JOSÉPHINE DE BEAUHARNAIS - 1763-1796

 

III. — MADAME RENAUDIN.

 

 

Gaspard-Joseph, on l'a vu, avait trois filles : par quelles intrigues, à quel titre, parvint-il à faire entrer l'aînée, Marie-Eutphémie-Désirée, dans la maison de M. de Beauharnais ? Servante relevée, demoiselle de compagnie, on ne sait. En tout cas, elle sut vite s'y faire sa place et s'y élever, puisque, l'année d'après, elle y était établie en pied, logeait au Gouvernement et jouissait, sur le gouverneur général et sur sa femme, d'un crédit qu'on disait sans limites. M. de Beauharnais pensait à lui faire faire un beau mariage et elle y pensait surtout. D'abord on visa un M. Gilbert Voisin de Véronne, commandant des troupes détachées à Saint-Pierre, riche propriétaire de la Guadeloupe ; mais il ne se laissa point prendre et il accusa tout net le marquis de Beauharnais d'avoir essayé de le déshonorer en lui faisant épouser sa maîtresse. Il fallut déchanter. Le marquis et la marquise firent alors l'effort d'attirer au Gouvernement un sieur Alexis-Michel-Auguste Renaudin dont le père, assez considéré dans la colonie pour y avoir reçu, avec le grade de major, le commandement de toutes les milices, possédait une belle habitation au quartier du Lamentin et des biens considérables à Sainte-Lucie. Alexis Renaudin était jeune, bien tourné, d'une famille militaire qui, sous Louis XIII, avait fourni un lieutenant général des Armées ; par sa mère, née Raguienne, il tenait à ce qui était le plus ancien dans l'île, un Raguienne étant, dès 1691, membre du Conseil souverain, de même que, par sa sœur, mariée à M. de Saint-Légier de la Saussaye, qui prenait du marquis, il se rattachait à ce qui était le plus qualifié : proie désirable. Quoiqu'il fût, paraît-il, de vie débordée et qu'il eût mérité, étant allé en France pour occuper, dit-on, une charge de conseiller au Parlement de Bordeaux, que son père, lequel l'accusait d'avoir voulu l'empoisonner, obtînt contre lui une lettre de cachet et le fit, quatre années durant, enfermer au château de Saumur, il fut attiré, reçu, désiré au Gouvernement. M. de Beauharnais l'employa comme une sorte d'officier d'ordonnance, lui ménageant ainsi les moyens de voir Désirée et d'en devenir amoureux. Cela fit une grosse affaire, les parents de Renaudin ne voulant point d'un tel mariage, alléguant, non pas le défaut de fortune d'Euphémie, mais l'inconduite du père et le désordre public de ses affaires et les reproches qu'on faisait publiquement clans Pile à Mlle de la Pagerie d'avoir abusé dans plusieurs circonstances de son crédit auprès de M. et Mme de Beauharnais pour obtenir d'eux des grâces qui avaient excité les plus vives plaintes.

Devant le refus de M. et Mme Renaudin, il n'y avait qu'à manœuvrer et ces manœuvres occupèrent singulièrement le Gouverneur, qui pourtant à ce moment aurait dû avoir d'autres soucis.

Les Antilles étaient un des objectifs des Anglais, et, pour les mettre en défense, que de soins il aurait dû prendre, et combien il avait peu de temps !

Or, si, à la Martinique, quelque terre avait été remuée, à la Guadeloupe et dans les autres possessions, pas un préparatif n'était fait lorsque, le 15 janvier 1759, l'amiral Moore, avec dix vaisseaux, autant de frégates, quatre galiotes à bombes et près de 8.000 hommes de débarquement, parut devant Fort-Royal. Le 16, il mit à terre une partie de ses forces ; mais, grâce à d'heureux hasards bien plus qu'aux bonnes dispositions du Gouverneur, il fut repoussé. Les colons volontaires firent brillamment le coup de fusil ; la garnison se tint bien ; l'équipage du Florissant, seul vaisseau en rade car, la veille, M. de Beauharnais avait jugé à propos de renvoyer en France l'Aigrette et la Bellone pour annoncer qu'il était attaqué — fournit des secours opportuns ; et, sans autrement insister, dans la nuit du 17 au 18, les Anglais rembarquèrent. Le 19, ils parurent devant Saint-Pierre, échangèrent quelques coups de canon avec les batteries, puis, reprenant le large, passèrent, le 21, le canal de la Dominique et, le 22, se présentèrent devant la Basse-Terre de la Guadeloupe.

