NAPOLÉON ET SON FILS

 

III. — LA GROSSESSE DE MARIE-LOUISE.

 

 

(Mai-Novembre 1810)

 

Napoléon amoureux de l'Autriche. — Malgré sa hâte d'avoir un fils, voyages. — Première grossesse. — Y a-t-il une fausse couche ? Fêtes. — Premiers symptômes de grossesse. — L'erreur de Dubois. — Les résultats de la grossesse sur la politique générale de Napoléon. — Napoléon prisonnier de sa dynastie. — Résultats pour la politique intérieure. — La Société maternelle. — Le décret sur les Enfants trouvés. — Les Maisons d'orphelines de la Légion d'honneur. — Le Grand Baptême à Fontainebleau. — L'annonce officielle de la grossesse. — L'opinion du public. — La masse de la nation n'est point touchée.

 

Dès que Marie-Louise est arrivée à Compiègne, il s'empare d'elle, sans attendre le prêtre et l'officier civil, tant il a hâte de posséder sa fortune. En cette fille des Césars, ce qu'il étreint, c'est, dans le passé, toute sa race à elle ; c'est dans l'avenir, toute sa race à lui. Il est tellement empli de l'orgueil d'avoir réalisé son rêve, que cette femme, point belle, mal construite, à poitrine de nourrice, par ailleurs maigre et comme clique, piquetée de points rouges de petite vérole, lui paraît belle. Elle se sauve par la peau blanche, les yeux bleus à Heur de tête, les jolis cheveux blonds, les pieds et les mains trop petits, mais ce n'est point là ce qu'il admire, c'est ce nez, cette bouche, cette mâchoire, cette lèvre : l'Autriche ! Il en rêve, il s'hypnotise à les regarder ; il ne voit que cela. Il est amoureux et de quelle curieuse façon : ce fut d'abord d'un rêve d'ambition, et, ce rêve ayant revêtu la l'orme tangible d'une femme, c'est à présent de la femme même.

Toutefois, si amoureux qu'il soit, si désireux d'avoir un fils, si heureux des espérances qu'il peut former, par un défaut de réflexion qui étonne chez un homme de quarante et un ans, il entraîne sa jeune femme dans une de ces courses à travers l'Empire, où, par les étapes en voilure, il se repose des réceptions, des bals, des audiences et des inspections. Il croit avoir assuré a sa jeune femme toutes ses aises en la laissant, parfois, dans le cas de mauvais air, un jour ou deux en arrière, parfois en retardant les départs jusqu'à des. huit heures du matin..Mais combien de fois l'on pari à cinq heures, et, si tôt qu'on arrive au gîte, la corvée commence pour durer jusqu'à des minuit et, le lendemain elle recommence. Malgré les huit chevaux et le train doré glacé de vert, la berline impériale n'en cahote pas moins sur les routes de la Belgique, et surtout du Brabant et de la Zélande ; et l'on ne saurait ni abréger le voyage, ni changer l'itinéraire, ni modifier les programmes. Les peuples attendent, les fêtes sont préparées et la popularité des souverains dépend pour une part c'e l'exactitude qu'ils montrent. Malgré la fatigue, malgré une entorse qu'elle a prise à Anvers, Marie-Louise, habituée à obéir, suit sans se plaindre, et elle est grosse. Peut-être n'a-t-elle pas osé l'avouer à l'Empereur, car sa timidité est maladive, mais elle l'a annoncé en Autriche. J'ai déjà des espérances, a-t-elle écrit, mais trop peu fondées pour que j'en puisse parler. Elle écrit cela le 11 mai, de Middelburg, où elle se repose deux jours ; le 13, elle regagne Anvers, le 14 Lacken et, le là, quand, au théâtre de la Monnaie, à des vers débités eu son honneur, elle veut se lever pour remercier les claqueurs, elle tombe raide. On ne' quitte pourtant qu'après les Prétendus de Lemoyne, et, ensuite, à Lacken, il y a audience et présentations, et, le lendemain, la visite aux manufactures et le bal de la ville, et de même les jours d'après, à Gand, à Bruges, à Ostende, à Dunkerque, à Lille, a Dieppe, à Rouen !

A peine rentrés à Paris, on a, le 10 juin, la fête à l'Hôtel de Ville avec le quadrille d'honneur, où l'Impératrice figure, avec le roi de Westphalie, en face de la reine de Naples et du vice-roi, et où la princesse Pauline et le prince Esterhazy font vis à vis à Mme Péan de Saint-Gilles et à M. de Nicolaï ; le 11, la fête à Neuilly chez la princesse Pauline, le 21, la fête chez le ministre de la Guerre, le 21, la fête à l'école Militaire, le 2 juillet, la fête à l'hôtel Schwarzenberg, et, quand on ne danse pas en grand gala, petit bal ou spectacle ; dans le jour, chasses, revues, parades, audiences, présentations ; par dessus, l'Empereur apprend à l'Impératrice à monter à cheval, joue aux barres avec elle, la poursuit dans les parterres, gamin, parfois brutal, car c'est sa façon de se croire aimable.

