il a passé par Saint-Domingue et qu'il est en France, à Brest, fort malade, fort éprouvé par une longue et terrible traversée où dix fois il a cru périr. On craint pour sa vie, et sa fille s'empresse à le soigner. Aussitôt, Mme Renaudin et Alexandre partent pour le joindre.

C'est ici la première entrevue entre Joséphine et son futur mari, et celui-ci ne paraît point enthousiasmé. Dans les lettres qu'il écrit à son père, il se donne à tâche de faire valoir sa fiancée comme si ç'eût été le marquis qui dût épouser et non lui-même. Mademoiselle de la Pagerie, écrit-il, vous paraîtra peut-être moins jolie que vous ne l'attendez, mais je crois pouvoir vous assurer que l'honnêteté et la douceur de son caractère surpassent tout ce qu'on a pu vous en dire. Étrange forme d'amour chez un fiancé de dix-neuf ans : car, il n'y a pas à y revenir, Alexandre est fiancé. Porteur des pouvoirs du marquis, M. de la Pagerie a fait publier les trois bans en l'église Notre-Dame de la Martinique les 11, 18 et 25 avril, il y a tantôt huit mois, et l'on n'a plus qu'à passer à l'église.

 

La voiturée — M. de la Pagerie, ses sœurs, sa fille, sa négresse et Alexandre — se dirige lentement sur Paris par Guingamp et Rennes. On arrive à la mi-novembre : on s'installe en l'hôtel de la rue Thévenot où le marquis vient à peine de s'établir car on publie les bans du mariage en même temps à Saint-Sulpice, dont dépendait l'ancien domicile, et à Saint-Sauveur, dont dépend la rue Thévenot, et Mme Renaudin, qui est une femme de tête, s'emploie à commander le trousseau pour lequel elle paye, de son argent ou de celui de M. de Beauharnais, la belle somme de 20.672 livres ; elle n'oublie rien et se trouve partout où il faut, car il convient que la Cour accorde enfin à M. de la Pagerie les grâces qu'il a tant méritées ; et comme il est hors d'état de solliciter lui-même ou s'y prendrait mal, c'est Mme Renaudin qui le supplée ; point de ministre, ni de premier commis qu'elle ne visite, et ne les trouvant pas, elle leur écrit et leur remet les lettres, les mémoires, les apostilles dont son frère a eu soin de se munir tel au Cap Français le certificat de M. d'Argout qui y commande, attestant que dans le temps où il gouvernait les îles du Vent, il vit à Sainte-Lucie M. Tascher de la Pagerie, capitaine des dragons de la milice de cette île et qu'il fut satisfait du zèle, de l'intelligence et de l'application de M. de la Pagerie pour la tenue desdits dragons. Le tout est un peu endommagé, mais c'est une occasion d'attendrir : Mon frère étant embarqué sur la flûte du Roi, l'Île de France, vous savez dans quel état était ce vaisseau lois de son arrivée à Brest ; les papiers n'ont pas été à l'abri des voies d'eau ; vous en aurez la preuve par le paquet ci-joint que je vous envoie tel que je l'est tiré de la malle qui le renfermait. Et pour montrer qu'ils ne sont point gens du commun, elle termine en disant : Mon frère me charge de vous faire part du mariage de sa fille avec le vicomte de Beauharnais. Il sera bien flatté si vous voulez y donner votre attache.

Cette lettre est du 7 décembre ; le 10, on passe le contrat rue Thévenot. Petit comité à la lecture : les deux pères, Mme Renaudin, le frère aîné d'Alexandre qui se qualifie marquis de Beauharnais et capitaine de dragons ; son oncle, Claude, comte des Roches-Baritaud, chef d'escadre ; le fils de ce Claude, appelé Claude de même et qualifié aussi comte de Beauharnais ; enfin, un oncle à la mode de Bretagne, Michel Bégon, conseiller honoraire au Parlement de Metz, intendant de la Marine, le frère de ce premier commis qui fut au marquis un protecteur si particulièrement utile. C'est tout ; pas une femme du côté Beauharnais, ni la belle-sœur née Beauharnais, ni la tante née Mouchard, ni la cousine germaine, qui sera lime  de Barrai. Du côté maternel, personne, pas même le parrain, l'oncle Chastullé.

