NAPOLÉON ET SON FILS

 

IX. — NAPOLÉON II.

 

 

(Octobre 1812-Août 1814)

 

L'attentat Malet. — Ce qu'y voit Marie-Louise. — Ce qu'y voit Napoléon. — Retour de Napoléon à Paris. — Ses premières paroles au Sénat. — Projet de couronner le Roi de Rome. — Réconciliation avec le Pape. — Le Concordat de 1813. — Le Pape renie sa signature. — La conspiration des aristocrates. — Efforts de l'Empereur sur les Parisiens. — Les premières culottes du Roi de Rome. — Séjour à l'Elysée. — Efforts de Napoléon sur l'Empereur d'Autriche. — Etapes de la désillusion. — Une seule issue : que Napoléon disparaisse. — La dynastie assurée par sa mort. — Voyage de Marie-Louise à Mayence. — Lutte ouverte entre la dame d'honneur et la gouvernante. — Marie-Louise et l'amour maternel. — Mme de Montesquiou et son pupille. — Le petit Froment. — Le Roi de Rome seul à Saint-Cloud. — Vers qu'il adresse à son père le 10 août. — Leipsick. — Retour de l'Empereur. — Un parti pense à la Régence. — Education de l'enfant. — Ses uniformes. — Sa présentation à la Garde nationale. — Le Roi de Rome et les caricaturistes anglais. — Départ de l'Empereur pour la campagne de 1814. — Le Conseil de Régence. — La gravure : Je prie Dieu pour mon père et pour la France ! — Ses diverses légendes. — Nouvelles escarmouches entre la gouvernante et la dame d'honneur. — Ce qu'en dit l'Empereur. — La crise. — Les ordres de l'Empereur. — L'empereur d'Autriche et son petit-fils. — L'enfant, sa nervosité, ses colères. — La nuit du 20 au 21 mars. — Le départ pour Rambouillet. — Le voyage de Blois. — Dispositions de l'Empereur. — L'abdication. — Ce que désire Napoléon. — Ce qu'obtiennent ses envoyés. — Il pense constamment à Marie-Louise. — Libéralités à la Maison. — Marie-Louise à Blois et à Orléans. — Les deux partis en présence. — Efforts et ruses de la faction. — Le Roi de Rome à Orléans. — Dernières espérances de l'Empereur. — Au départ de Marie-Louise pour Rambouillet, il veut se tuer.

 

Le 23 octobre, dans la matinée, un billet du prince archichancelier annonce à l'Impératrice que, la nuit précédente, des brigands se sont emparés de quelques ministères, mais tout est rentré dans l'ordre, et Paris est calme. Néanmoins, sur la nouvelle, le chevalier d'honneur qui, du t'ait de sa charge, commando à Saint-Cloud, met la troupe sous les armes : c'est quarante-deux fantassins — dix-neuf au poste de la cour d'honneur, quinze à la place, sept à la Carrière — et vingt-cinq cavaliers — dix des vedettes et quinze du piquet du Roi de Rome, le piquet de l'Impératrice, seize chevaux, restant d'attente à la caserne de Sèvres ; il a encore dix-sept gendarmes d'élite et vingt-six sapeurs : au total cent dix hommes, cent vingt-six avec le piquet. Le renfort, il faut l'appeler de Courbevoie, de Rueil et de Sèvres. Beauharnais requiert pourtant les dépôts de la Garde, les écoles de Saint-Cyr et de Saint-Germain ; mais, à deux heures, l'archichancelier arrive : il confirme que tout est tranquille, que le ministre de la Police et le préfet de Police sont rendus à leurs fonctions ; seulement la blessure du général Hulin paraît très dangereuse. L'Impératrice s'empresse d'envoyer un page prendre des nouvelles d'Hulin, mais c'est tout ce qu'elle fait, et que peut elle de plus ? Le mot d'ordre est de ne pas l'effrayer, de liquider l'affaire au plus tôt, de la présenter comme une échauffourée de brigands. C'est ce que le ministre de la Police fait proclamer aux flambeaux dans toutes les places et carrefours de Paris : Le calme le plus absolu règne dans Paris ; il n'a été troublé que dans les trois hôtels où les brigands se sont portés. Dès le 29, la commission militaire, créée le 23 par un arrêté du conseil des ministres, prononce quatorze condamnations à mort, et, le même jour, à trois heures, douze des condamnés sont fusillés à la plaine de Grenelle. Marie-Louise n'a pas eu peur, elle n'a pas eu le temps. D'ailleurs, elle ne sait pas. Un lui dit ce qu'on veut perdre. On ne lui parle pas du procès, moins encore des sénatus-consultes qu'a imaginés Malet et qui la concernent : celui, entre autres, qui annule son mariage et qui déclare son fils bâtard. Elle reste dans celle admirable ignorance où l'Empereur a voulu qu'on la tînt, des choses, des événements, des hommes et de la France. Les personnes du service ordinaire et extraordinaire, qui viennent, le soir, faire leur cour, observant exactement la consigne, qui est de ne pas l'effrayer. Ce n'était qu'affaire de brigands, dit-elle à Hortense, qui est accourue. Elle n'a pas du tout peur pour son fils, et, à preuve, elle vient passer à Saint-Leu la journée du 26. Un mois après, le 21 novembre, elle écrit encore : Je ne suis pas du tout effrayée du trouble qu'ont fait quelques têtes folles, car je connais trop bien le bon caractère du peuple et son dévouement à l'Empereur pour m'être épouvantée de cela un seul instant.

L'Empereur voit plus clair. Le 7 novembre, à Michalewska, trois étapes au delà de Smolensk, il reçoit la nouvelle. Tout l'effort est donc vain où, depuis dix ans, il s'est consumé pour constituer l'autorité et la stabiliser, pour trouver une formule de succession et la faire agréer par le peuple, pour imposer à la nation l'hérédité dans sa race ; à la première épreuve, le système se fêle, et, sans la présence d'esprit et la sagacité d'un routier de révolution, d'un de ces adjudants de la Garde nationale coutumiers des Journées, par cette fêlure, tout l'Empire coule et se vide. L'Empereur disparu, l'Empire s'effondre. Il suffit de la nouvelle de sa mort colportée par un inconnu. Ainsi, ces princes, ces dignitaires, ce sénat, ces préfets, cette hiérarchie savante, cette cour dorée, tout n'est que prestige. L'Empire s'écroule au premier souffle comme, sous une brise venue du large, disparaissent les palais que la fée Morgane édifie sur les vagues. Ses agents, soit ! Ses princes, soit ! Mais sa femme et son fils ! L'Archiduchesse impériale d'Autriche, l'Impératrice-Reine, nul n'a couru se ranger près d'elle, et le Roi de Rome, l'héritier de l'Empire, l'image vivante de l'Empereur, sa chair même, qui s'est avisé de le proclamer, qui même a pensé qu'il existât ? Des sénateurs qu'il a sauvés, enrichis, litres, repus ; des courtisans qu'il a rappelés de l'exil, qu'il a rétablis dans leurs biens, qu'il a approchés de son trône, qu'il a comblés de ses grâces ; des employés à tous les degrés qu'il a mis dans des places et qui lui devaient servir à ramasser dans sa main toutes les forces vives de la capitale et de l'Empire, nul ne s'est levé pour affirmer sa foi dans la perpétuité de sa dynastie. On leur a dit : L'Empereur est mort et ils l'ont cru, et pas un n'a répondu à Malet, à Guidal, à Lahorie : Vous mentez ! l'Empereur vit ! L'Empereur ne meurt pas ! Vive l'Empereur ! Ni le peuple, ni l'armée n'ont remué. Les soldats, — quels pauvres soldats, il est vrai, gardes de ville hors d'âge, éclopés ou infirmes, dédaignés pour les bataillons de guerre, endormis depuis vingt ans dans un service de représentation ou de police ; gardes nationaux, résidu des six conscriptions de 1807 à 1812, qui se croyaient libérés de toute obligation militaire et qu'un sénatus-consulte du 13 mars 1812 a formés en cohortes qui ne devraient pas sortir du territoire de l'Empire ! — les soldats ont accepté passivement les consignes nouvelles ; le peuple eût accepté passivement le changement de régime. Ni désespoir chez les uns, ni enthousiasme chez l'autre. Malet avait tort d'y compter aussi bien que Napoléon. Le ressort est cassé ; les âmes amollies sont prêtes à tout subir. Hormis quelques braves gens, égarés dans les steppes glacés, les Parisiens accepteront pour les gouverner quiconque se présentera avec un semblant de force et une apparence dé légalité. L'Empereur étant réputé mort, il n'y a plus d'Empire. Cet immense pouvoir est viager ; il ne peut ni se diviser, ni se transmettre. Il est resté tel après Marengo, tel après le Consulat à vie, tel après le Couronnement ; l'union avec Marie-Louise n'y a rien changé, non plus que la naissance du Roi de Rome. La tradition de l'hérédité monarchique est rompue : la religion du droit divin est morte ; on ne ressuscite point des cadavres. Devant ses généraux, Napoléon parle en vain ; il plaide vainement pour l'Empire : l'Empire c'est lui ; hors de lui, il n'y a pas d'Empire ; il ne peut même y avoir d'empereur.

Pourtant, c'est à cette œuvre qu'il va épuiser ses suprêmes efforts ; ce rocher qui vient de retomber du haut de la montagne où, nouveau Sisyphe, il a cru le porter, il va l'embrasser de nouveau, et, au milieu des plus trafiques conjonctures où un homme puisse se débattre, il emploiera toutes les ressources de son esprit à le rouler, le pousser, le soutenir, l'approcher du sommet, et c'est là peut-être, dans celle étonnante histoire, l'épisode le plus dramatique, car c'est, pour l'objet qui intéresse le plus l'humanité, la lutte du génie contre l'impossible.

Revenu en trait de foudre à Paris où, le 18 décembre, il retrouve l'Impératrice et le Roi de Rome rentrés le 5 de Saint-Cloud, c'est le premier, l'unique sujet qui l'occupe : il veut tout savoir de Malet ; il veut qu'on lui dise pourquoi nul n'a pensé à son fils. Il destitue le préfet de la Seine, et qu'est-ce qu'une disgrâce ? la mort seule pourrait punir. On fusillera encore par ses ordres, le 30 janvier 1813, d'inconscients complices de Malet. La première manifestation publique qu'il fait de sa pensée, deux jours après son arrivée, y est toute consacrée. Il répond au Sénat : J'ai à cœur la gloire et la puissance de la France ; mais mes premières pensées sont pour ce qui peul perpétuer la tranquillité intérieure et mettre mes peuples à l'abri des déchirements des factions et des horreurs de l'anarchie. C'est sur ces ennemies du bonheur des peuples que j'ai fondé, avec la volonté et l'amour des Français, ce trône auquel sont attachées désormais les destinées de la Patrie... Nos pères avaient pour cri de ralliement : Le Roi est mort, Vive le Roi ! Ce peu de mots contient les principaux avantages de la monarchie. Je crois avoir bien étudié l'esprit que mes peuples ont montré dans les différents siècles. J'ai réfléchi à ce qui a été fait aux différentes époques de notre histoire ; j'y penserai encore.

Tel est le programme qu'il se propose et qu'il va suivre sous l'impulsion de deux sentiments qui se confondent en un seul : l'amour paternel et la perpétuation de l'Empire. Les moindres détails y concourent, car son esprit qui embrasse le petit comme le grand, descend souvent aux minuties et il ne connaît point de médiocres moyens dès qu'il prétend frapper l'imagination, attirer l'attention uniquement sur son fils et sur sa femme. Il ne livre de son secret que ce qu'il en a laissé échapper devant le Sénat ; sans une enquête précise on ne démêlerait pas son but ; avec cette clé, toute l'obscurité des actes s'éclaircit : nul doute ne peut subsister sur leur enchaînement, non plus que sur l'idée directrice.

Le 22 décembre, quatre jours après son arrivée, il invite Regnaud de Saint-Jean-d'Angély à rechercher tous les ouvrages, édits, imprimés, manuscrits ou chroniques traitant des formes suivies depuis Charlemagne lorsqu'il a été question du couronnement de l'héritier présomptif. Regnaud s'adjoint Barbier, le bibliothécaire de l'Empereur ; dans la semaine, leur travail est fait, approuvé, livré à l'Imprimerie impériale, qui, le 20, remet au cabinet de l'Empereur des exemplaires de la brochure : Recherches sur le couronnement des fils aînés des Rois, héritiers du trône, et sur leur prestation de serment du vivant de leur père. Le 5 janvier, le Conseil privé est appelé à délibérer de la question ; celle de la Régence y est étroitement liée, et, au sortir du Conseil, Regnaud demande à Barbier : N'y a-t-il pas une histoire des Reines régentes de France ? Avez-vous quelque chose sur les régences des Reines ? En réponse, Barbier remet un mémoire qui, aussitôt porté à l'Imprimerie impériale, est livré le 10 au cabinet sous le titre : Indication des reines mères ou épouses des Rois de France et autres princesses nommées régentes, avec des extraits de pièces à l'appui des faits. Ce même jour, 10, nouveau Conseil privé. Le 12, le mémoire sur les Régentes commence à paraître simultanément dans le Moniteur et dans le Journal de l'Empire ; de copieux extraits en sont insérés dans la Gazette de France et le Journal de Paris. Le 18, c'est le tour des : Recherches sur le Couronnement. Ainsi l'opinion est avertie et le ballon est lancé.