Malgré tout, elle est enceinte, — ou elle le croit. Je suis doublement heureuse maintenant, écrit-elle à son père le 2 juillet, puisque le médecin m'a assuré que j'ai des espérances depuis le mois dernier. Dieu veuille que cela soit vrai, car l'Empereur en a une joie infinie. Fini à présent pour elle de la danse et du cheval, mais fini pour l'Empereur des voyages et des déplacements. Il ne prend plus que des plaisirs que sa femme peut partager. Dès le 13 juillet, il a fait part de la nouvelle à Jérôme. C'est le bruit général : la grossesse de l'Impératrice est indubitable et sera déclarée sous peu, écrit, le 22, le roi de Wurtemberg à sa fille. Au reste, le 26, Napoléon en fait l'annonce formelle à son beau-père : Je ne sais, lui écrit-il, si l'Impératrice vous a fait connaître que l'espérance que nous avions de sa grossesse- acquiert tous les jours de nouvelles probabilités et que nous avons toutes les sûretés qu'on peut avoir à deux mois et demi.

Ainsi la grossesse remonterait au Il avril ; elle devrait avoir son terme au début de janvier. Les symptômes éprouvés antérieurement au mois de juillet étaient-ils à ce point trompeurs, ou bien un accident s'est-il produit qui a passé inaperçu, et une grossesse nouvelle s'est-elle greffée sur la première ? Les deux mois et demi ne font pas honneur à la science : Pourtant l'Empereur a choisi ce qui est le plus réputé, la gloire de l'obstétrique. Antoine Dubois, qu'il a chargé de suivre, de concert avec Corvisart, la grossesse de l'Impératrice est, depuis la mort de Baudelocque, survenue le 1er mai, l'accoucheur en renom. Il a été de l'expédition d'Egypte et a fait partie de l'Institut ; il a dirigé, depuis 1802, la Maison de Santé municipale qui plus tard recevra son nom, et il vient de succéder à Baudelocque à la Maternité. Mais Baudelocque, malgré sa notoriété, en savait-il plus que Dubois, et n'avait-il pas endossé la terrible affaire Tardieu ? Ce n'est qu'a la fin de juillet que Dubois et Corvisart reconnaissent qu'ils se sont trompés et que l'Impératrice est entrée seulement en août dans le deuxième mois de sa grossesse.

C'est là désormais l'unique affaire. L'Impératrice gardera-t-elle ou non son déjeuner ? Aura-t-elle des faiblesses et des évanouissements ? Sera-t-elle gaie ou triste ? Tout cela importe à la grossesse, et la grossesse, c'est la dynastie. L'Impératrice d'abord n'admet point que son mari la quitte, et Napoléon se soumet à prendre les heures qui lui plaisent, a déjeuner longuement avec elle, à faire avec elle la belle promenade, à dîner avec elle, à passer ses soirées près d'elle. Il ne bouge point de la résidence qu'elle adopte, et, pour elle, il laisse en suspens les difficultés majeures qui résultent des idées qu'a inspirées le mariage autrichien, et dont la grossesse même a amené la réalisation.

La famille ancienne a disparu en effet devant la famille nouvelle : celle-là est dépouillée pour celle-ci. L'Empire qui ne sera jamais assez vaste pour les héritiers attendus s'étend comme une tache d'huile. Ce n'est pus assez que Napoléon ait dépouillé Eugène de l'Italie, il prend la Hollande à Louis et au fils de Louis ; il prend à Jérôme un huitième de la Westphalie, à Joseph un quart de l'Espagne. En cette année 1810, il incorpore à l'Empire les départements du Tibre et du Trasimène qui furent les Etats du Pape ; les départements des Bouches-de-l'Escaut, des Bouches-du-Rhin, des Bouches-de-la-Meuse, du Zuyderzée, de l'Essel supérieur, des Bouches-de-l'Essel, de la Frise et de l'Ems occidental qui faisaient les Etats de Louis ; les départements de l'Ems oriental, de l'Ems supérieur et de la Lippe qui appartenaient à Jérôme ; tes départements des Bouches-du-Weser et des Bouches-de-l'Elbe qui étaient les Villes hanséatiques ; enfin le département du Simplon qui fut la République du Valais : seize départements, un cinquième de l'ancienne France, combien plus comme étendue, comme population, comme renommée : Rome, Amsterdam, Hambourg ! Encore, sans demander le sénatus-consulte, a-t-il effectivement réuni les provinces en deçà de l'Ebre qu'il a divisées entre six gouvernements généraux et les Provinces illyriennes qui, dotées d'un gouverneur général le 11 octobre 1809, ne seront organisées en sept provinces que le 15 avril 1811.

