NAPOLÉON ET SON FILS

 

II. — L'HÉRITIER NATUREL.

 

 

(1807-1810)

 

La naissance de Léon. — Napoléon acquiert la certitude qu'il peut être père. — Le système de l'adoption est condamné. — Napoléon divorcera. — Ménagements, transitions qu'il y porte. — Problèmes divers à résoudre. — Épousera-t-il ensuite une grande-duchesse de Russie ? — Avantages que présente en apparence le Mariage russe. — Hostilités que rencontre l'Empereur. — Dégoûts qu'il reçoit. — Le Mariage russe tel qu'il lui apparaît — L'Autriche s'offre à lui. — Illustration d'une telle alliance. — Son caractère. — Le type autrichien signe de noblesse. — Ce qu'il est au vrai. — L'archiduchesse Marie-Louise, ayant presque uniquement du sang de Habsbourg et de Bourbon, est doublement une dégénérée, et ses descendants seront tuberculeux ou fous. — Le rêve dynastique. — Le Sénatus-consulte dû 30 janvier 1810. — L'annexion de Rome et des États romains. — Le titre de Roi de Rome. — Le Sénatus-consulte du 17 février. — Eugène dépouillé de l'Italie. — Redoublement des constructions navales.

 

D'une passade sans conséquence avec une vague lectrice de sa sœur, Caroline Murât, Napoléon a eu un fils. Il n'en peut douter : cet enfant est de lui ; pour la première fois, le 13 décembre 1806, à l'aube de sa quarantième année, il acquiert cette conviction qu'il peut être père. Dès lors, tout est transformé dans ses desseins, tout revêt un aspect différent, et les idées auxquelles jusque-là il s'était attaché s'estompent et s'effacent. Il a pensé, dans le Grand-Empire tel qu'il le constituait, introduire largement le régime romain de l'adoption ; par elle, agréger à sa maison tous ceux qui, à un mérite personnel, joindraient un semblant de pareille ou d'alliance : imposer par un nouveau baptême son nom impérial à tous les mâles dont il ferait des souverains, à toutes les filles qu'il établirait dans d'autres États, et, seul Auguste, étendre ainsi sur l'Europe des dynasties de Césars. A l'Empire même, il réservait celui de ces Césars qu'il estimait le plus près de son sang, mais l'enfant Napoléon est mort, et, presque en même temps, l'expérience du petit Léon s'est trouvée probante. Hérédité collatérale, hérédité adoptive, qu'est-ce près de l'hérédité naturelle ? C'est de lui-même, de lui seul, que sa race doit sortir, c'est à elle que l'Empire revient : c'est pour elle qu'il travaille : c'est par elle qu'il assurera à travers l'éternité des temps l'immortalité de son nom.

Dès ce moment, dès les premiers jours de 1807, tout est subordonné a l'idée maîtresse. Napoléon y porte des tempéraments ; il ménage des transitions ; il l'emplit ses engagements, mais, au tond de tous ses actes, l'idée persiste et se retrouve. Il mettra près de trois années à la réaliser, car les difficultés abondent, d'ordre intime comme d'ordre politique, et, peut-on dire, d'ordre social.

D'abord, rompre des liens qui, depuis dix ans, lui sont devenus chers, bannir de son lit celle qui, aux heures de sa naissante gloire, lui enseigna la volupté et se fit son institutrice d'amour ; qui, depuis, associée à sa fortune croissante, modéra à des jours ses ambitions, adoucit ses colères, ouvrit ses yeux sur le monde, sur la vie française, lui apprit les êtres et les choses, les façons et les paroles, et qui, par tout cela qu'il ignorait et qu'elle savait, lui parut supérieure ; chasser des enfants que depuis dix années il s'est habitué à regarder comme les siens, sur le dévouement desquels il compte, au cour desquels il s'est confié, témoins et acteurs dans l'intimité de sa vie, celle vie qu'il faut à présent recommencer en brisant l'ancienne vie. Chaque Ibis qu'un homme déplace son existence ou qu'il en change l'ordre intime, quelque, chose de lui meurt, et, dans sa mémoire assombrie, ce passé est un cadavre qu'il traîne.