Le couronnement du Roi de Rome sera l'affirmation devant la nation de la perpétuation de la dynastie ; ainsi, l'héritier se trouvera, du vivant de son auteur, appelé à la succession, installé dans son hoirie ; la transmission, en quelque temps qu'elle doive s'effectuer, sera virtuellement accomplie ; le Roi de Rome, de même que jadis le roi des Romains, sera associé à l'Empire et il recevra son vocable dynastique ; survenant la mort de Napoléon Ier, ce ne sera donc plus un prince appelé au trône qu'on tentera de priver de ses droits héréditaires, ce sera l'empereur Napoléon II, sacré et couronné, qu'on essaiera de renverser.

Mais par quelle consécration imprimer à cet enfant d'une façon essentielle, le caractère souverain ? Quelle puissance appeler qui soit supérieure à celle de son père ? Il n'en est point sur terre et l'on doit bien se résoudre à aller chercher Dieu. Mais quel intermédiaire ? — Vu seul, le Pape.

Si Napoléon ne croit pas entièrement que le Souverain Pontife, interprète de la divinité, procure, par les cérémonies du sacre, l'institution divine à ceux qu'il couronne, au moins est-il convaincu que, dans ses États, où la religion dominante est la catholique, le vicaire de Jésus-Christ peut seul imprimer un caractère durable à la souveraineté, assurer un prestige ineffaçable à l'empereur futur. D'ailleurs, le Pape ne saurait être remplacé pour une telle cérémonie. La tradition monarchique a été brisée, puisque le Concordai n'a rétabli à Reims ni un archevêque, ni même un évêque. L'archevêque de Paris, qui est le premier de l'Empire, n'a pas reçu l'institution canonique ; le grand aumônier est un serviteur de la Maison. Il faut le Pape ou personne.

Seulement, on est loin de 1804 et des effusions de Fontainebleau. La querelle, instituée dès la fin de 1805, tournée tout de suite à l'aigu, aggravée par les excès de zèle des subalternes, chauffée par les passions antifrançaises du Sacré collège, a abouti, en 1800, à l'enlèvement de Pie VII, à son internement à Savone, à sa déportation à Fontainebleau ; elle aurait eu pour conséquence un schisme, si l'Empereur avait rencontré dans le Concile national de 1811 l'appui qu'il en attendait. Et c'est à ce pape, qu'il tient depuis quatre, ans sous une surveillance qu'on peut bien appeler une captivité, qu'il doit demander de couronner son fils.

Dès le 20 décembre, il lui a écrit une lettre qui est une avance positive. Une sorte de négociation s'est engagée, mais Pie VII oppose qu'il est prisonnier, qu'il ne peut traiter sans son conseil ; on traîne, on n'aboutit à rien, et si Napoléon a besoin de ce coup diktat pour assurer sa dynastie, il n'en n'a pas moins besoin pour arrêter les intrigues des royalistes qui ont pris la direction de l'opposition et de la résistance des catholiques et pour apaiser en Italie, surtout dans les nouveaux départements romains, une agitation dont les agents de Mural sont prêts a profiler. S'il avait besoin d'être confirmé dans cette idée, ne vient-il pas de recevoir de Rome un rapport en date du 5 janvier, où il a pu lire : Le peuple ici ne demande qu'a être forcé à la soumission. Il sera à genoux demain devant la bulle du Pape qui sera le signe de la conciliation de l'Empire et du Saint-Siège... Le couronnement du Roi de Rome, la proclamation de son hérédité à l'Empire seront encore de grands moyens à opposer à la résistance de ce peuple indécis et froidement rebelle.

Le 19 janvier, sous prétexte de chasse à Grosbois, Napoléon arrive à Fontainebleau : il y vient avec l'Impératrice, car la présence de l'archiduchesse d'Autriche peut cire utile ; il y vient avec toute sa cour, car quelle meilleure preuve que le Pape n'est point son prisonnier, mais son hôte, que de prendre son gîte dans le même palais et de s'y entourer de toutes les pompes de la souveraineté ? Il apparaît sans s'annoncer ; on aura froid, on sera mal installé, tant pis : c'est ici un coup de surprise et le moindre avertissement ferait tout manquer.

Ce sont des effusions a la première rencontre : l'Empereur se rend aimable, il se rend facile, il cède tout ou presque ; il abandonne les prétentions qu'il croit avoir le mieux établies, qu'il a le plus fortement soutenues, qu'il a proclamées les bases mêmes de son pouvoir impérial ; cela, non pas sur le spirituel seulement, mais sur le temporel, sur le patrimoine de saint Pierre, sur la souveraineté du pape, sur la possession de Rome ! Le 23, il signe avec Pie VII, tête à tête, le nouveau Concordat. Le 27, convaincu qu'il a conquis le Pape, certain que Pie VII couronnera le Roi de Rome et l'Impératrice-Régente, il rentre à Paris. Le 1er février, il communique au Conseil privé le projet du sénatus-consulte sur la Régence, dont les clauses relatives au couronnement sont des articles essentiels. Le 2, il envoie au Sénat ce projet, qui est adopté le 5. Le couronnement est annoncé pour le 7 mars ; il aura lieu à Notre-Dame. — Sera-ce le 7 ou le 20 ? Pour le 7, le délai est un peu court, le 20 serait un jour dynastique, l'anniversaire de la naissance du Roi de Rome. D'ailleurs il faut attendre les nouvelles de Fontainebleau. Les cardinaux italiens s'y empressent, les Français, qui tiennent pour le traité, qui l'ont préparé, qui en ont fixé les termes, se sentent suspects et soupçonnés ; le Pape se réserve. Le 11 février, à l'ouverture du Corps législatif, l'Empereur n'ose rien annoncer. Les jours qu'il avait marqués, le 7 mars, puis le 15, puis le 20, passent sans qu'il soit fixé. Le 23, en recevant la députation du Corps législatif, il dit que, aussitôt que les soins de la guerre lui laisseront un moment de loisir, il rappellera les députés, ainsi que les notables de son empire, pour assister au couronnement de l'Impératrice et du Prince Impérial, Roi de Rome, et bien fait-il de s'échapper ainsi, car, le lendemain 21, le Pape se rétracte, et, par une lettre dont on essaie vainement d'étouffer le scandale, il annonce qu'il retire sa signature de l'acte concordataire du 25 janvier.

Ainsi, tout cet effort a été vain ; la meilleure arme que Napoléon ait cru forger pour défendre son fils est brisée dans sa main par un vieillard débile : le Pape se refuse au marché, si haut que le prix en ait été élevé. En échange de tous ses États, de tous ses domaines restitués, de toutes les prétentions ultramontaines admises, même dus articles organiques abolis, consentirait-il à consolider dans la descendance du Corso la dignité impériale ? Les cardinaux acquiesceraient-ils ? La pourpre cardinalice ne s'applique qu'à des épaules d'aristocrates. L'oligarchie d'Eglise n'est qu'un produit et un reflet de l'oligarchie d'Etat. Celle-ci, de la loge magistrale de Londres, envoie ses instructions à Fontainebleau, aussi facilement qu'à Rome, à Vienne et à Pétersbourg. Trop bien née pour hésiter aux moyens ou concevoir des scrupules, elle a, pour assassiner les tsars et prostituer les archiduchesses, ses formules, ses procédés, et même ses excuses. Elle a couvert l'Europe d'un réseau de fils impalpables et invisibles ; elle a empli de ses agents les palais impériaux ; elle les a glissés dans les Conseils de l'Empereur ; elle occupe par eux plus de la moitié des préfectures ; elle commande et on lui obéit. Les cardinaux, disperses dans les petites villes de la Champagne, réunis à Fontainebleau ou revenus à Rome, mèneront contre le fils de la Révolution la même guerre sans merci. Par eux et avec eux, Dieu se dérobe.

Restent les hommes : d'abord il y a les Français, plutôt les Parisiens ; car, lorsque Paris marche, la France suit. Cet enfant que Napoléon, parce qu'il en est le père, trouve le plus beau des enfants des hommes, ne sera-ce pas assez qu'on le montre aux Parisiens pour qu'ils s'éprennent d'un amour qui ira jusqu'au sacrifice ? Durant que, par la même tactique, Napoléon sort l'Impératrice du harem, la promène dans l'es manufactures, les maisons d'orphelines, les hôtels d'invalides, il change les habituelles promenades du Roi de Rome sur la terrasse du Nord de l'Eau jusqu'au kiosque élevé en 1812 sur le terre-plein ; il lui donne pour buts les boulevards, les rues passantes, tous les endroits où les Parisiens s'assemblent. Le 1er mars, les boucliers de Paris amènent le bœuf gras dans la cour des Tuileries ; on met le Roi à la fenêtre pour voir et pour être vu et, en son nom, on donne 500 francs à l'Amour. Le 5, à une parade de la Garde au Carrousel, le Roi est à une fenêtre de son appartement ; l'Empereur qui fait défiler devant lui, homme par homme, les Lanciers, les Chasseurs, les Dragons et les Grenadiers, le prend dans ses bras et le promène avec lui au milieu des acclamations des soldats et des spectateurs : l'enfant n'a pas peur et l'Empereur joyeux dit : Il semble savoir que tous ces braves sont de ma connaissance. Cela se répète et tait bien. Comme s'il prétendait presser les jours et vieillir à son gré l'enfant dont les deux ans s'opposent constamment à ses projets, il suit avec une attention inquiète les progrès de son esprit et de son corps. Il lui fait, comme à un grand garçon, goûter les plats qu'il mange et le vin qu'il boit ; il le taquine et joue avec lui en compagnon ; il lui fait montrer les Figures de la Bible par Royaumont qui ont instruit et amusé sa propre enfance ; même il veut qu'on lui raconte les Anecdotes chrétiennes choisies par l'auteur de l'Ami des enfants, et les Anecdotes militaires de tous peuples de J.-Fr. de la Croix. Pour jouets — n'est-ce pas un symbole ? — il lui donne des drapeaux tricolores et des chevaux de carton à chabraque de velours frangé d'or, comme s'il le voyait déjà, au Front des troupes, caracolant en brandissant l'étendard. Sur les robes de fille, que l'enfant porte encore, il applique, réduits à sa taille, les insignes de ses ordres : Légion, Couronne et Réunion, isolés en petites croix brimballantes ou réunies à un clavier de vermeil : le 10 mars, — et c'est le cadeau qu'il Fait à ses deux ans, — il commande, pour mettre à son chapeau, une ganse de vingt et un brillants qui coûte 98.255 Fr. 75 ; il a lutte d'en Faire un homme, mais le petit se contente d'être un joyeux gaillard, très impatient, et avec cela si vivant qu'on a toute la peine possible à le suivre continuellement ; il n'a jamais été un instant sérieusement, malade depuis sa naissance et il a toutes ses dents depuis le mois de décembre ; mais, bien qu'il soit intelligent et hardi, sa langue ne veut pas se délier, et, s'il ne disait papa, sa mère craindrait qu'il ne fût muet. Ce ne sera un garçon, un homme que le 11 avril, où Frederick frères et Eberling, tailleurs de Leurs Majestés l'Impératrice-Heine, le Roi de Rome et des Enfants de France, lui fourniront ses premières culottes : une veste et deux pantalons de casimir bleu, avec, les caleçons et les gilets de mousseline et toile de coton.

Quelque désir qu'ait eu l'Empereur de rendre populaires sa femme et son fils, à peine les arbres bourgeonnent qu'il n'a pu tenir dans sa prison des Tuileries. Il s'en est évadé le 7 mars pour aller coucher à Trianon où le petit Roi s'est installé le 6 : les gardes ont été doublées : on a mis un poste au Petit Trianon, un autre, avec le piquet, à la ferme. Le 23 on est rentré aux Tuileries : donc, nulle commémoration publique du jour anniversaire du Roi : dans un seul journal, le Journal de Paris, un grand article, encore est-ce de la Régence qu'on a parlé. Aux Tuileries, l'empereur s'est déplu davantage encore ; après cinq jours, le 20, il est venu à l'Elysée où tous les intérieurs ont été remis à neuf et où, en particulier, l'appartement du Roi, au second étage, a été aménagé avec des soins recherchés. Ainsi, dans le salon, dont les rideaux sont de taffetas bleu avec, un encadrement de galons de soie chamois, et dont le meuble d'acajou est garni de gourgouran rayé bleu sur bleu, le pourtour a été garni, a hauteur du lambris, de coussins en toile et laine, piqués et recouverts en quinze-seize bleu ciel, qu'attachent des anneaux de cuivre à des boulons posés dans la cimaise ; devant chaque cheminée, garde-feu ajusté de deux pieds de haut ; dans la chambre à coucher, dont la tenture est de soie verte et les meubles en acajou garnis de cannetille vert, semblables coussins au pourtour. Le lit en fer, à forme de berceau, avec couronnement à palmes surmonté de plumes blanches, est garni de levantine- verte que bordent des galons d'or fin, et il est muni de filets sur les cotés, pour recevoir l'enfant s'il tombait la nuit. D'ailleurs deux femmes le veillent et couchent dans la chambre sur des lits en fer poli à mécanique.

Cinq années plus tard, lorsque, dans ce même appartement, la duchesse de Gontaut prendra l'éducation des enfants du duc de Berry, elle admirera les mille détails jusqu'où Mme de Montesquiou a poussé son attention ; une fois de plus, ce qu'a ordonné l'Empereur fera la joie des Bourbons revenus, et ce qu'on a préparé pour le Moi de Rome, servira pour son cousin, le duc de Bordeaux.