Chaque jour disparaît une des royautés feudataires créées depuis six années à peine. Napoléon dispose à son gré des couronnes qu'il a distribuées. Rien n'est plus stable dans le Grand-Empire, tout y dépend d'un geste du maître, et le maître ne paraît pas ; à peine s'il écrit des ordres brefs, impérieux et courroucés. Il reste auprès de sa femme et lui tient société. Que répondre lorsqu'elle lui dit qu'elle ne veut pas qu'il la quitte, et que s'il pari, elle le suivra ? Ce serait la dynastie en péril ; il s'incline donc et il reste. Fini du voyage en Italie par qui se trouveraient réglées, avant que la querelle ne devienne aiguë, les affaires de Mural ; 'fini du voyage en Hollande, si nécessaire après l'annexion, pour examiner sur place les intérêts des populations avant de leur imposer l'organisation française : fini surtout de la campagne dans la Péninsule où seul le maître pourrait imposer une solution ; pour ranger Joseph a ses desseins, pour contraindre les maréchaux à obéir, pour relever le moral des soldats, il faut sa présence, mais l'Impératrice est enceinte et il reste. Même un déplacement d'une semaine ne lui est pas permis : il doit aller inaugurer à Cherbourg les travaux du port Napoléon : Cherbourg attendra ; l'Impératrice est enceinte.

Il tourne donc autour de Paris, et de Saint-Cloud à Rambouillet, à Paris, à Trianon, à Fontainebleau, il va, vient, passe, pour user en petits voyages cette activité qu'il ne peut employer aux grands desseins. Il perd aux cérémonies et aux fêtes des heures précieuses pour les affaires. Il assiste aux petits jeux, aux parties de pêche, aux farces où Borghèse est le plastron. Il s'ingénie, en amant heureux, à préparer des divertissements ; il s'évertue, en époux attentif, à ouater la vie de sa compagne, à deviner ses goûts, à satisfaire ses fantaisies, surtout à n'éveiller en elle aucune contrariété qui puisse nuire à l'enfant qu'elle porte.

Pourtant, a des jours, il n'y tient pas : il lui faut de l'air, de l'espace, des temps de galop ; il oublie que l'Impératrice le suit, il oublie quels ménagements elle mérite, et il va, il court, comme emporte par son corps. Le 21 août, à cinq heures du matin, il part de Saint-Cloud à cheval, l'Impératrice en calèche. Il attaque dans le bois de Meudon un cerf qui, en moins de deux heures, mène les veneurs aux tailles de Rambouillet ; à sept heures et demie, le cerf est pris ; à neuf heures et demie, l'Empereur est à Jouy-en-Josas, où il fait visitera l'Impératrice la manufacture d'Oberkampf ; il y déjeune, et après midi il rentre à Saint-Cloud. Il est ravi de sa petite promenade, et, devant les dames du Palais fourbues, tombant de sommeil dans le salon de service, il n'a pas l'idée qu'une telle course peut compromettre ses espérances.

Ce qu'il veut d'abord, c'est ne point contrarier Marie-Louise : ainsi, ne manque-t-elle pas un des trois laisser-courre de la semaine ; ainsi, assiste-t-elle à toutes les chasses à tir dans les bois avoisinant Versailles ; ainsi, parce qu'elle aime rester au spectacle jusqu'au rideau tombé, faut-il qu'il soit près d'elle. Napoléon est le prisonnier de sa dynastie. L'orgueil qu'il en éprouve est aussi grand que sa joie ; mais, bien que nul n'en ignore, bien que, à chaque voyage qu'il fait à Paris, il se plaise, en menant l'Impératrice à la Comédie-Française ou à l'Opéra, à faire constater les progrès aux Parisiens, il n'a pas encore rendu la nouvelle officielle. H attend, pour déclarer la grossesse, qu'elle soit à la moitié du terme. Peut-être surtout veut-il en faire coïncider la déclaration avec l'arrivée d'un hôte dont il souhaite ardemment la venue, l'empereur d'Autriche, qui rendrait ainsi, avec une suite moins nombreuse et moins bruyante, les deux visites que fit sou gendre à Schœnbrunn. C'est à Fontainebleau qu'il l'espère, et la Cour va y partir.