Soit que leur attaque de la Martinique n'eût été qu'une diversion, soit qu'ils eussent jugé la Martinique fortement occupée et qu'ils pensassent trouver à la Guadeloupe une conquête plus facile, c'était là qu'ils portaient leur sérieux effort, là donc que le Gouverneur général devait courir.

Certes, il n'eût pu sauver la Basse-Terre : le 22, après huit heures de bombardement, les forts et les batteries avaient été réduits au silence et évacués ; le 23, le bombardement avait continué contre la ville désarmée, des ruines de laquelle les Anglais avaient pris possession sans combat. Mais, la ville conquise, restait Pile. Sans doute, Nadau du Treil qui commandait en qualité de lieutenant du Roi, n'avait guère que 4.000 hommes, dont moitié troupes de marine et milices et moitié nègres armés fournis par des propriétaires ; mais il avait pour auxiliaire le climat, qui, dès les premiers jours, jetait bas cinq cents Anglais dont Hopson, leur général, et qui continuait à ravager les effectifs. Il ne pouvait compter se sauver lui seul, mais il donnait au gouverneur général le temps de réunir ses moyens, de les porter sur l'armée anglaise affaiblie et de l'écraser. M. de Beauharnais avait mieux à faire. Un mois, deux mois se passent. Un temps il a pu alléguer qu'il manque de navires pour transporter ses troupes. Mais, à dater du 8 mars, plus de prétexte : l'escadre aux ordres de Bompard est arrivée à Fort-Royal, et c'est huit vaisseaux et trois frégates. Or, il faut encore à M. de Beauharnais six semaines pour se déterminer. Le 23 avril seulement, il fait voile avec l'escadre, qu'il a renforcée du Florissant et d'une douzaine de corsaires. Le 27, il arrive à la Guadeloupe où, sans obstacle, il débarque ses troupes mais là, il apprend de quelques colons que, la veille, 26, Nadau du Treil a capitulé avec les Anglais. Il interroge un ou deux habitants, se laisse dire qu'ils ne sont point disposés à reprendre les armes, se fait délivrer par eux une sorte d'attestation, et, sans rien tenter, sans un combat, sans une escarmouche, il rembarque son monde. Il n'attend pas l'escadre, il monte de sa personne sur un bateau corsaire, le Zomby, débarque, le 2 mai, au Prêcheur d'où, par terre, il se rend à Saint-Pierre.

En vérité, pourquoi ces retards d'abord, pourquoi ensuite cet étonnant empressement si M. de Beauharnais n'a point quelque motif d'importance ? On prétend à la Guadeloupe que, s'il a tant tardé, c'est pour un intérêt particulier et de famille, les noces d'un fils que le Gouverneur général ne voulait pas retarder : mais M. de Beauharnais n'a point de fils en âge d'être marié ; à ce bruit pourtant, il est quelque apparence, puisque ce sont les noces de Mlle Euphémie de la Pagerie qu'on a conclues. M. Renaudin père est mort quelques jours auparavant. Renaudin fils doit faire partie de l'expédition annoncée. Il est venu le 21 prendre congé de Mile de la Pagerie : grande scène : — Tantôt, elle voulait retenir son amant et l'empêcher de s'exposer aux dangers qui le menaçaient, tantôt, elle l'encourageait elle-même à aller cueillir des lauriers dont elle devait partager la gloire avec lui. Renaudin, ému, attendri, lui répond que, puisqu'elle lui en faisait une loi, il irait où son devoir l'appelait, mais il pouvait lui arriver malheur et il voulait qu'au moins elle portât son nom. Tout de suite, contrat passé : Mme Renaudin mère ne refuse point sa signature, mais elle signifie qu'elle substitue tous ses biens aux enfants à naître du mariage et, à leur défaut, aux enfants de sa fille, Mme de Saint-Légier de la Saussaye. Ensuite, toujours le 22, le mariage. Voilà pourquoi l'escadre n'a fait voile que le 23 ; voilà pourquoi la Guadeloupe a été conquise par les Anglais ; voilà pourquoi, sans s'arrêter à la reprendre, M. de Beauharnais est si pressé de revenir.