Ce séjour à l'Élysée est encore singulièrement bref. Il semble n'avoir été décidé qu'en vue d'y faire, avec moins d'apparat, la proclamation de la Régence. Réduite à être purement civile, dépourvue des pompes de l'Église, de l'affluence des députés de l'Empire et de l'enthousiasme des peuples, la cérémonie gagne à être privée : aussi bien vise-t-elle moins l'intérieur que l'extérieur, l'opinion du dedans que celle du dehors, la France que l'Autriche : car. à présent, l'Autriche est le pivot sur qui tourne la politique impériale : tout, pour l'Empereur et plus encore pour le Roi de Rome, dépend du parti qu'elle va prendre.

Napoléon n'a-t-il pas le droit de compter sur l'empereur François, le grand-père, le parrain de son fils ? N'est-ce rien cela ? Il le lui a dit, le lui a répété, le lui a fait dire par sa femme, la régente de l'Empire. François est un brave homme, un bon père de famille, qui chérit les siens et surtout sa fille. Qu'il n'aime pas Napoléon, qu'il ne se compromette pas pour le soutenir, soit ! mais qu'il accepte de gaieté de cœur la chute de sa fille et de son petit-fils, voilà ce que Napoléon refuse de croire et, tel qu'il est, il ne peut pas le croire. Cet enfant, dont Marie-Louise, dans chacune de ses lettres, entretient longuement son père, dont elle lui conte les progrès, les petites aventures, les menues anecdotes, dont elle lui envoie un portrait presque chaque mois, comme pour lui faire suivre sa taille et ses mines, cet enfant n'a-t-il pas moitié du sang autrichien ? S'il porte la tare d'être un Napoléonide, n'en est-il pas racheté par l'auguste maison de Lorraine ? Comme un archiduc héritier, n'a-t-il pas été, à sa naissance, décoré de Saint-Étienne ? Quelle objection contre lui ? Napoléon sent bien cette Autriche incertaine dans son alliance, branlante dans la foi jurée, décidée à mettre ses services au plus haut prix, mais il ne va pas plus loin ; il n'imagine point que, dans le Roi de Rome, l'empereur d'Autriche puisse poursuivre sa propre race.

L'attitude de Schwarzenberg durant la campagne de 1812, si semblable à celle des Russes durant la campagne de 1809, n'a point dessillé ses yeux, ne lui a pas appris que toute alliance avec l'Europe oligarchique est un leurre. Il a cru que la Russie était une autocratie telle que la sienne ; il se prend encore au mot d'empire affiché sur les États héréditaires. Il ne comprend pas encore qu'Alexandre est un esclave couronne et tremblant, François un automate docile ; que, sous leurs noms à tous d'eux, gouverne celle oligarchie dont les membres les plus éminents et les plus décidés, intangibles dans leur de et dans leur orgueil, mènent de Londres la politique commune. Que François et Alexandre soient de cœur, d'esprit et de volonté avec elle, comme ils sont en effet, ou qu'ils n'y soient pas, peu importe. Ils marcheront ou on leur fera voir ce qu'il en coûte. Le cadavre de Paul est là pour l'attester. Pour avoir estimé au moment d'Erfurt que Napoléon était encore trop redoutable, Alexandre a subi des reproches qui pouvaient passer pour un avertissement, et il a dû répondre par une justification en règle et des engagements positifs. Et c'est à de tels simulacres d'empereurs que Napoléon s'est confié ; c'est leur amitié qu'il a cru conquérir ; c'est leur religion qu'il éclaire, leur loyauté qu'il invoque, leur conscience qu'il adjure. Il croit que François de Lorraine est un père comme les autres, un grand-père comme les autres, qu'il vibre aux sentiments qui émeuvent tous les êtres, que cet homme de famille, ce mari exemplaire, ce père tendre ne peut manquer d'être louché par l'avenir de sa fille et de son petit-fils, domine il seul bouillonner en lui ces passions, il juge les autres à sa mesure, alors que, par un retour sur lui-même, il pourrait, par ce qu'il fit de ses frères, juger qu'à des jours, lui aussi a mis de côté l'esprit de famille ; mais il dirait que ce sont ses descendants qu'il a préférés à ses collatéraux.

Les étapes de la désillusion ont été rudes à franchir. A peine sorti de Russie, croyant ou feignant de croire que les désastres subis n'ont en rien modifié les rapports, c'est du style d'un allié prépondérant qu'il a écrit à son beau-père. Peu à peu, devant la brutalité des événements, il baisse le ton ; il consent, non seulement à faire des avantages à l'Autriche, mais à se modérer devant l'Europe, à restreindre l'Empire, à abandonner une part des conquêtes, à s'enfermer dans des limites, tant il souhaite que l'alliance autrichienne subsiste, tant il juge qu'elle est nécessaire Quel que soit son génie militaire, si grande que soit son audace, si fertile en ressources que soit son esprit, il ne peut se dissimuler que, désormais, ce ne sera plus par des adversaires isolés et successifs qu'il sera attaqué, comme il le fut dans les Campagnes d'Italie, en 1805, en 1806, en 1807, où les armées ennemies se présentant l'une après l'autre à ses coups ont à chaque fois rencontré leur maître, mais par l'ensemble des forces européennes, assemblées, unies, groupées, sinon encore sous un seul chef, au moins d'après un même plan. Au début de 1813, il a dû abandonner sans combattre les lignes de la Vistule, de l'Oder, de l'Elbe, du Weser ; bientôt c'est le Rhin qu'il devra défendre. Les Espagnols en armes, les Anglais refoulant devant eux l'armée de Joseph, les Russes s'avançant et entraînant les Prussiens, c'est beaucoup d'ennemis à vaincre, mais tant que l'Autriche restera fidèle à l'alliance, les gouvernements allemands ne la renieront point. Appuyé sur l'Italie qu'il croit tout entière dévouée à son système et où il n'imagine point que la trahison est déjà accomplie, assuré de l'Autriche qui, des plateaux de la Bohême, menace le flanc de toute armée d'invasion et rend ses succès incertains, tranquille sur ses derrières que garde l'armée de Joseph, il peut faire tête ; il trouvera des hommes, des chevaux, des canons, de l'argent ; il en fera au besoin. L'Autriche manquant, tout manque.

Alors, quand il comprend qu'elle lui échappe, comme il ne peut admettre qu'elle fasse défaut à l'Impératrice et au Roi de Rome, il se jette au péril, il se présente à la mort, il l'affronte et la brave ; il n'y met nulle ostentation ; il s'en explique et s'en excuse sur la nécessité d'encourager ses conscrits ; il ne veut point qu'on dise qu'il la cherche ; il paraîtrait découragé, il affaiblirait son prestige, il ébranlerait son piédestal, si, contre la ruine prochaine, il n'avait trouvé d'autre ressource que cette forme de suicide. Mais si, comme Gustave-Adolphe à Lutzen, il rencontre alors le boulet libérateur, n'est-ce pas que son fils régnera ? La mort au champ d'honneur, l'assomption dans la gloire, l'ensevelissement à l'antique dans un triomphe, cela, au moment où sa puissance semble entière, où son empire n'est pas entamé, où le seul échec qu'il ait éprouvé est du fait des éléments, non des hommes, n'est-ce pas un beau rêve ? Alors, l'empereur François ne rencontre plus un gendre contre qui il a des vengeances à exercer, à qui il a à demander compte des défaites subies, des rapts exercés, des territoires démembrés, de la déchéance imposée, il rencontre sa fille régente, son petit-fils sacré empereur par le sang paternel. Ce que Napoléon ne peut céder tant qu'il vit : les royaumes de ses frères, le royaume d'Italie, la Hollande et le Piémont, la Régente peut l'abandonner d'un trait de plume, et, en refermant l'Empire dans ses limites de 1804, elle gardera encore à son fils le plus bel héritage qui soit sous le ciel. Dans ce dessein, l'Empereur a laissé près de Marie-Louise, avec une prépondérance incontestée dans le Conseil de Régence, le seul homme qui puisse traiter avec l'Europe, le prince de Bénévent. Il a dépouillé ses frères de toute autorité, il les a exclus des Conseils, car leurs intérêts contrediraient ceux de l'Empereur mineur. Il a tout préparé en vue d'une solution, la seule logique, la seule efficace, la seule qui sauvegarde à la fois son prestige et sa dynastie. Mais, à ces premières batailles, il s'expose vainement ; la mort passe autour de lui comme si quelque charme le protégeait, elle abat ses compagnons, ses amis les plus chers, elle ne le touche pas, même d'une balle comme à Ratisbonne. Ces batailles sont des victoires qui retentissent en fanfares, mais qui ne changent rien au fond des choses. L'Autriche continue à armer, mais est-ce pour le sauver ou le perdre ? Après l'audience que, le 10 mai, il donne à Bubna, plus d'illusion : c'est contre lui qu'elle marche. Vainement il a fait appel à tous les sentiments de François ; il a montré quels risques courraient en France l'Autrichienne et son enfant, comme leur existence même pourrait être compromise, comme une telle guerre, soutenue par un père contre sa fille, serait scélérate et impie, comme, en renouvelant les haines éveillées par dix années de guerre, on creuserait entre les deux peuples un infranchissable abîme : surtout, il a tenté d'éveiller l'intérêt, la pitié pour son fils ; car de lui-même il a peu parlé. Tout cela est vain et il le sent. Pourtant, pour essayer de retenir cette Autriche qui lui échappe, il ne lui laissera aucun prétexte. Elle dit qu'elle n'a d'objet que la paix de l'Europe, qu'elle ne prend parti contre lui que parce qu'il ne la veut point ; il offre la réunion d'un congrès à Prague : le 1er juin, les hostilités cessent ; le 4, l'armistice est signé. C'est du temps perdu pour lui, gagné par les Alliés ; car ils précipitent leurs armements, leurs marches, leurs intelligences, et, tout à l'heure, ce ne seront pas seulement les Autrichiens et les Suédois, mais ces Allemands qui, depuis sept années, il a rangés sous ses aigles, Bavarois, Wurtembergeois, Saxons, Westphaliens, les petits comme les grands peuples, quiconque est Allemand, mais les Anglais, car aux Pyrénées, Joseph, par la déroute de Vittoria, leur ouvre la frontière, mais les Napolitains, car le pacte se dévoile et, par dessus l'Italie et l'Allemagne, les deux transfuges, Murat et Bernadotte, se donnent la main. Ainsi, c'est l'universelle révolte, et comme si ce n'était pas assez, voici qu'après un siècle écoulé on apprend que ceux-là auxquels il s'était fié davantage, ceux qui avaient reçu de lui la mission de discuter contre les Alliés les sacrifices de la France, jalonnaient alors pour l'ennemi les roules à suivre, dévoilaient les plans de campagne, et indiquaient comme il les fallait déconcerter...

Avant de livrer les suprêmes batailles qui décideront du sort de l'Empire, Napoléon a besoin de voir l'Impératrice, de causer avec elle, de lui donner ses instructions : si, jusque-là, il a pu conserver des doutes sur l'utilité dont serait sa mort, c'est à présent, avec l'improbable victoire, l'unique issue. Il appelle donc Marie-Louise à Mayence où lui-même viendra de Dresde.

Nulle appréhension en laissant l'enfant seul à Paris et en emmenant si loin la Régente. Pourtant, avec elle viendra Caffarelli qui a le commandement de la Garde, et il n'y a guère plus de troupes à Paris que l'année précédente. Les escadrons ou les compagnies de Gardes du corps que l'Empereur avait prétendu affecter à la garde de l'Impératrice et du Roi de Rome sont devenus, pour les nécessités de la défense, les régiments de Gardes d'honneur et sont aux frontières ; des détachements d'infanterie Vieille Garde font le service à Saint-Cloud sous le commandement du général Dériot qui a gardé son quartier à l'Ecole Militaire ; un détachement de Vieille Garde monte le principal poste des Tuileries, mais c'est des dépôts et des 9es compagnies qu'on le lire. La seule consigne nouvelle est de faire coucher dans les antichambres, indépendamment des pages et du service ordinaire, l'officier de piquet et l'officier de gendarmerie d'élite. Rien de plus. Ainsi, malgré Malet, la confiance de l'Empereur en son étoile est restée entière : il n'admet pas la possibilité d'un coup de main, d'une révolte ou d'une révolution.

Mme de Montesquiou est là pour prendre tous les soins et Napoléon, depuis qu'il est parti, entretient avec elle une correspondance qui prouverait seule l'estime où il la tient. Jusque-là, il ne lui a parlé que de son fils ; à présent, il entre presque en confidence, comme dans cette lettre, écrite le 7 juin, de Haynau, où il ajoute à ses remerciements ordinaires : La mort du duc de Frioul m'a peiné. C'est, depuis vingt ans, la première fois qu'il n'ait pas deviné ce qui pouvait me plaire. Par contre, Marie-Louise, subjuguée par sa dame d'honneur, s'écarte davantage encore de la gouvernante et se trouve inconsciemment l'instrument des intrigues que Mme de Montebello dirige contre elle. On vient d'en avoir un fâcheux exemple : l'Empereur ayant chargé le colonel Anatole de Montesquiou, aide de camp du major général, de porter à l'Impératrice les détails des victoires de Bautzen et de Wurtchen, Mme de Montesquiou a jugé convenable, à l'arrivée de son fils, de faire éveiller Marie-Louise pour qu'elle jouit plus lot des nouvelles. Deux jours passent, l'Impératrice est fort gaie et ses lettres en témoignent. Le dimanche matin, elle a la migraine ; on lui persuade qu'elle est malade parce qu'elle a été éveillée en sursaut trois nuits auparavant, elle ne doit pas se lever ni recevoir : voilà tout : on congédiera les personnes qui viennent de Paris pour la messe et la grande audience. Est-ce que l'Impératrice doit se gêner pour elles ? L'ordre est donné, aussitôt transmis, et Caffarelli poste des gendarmes au pont de Saint-Cloud pour faire retourner les voitures. L'archichancelier survient, il parle, il supplie, il décide enfin l'Impératrice à paraître ; mais l'Empereur a été averti ; il ne saisit pas le lil ; il croit à l'indisposition ; il blâme la gouvernante : La première faute, écrit-il à l'archichancelier, est à Mme de Montesquiou qui ne devait pas réveiller l'Impératrice, la seconde faute est au général Caffarelli et au chambellan. Puis, il entre dans des considérations, il donne des ordres détaillés pour des cas analogues, il n'épargne personne, hormis la duchesse qui a tout mené. Enfin, dit-il en terminant, le Roi de Rome était là. S'il n'y avait pas eu contre-ordre le jour dont il s'agit, il aurait reçu gaiement tout le inonde et c'aurait été une nouvelle preuve qu'il n'y avait pas de mauvaise nouvelle.