 

Il serait hors du caractère de Napoléon qu'un tel événement qui remue toutes ses fibres ne provoquât en lui aucun retour sur les besoins de la Nation, ne lui suggérât point des mesures d'utilité générale dont bénéficiât le peuple entier. Napoléon est ainsi fait que toute joie et toute douleur qui surviennent dans sa vie privée ont leur répercussion nécessaire sur ses actes publics, s'érigent en institutions durables, s'attestent par des lois ou des décrets dont, après un siècle, le bienfait est toujours sensible.

La grossesse, par un rapprochement d'idées presque inévitable, a attiré l'attention de l'Empereur a la fois sur la situation des femmes enceintes et sur la condition des nouveau-nés. Que des aumônes soient largement répandues, cela est de règle et comme de style, mais cela est passager et sans avenir. Il y a mieux ; et d'abord c'est l'établissement, comme institution d'Etat, de la Société de Charité Maternelle.

Sans doute, cette société existait depuis 1784, où elle fut fondée par Mme de Fougeret, née d'Outremont, fille d'un administrateur des hôpitaux de Paris et femme d'un receveur général. Mme de Fougeret s'était proposé d'empêcher l'exposition des enfants légitimes à l'Hospice des Enfants trouvés, d'assister à domicile les pauvres femmes en couches, et de les assister dans les premiers soins à donner aux enfants. Grâce en partie y la duchesse de Cossé qui s'honorait du titre de Supérieure des Enfants trouvés, elle parvint à grouper un certain nombre de femmes de la Cour et de la Ville qui lui fournirent, outre une cotisation annuelle, une collaboration active. La société, qui avait obtenu sa consécration officielle le 1er mai 1788, lorsque la Reine en eut accepté la présidence, reçut ainsi de 1788 à 1790, 147.000 livres et assista W\ enfants. Protégée par la Constituante, persécutée par la Convention, elle fut dissoute de fait, sous la Terreur, par l'emprisonnement de sa fondatrice. Lorsque Mme de Fougeret sortit de prison, son mari avait été guillotiné le 23 floréal an II, sa fortune était confisquée ; d'ailleurs où trouver des collaboratrices et des souscripteurs ?

Dès l'an IX, tant la charité est active, la société se reforme sous la présidence de Mme Chatillon de Béthune, ci-devant princesse souveraine d'Enrichemont et Boisbelle, avec Mme Eugène de Montmorency-Laval, née Béthune-Sully, et Mme Dupont de Nemours pour vice-présidentes ; la secrétaire est Mme Pastoret, née Houillé de l'Etang, dont le mari, rallié d'apparence, n'est qu'un royaliste de la nuance de Dupont. A de tels noms, le Gouvernement consulaire eût pu prendre l'éveil ; il applaudit. Le Moniteur du 8 germinal an IX enregistre officiellement le rétablissement de la société. Le ministère de l'Intérieur lui alloue tout de suite 1.000 francs de subvention et, en l'an X, 11.000. Tous les membres de la famille Bonaparte s'inscrivent pour des sommes importantes : Joséphine cent louis par an, Hortense vingt-cinq, chacun en proportion. Des vingt-huit dames administrantes deux seulement tenaient par leurs maris au nouveau régime, et pourtant c'était le Gouvernement qui fournissait la majeure portion des ressources ; ainsi, de 1801 à 1810, la moyenne des recettes, — qui, en 1806, grâce à une subvention spéciale de 21.000 francs donnée par l'Empereur, atteignent l'apogée de 65.659 francs, — est de 48.111 francs, dont plus de la moitié — 29.000 francs environ, — est fournie par l'Impératrice, la Famille impériale, le ministre de l'Intérieur, la Banque de France, l'administration des Hospices, celle des Octrois etc. Avec ces faibles moyens, la société secourt en moyenne 100 mères de famille, protège, jusqu'à l'Age de quinze mois, 110 enfants, sur lesquels il n'en meurt que 91, — proportion alors très satisfaisante puisque, selon les recherches de Dupré de Saint-Maur, très peu antérieures à la Révolution, la proportion de la mortalité, infantile était, à Paris, de 4 sur 13, et que, pour les enfants protégés, elle se trouve réduite à 2,5 sur 13.