Fn politique, que de problèmes à résoudre qui. durant celle guerre même, se sont imposés à son attention ! La Russie d'abord, puisqu'elle devient alliée. Sera-t-elle de bonne toi ? Tiendra-t-elle ce qu'il en attend ? Marchera-t-elle franchement dans la voie qu'il lui ouvre, et, dans ce partage du monde où il la convie, saisira-t-elle, que son intérêt n'est point de poursuivre en Occident la politique où elle a été engagée par les Allemands qui l'oppriment, mais d'embrasser en Orient une politique nationale qui lui assure, avec un immense empire, un champ d'activité digne de sa force ? L'Espagne ensuite, puisqu'elle s'est rendue ennemie ; que, à l'heure où la France lui fait avec l'ombre de Frédéric, elle a escompté sa défaite et lui a jeté le gant ; quel parti prendra-t-il avec ces misérables Bourbons et avec le Godoy qui les mène ? Jettera-t-il comme amorce a celui-ci quelque lambeau du Portugal ? Laissera-t-il à ceux-là leur royaume écorné, diminué des provinces qui lui conviennent ? L'Etrurie, le Portugal, les Algarves, l'Alentejo, autant de matières d'échange. Cela d'ailleurs est simple et ne peut entraîner : au pis aller, il prendra l'Espagne entière. Puis l'Italie, le Royaume d'abord, où il faut remplir les promesses faites à Eugène ; tout ce coin de Toscane et de Parme qu'il faut arranger ; Rome, où il est impossible de tolérer un pape indépendant et des cardinaux hostiles ; un établissement meilleur à fournir à Élisa ; la querelle avec Lucien à terminer, de façon que chacun de la Famille ait reçu sa part et soit associé au grand œuvre. En Allemagne, peu de chose ; un royaume à créer pour Jérôme, la Confédération du Rhin à étendre jusqu'aux frontières d'Autriche, la Saxe à renforcer d'un grand-duché de Varsovie ; la Prusse à annihiler, puisqu'on n'a pu la supprimer ; les Suédois à renvoyer chez eux ; les alliés fidèles à récompenser de quelques territoires ; cela se fera en courant. Une année pour toute cette besogne, n'est-ce pas largement compté ? Mais il se prend à l'engrenage de l'Espagne, et c'est Bailen, après quoi il ne peut lâcher ; c'est, à Erfurth, les hypocrites paroles, le terrain fuyant, la Russie qui se dérobe, l'alliance qui craque ; il faut courir en Espagne, où Joseph est en perdition, revenir d'une haleine à Paris, où se noue l'intrigue des ministres, se hâter vers l'Autriche, où la guerre éclate, sillonner l'Europe en éclairs, sans trouver les minutes nécessaires pour amorcer la vie nouvelle. Après Wagram, à Schœnbrunn, il s'arrête un temps ; il se reprend, il mûrit et forme sa résolution ; mais alors se dresse cette difficulté d'ordre social qui, de près, semble plus ardue que toutes les autres.

Pour que, dans l'Europe telle qu'elle est constituée, l'Europe monarchique et aristocratique, l'édifice que Napoléon a élevé cesse d'être anormal et anarchique ; pour que son œuvre ne soit pas constamment menacée par les coalitions des souverains ; pour que, après lui, sa dynastie n'ait point, comme lui, à soutenir des guerres continuelles où elle pourra, devra périr, quel moyen ? Relier l'édifice impérial aux autres édifices de même structure, combiner l'œuvre napoléonienne à de pareilles œuvres royales, souder la dynastie aux dynasties existantes, — donc épouser une princesse qui apporte, avec le prestige d'une alliance illustre, l'appui d'une parenté puissante, la garantie que Napoléon est désormais agrégé à la famille des souverains. Mais quelle princesse ? A Tilsitt, l'Empereur a pu croire que la Russie s'offrait, mais, à Erfurth, elle s'esquive, et, en grande hâte, tout de suite après l'entrevue, elle marie a un principicule allemand la grande-duchesse dont le Corse eût pu demander la main. C'est peut-être un hasard, mais il donne à penser. Un homme tel que Napoléon ne s'expose pas à un refus, surtout ne reste pas sur un refus. C'est pourquoi, dès 1807, il aurait voulu, comme en-cas, tenir en réserve la fille aînée de Lucien. Sans doute, il n'eût point trouvé dans un tel mariage les sûretés qu'il cherchait ; c'eût été un autre aiguillage pour l'avenir ; au lieu du mariage dynastique, le mariage familial ; le système napoléonien poussé jusqu'à ses conséquences extrêmes ; la dynastie impériale rendue la plus vieille par le détrônement de toutes les familles souveraines encore régnantes, la constitution d'une Europe au profil exclusif des Bonaparte et de leurs alliés ; mais cette alternative n'est qu'un pis aller. On n'a pu procéder encore que pailles insinuations qui pouvaient n'être pas comprises ; la situation trop nouvelle pouvait inquiéter ; le terrain n'était pas libre. Le divorce accompli, on n'aura plus des précautions à prendre. Les partis se présenteront d'eux-mêmes ; Russie ou Autriche, ce serait le mieux ; il y a encore la Saxe, la Bavière ou le Danemark : minces alliances, mais des Bourbons s'en sont contentés.