Ainsi, évite-t-il de se renseigner exactement, d'apprendre ce qu'il ne veut pas savoir, de s'élever contre Mme de Montebello, parce que ce serait contre l'Impératrice. Il est parvenu à régir l'Europe et à faire vivre en paix, au milieu d'une continuelle curée, ces souverains d'Allemagne, toujours envieux du morceau qu'emportait leur voisin ; mais, entre ces deux femmes dont l'une attaque sans cesse et dont l'autre, dès qu'il s'agit des siens, perd son ordinaire sang-froid, à peine, lorsqu'il est présent, s'il parvient à imposer les égards extérieurs ; lui parti, la guerre s'allume. Marie-Louise, molle d'esprit comme de volonté, subit l'absorbante domination de sa dame d'honneur et, par la, outre qu'elle reçoit toutes sortes d'impressions contre la gouvernante, elle se détache de son fils dont elle ne saurait s'occuper. Ce n'est point qu'elle ne l'aime point, mais à la royale. Elle se contente, en le sachant bien portant, en le voyant de temps en temps, en lui donnant parfois des jouets, en le faisant peindre à tout propos et en se faisant peindre avec lui. De Gérard, pour 18.000 francs elle a son portrait en mère et trois portraits du Roi de Rome : elle demande à Isabey son portrait et celui de son fils pour une tabatière, qu'elle veut donner à l'Empereur pour sa fête. Si Isabey n'était pas de retour à Paris, écrit-elle à sa dame d'Atours, vous lui écrirez qu'il y travaille à Vichy sans perdre de temps, parce que mon intention est qu'elle soit exécutée par lui-même et non par un autre. M. Isabey disposera le groupe comme il l'entendra, en plaçant mon fils sur mes genoux. Bien ne saurait mieux que cette phrase exprimer le genre d'affection qu'elle éprouve pour son fils : il égale le sentiment qu'elle a de la nature par rapport aux arts : de Vichy, Isabey exécutera, de l'Impératrice qui est à Mayence et du Roi de Rome qui est a Saint-Cloud, un groupe sympathique, et celle ressemblance suffira parfaitement à Marie-Louise.

Mme de Montesquiou, heureusement, est douée d'un esprit plus observateur et elle applique son attention à tout ce qui intéresse son pupille. Elle a constaté que, s'il se développe en taille et en force, de façon qu'il paraisse d'une année plus vieux qu'il n'est, il demeure en retard pour l'intelligence et la parole. Elle a attribué ce retard à ce que l'enfant vit trop solitaire, uniquement dans la société de grandes personnes qui n'ont pas licence de le traiter familièrement. Elle a souhaité pour lui un petit compagnon un peu plus âgé qui, ignorant les rangs et les distances, peu instruit de la différence d'un petit roi à un petit garçon, jouât, babillât, se battît au besoin avec lui, participât à sa vie dans la mesure convenable et lui servît d'objet d'émulation. Prendre dans la Cour avait ses inconvénients pour le présent et pour l'avenir. La gouvernante choisit donc un petit être sans importance et qui ne complût pas, le fils de Mme Froment, la femme rouge dont le mari est établi agent de change rue des Trois-Frères. Dès le mois de mai, le petit Froment, qui a un an de plus que le Roi de Rome, a été installé à Saint-Cloud et confié à une des berceuses, Mme Legrand, et à deux femmes de la garde-robe. Des lors, les jeux ont été des jeux, quoique le petit roi se dispute souvent d'une façon étonnante, avec le petit Froment qui ne laisse pas que d'abuser de sa force, surtout quand il croit qu'on ne le voit lias. Dès lors, la parole devient courante, la paresse est vaincue, et, au mois de juillet, pour ne pas perdre de temps, Mme de Montesquiou fait paraître les premiers alphabets à fiches. Elle souhaite d'autant plus que l'enfant soit occupé et distrait à l'intérieur que, parfois S. M. le Roi de Honni ne peut sortir en promenade faute de chevaux pour son service : ainsi est-il le jour où l'on célèbre à Notre-Dame le Te Deum pour la victoire de Wurtchen. Le lendemain, il est vrai, Marie-Louise, pour dédommager son fils, lui offre l'éléphant du Cirque olympique admis à faire ses exercices en présence de Leurs Majestés, comme l'avaient été, le 11, les deux cerfs dressés par MM. Franconi, et attelés à un char élégant.

Au départ de l'Impératrice pour Mayence, où, le 23 juillet, elle va rejoindre l'Empereur, rien n'est changé aux ordres et aux précautions pour la sûreté. On est d'ailleurs si pauvre en cavalerie à Paris que l'escorte se plaint beaucoup de ce que le service se renouvelle trop souvent et que c'est toujours leur tour ; or, il s'agit de douze hommes ! Le petit roi tient sa cour le dimanche ; il y voit d'abord régulièrement l'archichancelier, d'ordinaire le ministre des Finances, parfois, des sénateurs tels que Monge et Clément de Ris, quelques chambellans empressés comme Verteillac, puis le maréchal Moncev, le ministre Marescalchi, le maréchal Lefebvre ; point d'enfants, sauf un petit garçon qu'amène le 8 août une comtesse italienne ; personne de la Famille, sauf Catherine, qui vient de Meudon. Fn semaine, deux fois par jour, il va, dans le petit parc jusqu'à la grille du Fer à cheval ; le dimanche, il se promène en voilure, au pas des chevaux, dans le grand parc où il traverse plusieurs fois les cascades, ce qui est un grand contentement pour le peuple. On fait assez bien de chercher le peuple, car, le premier feu passé, les courtisans s'abstiennent ; personne de marque ne vient présenter ses devoirs à Sa Majesté et le rapport hebdomadaire est réduit à faire état d'une pension de demoiselles admise dans le vestibule que Sa Majesté a daigné traverser.

Par ce rapport, établi par l'adjudant du Palais, l'Empereur contrôle les lettres que lui écrit la gouvernante, sans compter que Cambacérès se rend agréable par ses comptes rendus et que, si les ministres viennent à Saint-Cloud, ce n'est point pour s'en taire. D'ailleurs le petit roi lui-même sait donner de ses nouvelles ; il envoie à sa mère un nouveau portrait de lui qu'a peint Mlle Thibault ; il adresse à son père des vers pour la Saint-Napoléon :

LE ROI DE ROME À L'EMPEREUR

Mes caresses naguère étaient l'unique gage

Qui te peignait d'un fils les premiers sentiments

Et, dans une humble fleur, je t'offrais un hommage

Simple comme l'amour qu'on éprouve à deux ans.

Les rapides progrès de mon intelligence

Ont suivi l'heureux cours de tes faits immortels

Et ta grandeur m'élève au dessus de l'enfance,

Autant qu'elle te place au dessus des mortels.

Ma jeune âme s'émeut au bruit que font tes armes.

Et tressaille aux récits de tes brillants combats

Et mon orgueil naissant trouvera mille charmes

A te nommer les lieux où triompha ton bras.

Cède aux vœux de ton fils, cède aux vœux de la France,

Et délaissant la gloire un instant pour l'amour,

Que ce bras qui porta jusqu'aux cieux ta puissance

Vienne jusqu'à ton cœur m'élever à mon tour.

Mais enfin, de ta part, m'arrive une caresse,

Ma mère se chargea de cet envoi charmant

Et ce doux messager d'amour et de tendresse,

Me l'apportant lui-même, a doublé ton présent,

Cent baisers te paieraient une faveur si chère

Et te seraient déjà par moi-même remis

Si je pouvais voler sur les pas de mon père

Aussi vite que toi sur ceux des ennemis.

Je reçois votre lettre et celle du Roi du 9, répond de Dresde, le 14, l'Empereur à Mme de Montesquiou. Je trouve que le Roi fait fort bien les vers et surtout que ses vers expriment des sentiments qui sont vrais. Je m'en rapporte a l'Impératrice pour le soin de lui donner des joujoux. Marie-Louise, revenue de Mayence, lui en donne en effet et c'est une boîte contenant huit figures de caricatures en os et trois pirouettes en nacre, quatre jeux de magots en buis, tout ce qu'on fait de jouets aimantés, canards, vaisseau, cheval marin et poissons, des crécelles, des mirlitons, des balles en velours, un cheval-bascule en bois, une poupée en peau s'habillant et se déshabillant : surtout, on remet à neuf le cheval favori, auquel ne manquent que les yeux, la selle, la bride, les étriers et la garniture de velours ; l'Impératrice ne s'y ruine pas, il lui en coûte, pour le tout, 322 francs.

Le 23 août, elle repart pour inaugurer à Cherbourg le bassin Napoléon : et ne rentre a Saint-Cloud que le 5 septembre. Cependant, l'Autriche s'est déclarée, le dernier espoir est perdu ; c'est aux armes seules qu'il faut s'en remettre ; l'Europe entière est conjurée ; les Pyrénées sont ouvertes ; les alliés de l'Empire tournent contre lui les armes qu'ils ont reçues ; tout manque à la fois à Napoléon, même la santé, menu ; l'activité du corps qui, surmené, refuse le service. C'est Leipsick ; après, celle retraite, de l'Elbe au Rhin, ou, à Hanau, il faut passer sur le ventre des alliés d'hier. Nulle illusion à garder : l'effort qui, en 1813, a mis sur pied la Grande Année, ne saurait se répéter sans un miracle. On n'a pas même le temps d'improviser des soldats. L'ennemi touche au Rhin. Un instant il s'y est arrêté, comme si la France lui faisait peur : c'est que le sol en est incertain et volcanique ; vingt années auparavant, il est entré en éruption sous les pas des envahisseurs. Mais, à présent, Paris, qui, eut accepté Malet, n'acclamera-t-il pas Alexandre ?...

Pourtant, ce n'est pas à l'écroulement de son empire que pense Napoléon, c'est à une chute qu'a faite son Mis. Je vois avec plaisir que la chute du petit Roi n'a pas eu de suite, écrit-il de Mayence, le 3 novembre, à la gouvernante. On me dit tant de bien de lui que cela accroît mon désir de le voir et les obligations que je vous ai. L'enfant est si vif en effet et remue si fort dans son lit et sur sa chaise percée qu'il en tombe et qu'on a dû, pour 974 fr. 44 centimes, garnir de filets ses lits, ses petits fauteuils et ses garde-robes.

Le 9 novembre, à 5 heures du soir, l'Empereur rentre à Saint-Cloud. Pour la seconde fois, il est seul, avec l'infortune pour compagne. L'armée qu'il emmenait hier s'est dissipée ; à peine s'il en reste quelques hommes. Les marches, le feu, les mauvaises rencontres, les cosaques, le typhus, les places d'Allemagne qu'il s'est obstiné à garder, ont pris le reste. De nouveau, il demande des hommes ; déjà, par la voix de l'Impératrice, il les a réclamés ; le Sénat livre ce qu'il en reste, mais, dans ce Sénat même, les inquiétudes et les mécontentements se font voir. Beaucoup pensent à l'abdication de l'Empereur, à la proclamation de Napoléon II sous la régence de l'Impératrice. Un parti se forme qui envisage cette solution que l'Empereur lui-même avait prévue, peut-être désirée, mais non pas sous cette forme : l'abdication serait une déchéance, la mort était une apothéose. D'issue point d'autre : la paix ne saurait être qu'un leurre. Quelque sacrifice que fasse l'Empereur, ce n'est point de territoires que les coalisés se contenteront. En lui, c'est la Révolution qu'ils poursuivent, ou plutôt la France même, si haut qu'ils affirment n'en vouloir qu'à l'Empereur, Ce n'est pas lui qui refuse la paix ; à chaque pas qu'il fait vers elle, on la tire en arrière et elle échappe. Pourtant on feint de croire qu'elle ne dépend que de lui et qu'il n'a qu'à vouloir, c'est en France un bruit qui court, et que les complices des coalisés ont soin d'accréditer. Même des braves gens y sont pris. Est-il vrai que, soir et matin, Mme de Montesquiou fasse dire au Roi de Rome après ses prières : Mon Dieu ! faites que papa nous accorde la paix pour le bonheur de la France ! Est-ce vrai qu'elle le lui fasse répéter devant l'Empereur ? Qu'y peut-il ? Il ne veut pourtant rien entendre et il passe...