L'institution avait démontré son utilité ; elle avait porté des fruits, mais non pas tous ceux que Napoléon en attendait ; lors du Mariage, il pensa à la réorganiser, demanda les statuts au ministre de l'Intérieur, constata que, n'étant pas autorisée, la société n'avait qu'une existence précaire et conclut : Le bien qu'elle fait est peu de chose. Il manifesta donc l'intention de lui attribuer une dotation sur son domaine extraordinaire, à condition qu'il approuvât le règlement et fît lui-même les nominations. De là, le décret du 5 mai 1810 par lequel, voulant honorer et encourager la bienfaisance publique envers les mères indigentes, les placer sous une protection auguste et spéciale, et donner à l'impératrice Marie-Louise une preuve particulière de son affection, l'Empereur renouvelle la Société Maternelle, l'établit, non seulement à Paris, mais dans les quarante-quatre lionnes-villes, et lui assigne pour but de secourir les pauvres femmes en couches, de pourvoir à leurs besoins et d'aider à l'allaitement de leurs enfants. La Société sera administrée par un grand conseil directeur, avec des conseils d'administration dans chaque ville. Le nombre des dames devant composer les Sociétés maternelles est fixé à mille, payant annuellement 1.000 francs chacune, et la dotation sur les fonds généraux du Domaine extraordinaire est de 500.000 francs.

Cette décision, prise le 5 mai à Anvers, coïncide exactement avec les premiers symptômes de la grossesse prétendue ; ensuite, l'Empereur laisse ; dormir l'affaire jusqu'au moment où il n'y a plus de doute sur sa paternité prochaine. De Rambouillet, en juillet, il écrit à Bigot de Préameneu d'envoyer des instructions aux préfets pour qu'ils préparent d'urgence les listes des dames. Le choix qu'il fait ainsi du département du ministre des Cultes, aussi bien que la nomination de Fesch comme secrétaire général, indique assez que, de lait et de droit, la Société sera placée sous les auspices de la religion, promotrice unique de la charité.

Dès le 27 août, la première liste, comprenant cinq cents noms de dames, est remise au grand aumônier qui, le 29, la présente en audience solennelle à l'Impératrice : sur cette liste, trois princesses, trente-six daines du Palais, femmes de grands officiers, duchesses, etc., puis quantité de femmes de généraux, de sénateurs, de préfets et de fonctionnaires. Au milieu, quelques ouvrières de la première heure, mais combien peu. La cotisation annuelle, quoique réduite de 1.000 à 500 francs, est hors de leurs moyens. Fesch, en annonçant que les souscriptions montent à plus de 600.000 francs, ajoute qu'il mettra sous les yeux de l'Impératrice, au mois de décembre seulement, la liste complémentaire ; cela montre le peu d'empressement des souscripteurs.

Le 19 décembre, l'Empereur organise le Conseil général, mais il ne donne à remplir que cinquante places sur cent, afin d'en laisser moitié aux cinq cents dames qui ne sauraient manquer de s'inscrire. Il étend en même temps la Société aux villes chefs-lieux de préfecture. Dans chacune, un conseil d'administration sera mis en activité dès qu'on aura pu grouper, à Paris, deux cents dames, ailleurs, vingt, dix ou même cinq. Le 20, l'Impératrice nomme aux places du Conseil général : la comtesse de Ségur, femme du grand maître, et la comtesse Pastoret sont vice-présidentes, le grand trésorier de la Légion, comte Dejean, est trésorier, le prince archichancelier, le chancelier du Sénat, M. Laplace et M. de la Rochefoucauld-Liancourt, sont conseillers. La Cour a pris la plupart des places ; l'ancienne noblesse a fourni Mmes de Brienne, de Choiseul-Gouffier et de Gontaut-Biron ; mais le ministre a fait une part à l'élément bourgeois dont on recherche les souscriptions et, après de sérieuses enquêtes, où les polices ne se sont pas ménagées, il a choisi bon nombre de femmes de maires de Paris, de censeurs et de régents de la Banque, de notaires, de grands industriels, même de gros commerçants.

Cela fait bien des noms et beaucoup d'argent ; cela fait-il à proportion du dévouement et de la charité ? Pour se faire bien venir du souverain, on a crû sa souscription la première année, mais on se tient quille des devoirs avec le certificat qu'a délivré sur parchemin l'Impératrice et Reine, suffisamment informée des principes de religion et de charité comme généralement de la conduite exemplaire de Mme X***. On aspire à être du Grand conseil parce que c'est une occasion de s'avancer et une dignité dont on reçoit le brevet des mains de l'Impératrice, bien informée que Mme X*** réunit les vertus, les lumières et les talents nécessaires pour remplir les devoirs que lui impose le titre ; mais, hors des séances solennelles, on n'a garde de se montrer.

Aussi, pour recruter la Société, l'Empereur, dès le 25 juillet 1811, devra statuer par décret que l'on recevra désormais toutes les souscriptions inférieures à 500 francs ; pour la faire fonctionner, il devra admettre dans le Comité central six dames élues par le conseil d'administration de Paris, introduire dans ce conseil les dames qui ont composé le bureau de l'ancienne société, et, de cette façon, atténuer, sinon le caractère officiel, au moins le caractère gouvernemental de l'institution.