Dans le mariage qu'il fera, Napoléon envisage bien moins la femme, en tant que femme, que la race dont il lui confiera le dépôt. J'épouserai un ventre, a-t-il dit, et il veut que ce ventre soit illustre. Cette grande-duchesse de Russie, qu'on lui fait tellement attendre, mérite-t-elle qu'il en prenne à ce point souci ? En 1807, quand l'idée toute brillante s'en est présentée à son cerveau et qu'elle s'y est fixée, il ne concevait pas qu'une alliance avec l'Autriche fût possible. Marie-Antoinette était trop près ; les hommes de la Révolution qui, seuls ou presque, formaient son entourage, s'en fussent effrayés ou révoltés. Sauf l'Espagne — mais qu'était-ce l'Espagne de Godoy et de Marie-Louise de Parme ? — nulle puissance ne s'était offerte, surtout dans ce caractère d'intimité, de confidence, d'ingénieuse flatterie qu'affectait Alexandre. Napoléon y avait été sensible, et, si expert qu'il fut en finesse, il avait trouvé son maître. Le Corse, le Florentin, le Latin qu'il était, avec ses effusions, sa manière de se jeter à qui semblait se donner, sa confiance aux complètes qu'il croyait faire, n'était point de force avec le Grec, du Bas-Empire, dont la sincérité momentanée, qu'éveillait la curiosité et qu'excitait une sorte d'admiration craintive, était d'autant plus redoutable que, dans ses retours, elle ne manquerait point de tirer des armes des confidences qu'elle aurait provoquées. Si loin qu'allai Alexandre en son apparente confiance, il se gardait bien, soit par une naturelle retenue, soit par une juste appréhension des hommes qui l'entouraient, de livrer quoi que ce fui de ses secrets de politique, de famille ou de gouvernement. Il écoutait, et Napoléon, ayant parlé, croyait avoir convaincu. Les procédés étaient pour lui en donner l'illusion : le silence paraissait un acquiescement, et ces caresses de langage où se plaît, à l'orientale, la courtoisie russe, lui semblaient des engagements. De fait, Alexandre n'avait rien donné, ou presque, que des phrases de politesse par qui il n'avait rien promis ni rien cédé. Il ne s'était engagé nettement sur aucune question, et, en ce qui louche le mariage, il avait laissé Napoléon faire toute la route.

Cette route, Napoléon l'a faite, si l'on peut dire, dans les deux sens. Il a vu d'abord les avantages d'une alliance avec une maison qui, comme la sienne, est nouvelle, qui n'est point encore dynastiquement établie selon les formes européennes, où nul intérêt politique, dès qu'on admet les lignes générales qu'il a tracées, ne va à l'encontre des siens, et qui, se tournant vers l'Orient, tandis que lui-même restera en Occident, lui prêtera et recevra de lui un appui, sans qu'il ait à craindre une rivalité. Il croit voir dans l'Empire russe un gouvernement analogue au sien, et, de la similitude des appellations, il conclut que les institutions sont semblables. Il croit à l'autocratie, il croit au sénat ; il croit à une construction, moins parfaite à coup sur que celle de son empire, mais du même ordre, sur de pareilles assises, plus neuve seulement, et s'adaptant à un peuple moins avancé, telle, par rapport à la France, que l'embryon à l'homme fait. Il imagine qu'Alexandre est le maître comme il lest, dans sa famille, à sa cour, dans ses conseils, dans ses États, et il ne voit pas que cette apparence d'absolutisme dissimule mal une oligarchie dont le chef impérial est constamment à la merci d'une conjuration de mécontents, parents, courtisans, ministres ou soldats.

Or, si une alliance avec la France ne va pas contre les intérêts bien entendus de l'Empire russe, elle va contre l'intérêt de particuliers dont le mécontentement lui toujours fatal aux empereurs : elle va contre les principes, les ambitions, les pussions que la bureaucratie allemande a inspirés à l'aristocratie moscovite et aux chefs de l'armée ; elle va enfin contre les préjugés et les haines de la famille impériale tout entière.