L'enfant est si gentil et si gai, si bruyant et si diable, si bien tel qu'il le veut parce que c'est son fils. Son intelligence s'est développée et par les livres qu'on achète pour lui, on peut mesurer ses progrès : le Magasin des enfants, les Contes à mon fils, les Contes de Sarrazin, les Œuvres complètes de Berquin, l'Ecole des mœurs, l'Ecole du soldat, la Morale en actions, la Science en miniature, le Passetemps de l'enfance, les Beautés de l'Histoire grecque, de l'Histoire romaine, de l'Histoire de France, le Coin du feu de la bonne maman ; point de contes de fées, ni Perrault, ni Mme d'Aulnoy : rien que du sérieux, du moral, des livres d'éducation. Il ne les lit pas bien sûr, non plus que le Dictionnaire historique des grands hommes, en vingt volumes, mais on lui en lit ; de même, on lui fait regarder le globe géographique que lui a dédié M. Poirson, géographe, et l'Atlas universel de M. Mentelle, et on lui montre, pour le distraire, les Monuments anciens et modernes de l'Hindonstan, par Vieilli de Varennes. Comme il préfère pourtant ses beaux, ménages en étain, en bois blanc et en fer blanc, son chinois habillé, sa toilette de l'Impératrice et surtout ses chevaux de parade dont il y a un pour le petit Froment : là-dessus ne sont-ils pas joyeux lorsqu'ils chevauchent en costumes de mameluks, ces costumes que Poupart et Delaunay ont taillés pour 403 francs ! Le Roi est déjà un petit homme que, pour sortir, on costume en souverain, et son vitchoura de velours-ponceau, fourré de chinchilla, à chaînettes et olives d'or, le désigne aux regards. Il apprend qu'il est de la race supérieure ; il a ses protégés et même son école, car il alloue sur sa cassette des gratifications aux sœurs de l'hôpital de Saint-Cloud pour les soins qu'elles donnent à de pauvres enfants de celle commune qu'il fait instruire à ses frais. Il a ses ordres en brillants, une épaulette, une plaque et une grand'croix de la Légion que l'Empereur lui a donnés aux étrennes de 1811 qui valent plus de 100.000 francs — rien que de diamants à l'expertise : 99.950 fr. 37 centimes. Son écrin est déjà riche de sa ganse de chapeau, d'un médaillon avec les portraits de l'Impératrice et de l'Empereur entouré de 50.000 francs de diamants, et, de tous les joujoux en pierres fines qu'envoient les taules ; mais c'est là d'un enfant et, ce qu'on veut à présent, c'est un homme et un empereur et il n'a pas ses trois ans. Désormais, il va vivre dans des uniformes, non plus pour jouer au mameluk, mais pour provoquer l'orgueil des troupes, exciter leur enthousiasme, assurer leur fidélité. Il aura ses uniformes de colonel de Lanciers polonais, de chasseurs à cheval, d'officier de Grenadiers à cheval, d'officier des Gardes d'honneur ; surtout son uniforme de garde national, avec le chapeau de castor superflu orné de plumes Manches posées en dedans, la ganse en torsade d'argent, les glands d'argent, quatre étoiles et une cocarde en argent.

L'a-t-il pris cet uniforme, quand, le dimanche 23 janvier, après la messe, au moment précis où l'Empereur arrive avec l'Impératrice, il fait son entrée, aux bras de Mme de Montesquiou, dans la Salle des Maréchaux qu'emplit la foule des officiers de la Garde nationale de Paris ? L'Empereur le fait poser à terre, le place entre sa femme et lui, et tous trois ainsi, se tenant la main, s'avancent au milieu du cercle. Dans le silence, l'Empereur parle. Il dit les dangers de la patrie, il annonce qu'il pari pour se mettre à la tête de l'armée, qu'il confie sa femme et son fils à la Garde nationale de Paris. Sa voix profonde qui scande les mots, emplit l'immense salle ; mais il veut être rassuré, il veut se donner confiance, trois fois il jette cet appel : Vous m'en répondez, n'est-ce pas ? Vous les défendrez ? et, comme des cris éclatent et que des bras se lèvent, il croit qu'il reçoit des serments ; il prend son fils dans ses bras, il passe devant ces officiers qui délirent de fidélité, il descend, il arrive aux gardes nationaux assemblés sur le Carrousel, il suit leurs lignes dans un roulement de vivats qui étourdit ; plusieurs fois, dans son attendrissement, il embrasse son fils avec une effusion de cœur qui redouble l'enthousiasme. — Mais quoi ? C'est un de ces coups de cœur tels qu'en éprouvent les Parisiens, superficiel et momentané, comme à un spectacle dramatique et nouveau. El Napoléon, qui n'est point de Paris, a toujours ignoré Paris.

Cela pourtant prête-t-il à rire ? Un père qui, au moment de courir les risques suprêmes, s'attendrit sur son enfant, cela est-il ridicule ? L'enfance et l'infortune ne sont-elles plus deux fois sacrées ? — Pas pour les Anglais. Depuis que le Roi de Rome est né, le petit Babouin créé pour dévorer les singes français, la verve des dessinateurs qu'encouragent les aristocrates, s'acharne sur cet enfant. Rowlandson et Elmes ont caricaturé sa naissance et son baptême, sa nourrice et sa gouvernante, le discours de Montesquiou et la comète de 1811 ; à dater du retour de Russie, ils ont redoublé de violence contre le petit Boney. Comme éclairés par leur haine, ils ont suivi et dévoilé à mesure les desseins de l'Empereur ; ils ont surpris le projet du couronnement par le Pape — The oath of allegiance of the infant king of Rome par W. Elmes — ; ils ont ridiculisé The parling of Hector Nap and Andromache et montré le petit roi brandissant un sabre et s'écriant : Je veux tuer le peuple comme mon papa. Au retour de Leipsick, sur une estrade, au devant des cokneys de Paris, ils ont dressé Boney et son fils en uniforme et, de la bouche de Napoléon, ils ont fait sortir comme conclusion à un absurde discours de hustings : Et maintenant, pour le bien de mon Empire, écoutez, vous, badauds de Paris, j'ai mis le Roi de Rome en culottes ! A présent, sur un cheval de bois, ils font au petit, tiare en tête, passer la revue d'une armée de géants estropiés et de nains difformes et dire : Ramenez-moi à ma maman, j'ai besoin de faire quelque chose. Cela est de G. Cruikshand.

La grossièreté de l'insulte, la brutalité du rire, peu importe ; c'est la suite des idées qu'il faut voir, et leur succès. L'image va partout, elle pénètre chez tous les bien-pensants ; elle apporte le mot d'ordre ; elle dévoile les projets ; elle détruit par le rire les effets que Napoléon a cherchés. Le Roi de Rome est devenu redoutable ; c'est sur lui qu'on tire et l'on ne s'acharnerait pas ainsi sur le petit Poney si l'on ne prétendait mettre l'Europe en défiance contre la menace de son règne.

L'Empereur, hélas ! n'a point à quitter le territoire de l'Empire pour rencontrer l'ennemi ; il n'en renouvelle pas moins, avant son départ, les pouvoirs de la Régente, et c'est une preuve sans réplique qu'il escompte sa propre mort. Seulement, par une contradiction qu'explique seule une recrudescence de l'esprit de famille, il modifie totalement la forme du gouvernement : en avril 1813, il excluait ses frères de toute participation aux Conseils de l'Empire ; en novembre 1813, il disait : L'Impératrice est une femme plus politique que tous mes frères... Elle a plus de sagesse et de politique qu'eux tous. En janvier 1814, il institue pour Joseph, avec lequel il s'est réconcilié, une lieutenance générale de l'Empire, dont on ne sait si elle est militaire ou civile, mais qui complique les rouages, enlève à tous les agents la responsabilité de leurs actes, et, dans ce moment où tout s'abandonne, prépare aux uns les excuses, facilite aux autres les trahisons et encourage, par un puissant exemple, la lâcheté de tous.

Avec Joseph, un Conseil de Régence, composé de vieillards timorés, déjà médiocrement sûrs, et de premier commis plies de longue date à la passivité de l'obéissance ; pas un homme neuf, énergique et résolu. Pourquoi Joseph, alors que Napoléon ne supprime rien du sénatus-consulte par qui sont exclus de la Régence les Napoléonides appelés à un trône étranger ; alors qu'il ne rétablit pas authentiquement Joseph dans l'exercice de la dignité de grand électeur ; alors que, par aucun acte qu'on connaisse, il ne l'investit, au cas qu'il lui arrive malheur, de pouvoirs d'exécution ? Il ne le lire donc de son obscurité royale que pour le réduire aux fonctions d'une sorte de conseiller, somptuaire, honoraire et bénévole ? El en face de Joseph, condamné à une nullité qui d'ailleurs lui sied, le vice-grand électeur, prince de Bénévent, est maintenu en place, alors que les prétextes ne manqueraient point pour l'écarter. Mais Talleyrand est le seul de ces hommes qui ait une valeur, le seul qui ait une influence en Europe, le seul qui, l'Empereur disparu, puisse traiter au nom de la Régente et de l'Empereur mineur. Napoléon, bien qu'il se méfie de lui, lui réserve donc un rôle. Et, à ce moment, ce rôle, Talleyrand le jouerait bien, car il le seul. Si on l'a déjà pratiqué du côté des Bourbons, les choses ne sont pas si avancées qu'elles ne puissent se défaire, et Mme de Coigny, qui a fait la manœuvre, n'est pas à compter les échecs. Etre le maître au Conseil de Régence, gouverner sous le nom de Napoléon II, s'assurer douze ans de pouvoir — et les agréments qui s'ensuivent — cela vaudrait mieux que de mettre ses chances sur la gratitude des Bourbons.

Entre Napoléon et Talleyrand, on ne saurait dire qu'il y ait eu échange de vues ; mais la logique impose cet ordre d'idées à tout esprit politique. L'Empereur et son ancien ministre sont habitués à s'entendre à mi-mot, et, si Talleyrand fréquente la Cour comme il le fait, s'il profite régulièrement des grandes entrées, s'il ne manque pas un conseil et se tient toujours à portée ; d'autre part, si Napoléon, qui le craint et le surveille, ne le met pas hors de la Régence, n'est-ce pas la preuve qu'ils se sont compris ?

Talleyrand reste donc, à l'intérieur, le pivot de la combinaison, mais à l'extérieur il faut encore et toujours l'Autriche. Tout l'effort de Napoléon a consisté à se maintenir en relations avec son beau-père ; Marie-Louise multiplie les occasions de lui écrire ; Napoléon lui adresse des lettres. Même ne peut-un croire qu'après la première grande crise — Brienne, Champaubert, Montmirail et Nantis — il a prétendu faire intervenir son fils près de François II ?

Le 19 février, au château de Surville, il reçoit de l'Impératrice un petit portrait du Roi de Rome qu'Isabey vient de terminer. L'enfant est représenté en costume à la matelote, à genoux, les mains jointes, le visage incliné ; ses jouets, abandonnés, traînent à terre. Cela n'a pas l'agrément ni la liberté habituels à Isabey ; la miniature, très poussée, n'est point de ces travaux où il porte, dans son rapide lavage de couleurs, une part de génie. Elle a vraisemblablement été commandée par l'Empereur avant qu'il quittât Paris. Le jour même, Napoléon écrit à Champagny : L'Impératrice m'a envoyé un petit portrait du Roi de Rome qui prie Dieu et m'a paru extrêmement intéressant. Denon (?)... Il faudrait qu'il fît graver cette légende : Je prie Dieu pour mon père et la France. Cette petite gravure, si elle peut être faite en quarante-huit heures serait d'un bon effet. Deux jours après, par Bacler d'Albe, le chef de son cabinet topographique, il fait écrire à Denon qu'il désire qu'on grave sur-le-champ ce portrait avec la devise : Dieu sauve mon père et la France ! L'urgence des circonstances est telle qu'il voudrait la gravure en vingt-quatre heures.  Il se contentera d'une simple eau-forte ; un trait bien spirituel, avec quelques hachures, remplirait parfaitement son but. Le 22 au matin, Denon reçoit la lettre, mais il n'a pas la miniature, qu'il n'obtient de l'Impératrice qu'à une heure de l'après-midi. Il va trouver le graveur Pierre Bouillon, l'auteur du Musée des Antiques ; mais Bouillon demande quarante-huit heures pour livrer la première eau-forte ; et puis, Denon a des scrupules relativement à l'inscription au dessous de l'estampe. Il croit que, au lieu de mettre : Dieu sauve mon père et la France ! il faudrait écrire : Dieu veille sur mon père et sur la France ! Le mot sauve produirait peut-être une sensation qu'on ne doit plus craindre que dans l'opinion. L'Empereur semble accepter cette rédaction, et l'on tire des gravures avec la légende : Dieu veille sur la France et sur mon père ! Napoléon les reçoit à Arcis le 27. J'ai reçu des gravures du Roi de Rome, écrit-il à Joseph, je désire que vous fassiez subsister à l'inscription : Dieu veille sur mon père et sur la France, celle-ci : Je prie Dieu pour mon père et pour la France ! Cela est plus simple. Je désire aussi que vous fassiez faire des exemplaires où le Roi soit en habit de garde national. Pareilles lettres à l'Impératrice et à Champagny. Champagny écrit aussitôt à Denon que la première édition du portrait étant trop avancée, il faut au moins y mettre les mots dictés par l'Empereur et en préparer une seconde en habit de garde national. Denon a prévenu cette idée, et il a fait commencer tout de suite le dessin du Roi de Rome en habit de garde national, dans la même attitude que le premier portrait, afin qu'il n'y eût pas un moment de perdu. Le 1er mars, à la Ferté-Gaucher, Bacler d'Albe reçoit les épreuves et, les portant aussitôt à l'Empereur, lui dit : Voilà, Sire, un petit chef-d'œuvre, un tour de force, votre cœur sera satisfait ! Napoléon ordonne aussitôt d'envoyer un courrier à Troyes avec ce joli radeau. A Troyes ? Qui est à Troyes, le 1er mars ? N'est-ce pas que, de Troyes, on devra faire passer les gravures à l'empereur d'Autriche ? Sans doute pas celle en garde national, mais les autres. Le but est double : il y a l'Autriche, mais aussi la France ; Napoléon est convaincu qu'un tel portrait attendrira le grand-père et, chez les peuples, provoquera le dévouement : c'est là un de ces petits moyens auxquels il attribue une importance majeure. Peut-être a-t-il raison ; nulle gravure n'est devenue aussi populaire, et l'on en trouverait facilement vingt contrefaçons ou imitations.