Désormais, au Gouvernement, le pouvoir de la jeune Mme Renaudin paraît plus grand encore. Par elle, sa cadette, Marie-Paule, trouve un mari en la personne de M. Lejeune-Dugué, ancien mousquetaire et chevalier de Saint-Louis, d'une famille Lejeune de Malherbe, ancienne et assez riche. Par elle, son père obtient un commandement dans les milices ; son frère, employé comme lieutenant des canonniers gardes-côtes, est pris pour aide de camp par le Gouverneur ; bref, tout irait au mieux si Renaudin se montrait d'aussi bonne composition que les Tascher ; mais il a sans doute lieu d'être moins satisfait. On affirme qu'il marque son déplaisir d'une manière frappante : mais il n'hésite point à répondre que, la protection et les grâces du Gouverneur lui coûtant son honneur, il a eu peine à en prendre son parti.

Cette vie eût pu se prolonger encore sans le scandale de la Guadeloupe : Beauharnais avait, dans son rapport, rejeté tous les torts sur Nadau du Treil et ses officiers : il reçut un ordre de les mettre en jugement. Le 15 janvier 1760, un conseil de guerre condamna Nadau du Treil et de la Potherie, lieutenants de Roi, à être cassés et dégradés à la tête des troupes et des milices sur la place de Fort-Royal, puis à être conduits en France pour y être enfermés à perpétuité. D'autres officiers furent cassés et dégradés. Mais les uns et les autres ne manquèrent pas de se défendre et d'accuser le Gouverneur général ; Bompar, mis en jugement à son retour en France, montra les ordres qu'il avait reçus : malgré les appuis qu'il avait à la Cour, Beauharnais fut destitué, remplacé par un chef d'escadre, M. Levassor de la Touche qui, originaire de la Martinique, se faisait fort de défendre la colonie. Il arriva par un navire marchand le 29 janvier 1761.

Les griefs de tous genres que les habitants avaient fait valoir contre M. de Beauharnais étaient de telle gravité que, sans les protecteurs qu'il s'était ménagés, la destitution eût été sa moindre punition ; on n'avait pas manqué de fournir des preuves du crédit qu'avait obtenu Mme Renaudin, et la conduite de l'ancien gouverneur confirma tout ce qu'on avait pu dire. Rappelé, remplacé, voyant un autre jouir de ces honneurs où il se plaisait et préposé à ce poste de danger qu'il n'avait point su garder, tombé ainsi de toute sa hauteur morale et, si l'on peut dire, de toute sa hauteur physique, M. de Beauharnais ne put se résoudre à quitter la Martinique. La grossesse de sa femme lui servit un temps de prétexte, sinon d'excuse : mais, le 28 mai, Mme de Beauharnais accoucha d'un fils qui fut ondoyé le 10 juin et reçut les noms d'Alexandre-François-Marie ; et M. de Beauharnais ne partit point. Qu'attendait-il et qui le retenait ?

Ce n'était pourtant plus Mme Renaudin : choisie par M. de Beauharnais pour assister comme marraine le jeune Alexandre en son ondoiement, Mme Renaudin s'était, le jour même où cette cérémonie avait été célébrée, le Io juin, embarquée avec son père sur le vaisseau du Roi le Vaillant, afin d'aller en France soutenir contre son mari, parti déjà depuis quelque temps, toute une série de procès criminels où M. de Beauharnais n'eût pu impunément paraître.