Car Napoléon s'est prodigieusement trompé lorsqu'il a cru trouver un orgueil moins hautain et un accueil plus facile dans la maison de Russie que dans telle maison souveraine dont l'héritage de puissance et de gloire se transmet, de mâle en mâle, à travers les siècles, depuis une origine fabuleuse. Qu'elle n'ait eu existence à peu près historiquement certaine qu'à dater du XVIe siècle ; qu'elle soit parvenue au pouvoir suprême par l'élection, le XVIIe siècle commencé : qu'elle ait échoué par femme dans une branche cadette des Holstein-Gottorp ; qu'elle ne garde point, après Catherine II, une goutte de sang des Romanov ; que, dans cette maison, la dynastie cahotée passe du mari à la femme, du cousin à la cousine, revienne, retourne, des descendants de Pierre aux descendants divan, au travers d'assassinats, de dépositions, d'adultères, de suppositions d'enfants, c'est là une ancienne histoire, aussi mal connue, aussi profondément oubliée que l'histoire qui date d'hier. L'impératrice-mère, l'épouse de Paul Ier, a apporté en Russie la morgue des princes allemands dont elle est la tille, les préjugés d'une cour minuscule où l'occupation majeure est de s'instruire des généalogies et d'étudier les traités du blason, les formes d'une étiquette d'autant plus stricte qu'elle s'applique à moins de gens. De Montbéliard, où Catherine II la fit chercher en 1776 pour épouser son fils Paul, sur Pétersbourg où, à présent, elle demeure la première, elle a enté la formule de la dynastie à l'allemande, se perdant dans les âges et transmettant de mâle en mâle à l'infini le fiel souverain : elle y croit peut-être ; en tout cas, elle fait semblant. De plus, la haine de la France nouvelle, l'horreur de ceux qui ont tué le Moi, le mépris de celui qui a pris sa place, et ce mépris, contre Napoléon, accru d'exécration après l'exécution du duc d'Enghien, le petit-fils de ce prince qui, avec une galante magnificence, a fait à la comtesse du Nord les honneurs de Chantilly. Ce qu'elle veut pour ses filles, ce n'est point un despote jacobin, si puissant qu'il soit, mais des princes, des princes vrais, qui aient du sang bleu aux veines et qui descendent de races de dynastes. Elle a marié son fils Alexandre à une princesse de Bade, son fils Constantin à une princesse de Saxe-Cobourg ; elle marie sa fille Alexandrine à l'archiduc Palatin, sa fille Hélène au prince héréditaire de Mecklembourg, sa fille Marie au prince héréditaire de Saxe-Weimar, sa fille Catherine au prince de Holstein-Oblenbourg. De ces maris, certains sont de tournure médiocre, de santé compromise, d'intelligence discutable, de fortune nulle ; il n'importe : ils sont Allemands et d'ancienne maison ; cela seul compte, ce qui compte plus encore, c'est d'échapper au Corse, avec qui toute union est sacrilège. Dans sa propre famille, l'impératrice a vu livrer sa nièce, Catherine de Wurtemberg, à Jérôme Bonaparte. Elle a vu le propre frère de l'impératrice régnante épouser Stéphanie Beauharnais, et, dans une maison alliée, la reine de Bavière, sœur de la même impératrice, ne pouvoir empêcher l'union de sa belle-fille, la princesse Auguste, avec Eugène Beauharnais. De ces défaillances des princes allemands, son orgueil s'est rehaussé et s'est rendu plus intraitable. Toute la superbe de sa maison est en elle, accrue du pouvoir sans contrôle qu'elle exerce depuis la mort de Paul, sur la cour, sur ses filles, sur ses fils, sur l'empereur, sur certaines parties de l'administration, et en fait, sur la politique tout entière.

Contre elle, Napoléon se heurte donc ; mais, à y regarder de plus près qu'il n'a fait jusqu'alors, doit-il tant regretter que, pour une alliance dynastique telle qu'il la souhaite à présent, la Russie lui échappe ? Il dira plus tard : C'est la seule cour où les liens de famille dominent la politique : mais, en ce moment, l'histoire de son temps lui montre Pierre III assassiné de l'ordre de sa femme, et Paul Ier assassiné de l'aveu de son fils. Où qu'il porte ses regards, ce ne sont que meurtres et adultères, et le sang de Catherine la Grande est-il pour le rassurer ? Puis, ne faut-il pas que, au type dynastique que lui-même représente, la femme qu'il épousera ajoute l'alternative d'un type dynastique dûment établi, célébré par les poètes, illustré par les artistes, tel qu'on ne puisse le méconnaître et qu'il affirme l'alliance ? Or, de type dynastique, la famille de Russie serait jusqu'alors embarrassée d'en présenter un, et elle en a de bonnes raisons. Enfin, il veut que, dans la famille où il prendra sa femme, la réputation soit établie que les filles soient des moules à enfants. Or, s'il consulte, on lui dit que les sœurs de la grande-duchesse qu'il pourrait épouser sont médiocrement fécondes : l'aînée est morte sans hoirs, la seconde a deux enfants, la troisième un seul vivant, la quatrième n'en a point encore : c'est de quoi réfléchir.

Et, quand se présente une archiduchesse, quelles lignées, au contraire, chez les Lorrains comme chez les Habsbourg ! les quatorze enfants de Léopold de Lorraine, les seize de François Ier, les huit de Joseph II, les treize de François II ; et, chez les filles de Marie-Thérèse, les dix-sept enfants de Marie-Caroline de Naples, les quatre de Marie-Antoinette de France, les six de Marie-Amélie de-Parme ! On ne compte pas les morts, et c'est un axiome en Europe que la fécondité des filles d'Autriche.