Pendant qu'il tait l'eu de toutes ses ressources, aux Tuileries, la guerre continue entre la gouvernante et la dame d'honneur. Savary, qui n'aime point celle-ci, rend compte, le 27 février, d'une odieuse calomnie par laquelle on a essayé d'entacher les jeunes dames de Montesquiou, la duchesse de Padoue, née Montesquiou, et la baronne Anatole. Malheureusement, ajoute-t-il, cette méchanceté part de personnes trop élevées en dignité et qui ont un accès trop facile au salon des Tuileries pour qu'on puisse les nommer autrement que dans une conversation ; il n'a rien négligé pour repousser ces mauvais propos et pour taire recouvrer à la gouvernante le repos qu'ils lui avaient fait perdre, mais Mme de Montesquiou est si désolée qu'elle veut absolument en écrire à l'Empereur.

Voici les faits : Mme de Montesquiou avait elle-même envoyé ses filles dans une terre qu'elle possède près de Vendôme ; elle les avait fait accompagner par ses plus anciens domestiques et par l'oncle du duc de Padoue. Ces dames ont rencontré, à Chartres, le sénateur Guéhéneuc, qui conduisait les enfants de Mme la duchesse de Montebello au Mans. C'est à son retour à Paris qu'il a rapporté ce conte comme un fait arrivé en chemin et qu'il avait dit à sa fille que les jeunes dames de Montesquiou avaient rencontré à une poste, dans un village, des soldats de l'Armée d'Espagne qui leur avaient tait subir toute sorte d'outrages. Le fait est que l'oncle du duc de Padoue ainsi que son secrétaire, qui étaient du voyage, assurent qu'il ne leur est arrivé en chemin aucun incident qui ait pu fournir la base d'une pareille histoire... Il est fâcheux, conclut Savary, que la dame qui, par la nature de sa place et l'élévation de son rang, devrait donner le ton et arrêter surtout les discours qui peuvent porter atteinte à la réputation de femmes vertueuses dont les maris servent Votre Majesté, soit la première à les propager.

Les choses n'en restent pas là : Mme de Montesquiou va trouver l'Impératrice et lui porte ses plaintes. Marie-Louise prend parti pour sa dame d'honneur, et la gouvernante s'explique sur elle avec une vivacité qui sort de ses habitudes. Le ministre de la Police a dû encore raconter cette algarade à l'Empereur, qui s'en émeut et répond de Jouarre, le 2 mars : J'ai vu avec surprise que Mme de Montesquiou ne soit oubliée au point d'avoir une scène avec l'Impératrice. Je suis plus surpris encore que, en homme de bon sens, vous n'ayez pas fait comprendre à Mme de Montesquiou combien cela est inconvenant. Quoi que dise ou fasse l'Impératrice, elle n'en est comptable envers qui que ce soit, et, en cela, je n'ai point reconnu l'attention de Mme de Montesquiou à ne rien dire devant l'Impératrice qui put lui déplaire. Si elle avait à se plaindre de la duchesse, elle n'avait qu'à la prendre aux cheveux, mais le respect dû à l'Impératrice est tel qu'on ne doit pas, devant elle, témoigner rien de son mécontentement. Vous devez, par vos conseils, intervenir de façon qu'on laisse l'Impératrice tranquille et qu'on ne lui donne aucune espèce de chagrin. Certes, c'est avoir eu peu le soin de me plaire et bien peu le sentiment des convenances. La duchesse de Padoue a eu tort de quitter Paris. Etant dame du Palais, elle devait rester près de l'Impératrice. Je ne conçois pas comment on a pu oublier le sentiment de l'honneur à ce point. Quant à Mme Anatole, elle était fort la maîtresse de s'en aller, mais, si le public s'est amusé à faire des plaisanteries sur de jeunes et jolies femmes, il n'était permis à qui que ce soit d'en parler qu'autant qu'on eût relevé un propos en présence de l'Impératrice. Encore la bonne éducation et le sentiment des convenances veulent-ils qu'on montre son mécontentement par son chagrin et non par des réparties. Ainsi, tant il a peur de contrarier Marie-Louise, tant il sait qu'il la blesse s'il touche à Mme de Montebello, c'est à Mme de Montesquiou qu'il donne tort, non seulement pour la forme, mais pour le fond. A la gouvernante, qui prend ses ordres sur la réponse à faire à la reine de Naples qui a demandé des nouvelles du Roi, il écrit, à la vérité avec plus de ménagements : J'ai appris avec peine les bruits qu'on a fait courir sur Mme Anatole et la duchesse de Padoue, mais le seul moyen de ne pas les accréditer, c'est de ne leur donner aucune importance. Ce sont de ces bruits qui courent plus vite sur de jolies femmes qu'ils ne s'accréditent lorsqu'ils sont aussi absurdes. Mais il ajoute : La duchesse de Padoue n'aurait pas du quitter Paris ; il est du devoir d'une dame du Palais d'être près de l'Impératrice dans les circonstances critiques. Un grand nombre a manqué à ce devoir. C'est que le sentiment des convenances et de ce que l'honneur exige me paraît entièrement oublié en France. Sans doute, la gouvernante n'est que la tante de Mme de Padoue, mais elle seule a décidé le départ ; et l'Empereur le sait par Savary. S'il se rejette sur ce départ, où il est certain d'avoir raison, il n'a garde de parler des calomnies qui ont fait la querelle et sur qui Mme de Montesquiou est en droit de se plaindre. Pousser à ce point les ménagements vis à vis de la duchesse, n'est-ce pas montrer comme il redoute son influence ? N'est-ce pas une ouverture sur le caractère de Napoléon qui vaut d'être notée ? Et ne faut-il pas constater encore que, à la Cour, dans l'entourage le plus intime de Marie-Louise, la guerre sourde s'est transformée en guerre ouverte — et cela, à quel moment !

La crise, il est vrai, semble retardée ; mais elle ne peut manquer, étant données les forces adverses, de se reproduire plus aiguë. Dans le cas d'une incursion des alliés sur Paris, de leur entrée dans la capitale, qu'arrivera-t-il du Roi de Rome ? L'Empereur, avant de quitter Paris, a donné de vive voix ses instructions à Joseph pour le cas surtout où il serait tué. Le 8 février, de Nogent, il les a renouvelées, en joignant cette déclaration : Je vous répète en deux mois que Paris ne sera jamais occupé de mon vivant ; j'ai droit à être cru par ceux qui m'entendent. Qu'il soit amené à réaliser cette menace ou que, par des circonstances qu'il ne peut prévoir, il se porte sur la Loire, il ne laissera pas l'Impératrice et son fils derrière lui, parce que, dans tous les cas, il arriverait que l'un et l'autre seraient enlevés et conduits à Vienne. Il précise encore et accentue ses ordres qui, de l'annonce de sa mort, prennent une solennité testamentaire : S'il arrivait bataille perdue ou nouvelle de ma mort, écrit-il à Joseph, vous en seriez instruit avant mes ministres. Faites partir l'Impératrice pour Rambouillet. Ordonnez au Sénat, au Conseil d'Etat et à toutes les troupes de se réunir sur la Loire... Ne laissez jamais l'Impératrice entre les mains de l'ennemi. Soyez certain que, dès ce moment, l'Autriche, étant désintéressée, l'emmènerait à Vienne avec un bel apanage et, sous ce prétexte de voir l'Impératrice heureuse, on ferait adopter aux Français tout ce que le régent d'Angleterre et la Russie pourraient leur suggérer... Si je meurs, mou fils régnant et l'Impératrice régente doivent, pour l'honneur des Français, ne pas se laisser prendre et se retirer au dernier village, avec leurs derniers soldais. Souvenez-vous de ce que disait la femme de Philippe V. Que dirait-on, en effet, de l'Impératrice ? Qu'elle a abandonné le trône de son fils et le nôtre, et les alliés aimeraient mieux en finir en les conduisant prisonniers à Vienne Muant à mon opinion, je préférerais qu'on égorgeât mon fils plutôt que de le voir jamais élevé à Vienne comme prince, autrichien, et j'ai assez lionne opinion de l'Impératrice pour être persuadé qu'elle est de cet avis, autant qu'une femme et une mère peuvent l'être. Je n'ai jamais vu représenter Andromaque que je n'aie plaint le sort d'Astyanax survivant à sa maison et que je n'aie regardé comme un bonheur pour lui de ne pas survivre à son père.

C'est donc là l'expression d'une volonté mûrement réfléchie, que Joseph ne peut contredire sans rébellion ; elle n'est point le résultat d'une fantaisie, elle lui a été inspirée par la connaissance du passé, la prescience de l'avenir, une sorte de terreur prophétique devant les conséquences nécessaires de la captivité de son fils, et quand, le 16 mars, la crise se renouvelle, qu'il va manœuvrer de manière qu'il soit possible que Joseph soit plusieurs jours sans avoir de ses nouvelles, il réitère ses ordres : Mon frère, écrit-il, conformément aux instructions que je vous ai données et à l'esprit de toutes mes lettres, vous ne devez pas permettre que, dans aucun cas, l'Impératrice et le Roi de Rome tombent dans les mains de l'ennemi... Si l'ennemi s'avançait sur Paris avec des forces telles que toute résistance devînt impossible, faites partir, dans la direction de la Loire, la Récente, mon Mis, les grands dignitaires, les officiers du Sénat, les présidents du Conseil d'Etal, les grands officiers de la Couronne, le baron de la Bouillerie et le Trésor. Ne quittez pas mon fils et rappelez-vous que je préférerais le savoir dans la Seine plutôt que dans les mains des ennemis de la France. Le sort d'Astyanax, prisonnier des Crocs, m'a toujours paru le plus malheureux de l'histoire.

Jamais les souvenirs classiques n'ont plus à propos fourni un rapprochement. Celui-ci s'adapte si étroitement à l'état d'âme de l'Empereur et à sa situation, il peint si justement les épreuves qui sont réservées à son fils qu'il pourrait servir d'épigraphe à l'histoire qu'on écrira de cet enfant. Mais pour échapper aux Crocs, où portera-t-on le fils d'Hector ? Si Hector succombe, quels partisans conservera son fils, dans quel village fidèle trouvera-t-il un refuge ? L'Empereur est encore dans l'illusion que sa dynastie est fondée et que, s'il disparaît, son fils régnera. Mais la mort ne veut pas de lui : il a poussé son cheval aux obus fumants, les obus n'ont pas éclaté ; il s'est jeté au plus épais des coups de fusil, les balles ont respecté sa tête ; il s'est égaré dans des hourras de cosaques, les lances se sont détournées de sa poitrine. Le sacrifice de sa vie était fait ; il faut plus : le sacrifice de son orgueil. Jusqu'ici pour amener l'empereur d'Autriche, qui sans cesse ; se dérobe, à prendre en main la cause de son fils, il a usé de Ions les moyens, jusqu'à faire ; directement intervenir Marie-Louise ; mais la lettre qu'elle a écrite n'est pas assez forte et c'est lui-même qui écrira. L'intermédiaire dont il a besoin, quelqu'un qui ait ses entrées dans le cabinet de l'empereur François, se trouve à point nommé, c'est le baron de Wessemberg, ambassadeur d'Autriche à Londres, que des paysans ont arrêté sur la route de Châtillon et amené au quartier impérial. Napoléon le charge de présenter à son souverain, en même temps que la lettre de l'Impératrice, sa propre abdication en faveur de son fils. Il me remit entre les mains son abdication, a écrit Wessemberg. Je lui répondis que je connaissais assez les intentions de mon souverain pour pouvoir affirmer que jamais il ne sacrifierait les intérêts de l'État aux affections de son cœur.

Ainsi, là même, un échec, et ce renoncement de soi qui va jusqu'à l'abnégation de sa gloire, un subalterne le dédaigne et refuse même de le transmettre ; mais ce subalterne est le représentant de l'oligarchie européenne ; il a les secrets de l'oligarchie britannique. Si François II avait quelque dessein de sauver sa fille et son petit-fils, les oligarques, ses maîtres, sauraient bien l'en empêcher ; mais François Il partage toutes leurs passions et toutes leurs haines ; il est le premier à s'enquérir des Bourbons, à les encourager, et, bien avant la prise de Paris, à leur témoigner une sympathie effective.