Pour les Tascher, Louis-Samuel Tascher, prêtre, docteur de Sorbonne, prieur de Sainte-Gauburge, aumônier de S. A. S. Monseigneur le duc de Penthièvre, de même nom certes que la future, et son cousin, mais au dix-neuvième degré. Après, simplement, deux demoiselles Ceccony, Madeleine-Louise-Marguerite et Louise-Blanche, filles majeures, qui n'ont nulle parenté que l'on sache avec les Tascher et qui sans doute sont en liaison avec la Renaudin. Nul nom qui sonne, qui montre, comme il est d'usage, des protections, des relations, des alliances dont on se fasse honneur. Le moindre bourgeois qui se marie a, au pied de son contrat, des signatures plus brillantes.

Mais, à présent, le texte vaut qu'on s'y arrête.

Alexandre, comme a dit son père, possède environ quarante mille livres de rente. Cet apport provient des successions encore indivises entre son frère et lui, de sa grand'mère et de sa mère. Nulle désignation de biens, nulle évaluation. Cela ne sort pas des usages : on est d'ordinaire assez peu précis dans ces contrats où justement la précision paraîtrait le plus nécessaire. Autant qu'on en peut juger par des documents postérieurs, la fortune consiste surtout dans les propriétés à Saint-Domingue[2], représentant en 1779 plus de 800.000 livres de capital, et il n'est pas indiscret de supposer qu'elles rapportent mieux que le vingtième denier. En France, on ne sait trop la valeur de ce que possède Alexandre : il eut, par la suite quelques terres autour de la Ferté-Aurain, mais c'étaient des biens nationaux ; il eut, en indivision avec son frère, le château et la terre même sur qui était établi le marquisat ; leur père les leur abandonna par acte du 16 août 1784, moyennant une rente viagère de 3.000 livres, et une rente perpétuelle de cinquante ; il eut encore quelques terres autour de la Ferté, mais achetées plus tard et non payées à sa mort : pour le moment, on ne lui voit que quelques morceaux de terre à Petit-Pont, aux Groix et à Vineuil et des contrats de rentes, l'un de cinquante livres perpétuel, l'autre de 613 livres 15 sols II deniers de viager ; tout cela est assez vague. Jusqu'à plus ample informé, il faut s'en tenir au chiffre brut et le prendre pour vrai.

Le marquis ne donne rien à cause du mariage.

La future apporte des effets mobiliers, d'une valeur de 15.000 livres, restés à la Martinique et provenant de cadeaux faits par différents parents, plus une dot constituée par son père de 120.000 livres argent, dont vingt mille doivent être remises pour être employées en linge, dentelles, habits et autres choses relatives au trousseau — on a vu que ç'a été Mme Renaudin qui a fourni ces 20.000 livres — et le surplus, portant intérêt au denier vingt, restera aux mains de M. de la Pagerie. C'est donc la promesse d'une rente de 5.000 livres pour le paiement de laquelle nulle garantie n'est fournie ; M. de la Pagerie s'engage de plus à conserver à sa fille sa part intégrale dans sa succession future.

Qui, en apparence, donne bien plus que M. de la Pagerie, c'est Mme Renaudin. Elle donne à sa nièce sa maison de Noisy-le-Grand, le mobilier la garnissant jusqu'à concurrence de 30.000 livres et la fameuse créance sur le marquis de Saint-Léger de 121.149 livres 6 sols 9 deniers — cette créance qui provient du partage de la succession Renaudin-Raguienne, et dont la jouissance et la perception appartiennent à M. Renaudin sa vie durant. Cela sonne sur le contrat ; mais, aussi bien sur la maison que sur les meubles et la créance, Mme Renaudin se réserve l'usufruit tant qu'elle vivra : elle stipule le droit de retour, au cas de pré décès de sa nièce et elle garde la possibilité d'aliéner ses biens, sous clause de remploi il est vrai, mais on verra ce que seront ses remplois.