Par là, Napoléon trouve donc à se satisfaire et combien plus du côté de l'antiquité, de la noblesse et de l'illustration de la race ! Cette maison de Lorraine qui, par preuves et litres, remonte à Adalbert, comte de Metz, vivant en 1033, s'étale sur l'Europe et y joue, durant sept cents ans, un des grands rôles jusqu'au jour où, en 1730, elle est absorbée par la maison de Habsbourg. Ces Habsbourg, illustres depuis le Xe siècle, ont réalisé l'empire universel ; vainement remonterait-on les âges : nulle souveraineté comparable, nulle étendue pareille des possessions. Les mers s'ouvrent pour eux ; des continents nouveaux surgissent pour recevoir leur loi ; ce n'est point l'Europe seule qu'ils entraînent dans leur orbite, ce sont les deux Amériques, l'Afrique et l'Asie. Si leur puissance a décliné, si les Bourbons l'ont ébranlée, et si, dans la plus grande partie de leurs Etats, ils se sont même substitués à eux, c'est en se réclamant de leur sang et en se disant de leur race. La France, depuis trois siècles, a reçu d'eux presque toutes ses reines : Eléonore qu'épousa François 1er, Elisabeth qu'épousa Charles IX, Anne qu'épousa Louis XIII, Marie-Thérèse qu'épousa Louis XIV, Marie-Antoinette qu'épousa Louis XVI. C'est donc une tradition de la Maison de France que renouera Napoléon, et, à présent, n'est-ce pas que le prestige de sa gloire a aboli la dévolution, n'est-ce pas que les : acclamations qui l'accueillent ont étouffé les invectives contre l'Autrichienne, n'est-ce pas que son autorité est assez fermement établie pour que, en se rattachant aux souvenirs du passé, eu les évoquant devant les mémoires oublieuses, il n'ait rien à redouter des colères d'il y a quinze ans ? Telle est l'illusion et telle la vanité des choses.

Une archiduchesse n'est point une femme comme toutes les autres ; c'est un être qu'on ne saurait imiter ou contrefaire, qui, à travers le monde, porte des traits où l'on ne saurait méconnaître son origine. Quiconque tient à la maison d'Autriche en reçoit le type distinctif ; c'est la preuve de la naissance illustre et la marque de la race.

Ce type — ce stigmate, diront les physiologistes qui verront dans le prognatisme ainsi transmis une marque certaine de dégénérescence — consiste en un développement anormal des maxillaires et surtout du maxillaire inférieur, et, d'une façon concomitante ou secondaire, en un développement plus ou moins exagéré de la lèvre inférieure. Il est fixé dans la maison d'Autriche avec une telle persistance que très peu d'individus y échappent, comme il est une taie, ceux qui ne présentent point l'anomalie faciale, paraissent, au moins la plupart, avoir subi d'autres anomalies moins facilement constatables, mais pires. Aussi loin qu'on remonte dans les documents graphiques, le stigmate saule aux yeux : il caractérise Charles-Quint et toute sa lignée espagnole, Maximilien et toute sa lignée autrichienne : donc, il est antérieur. Le voici attesté par les portraits des ducs de. Bourgogne, par l'effigie de Marie, leur héritière, et aussi par la statue de bronze de Maximilien Ier. Peut-être l'union de Maximilien et de Marie de Bourgogne, prédisposés l'un et l'autre par une succession atavique qui paraît déjà longue, en a-t-elle déterminé la fixation définitive dans la Maison d'Autriche ; peut-être les unions consanguines ont-elles contribué à l'y maintenir ; en tout cas, il est un litre de ; gloire, un motif d'orgueil pour qui le porte, et l'on n'est point d'Autriche si l'on n'a la grosse lèvre.