Grace à quoi, sans donner tous les résultats qu'il en attendait, sans étendre, comme il y comptait, les bienfaits de l'assistance à l'Empire entier, — car, dans les départements, quinze conseils d'administration paraissent seulement avoir été mis en activité, — la Société, à Paris du moins, peut admettre, par année, aux secours, de 1.000 à 1.100 femmes, à chacune desquelles elle verse, pour frais de couches, layette, mois de nourrice, etc., une somme de 120 francs, portée en 1812 à 138 francs. L'Empereur charge en outre les dames de la Société de distribuer certains secours extraordinaires (10.000 francs en 1811, 272.000 francs en 1812, etc.).

Le gouvernement de Louis XVIII confisqua la dotation octroyée par l'Empereur ; il la remplaça par une allocation annuelle sur qui les gouvernements postérieurs ont réalisé successivement des économies jusqu'au jour où, sous quelque prétexte, ils l'ont abolie. Grâce pourtant à la loi fondamentale que Napoléon lui a imposée, grâce au prodigieux essor qu'il lui a donnée, l'institution, réduite aux seules ressources que lui fournit la charité privée, subsiste après un siècle écoulé, et rend encore des services.

Par là, un des buts a été atteint : prévenir les effets de la misère chez les mères indigentes, les déterminer à conserver leurs enfants, les encourager à les soigner, propager la vaccine et diminuer la mortalité ; mais il ne s'est agi là que des enfants légitimes, il faut faire la part des autres, des enfants trouvés, abandonnés ou orphelins. C'est l'objet d'un décret rendu le 19 janvier 1811, par lequel sont réglés tous les détails concernant les enfants dont l'éducation est confiée à la charité publique. L'Empereur en fait une dépense d'Etat à laquelle il est pourvu par une somme annuelle de quatre millions ; en cas d'insuffisance, les hospices et les communes sont appelés à contribuer. Le tour établi dans chaque hospice, la mise en nourrice, la fourniture de la layette, l'envoi en pension, de six ans à douze ans, chez des cultivateurs ou des artisans, le droit attribué au ministre de la Marine de prélever les mousses, de l'Age de douze ans, nécessaires au service de mer, l'apprentissage des autres sujets jusqu'à vingt-cinq ans, les formes dans lesquelles la pension est payée, celles par qui s'opèrent la reconnaissance et la réclamation, celles par qui est établie la tutelle des enfants trouvés et abandonnés, tout presque de ce décret mémorable subsiste, après un siècle, tel que Napoléon l'a institué.

N'est-ce pas à la même suggestion qu'il faut attribuer la série des décrets rendus, de juillet 1810 à février 1811, pour créer et organiser six maisons d'éducation destinées aux orphelines des légionnaires morts pour le service de l'Etat ? Sans doute, par un décret du 24 frimaire an XIV, des maisons analogues ont déjà été instituées, mais, aussi bien par l'instruction qu'on y donne que par la pension de 1.000 francs qu'on exige des élèves payantes, par le droit d'entrée et le versement annuel de 400 francs qu'on demande aux gratuites, les Maisons Napoléon d'Ecouen et de Saint-Denis ont pour objet de former des femmes destinées à figurer dans le monde, et à posséder quelque fortune. Tout autre est l'objet que l'Empereur se propose par le décret du 15 juillet 1810 : c'est de pourvoir à l'éducation des filles de légionnaires laissées sans assistance par la mort de leurs pères ou de celles dont les pères veufs sont appelés par leur service dans des contrées étrangères. Leur éducation sera donc fort différente : on leur apprendra, d'abord à connaître leur religion, puis à lire, à écrire, à compter et à travailler de manière qu'elles gagnent leur vie. La pension sera calculée sur le pied de 400 francs, et moitié des élèves sera à bourse pleine, moitié a demi-bourse. Leur nombre total sera de six cents, reçues depuis l'âge de quatre ans jusqu'à celui de douze, et elles seront nourries et entretenues jusqu'à vingt et un. Elles seront réparties en six maisons ou couvents, à clôture stricte, placées sous la protection de la princesse protectrice des Maisons Napoléon et sous la direction de Mme de Lezeau, supérieure des Dames de la Congrégation des Orphelines. Des décrets successifs des 21 septembre, 15 octobre 1810 et 15 février 1811 organisent les trois premières maisons, l'une dans la maison dite de Corberon, rue Barbette, au Marais, achetée 215.000 francs le 23 novembre 1810, la deuxième à l'Abbaye des Barbeaux, près Fontainebleau achetée 110.000 francs le 26 novembre 1810, la troisième à l'Abbaye des Loges, près Saint-Germain-en-Laye, achetée 110.000 francs à la même époque. Bien que, à travers un siècle, cette institution ait été sensiblement modifiée et qu'elle ait perdu en dignité, en importance et en caractère, elle n'en subsiste pas moins, et, comme les deux autres, celle de la Charité maternelle et celle des Enfants-Trouvés, elle atteste par ses effets l'émotion que la paternité prochaine a apportée à Napoléon, et que, par un naturel effet, de son caractère, il a appliquée au bien de son empire.