Il n'en marque aucune au fils de Napoléon. Le pauvre petit, un peu malade, surtout énervé par ce qu'il voit et qu'il devine, et par le rôle qu'à des jours ou lui fait jouer, est digne de pitié. Il est violent, impérieux, emporté, et la gouvernante a fort à faire pour mater cette majesté puérile, cette intelligence qui s'éveille dans la pourpre et qui, dès là, par un raisonnement sans réplique, pose que, rien ne résistant à Napoléon, tout doit obéir à son fils. Mme de Montesquiou, sans se laisser plus interrompre par les algarades de Mme de Montebello que par l'approche du désastre, remplit en conscience son devoir d'éducatrice : elle interdit aux serviteurs de céder aux caprices de l'enfant, elle-même y contredit, et, avec des procédés qu'elle adapte ingénieusement à une enfance si fort au dessus de la commune humanité, elle sait le punir en frappant son imagination. Un jour qu'aux Tuileries, dans cet appartement du rez-de-chaussée devant lequel, chaque jour, la foule s'amasse, le Roi est entré dans une telle colère que nul des remèdes habituels n'a réussi, elle ordonne qu'on ferme à l'instant tous les contrevents. Etourdi par cette subite obscurité, il demande pourquoi tout cela : C'est que je vous aime trop, dit-elle, pour ne pas vouloir cacher votre colère à tout le monde. Que diraient toutes ces personnes que vous gouvernerez peut-être un jour si elles vous avaient vu dans cet état ? Croyez-vous qu'elles voulussent vous obéir si elles vous savaient si méchant ? Dans cette vie qu'assombrit un palais triste comme la grandeur, la distraction et la joie de l'enfant sont de regarder la parade sur le Carrousel, le petit drame de l'arrivée de la garde montante, de la remise des postes, de la descente de la garde. S'il est mutin, on le prive de regarder par la fenêtre, et, s'il résiste encore, on le met en pénitence derrière une grande chaise ; mais, de là, on le tire a des jours pour le coiffer d'un chapeau militaire, le vêtir d'un uniforme, lui passer un grand cordon et lui faire saluer les soldats ou les gardes nationaux dont son oncle Joseph passe la revue, des alternatives, ces bruits qu'il entend, ces conversations dont il surprend des bribes, ce canon qu'on lire pour les victoires, les pleurs qu'il voit verser, l'inquiétude qui crispe tous les nerfs et détermine comme une tension électrique, tout cela est trop pour lui. A des nuits, il dort mal, son sommeil est très extrêmement agité, il pleure beaucoup en dormant. Sa mère lui demande ce qu'il a eu. Il dit qu'il a rêvé de son cher papa, mais qu'il ne dira pas comment et on ne peut le faire entrer dans aucune explication.

Cette nuit-là est celle du 20 au 21 mars. Quel anniversaire ! La veille, l'enfant a eu trois ans. Des sensations obscures traversent les sommeils enfantins ; devant les petits yeux clos s'évoquent de surprenantes images ; d'étranges courants, d'un père à un fils, transmuent des pensées. Informulées et inexprimables, elles semblent quelque chose de divin par quoi s'atteste la mystérieuse puissance de l'amour. Celle nuit-là même, à Arcis, dans le château criblé de boulets du chambellan La Briffe où est son quartier impérial, Napoléon s'assoupit une heure. Tout le jour il a cherché la mort, il a fait marcher sur les obus son cheval le Roitelet ; deux fois, pour se dégager, il a mis l'épée au clair et il n'a pu emporter ni la mort ni la victoire. Est-ce un miracle qu'alors son âme se soit tendue vers son fils et que, dans le sommeil du petit, cette suggestion évoque des images et provoque des larmes ?

Sous cette contrainte magnétique qui fait de lui presque un sujet d'expérience, l'enfant achève de s'énerver, et lorsque, après des revues, des cris, des vivats, des tumultes d'armes, il doit partir, quitter les Tuileries, comment s'étonner qu'il résiste, qu'il pleure, qu'il sanglote, qu'il s'accroche aux meubles, qu'il crie à sa mère : N'allez pas à Rambouillet, c'est un vilain château, restons ici ; je ne veux pas quitter ma maison ; je ne veux pas m'en aller; puisque papa n'est pas là, c'est moi qui suis le maître !

L'Empereur a ordonné ; il faut partir. Canisy prend l'enfant dans ses bras et le porte, trépignant, à la voiture de l'Impératrice. Toute la maison suit ; il y a la gouvernante et les deux sous-gouvernantes, le médecin et le chirurgien, mais seulement une femme-rouge, Madame Soufflot, une berceuse, Madame Marchand, une femme-blanche, Madame Petit Jean, et une femme-noire, Madame Renaud; de plus, le valet de chambre, Gobereau et, avec Locquin, maître d'hôtel, un service de trois cuisiniers et aides d'office.

On est parti le 29 à dix heures et demie du matin, on arrive à cinq heures et demie à Rambouillet. Le 30 on est à Chartres, le 31 à Châteaudun, le 1er avril à Vendôme. L'Impératrice veut se diriger sur Tours ; mais on a parlé de maladies contagieuses : de Fontainebleau, où il est arrivé le 31 à six heures du matin, l'Empereur ordonne qu'on aille à Blois ; on y arrive dans la soirée du 2 et l'Impératrice s'installe à la préfecture. Les ministres l'ont accompagnée ou la rejoignent, mais deux des grands dignitaires, Lebrun et Talleyrand, sont restés à Paris. Talleyrand a fait son choix : comme, à son compte, l'Empereur n'est pas mort à temps, que la régence lui échappe, que les royalistes ont pris l'avance, il va vers eux et, lui seul, il donne à l'usurpation un air de légalité, domine grand dignitaire, vice-grand électeur, il avertit les sénateurs, il les assemble, il leur porte les ordres de l'empereur Alexandre dont il a obtenu la déclaration que les souverains alliés ne traiteraient plus avec Napoléon Bonaparte ni aucun de sa famille.

Le Sénat a constitué un gouvernement provisoire, le Conseil général de la Seine a émis un vœu pour le retour des Bourbons, la cocarde blanche est arborée, et Napoléon se flatte encore que tout n'est pas perdu. Alexandre auquel il envoie Caulaincourt, François II sur qui Marie-Louise agira, accepteront peut-être qu'il disparaisse et que, à sa place, Napoléon II soit proclamé empereur. Pour cela, il faut que l'année demeure imposante, unie, groupée autour de son chef, et que la nation se prononce vigoureusement en faveur de la Régente, de façon que l'effort simultané que tenteront le duc de Vicence près de l'empereur de Russie, le duc de Cadore près de l'empereur d'Autriche, soit appuyé par la crainte que les Alliés ont encore de la France et de l'armée française. Il se charge des soldats ; Marie-Louise régente devra se charger des peuples. C'est de son style à lui, cette proclamation dont Marie-Louise adresse des exemplaires, signés de sa propre main, aux préfets des départements non envahis et aux maires des Bonnes-villes : mais à Blois où il y a deux imprimeries et où se publie un Journal du Département, à peine a-t-on trouvé des caractères, et cette feuille volante que nul ministre n'a contresignée, que nul imprimeur n'a avouée, qui est composée a la diable, tirée à la brosse, où les fautes les plus grossières ont été corrigées a la main, d'une main de femme, peut-être d'une main d'impératrice, atteste le désarroi, l'effondrement, la dérouté des autorités, l'impossibilité d'organiser la défense dans un pays centralisé a l'extrême, dont la capitale, renfermant tous les organes impulsifs et tout l'outillage de gouvernement, est occupée par l'ennemi.

Avant que cette proclamation qui annonce ta régence effective de l'Impératrice et prépare l'avènement de l'Empereur mineur ait pu produire le moindre effet, avant que Champagny ait pu rejoindre l'empereur d'Autriche, avant que Caulaincourt dit pu obtenir d'Alexandre autre chose que de vagues paroles,, l'insurrection des Grosses Épaulettes a contraint Napoléon à se livrer à la générosité des Alliés, a paraître devant eux non plus comme le chef d'une armée encore redoutable et d'une nation unanime, mais comme un suppliant qui s'en remet à leur bonne foi. Devant les silences, les menaces, les refus d'obéir des maréchaux, il a signé en faveur de son fils son abdication conditionnelle. Même la première rédaction qu'il avait écrite de sa main n'a point été agréée. Il a fallu cette seconde rédaction qui omet par élision certaines déclarations essentielles et laisse subsister des amorces devenues sans objet : Les Puissances alliées, ayant déclaré que l'Empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l'Empereur Napoléon, fidèle à ses serments, déclare qu'il est prêt à descendre du trône, à quitter la France et même la vie pour le bien de la Patrie, inséparable des droits de son fils, de ceux de la régence de l'Impératrice et du maintien des lois de l'Empire.

Telle est la formule qu'il adopte, tel est l'acte qu'il remet à Caulaincourt, Ney et Macdonald lesquels, sur cette base, doivent négocier avec Alexandre. Ils arrivent, la conférence s'engage : ils sont pressants, car leur propre intérêt est en jeu : ils parlent au nom de ces armées qui peuvent être encore la Grande Armée, car si Augereau, Suchet, Soult, Maison rejoignent Ney, Macdonald, Moncey, Victor, Marmont, la lutte n'est pas impossible et, pour les Alliés, la victoire est douteuse. Ces arguments frappent Alexandre qui hésite et s'inquiète. Il n'aime pas les Bourbons qui ont laissé en Russie de mauvais souvenirs. Le rôle qu'on lui présente a du généreux et du chevaleresque. Peut-être va-t-il l'adopter... A deux heures du matin, on l'avertit que Marmont, abusant ses soldats, les a livrés aux Autrichiens. Talleyrand triomphe et, avec lui, l'oligarchie européenne, coalisée avec la finance cosmopolite.

Dès lors, tout est changé ; il n'est plus question d'une abdication conditionnelle, c'est l'abdication pure et simple, sans phrase, qu'imposent les Alliés. Puisque l'armée n'est point unanime, puisque la nation est divisée, puisque, de tous côtés, arrivent des adhésions bruyantes aux actes du Gouvernement provisoire, Alexandre est fondé à croire que le Sénat et e Conseil général de la Seine qui ont pris la tête du mouvement, représentent l'opinion générale et qu'en cela, ses premières impressions ne l'ont pas trompé. Il faut donc que Napoléon disparaisse et fasse place aux Bourbons.

Ce sont ces nouvelles que les plénipotentiaires de Napoléon rapportent à Fontainebleau : eux aussi ont été travaillés par la faction ; on leur a garanti leurs grades, leurs titres, leurs dotations, leurs fortunes ; au passage, ils ont, de leur initiative, conclu un armistice avec Schwarzenberg. Napoléon est leur prisonnier ; s'il prétend des chefs en appeler aux soldats, se retirer sur la Loire et continuer la lutte, ils sauront l'en empêcher. Le 6, ils lui arrachent ce papier où, après s'être sacrifié lui-même, il sacrifie encore l'espérance et l'avenir, où il renonce pour lui et ses héritiers aux trônes de France et d'Italie. — J'aurais voulu, pour vous autant que pour ma famille, dit-il alors aux maréchaux, assurer la succession du trône à mon fils. Ce dénouement vous eût été encore plus profitable qu'à moi, car vous auriez vécu sous un gouvernement conforme à voire origine, à vos sentiments, à vos intérêts. Le matin du 7 décembre 1815, Ney se souvint-il de ces paroles ?

On a laissé la date en blanc ; car Macdonald et Caulaincourt prétendent au moins, en échange de ce papier, gagner quelques douceurs pour le ci-devant empereur et pour les siens. Il accepterait l'île d'Elbe pour lui-même ; il souhaiterait un établissement princier pour Eugène, de l'argent pour Joséphine, pour Madame, pour ses frères et ses sœurs, surtout la Toscane pour Marie-Louise et pour son fils. A présent, c'est à cette Toscane qu'il s'est repris. Mon fils sera archiduc, dit-il à Caulaincourt, cela vaut peut-être mieux pour lui que le trône de France. S'il y montait, serait-il capable de s'y tenir ? Mais je voudrais pour lui et sa mère la Toscane, cet établissement les placerait dans le voisinage de l'île d'Elbe et j'aurais ainsi un moyen de les voir. Sa femme est à Blois, il ne l'appelle pas. File sait que le vide s'est fait autour de lui, que ses serviteurs l'ont abandonné ; qu'il est seul eu face de cet écroulement de sa fortune et de sa dynastie, seul dans ce palais qui vit, devant son étoile au zénith, s'incliner la triple couronne du Souverain Pontife. Qu'elle vienne, les rangs mêmes des ennemis s'ouvriront pour la laisser passer : qu'elle arrive pour partager l'exil avec lui comme elle a partagé le trône ; qu'elle lui amène son fils, c'est la seule consolation qu'il attende, un peu de lumière, et de joie : mais il a trop d'orgueil pour la presser, l'attendrir par des prières où la contraindre par des ordres. Il ne réclame même pas son fils : il ne songe pas à séparer la mère de l'enfant. Outre qu'il imagine que celui-ci ne pourrait se passer de celle-là et celle-là de celui-ci, la destinée que son fils aura près d'elle vaut mieux que la déchéance qu'il subirait avec lui. Son esprit ne réalise point la séparation définitive, l'abandon brutal. Sans doute, quand les choses seront calmées, qu'il sera établi dans son de, que Marie-Louise sera intronisée dans sa principauté, elle viendra le voir, lui faire des visites. Ne reçoit-il pas chaque jour, plusieurs fois par jour, des lettres d'elle où elle l'assure de sa tendresse ? Il y croit. On lui affirme que Marie-Louise et son fils ne puniront supporter le climat de l'île d'Elbe ; on lui en envoie l'attestation médicale et c'est l'homme en qui, pour la médecine, il a placé toute sa confiance. On lui dit que l'Impératrice, dont le tempérament est épuisé, dont la santé est compromise, a un besoin urgent et absolu des eaux d'Aix. Soit ! Il en passera par là. Qu'elle vienne ensuite, et il se trouvera satisfait. Même il ne répugne pas à ce qu'elle aille au devant de l'empereur d'Autriche et lui mène son fils. Devant cet enfant, François II sentira peut-être s'éveiller quelque, chose de paternel et lui deviendra un protecteur. Napoléon ne se berce-t-il pas encore de l'idée qu'il a été convenu avec l'empereur d'Autriche que, la couronne passera au Roi de Rome sous la régence de l'Impératrice : que M. de Metternich est chargé de formuler cette convention ; n'écrit-il pas que, dans un tel état de choses, il est nécessaire que l'Impératrice se tienne toujours informée du lieu où se trouvera l'empereur d'Autriche pour pouvoir recourir à sa protection ?