Dans le pennon généalogique de l'archiduchesse Marie-Louise, sur les trente-deux quartiers, six sont d'Autriche, quatre de France, quatre de Bavière, deux de Lorraine, deux de Neubourg, quatre de Brunswick-Hanovre et Wolfenbuttel, deux d'Œttingen, deux de Parme, deux de Bavière-Palatin, deux de Saxe et deux de Brandebourg-Bareith. L'archiduchesse tient le sang d'Autriche d'Éléonore-Marie, épouse de Charles IV de Lorraine, et des empereurs Léopold Ier et Joseph Ier ; le sang de France de Philippe, premier duc d'Orléans, et du Grand dauphin, fils lui-même de Marie-Thérèse d'Autriche ; le sang de Bavière de Marie-Anne-Chrétienne-Victoire, qui épousa le Grand dauphin, et don ! la grand'mère était Marie-Anne d'Autriche, de la Palatine, épouse de Philippe d'Orléans et de Dorothée-Sophie, épouse d'Odoard Farnèse II de Parme ; elle tient le sang de Lorraine de Charles IV, le sang de Neubourg d'Eléonore-Marie, épouse de Léopold Ier d'Autriche, le sang de Brunswick du duc Louis-Rodolphe, le sang d'Œttingen de Christine-Louise, épouse de Louis-Rodolphe de Brunswick, le sang de Saxe d'Auguste II, le sang de Brandebourg-Bareith de Christine-Everhardine, femme d'Auguste II, le sang de Brunswick-Hanovre de Wilhelmine-Amélie, épouse de Joseph Ier d'Autriche. Pour ses trente-deux quartiers, elle, n'a, au cinquième degré, que seize ancêtres, car, dans sa ligne paternelle comme dans la maternelle, elle a une double ascendance commune. Ainsi se trouve-t-elle tenir son atavisme dans une proportion écrasante des maisons de Lorraine, d'Autriche et de Bourbon, puisque sur soixante-deux ancêtres depuis la cinquième ascendance elle en a neuf de Lorraine, onze d'Autriche, treize de Bourbon. En montant plus haut, la proportion du sang d'Autriche croîtrait encore. Dès lors, quoi de surprenant à ce qu'elle présente intégralement ce type que souhaite Napoléon ? Il en emplit, il en repaît ses yeux avant même d'avoir vu de l'archiduchesse un portrait qui puisse ressembler. Il a emporté à Compiègne les médailles des empereurs autrichiens, il les regarde, il les manie, il cherche, d'après ces traits augustes, à imaginer les traits de sa fiancée, et quand Lejeune, arrivant de Vienne, lui présente un croquis qu'il a, au théâtre, pris de l'archiduchesse : Ah ! s'écrie-t-il, ravi, voilà bien la lèvre autrichienne ! et il s'extasie à comparer.

Ce qui est pour tous une laideur devient pour lui la beauté suprême, puisque c'est la marque indélébile de la race — et c'est le stigmate de la dégénérescence.

Avec le sang des Habsbourg, c'est le sang des Bourbons qui coule le plus abondamment dans les veines de l'archiduchesse : le sang des Orléans avant qu'il fût entaché de bâtardise, le sang des Bourbons aînés avant les alliances savoyardes : sang illustre dont Napoléon aimera à se recommander. Volontiers il dira Mon oncle Louis XVI, et cela sera vrai. Ainsi reliera-t-il, même en France, à la dynastie déchue sa dynastie nouvelle. Jadis, au temps où il affectait la dignité suprême, il a souhaité qu'elle fut consacrée par l'abdication de celui qui représentait l'autorité traditionnelle, et, comme on disait, légitime. Il a tenté d'obtenir, pour l'empire qu'il allait fonder, l'investiture que seul pouvait donner l'héritier des rois très chrétiens, l'homme en qui était incarné le principe monarchique. En ce cas, il ne prenait pas la place des Bourbons, il leur succédait. Il a échoué. Par là, il a été empoché de se rattacher intégralement aux formules royales ; même à présent, l'existence d'un prétendant qui est Bourbon ne lui permet pas démontrer en public tout l'orgueil qu'il éprouve de s'allier ainsi, fût-ce d'une façon détournée, aux Bourbons, et de souder la quatrième dynastie à la troisième. Mais cet orgueil qu'il en éprouve ressort de tous ses actes. Non seulement il interdit toute attaque contre la mémoire de Louis XVI et même de Louis XV, mais il accorde des pensions et des emplois à tous les serviteurs de la maison royale qui le sollicitent, aux plus intimes, aux plus familiers ; il continue et augmente les traitements qu'il fait aux princesses ; il tient qu'il est solidaire des Bourbons comme de tous les souverains qui ont régné en France, et si jadis c'était à Charlemagne qu'il se glorifiait d'avoir succédé, si c'était à lui qu'il dédiait des statues et des colonnes triomphales, s'il abolissait ainsi les Capétiens et les mettait en oubli, substituant l'aigle, qu'on disait carlovingienne, aux fleurs de lis effeuillées, à présent, dans la basilique de Saint-Denis, destinée à la sépulture de sa Maison, il érige des monuments expiatoires aux trois premières dynasties ; il ne va point troubler une seconde fois le repos des morts ; il n'essaie point de rechercher dans le charnier révolutionnaire les ossements royaux et, par une loterie hasardeuse et funèbre, de leur attacher des noms, il laisse les cendres a la terre et glorifie l'esprit ; il unit dans un même culte ces morts qui sont le passé, à ses morts à lui qui sont l'avenir ; il prépare ici ses tombeaux près des leurs, et il institue pour les garder et prier pour eux un chapitre impérial des prélats mitrés.