Nul doute que ce ne soit là la totalité de la fortune apparente, acquise, de Mme Renaudin : en dehors de sommes d'argent comptant qu'on la voit employer et dont on ignore et l'on devine l'origine : ainsi, la somme de 33.000 livres qui lui a servi en 1776 à l'achat de sa maison de Noisy ; ainsi, la somme de 20.000 livres qu'elle a dépensée en 1779 pour le trousseau de sa nièce ; ainsi, une autre somme de 20.000 livres et une de 6.000 qu'elle prêtera à son frère le 26 avril 1781 ; ainsi, une somme de 20.000 livres avec laquelle, le 29 mai 1-82, elle fera l'achat d'une habitation dite le Trou-Pilate, située à Saint-Domingue, quartier de Nippes et du Rochelois. Faut-il tirer quelque conclusion de la répétition de ces chiffres presque identiques ? Faut-il remarquer que jamais, dans aucun des contrats passés, Mme Renaudin n'indique l'origine de l'argent qu'elle place : ce ne sont donc pas des deniers patrimoniaux ; toujours ils proviennent de la vente de ses diamants : des diamants pour plus de 100.000 livres !

En échange des biens que M. de la Pagerie et Mine Renaudin assurent ainsi à la future épouse, Alexandre lui constitue en cas de viduité, un douaire de cinq mille livres de rente avec assurance d'un logement ou de mille livres de plus par année.

Trois jours après le contrat, le 13 décembre, en plein hiver, le mariage est béni dans l'église de Noisy-le-Grand. On a certes des exemples de mariages célébrés dans leurs terres par des grands seigneurs, mais, ici, il ne s'agit point de terres ; c'est en une maison de campagne, une sorte de vide-bouteilles que se fait la noce, comme si l'on se cachait. M. de la Pagerie n'a pu venir de Paris, repris qu'il a été par sa maladie, et a dû se faire représenter par son lointain cousin, M. Tascher, prieur de Sainte-Gauburge. Peut-être Mme Renaudin habitant rue Thévenot chez M. de Beauharnais, n'a-t-elle de domicile particulier, de paroisse personnelle, de curé propre, qu'à Noisy-le-Grand : par suite ne peut-elle donner au mariage de sa nièce une garantie entière de validité qu'en le faisant célébrer en sa paroisse légale. La précaution serait bonne à prendre avec un mineur qui pourrait alléguer la contrainte, chercher des motifs d'annulation, trouver celui-ci sur lequel tant de cas de dispense ont été fondés. Mme Renaudin est une femme de tête.

Point d'affluence, mais assez de monde pour assurer la publicité : du côté Beauharnais, outre père, frère, oncle et cousin, ce Michel Bégon qu'on a déjà vu figurer au contrat, M. Nouël de Villamblin, M. Mouchard de Chaban, alors officier aux Gardes, et à qui cette présence vaudra plus tard la place de préfet et de conseiller d'État et le titre de comte ; deux camarades du vicomte, le chevalier de Toustain et le chevalier de Saint-Souplet[3], et Patricol, son ancien précepteur. Du côté de la mariée, M. de Courpon de la Vernade, un créole de la Martinique, retrouvé à Paris, M. de Villars, capitaine dans Royal-Champagne-Cavalerie et le chevalier Lejeune-Dagué, un parent de la tante de Joséphine. M. de Courpon de la Vernade et M. de Villars sont qualifiés de cousins, mais c'est une parenté bien lointaine et dont on ne trouve point de justification. Rien d'autre. Nulle femme signant au registre.

 

 

 



[1] Il entend dire : qui a encore quatre ans de minorité.

[2] Il y a trois habitations, l'une desquelles : La Ravine, dont Alexandre est propriétaire pour un tiers, est vendue vers 1793 630.000 livres au citoyen Chaurand, négociant de Bordeaux. Mais l'argent en provenant est en grande partie déposé chez un sieur Corrant, banquier, qui fait faillite en 1794.

[3] Celui-là sans doute qui par son émigration fut la cause involontaire de la mort de son père et de ses deux frères, condamnés par le Tribunal révolutionnaire le 14 ventôse an II.