Illusions vaines et contradictoires que la moindre réflexion suffirait à dissiper ! Rêves étranges où il prend pour des réalités les désirs qu'il a inutilement tenté de remplir ! Comment pense-t-il que son fils puisse monter au trône de France quand on ne peut même lui assurer deux des départements de l'Empire ? Caulaincourt a porté tout son effort sur la Toscane. Alexandre était disposé à la donner. Une principauté en Italie, disait-il, est le moins qu'on puisse faire, et l'Autriche va recouvrer assez de territoires dans cette contrée pour ne pas marchander avec sa propre fille. Mais Schwarzenberg — l'homme du mariage — ne l'a pas entendu ainsi. La Toscane appartenait à un archiduc et doit revenir à la Maison d'Autriche. S'il plaît à l'Europe d'octroyer une principauté à Marie-Louise, qu'on la prenne sur les pays conquis et demeurés sans maître. Parme, Plaisance et Guastalla sont dans ce cas, puisque jadis ils appartenaient à des Bourbons, non à des Habsbourg. Marie-Louise elle-même s'est défendue de prétendre à des domaines de sa famille, et a déclaré qu'elle se tiendrait contente, pourvu que son fils ne fut pas réduit, dans l'avenir, à la souveraineté de l'île d'Elbe. Là devant, que faire, sinon céder ? Napoléon ne le fait pas sans regret. La Toscane est une belle principauté, dit-il, et qui aurait convenu à mon fils. Sur ce trône, où les lumières sont restées héréditaires, mon fils eût été heureux, plus heureux que sur le trône de France, toujours exposé aux orages et où ma race n'a, pour se soutenir, qu'un titre : la victoire. Au moins, à son fils, sera garantie la succession indéfinie en toute propriété et souveraineté des duchés de Parme, Plaisance et Guastalla. Le Prince, fils de S. M. l'Impératrice Marie-Louise, est-il dit à l'article 5 du traité de Fontainebleau, prendra dès ce moment le titre de Prince de Parme, Plaisance et Guastalla.

Mais l'Empereur craint encore qu'à Parme la vie ne soit trop mesquine à l'Impératrice et à son fils, et qu'ils n'aient pas l'argent qui convient. Par ses ordres, ses plénipotentiaires insistent pour qu'il soit accordé à S. M. l'Impératrice Marie-Louise, en toute propriété, deux millions de revenu annuel pour elle et ses héritiers, à prélever sur les fonds placés par l'Empereur, soit sur le Grand-Livre, soit sur la Banque de France, soit sur les actions des Forêts (sic), soit de toute autre manière, et dont Sa Majesté fait abandon à la Couronne. Le Gouvernement provisoire ayant refusé de prendre formellement cet engagement, les plénipotentiaires des puissances alliées déclarent, par un protocole séparé, signé le 10 avril, que leurs Cours s'engagent à employer leurs bons offices auprès du nouveau souverain de la France pour que cette dotation soit accordée à S. M. l'Impératrice Marie-Louise. A défaut de l'attribution de ces deux millions de revenu annuel qui eut compensé et au delà le douaire garanti à Marie-Louise et qui eut constitué à son fils une fortune princière, Napoléon obtient au moins par le paragraphe 2 de l'article III du traité du 11 avril, que, sur le revenu annuel de deux millions de renies sur le Grand-Livre de France, qui lui est assigné à lui-même en toute propriété, un million soit réversible à l'Impératrice : seulement cette réversibilité est viagère et ne s'étend pas au Prince de Parme.

Dans cette sorte de testament, l'Empereur, qui n'a omis aucun des siens, n'a eu garde d'oublier aucun de ses serviteurs. La part qu'il leur fait est médiocre, car il est pauvre ; les millions qu'il se larguait d'avoir entassés dans les caves oies Tuileries oui passé aux nécessités de la défense ; le Trésor de la Couronne a été livré par celui qui en avait la garde ; pour récompenser les suprêmes dévouements, le traité qui vient d'être signé ne lui alloue que deux millions. Il met au moins 70.000 francs à la disposition de l'Impératrice pour en gratifier les personnes de ; son service et du service de son fils, dette répartition est l'aile d'une façon étrange. Chaque femme rouge de l'Impératrice reçoit 10.000 francs, chaque femme noire 4.000 : les trois femmes du Roi de Rome n'ont que 3.000 francs et Mme Marchand 4.000. Les sous-gouvernantes et les médecins oui, il est vrai, reçu, le 8, de Marie-Louise, sur les fonds qu'elle a retenus du Trésor de la Couronne, une forte gratification, en même temps que, entre les vingt personnes attachées au service du Roi de Rome, tant celles qui se retirent que celles qui le suivent, il a été réparti une somme de 50.000 francs.

 

La crise, commencée à Blois du 2 au 8 avril, continuée à Orléans du 9 au 12, cette crise où se sont décidés, en même temps que l'opprobre de l'épouse, le sort du père et de l'enfant, a mis en présence les deux forces adverses qui, à la Cour depuis la naissance du Roi de Rome, se sont constamment, combattues.

La dame d'honneur s'est proposé pour but de rester en France, de rentrer dans ses habitudes, d'y jouir de sa fortune, de ses bibelots et de ses enfants, de ne sacrifier rien de ses goûts en suivant l'Impératrice, et, sinon de se ménager la nouvelle cour, au moins de s'assurer la bienveillance des Bourbons, qui, le 17 août 1815, paieront ses bons offices d'un siège pour son fils aîné à la Chambre haute ; elle aime pou de gens, mais elle hait l'Empereur. Elle ne s'embarrasse point à des scrupules, et, pour combattre et vaincre la conjugalité qu'elle trouve encore chez, sa maîtresse, elle m ; recule pas devant les grands moyens ; elle fait appel à Schwarzenberg ; elle s'adresse au gouvernement provisoire ; elle détache à Paris son ami, le baron de Saint-Aignan, qui ramène un officier russe, chargé des pouvoirs des Alliés : la barrière est ainsi dressée entre Blois et Fontainebleau et il n'y a plus pour Marie-Louise de route que celle qui la ramène à son père.

Avec Mme de Montebello, marchent la Brignole, amie intime de Talleyrand, Corvisart, Bausset, Saint-Aignan, d'autres sans doute. Il est des heures où s'établit, dans les cours, une émulation dans le mal. Chez certains les mobiles apparaissent : chez, d'autres, non. L'ignominie est contagieuse comme l'héroïsme.

En face, très noble d'aspect, très droite en ses desseins, certaine de son devoir, mais ne le rendant pas aimable. Mme de Montesquiou ; à un plan un peu inférieur, Mme de Luçay, ne portant point à ses décisions la même hauteur, n'affirmant pas avec une égale certitude, car elle est un peu timorée et craintive, mais son âme est pure, son dévouement certain, ses intentions excellentes ; avec elles, d'hommes, seulement Méneval. Lux trois, à toutes les rencontres qu'ils ont avec Marie-Louise, lui prêchent qu'elle doit aller a Fontainebleau, sans consulter, sans larder, d'un mouvement généreux qui emportera tout. Mais ils se heurtent à plus fort que le devoir, au prestige de celle amitié exclusive et souveraine.

Seule, de toute cette cour, Mme de Montesquiou pourrait être cul rainée vers les Bourbons ; son oncle, l'abbé, représente dans le gouvernement provisoire le royalisme de 89, dont on croit le comte de Lille. Sa sœur Doudeauville, ses neveux La Rochefoucauld ont donné dans la révolution nouvelle avec une exaltation qui l'a fait réussir ; par le nom qu'elle porte, les services de ses ancêtres, sa réputation de haute piété et de vertu intacte, elle aurait sa place marquée à la cour des rois. Tandis que Mme de Luçay et Méneval agissent comme ils font par dévouement à l'Empereur, elle liait le système de Napoléon, sinon sa personne. Elle le tient pour justement frappé et, à ses yeux, tous ses malheurs sont le châtiment de sa conduite envers la papauté ; mais, au serment qu'elle a prèle jadis à l'Empereur tout-puissant, elle s'attache avec une confiance inflexible et rien ne peut l'en relever. Plus elle a d'orgueil, mieux elle connaît son devoir, et, dans le général abaissement des caractères, elle trouve une joie mâle à rester seule dans sa voie. Or, c'est sur cette femme qu'on parvient à inspirer des doutes à l'Empereur même ; on la lui présente comme prête à déserter sa place : manœuvre de la l'action qui ne recule devant aucun moyen et qui, à force de donner des dégoûts à Mme de Montesquiou, compte se défaire d'elle. Le 11, l'Empereur fait écrire par Fain à Méneval : L'Empereur pense qu'il faudrait que l'Impératrice écrivît à Mme de Boubers pour savoir si elle peut venir pour se charger de l'éducation du Roi de Rome, puisqu'il parait que Mme de Montesquiou veut revenir à Paris. Or, c'est le 11, au matin, que, Bausset, revenant de Paris, a passé à Fontainebleau et à vu l'Empereur. Seul il a pu donner cette fausse nouvelle et il a compté sur un accès de violence qui déblaierait le terrain.

La faction est puissante, elle est insidieuse, elle se recrute au cours de jours, et le parti contraire s'affaiblit à proportion. Il recule devant les initiatives, il se renferme dans des lamentations, et si Mme de Montesquiou, qui en est la tête, estime que Marie-Louise doit rejoindre son mari, elle ne va pas jusqu'à penser qu'elle doive à son fils de continuer la lutte.

Telle ne paraît plus alors, en effet, la pensée de Napoléon ; l'hypothèse qu'il avait posée avant les désastres se trouve pourtant réalisée ; ses ordres ont été positifs ; ils ont été confirmés par la proclamation de la Régente du 3 avril. Joseph a le droit et le devoir de porter le gouvernement au delà de la Loire, de mettre hors de la portée des Alliés Marie-Louise et le Roi de Rome, et, avec Suchet et Soult, de continuer la lutte. Il le tente, mais ce dernier effet, que Jérôme seconde maladroitement, est vain. Marie-Louise allègue les volontés nouvelles de Napoléon ; surtout, elle est lasse de celle vie et de ces voyages, elle redoute ses beaux-frères, elle a confiance en son père. Elle résiste donc, et, à sa voix, chambellans et préfets s'empressent et appellent les officiers de la garde : c'était là pourtant la plus généreuse inspiration, la seule conforme aux traditions françaises et à une juste appréciation des circonstances. Cette porte de salut fermée, l'officier russe arrivé, Marie-Louise est prisonnière.

On voudrait rendre compte avec quelque exactitude, des impressions qu'à subies l'enfant durant ces jours. La prudence de Mme de Montesquiou a eu beau écarter de son esprit tout ce qui pouvait y exciter une irritation dangereuse, il n'en a pas moins saisi, au milieu de ses jeux, des mots qu'il n'a pas eu l'air de comprendre et qui se sont gravés dans sa mémoire. Il disait, a-t-on rapporté, que Blücher était son plus grand ennemi, que Louis XVIII avait pris la place de son papa, qu'il retenait tous ses joujoux, mais qu'il faudrait bien qu'il les rendit. Heureusement pour se distraire, il a les pages de service, les plus petits de la Maison, et il joue avec eux. A Orléans, dans la cour de cet évêché où l'Impératrice a logé du 9 au 12, les pages ont fiché des bâtonnets entre les pavés, et l'Enfant-Roi, habillé à la matelote en couleur bleu tendre, une toque de velours noir sur l'oreille, une sorte de cimeterre à la main, commande à cette armée imaginaire. Même la gouvernante autorise quelques habitants de la ville qui, malgré les grenadiers de l'action, se sont faufilés dans la cour, à prendre l'enfant dans leurs bras pour le caresser.

Pendant ce temps, Marie-Louise que ne rassurent point encore contre les entreprises de ses beaux-frères la présence de Schouvaloff et le voisinage des Cosaques de Platoff aspire à aller trouver son père ; et l'Empereur, toujours confiant, multiplie les recommandations pour le prochain voyage ; si, devant la consultation de Corvisart, il accepte que l'Impératrice ne vienne pas tout de suite à l'île d'Elbe avec son fils, au moins le rejoindra-t-elle près de Gien ou de Briare et, marcheront-ils quelque temps de conserve ; il ira en avant pour préparer les logements, pendant qu'elle se rendra à Aix et y prendra les eaux. Ces lettres que, à tout moment, il dicte à Fain et expédie à Méneval, où il use maintenant sa prodigieuse activité devenue sans emploi, sont pleines de cette réunion. Vivre bourgeoisement entre sa femme et son fils, c'est le rêve de bonheur auquel il s'attache et, comme à son habitude, il en calcule toutes les ressources, il en imagine les agréments ; dans cet écroulement, il se cramponne comme un naufragé à l'épave. Et lorsqu'il apprend que sous la conduite — ou la garde — d'Autrichiens envoyés par Metternich, Marie-Louise a quitté Orléans pour Rambouillet, alors seulement il se sent tout à fait abandonné, il désespère et il se réfugie dans la mort. Mais la mort aussi se dérobe. Alors c'est, au physique et au moral, une insurmontable lassitude, un affaissement de tout l'être : il ne lutte plus : il remet au destin de disposer de lui-même ; et, comme oublieux de sa sinistre prophétie, il ne dispute plus son fils à l'Autriche.