S'il s'arrête dans ses mesures de réaction, c'est qu'il ne peut se dissimuler que le courant qu'il a formé lui-même devient très fort et, s'il n'y prenait garde, entraînerait de dangereuses apologies de l'ancien régime, de directes attaques contre la Révolution, l'éveil politique des souvenirs royalistes, l'attendrissement d'une certaine classe sur les malheurs de Louis XVI et de sa famille, et par là, la pensée qu'il existe encore des rois de France. D'ailleurs, l'inquiétude s'est répandue dans la nation, chez les anciens conventionnels, car le bruit court qu'aucun d'eux ne sera plus employé, chez les acheteurs de biens nationaux, car on annonce que. les ventes vont être annulées. Napoléon donne donc un coup de barre à gauche, mais, dans l'intimité de sa pensée, le mariage autrichien, s'il vaut par le sang de Lorraine-Autriche qu'en recevra son Ris, vaut plus encore par le sang de Bourbon.

Or, ce sang de Bourbon. Marie-Louise ne le tient pas même directement des Bourbons de France, dont la race est déjà si pauvre et si dégénérée que, sur neuf enfants du Dauphin fils de Louis XV, quatre sont morts en bas âge, qu'un des fils est impuissant et une des filles stérile ; que, sur les quatre enfants de Louis XVI, trois sont morts en bas âge et que la fille est et restera stérile ; que, sur les quatre enfants du comte d'Artois, deux sont morts en bas âge et qu'un est impuissant ; mais elle le tient des Bourbons d'Espagne par sa grand'mère Marie-Louise, épouse de Léopold II, et des Bourbons de Naples par sa 'mère Marie-Thérèse ; et ces deux races royales, celle-ci issue de celle-là, apportent des tares héréditaires qui condamnent les descendants à la folie, à l'imbécilité ou à la mort prématurée : Philippe V a eu quatre enfants de son premier mariage avec Marie-Louise-Gabrielle de Savoie, deux sont morts en bas âge, un à dix-sept ans, un, sans hoirs, à quarante-six ; de son second mariage avec Elisabeth Farnèse, dernière de sa race, il a eu sept enfants : deux sont morts jeunes, les cinq autres à des âges normaux ; mais, sur les treize enfants qu'a eus Charles III, sept sont morts en bas âge ; un était si faible d'esprit qu'il a été écarté de la succession, et qu'était-ce, puisque Charles IV est monté au trône d'Espagne et que Ferdinand IV est monté au troue de Sicile ? L'Infant Gabriel, mort à trente-six ans, valait ses frères ; l'Infant Antoine est mort sans postérité ; enfin l'impératrice Marie-Louise, grand'mère de l'archiduchesse, est morte à quarante-sept ans. De Marie-Caroline d'Autriche, Ferdinand IV de Sicile a eu dix-sept enfants : dix sont morts avant leur dixième année, deux avant la trentième, un à trente-cinq ans, quatre ont passé la cinquantaine. Ces derniers étaient-ils les enfants de leur père légal, il est permis d'en douter. En foui cas, pour les autres, à la deuxième et plus encore à la troisième génération, la tuberculose, les intimidés congénitales deviennent la règle. Si quelques sujets échappent, c'est un hasard.

Ainsi, l'idée dynastique, telle qu'elle s'est cristallisée dans le cerveau de Napoléon, lui fait accueillir avec transport une dégénérée que, désigne le stigmate de son atavisme paternel et qui, de son atavisme maternel, apporte la tuberculose et l'imbécilité.

 