Est-ce assez ? N'est-il pas d'autres enfants, et, après les orphelins et les abandonnés. Napoléon ne doit-il pas penser à tresser, entre son fils qui va naître et les fils des grands de son empire, des liens que la religion et la reconnaissance rendront indissolubles ? Depuis longtemps il a ajourné le baptême de quantité d'enfants qu'il a promis de nommer. L'occasion est bonne d'attacher la déclaration de la grossesse à une telle manifestation, et, à défaut de la visite vainement attendue de l'empereur d'Autriche, c'est là une cérémonie opportune et qui peut être grandiose. Tous ces enfants que l'Empereur adopte en leur imposant son nom précèdent et annoncent le roi de Rome. Ils s'appellent Berthier, Daru, Dejean, Lacuée, Maret, Champagny, Larrey, Mortier, Victor, Caffarelli, Becker, Colbert, Curial, Defrance, Gobert, Gros, Junot, Lagrange, Lauriston, Lemarois, Rampon, Beauharnais, Duchâtel, Turenne, et à leur tête est le fils de Louis, Louis-Napoléon. Parmi eux, le Roi de Rome trouvera des compagnons pour son enfance, ides émules pour ses premières armes, des ministres H.dos conseillers pour son gouvernement, des généraux pour ses armées. Cette élite de l'Empire lui fera cortège à travers la vie et chacun de ceux qui la forment, marqué au front du nom indélébile qu'imprima Ponction sacrée, devra à Napoléon II un dévouement plus intime, une plus entière abnégation, une fidélité plus ferme et qui ne reculera point devant l'entier sacrifice...

C'est une belle cérémonie, celle du 4 novembre. Les mères, parant de leurs plus belles dentelles leurs enfants, tous, quel que soit l'âge, vêtus de chemises de batiste brodée, rivalisent de toilettes somptueuses et découvertes dans le froid de la chapelle de Fontainebleau. A travers les galeries, le cortège impérial se déroule comme aux jours dynastiques, toute la Cour, tous les officiers en grand costume, manteau compris. Malgré Fesch, l'Empereur a, par pitié pour les enfants, abrégé les formes, mais bien qu'il ait lui-même conçu et réglé cette pompe, il la trouve longue et voudrait qu'on dépêchât. Avant le spectacle, il offre en présent, à chacune des mères, son portrait avec celui de l'Impératrice monté en un médaillon qu'enrichissent 5.000 francs de diamants. On gardera les diamants, mais les portraits ?

C'est là l'affirmation de la grossesse, pas encore pourtant la déclaration. Sans doute, le ministre de l'Intérieur, Montalivet a, le 25 octobre, annoncé aux préfets que l'Impératrice est enceinte : C'est, a-t-il dit, ce qu'a pu voir la nombreuse cour admise à lui présenter ses hommages, mais, a-t-il ajouté, l'usage étant de ne faire des prières que lorsque la grossesse est à la moitié du terme, la nouvelle officielle doit être différée d'un mois. L'Empereur n'attend pas jusque-là. Dès le Il novembre, ses lettres aux évoques sont préparées : Mon cousin, écrit-il au cardinal archevêque de Paris, c'est avec une satisfaction infinie que je puis vous annoncer l'heureuse grossesse de l'Impératrice, ma très chère épouse et compagne. Cette preuve de la bénédiction que Dieu répand sur ma famille et qui importe tant au bonheur de mes peuples, m'engage à vous faire cette lettre pour vous dire qu'il me sera très agréable que vous ordonniez des prières particulières pour la conservation de sa personne. Sauf la demande de prières, lettre presque semblable au président du Sénat. Deux jours après, lettre à l'empereur d'Autriche écrite en style de chancellerie, moins sans doute à cause de la déconvenue que pour suivre exactement le protocole et la tradition ; car on l'a calquée sur celle qu'écrivit Louis XVI pour annoncer la grossesse de Marie-Antoinette et on l'envoie par un écuyer, le baron de Mesgrigny, dont la femme va être nommée sous-gouvernante : Marie-Louise, bien autrement déçue par l'abstention de son père, ne lui garde point rancune ; elle espère qu'à présent le cher papa ne la refusera point et que, pour rendre sa joie absolument parfaite, il ne manquera pas de venir à Paris après la naissance de son petit enfant pour faire sa connaissance.