N'accusait-elle point Renaudin de l'avoir voulu empoisonner et n'affirmait-elle point, à preuve, avoir trouvé de l'arsenic dans la poche d'une de ses vestes de bazin. A quoi Renaudin, peu chanceux, à moins qu'il ne fia décidément empoisonneur patenté, répondait que, étant en deuil de son père, il ne portait depuis trois mois que des vestes noires. D'ailleurs, il se rebiffait, et de l'hôtel garni, à l'enseigne de Saint-Antoine où il était descendu, rue Traversière Saint-Honoré, il avait, le 4 juin, lancé contre sa temporaire épouse, une plainte reconventionnelle disant que, durant qu'il était passé en France pour des raisons qu'il expliquerait en temps et lieu, Madame, retirée chez ses parents sous le prétexte du prétendu empoisonnement, s'était transportée sur l'habitation provenant du beau-père récemment décédé, accompagnée de son père M. Tascher, et des sieurs Cardon et Mossé, avait forcé et fait forcer les portes des appartements et des armoires, enlevé et fait enlever tous les effets appartenant à la succession et même personnellement à son mari. Il ouvrait en même temps son portefeuille à un avocat qui rédigeait un mémoire en séparation de corps et de biens, S'appuyant sur les relations de Mme Renaudin avec le marquis de Beauharnais.

Il faut croire que chez celui-ci l'amour était à ce point impérieux, que l'opinion publique ne comptait point, puisque c'était cette femme, publiquement accusée d'adultère et de vol qu'il choisissait pour marraine de son fils ; il n'avait pu l'accompagner, mais il pouvait si peu se passer d'elle que, à peine avait-elle fait voile, il lui écrivait le 26 juin : Que de choses j'aurais à vous dire, Madame, s'il était question de vous faire part de toutes les inquiétudes que nous avons eues à votre sujet et pendant votre voyage. Mais vous connaissez mes sentiments pour vous ; ainsi, vous êtes bien persuadée qu'elles sont grandes et qu'elles ne seront calmées que lorsque nous serons à portée d'avoir par vous-même de vos nouvelles.

En France, que nous dirons de mal de ce pays-ci, Madame...

Ce ne fut que le 17 avril 1761 que M. et Mme de Beauharnais quittèrent à la fin la Martinique. Pour ne pas exposer le petit Alexandre aux hasards d'une traversée, peut-être pour avoir prétexte de payer une pension, on le laissa aux soins de Mme Tascher, mère de Mme Renaudin.

Cela faisait une belle bravade.

Qu'advint-il pourtant des plaintes réciproques du ménage Renaudin ? L'on est médiocrement renseigné sur les aventures de ce gentilhomme postérieurement à 1779 ; néanmoins, on peut être assuré qu'il ne donna point suite à ses projets de séparation, ou, tout le moins, que Mme Renaudin conserva entiers les avantages qu'elle avait reçus lors de son mariage : le 5 avril 1777, quand M. Renaudin vendit à son neveu M. de la Saussaye les droits qu'il possédait sur l'habitation du Lamentin, il stipula que, après sa mort, il serait payé à sa femme une somme de 175.217 livres 6 sols 9 deniers, dont 14.078 pour intérêts, 40.000 pour douaire et 121.149 livres 6 sols 9 deniers pour principal. Il se réservait sa vie durant l'intérêt de ce capital et Mule Renaudin, par un de ses frères chargé de sa procuration, accepta cet arrangement. Cette somme de 121.000 livres devait reparaître fréquemment par la suite, mais toujours à l'état d'espérances.

N'importe, il est surprenant que, à une femme qu'il accuse d'adultère et qui l'accuse d'empoisonnement, Renaudin ait fait don même d'une espérance... à moins que M. de Beauharnais qui malgré tout était à ménager n'eût découvert quelque nouveau pot aux roses.