Cela, qui le voit ? Le préjugé de la grandeur de la race régit toutes les alliances souveraines ; combien plus dominera-t-il les décisions de Napoléon, puisque c'est par cette race à laquelle il s'unit, qu'il prétend assurer les destinées de la sienne, dette race, elle n'existe point encore, le divorce est à peine prononcé, les négociations pour le mariage à peine esquissées, et déjà elle lui monte au cerveau, elle emplit toute sa pensée, elle dicte toutes ses résolutions. Pour elle il travaille, pour elle il rédige des décrets et des sénatus-consultes ; il compte l'héritage qu'il lui laissera, il lui partage ses biens, il lui taille des royaumes dans son empire. Il n'a pas encore d'épouse et il voit ses enfants, ses fils et les fils de ses fils, ses filles et les maris de ses tilles. Il règle les dots de celles-ci et les apanages de ceux-là ; il statue quels lots les uns et les autres recevront sur son domaine privé ; il dispose des meubles, des tableaux, des pierres précieuses ; il ordonne ce qu'on fera du Domaine extraordinaire et les dotations qu'il y imputera ; il examine tous les cas et à tous il impose une solution. Ce qui n'est point sa race n'existe plus à ses yeux : les seuls princes descendant en ligne directe de l'Empereur auront droit aux apanages ; les seules princesses impériales recevront une dot sur le Domaine extraordinaire, le Domaine privé ou le Trésor de l'Etat. Les apanages constitués par l'article 15, § 2 du sénatus-consulte du 28 floréal an XII, en faveur de Joseph et de Louis, abolis virtuellement par la vocation de ces princes à une couronne étrangère, le sont expressément par l'article 80, § 2 de ce sénatus-consulte du 30 janvier 1810 ; ils ne peuvent être légalement rétablis, même en faveur de leurs enfants, puisque les apanages sont seulement dus : 1° aux princes fils puînés de l'Empereur régnant ou de l'Empereur et du Prince Impérial décédés ; 2° aux descendants mâles de ces princes, lorsqu'il n'a pas accordé d'apanage à leur père ou à leur aïeul. Une telle disposition, prise à l'heure même où Napoléon veut contraindre Louis à abdiquer, montre en quel oubli il met ses neveux, qui sont pourtant encore ses seuls héritiers. Il n'a plus besoin d'eux, il les supprime. N'a-t-il pas son fils ?

Et c'est de ce fils qu'il s'occupe. — L'Autriche s'est présentée et a offert l'archiduchesse, fille de l'empereur, le contrat est signé, l'ambassadeur chargé de la demande roule sur la route de Vienne ; il est grand temps. Quel titre portera-t-il ce fils, l'héritier du Grand Empire ? Nul de tradition française ne peut lui convenir, car les provinces sont abolies, ainsi que les apanages territoriaux qu'elles pouvaient constituer. Un nom de ville française ferait un titre de courtoisie sans valeur dynastique, inférieur à des noms de victoire tels qu'en portent les maréchaux. D'ailleurs, il s'agit d'établir l'universalité de l'Empire, et une seule ville est universelle, c'est Rome ; mais Rome, n'appartient pas a l'Empereur, et Napoléon ne saurait se contenter pour son fils d'un titre in partibus. Il prendra donc Rome au pape, en révoquant la donation qu'en fit Charlemagne, son auguste prédécesseur. Du même coup, il affirmera la possession qu'il a prise de l'Empire d'Occident et l'abandon qu'en a fait l'empereur d'Autriche après la dissolution du Saint-Empire Romain-Germanique.

Mais si, depuis l'an 966, le titre de roi des Romains a été le titre de l'empereur élu jusqu'à ce qu'il eût été couronné par le pape, puis le titre de successeur de l'empereur élu du vivant de celui-ci, il n'a point impliqué la succession effective de Rome ; il n'a été que de courtoisie et de tradition ; inusité des Carlovingiens au temps où ils dominaient en Italie, puisqu'ils attribuaient de préférence à leurs héritiers celui de rois d'Italie, il n'est entré dans le protocole qu'au temps où les empereurs n'avaient plus sur Rome une autorité directe. Napoléon ne veut donc point son fils roi des Romains : il le veut roi de Rome. Par l'article 7 du sénatus-consulte du 17 février, le Prince Impérial porte le titre et reçoit les honneurs de Roi de Rome.

Qu'est-ce, les honneurs ? Sans doute ceux du roi des Romains ; mais la couronne ouverte à la romaine, l'aigle éployée à une seule télé, et l'appellation de Majesté royale, cola est peu ; il donnera à son fils une couronne aquilée comme la sienne, un blason semblable au sien, et pour les autres prérogatives, il saura y pourvoir.

Aux enfants qu'il attend ainsi, outre des dots, des apanages et des titres, Napoléon prépare des empires. Il les veut tels que les eut Charles-Quint pour les distribuer entre sa race ; il reprend l'Italien Eugène, les Pays-Bas à Louis, en attendant qu'il reprenne l'Espagne à Joseph. L'Europe lui semble bien étroite pour sa descendance ; mais au moins la veut-il toute, puisque les Hottes anglaises lui barrent en ce moment la route des féeriques royaumes que Pizarro et Cortez conquirent jadis à l'ancêtre de Marie-Louise. Un jour viendra où lui aussi, maître des mers, revendiquera pour sa postérité les Indes d'Orient et d'Occident, et, au redoublement d'efforts qu'il impose sur tout le continent aux constructeurs de ses vaisseaux, ne dirait-on pas qu'une ambition nouvelle s'est jointe à ses anciens griefs, et que, dans la lutte suprême qu'il veut engager contre les Anglais, le prix qu'il cherche n présent, c'est, par delà les Océans, l'Eldorado mystérieux dont il accroîtra la toute-puissance de sa race ?