L'enthousiasme officiel n'attendait que ce signal : la chaire sacrée retentit des mêmes accents que la tribune du Sénat, et une telle rivalité s'établit dans l'adulation que l'on ne sait ce qu'il faut admirer davantage de la fécondité des orateurs ou de l'énormité de leurs louanges. Ils ne laissent plus d'hyperboles aux poètes, et Esménard, qui est de la police, reste dans son Ode à Napoléon le Grand, au dessous de Mgr de Boulogne, qui est évêque de Troyes. N.-E. Lemaire, apud Imperatoriam studiorum Universitatem in Parisina litterarum humaniorum Facultate poeseos latinæ professor, essaie du latin, mais quand son latin est mis en vers français par M. Legouvé, membre de l'Institut et de la Légion d'honneur, c'est un bel éclat de rire à ces vers :

Fort du génie actif qu'il obtint en partage

Ton père à chaque instant t'en fonde l'héritage

et les gens de goût notent sur la brochure : Tif tint en tage. Ton tant t'en lage. Les chanteurs de la rue — chanteurs du Gouvernement, un degré au dessous d'Esménard, — n'ont pas meilleure fortune, quand, sur l'air de Romainville, ils chantent l'Heureuse nouvelle ou les Français au comble de leurs vœux :

Grâce à l'hymen, grâce à l'amour

Louise sera mère

Son sein, sa taille en leur contour

L'annoncent en ce jour.

ou bien :

Louise débonnaire

Par sa fécondité

Fera jouir la terre

De la tranquillité.

La foule rit, et nul ne reprend au refrain. De même pour la romance que L.-J. Bailly a cédée à Hugoulin, dit Aimable, et qu'on vend autrement au bas d'une gravure, Heureux pressentiment, où Marie-Louise chante, assise à son clavecin entre le portrait de l'empereur et la bercelonnette de son enfant :

UN FILS ! ! ! Je le dois à LA FRANCE

Et DIEU que mon cœur implore

Dans sa bonté, dans sa clémence

A mon époux l'accordera !

Même à l'Opéra, le 30 novembre, quand, en présence de Leurs Majestés revenues de Fontainebleau, l'on donne l'Alceste de Gluck, que, à un moment, le grand prêtre s'avançant vers la statue d'Apollon, prononce, sur delà musique de Méhul, ces vers d'Esménard :

Apollon, la faveur céleste

De l'obscur avenir m'a dévoilé le sein

Et la fécondité d'Alceste

D'un siècle de bonheur est un gage certain...

les spectateurs auxquels, par un soin ingénieux et délicat, l'administration a distribué des bouquets de laurier rose et de myrte qu'ils doivent agiter dans l'enthousiasme vers la loge impériale, s'étonnent au métier qu'on leur donne à faire et en laissent le soin aux gens de police.

Malgré l'effort tenté pour susciter l'allégresse publique, elle demeure officielle. Autant le mariage a remué les esprits, autant la grossesse les laisse indifférents. La masse de la nation n'en semble pas atteinte. Cet événement qui seul, dans l'esprit de Napoléon, peut consolider son pouvoir, dissiper les inquiétudes, assurer l'avenir ; en vue duquel il a sacrifié la femme qu'il aimait, ses frères et sa famille ; par qui il voit s'ouvrir des perspectives a l'infini de puissance et de gloire, n'émeut point, en ce peuple, l'idée de la stabilité, la confiance du définitif, la conviction que quelque chose est fondé à quoi son avenir soit lié. L'a-t-il trop attendu et trop escompté ? Est-il las à la fin d'espérances et, à force d'avoir été déçu, a-t-il perdu la foi ? Est-ce l'attente d'une guerre toute proche et qui semble inévitable ? Est-ce le mécontentement de la disette récente, de la conscription continue ? Est-ce, dans ce pays assoiffé d'égalité, l'éveil des inquiétudes sur les faveurs accordées aux ci-devant, faveurs de cour qui en font craindre bien d'autres ? Tant que Napoléon sera là, il tiendra la balance, mais que sera-ce d'un régime où les nobles occupent toutes les avenues du pouvoir, forment seuls la cour, se sont emparés de toutes les grandes places et maîtres de l'Impératrice autrichienne, le seront de l'Empereur et de l'Empire ?