NAPOLÉON ET LES FEMMES

L'AMOUR

 

XVII. — LES CENT-JOURS.

 

 

Au jour de l'an de 1815, Napoléon avait reçu une lettre de l'Impératrice, qui lui donnait des nouvelles de son fils, disait qu'il était charmant, que bientôt il pourrait écrire lui-même à son père. Comment, pourquoi, cette lettre ? On ne sait. Un remords peut-être. Quoi qu'il en soit, elle maintenait le lien, semblait lui prouver que Marie-Louise n'avait nullement renoncé à le rejoindre ; que, si elle se taisait, c'était par contrainte. Il suffisait qu'elle redevint libre pour qu'elle se hâtât d'accourir. Il suffisait que Napoléon eût un trône à lui offrir pour que ses geôliers lui rendissent sa liberté. Aussi, à peine l'Empereur est-il à demi rassuré sur son entreprise que, de Lyon, le 12 mars, il s'empresse d'avertir Marie-Louise. Mais comme elle avait fait antérieurement pour les lettres qui lui avaient été adressées de l'ile d'Elbe, elle remet le billet qu'elle reçoit aux mains de son père et celui-ci le communique aux plénipotentiaires alliés. Nulle réponse.

Dès son entrée à Paris l'Empereur a rétabli presque sur le pied ancien la maison de l'Impératrice et il a donné des ordres pour que les appartements soient remis en état. Dix jours après, le 1er avril, il écrit à l'Empereur d'Autriche, Monsieur mon frère et très cher beau-père, une lettre officielle où il réclame l'objet de ses plus douces affections, son épouse et son fils. Comme, dit-il, la longue séparation que les circonstances ont nécessitée m'a fait éprouver le sentiment le plus pénible qui ait jamais affecté mon cœur, une réunion si désirée ne tarde pas moins à l'impatience de la vertueuse princesse dont Votre Majesté a uni la destinée à la mienne. Et il termine ainsi : Je connais trop les principes de Votre Majesté, je sais trop quelle valeur elle attache à ses affections de famille pour n'avoir pas l'heureuse confiance qu'elle sera empressée, quelles que puissent être d'ailleurs les dispositions de son cabinet et de sa politique, de concourir à accélérer l'instant de la réunion d'une femme avec son mari et d'un fils avec son père.

Nulle réponse. Devant ce silence opposé aussi bien à ses lettres officielles qu'à celles dont il avait, avant leur départ, chargé officieusement les diplomates autrichiens accrédités près des Bourbons, Napoléon se confirme dans l'opinion que la politique continue à paralyser l'élan naturel de sa femme et il se décide à employer, pour parvenir jusqu'à elle, des voies secrètes. Il expédie à Vienne des agents qu'il choisit parmi les mieux à même d'arriver jusqu'à Talleyrand et jusqu'à l'Impératrice : Flahaut et Montrond. Montrond seul perce les lignes ; mais, lorsqu'il s'agit de remettre à Marie-Louise le billet dont il est porteur, Méneval, l'ancien secrétaire du cabinet de l'Empereur, qui, devenu en 1813 secrétaire des commandements de l'Impératrice, l'a suivie en Autriche, s'interpose. Il sait où en sont les choses avec Neipperg et c'est rendre service à l'Empereur que de brûler le billet qu'il a écrit à sa femme. Méneval n'ose pourtant point écrire directement la vérité, il comprend quel coup il portera à son maitre : c'est par une lettre anonyme, d'une écriture déguisée, qu'il s'imagine d'avertir quelqu'un dont il sait l'invariable fidélité : Lavallette. L'Empereur en a connaissance, mais Lavallette doute, se persuadant qu'une telle missive anonyme peut titre un coup de la politique autrichienne. Comment Napoléon ne douterait-il pas aussi ?

On va être éclairci : Ballouhey, secrétaire des dépenses des deux Impératrices, un honnête homme et sur la fidélité duquel on peut compter, est en route, venant de Vienne par Munich où il doit prendre les instructions du prince Eugène. L'Empereur est si impatient de le voir qu'il donne ordre que, de Belfort, on lui télégraphie son passage et qu'il fait mettre à son domicile, à Paris, un planton qui, au débotté, l'amènera droit à l'Élysée. Ballouhey arrive le 28 avril et l'Empereur le retient deux heures pleines : mais, s'il tire de lui des notions utiles dont le Prince Eugène l'a chargé, il n'obtient pas la pleine lumière sur ce qui lui importe le plus. Ballouhey, comptable d'une scrupuleuse exactitude, attaché jusqu'au fanatisme à Joséphine, puis à Marie-Louise, est d'une nature trop timorée pour oser affirmer ce qui, à Vienne, est le secret du Congrès, de la Cour et de la Ville tout entière.

Il faut attendre Méneval qui, renvoyé de Vienne, arrive enfin douze jours plus tard. Cette fois, plus d'illusion possible. C'est Marie-Louise qui en se mettant, le 12 mars, par une lettre officielle, sous la protection des Puissances, a provoqué la déclaration furibonde signée le 13 par les plénipotentiaires alliés. En récompense, Neipperg a été nommé son maréchal de Cour. C'est elle qui, le 18 mars, a consenti à livrer son fils, immédiatement séparé de sa gouvernante, Mme de Montesquiou, et de tous ses domestiques français. Et, lorsque Méneval a pris congé d'elle, elle-même l'a chargé de dire à l'Empereur qu'elle ne prêterait jamais les mains à un divorce, mais qu'elle se flattait qu'il consentirait à, une séparation amiable, que cette séparation était devenue indispensable, qu'elle n'altérait pourtant pas les sentiments d'estime et de reconnaissance qu'elle lui conservait. Elle est décidée, sa résolution est irrévocable et son père lui-même n'aurait pas le droit de la forcer à retourner en France.

Méneval dut ajouter d'autres détails plus intimes, car il n'était plus temps de cacher la vérité. Peut-être commençait la première de ces grossesses qui devaient peupler les avenues de Burg de bâtards adultérins, titrés princes e : qualifiés altesses pour la honte de la Maison d'Autriche. Lorsque Dubois, l'accoucheur, avait affirmé à Napoléon, après la naissance du Roi de Rome, qu'un second enfant mettrait en péril les jours de Marie-Louise. l'Empereur, quelque désir qu'il eût d'une postérité nombreuse, d'un second fils pour occuper le trône d'Italie, se l'était tenu pour dit : M. de Neipperg n'eut point de ces scrupules et prouva diverses fois comme le baron Dubois avait pu se tromper.

Si, dans l'intimité de son cœur, Napoléon n'avait plus le pouvoir de conserver le moindre doute, au point de vue politique, il était nécessaire que la nation ne connût point la vérité et qu'elle gardât sur l'Impératrice les illusions que l'Empereur lui supposait. Un an auparavant, il estimait que rien n'était plus propre à émouvoir les peuples que la pensée de cette femme et de cet enfant confiés à la France ; aujourd'hui, la captivité où on les tenait, cette séparation qui violait toutes les lois divines et humaines, cet attentat à la foi conjugale et à l'amour paternel commis par les rois armés pour rétablir en France le régime des bonnes mœurs, lui semblait de nature à soulever tout ce qu'il restait de généreux dans les cœurs d'hommes et de patriotes. La douleur que l'Impératrice a éprouvée lorsqu'on l'arracha à son devoir, les trente nuits qu'elle a passées sans dormir en 1814, la prison réelle qu'elle subit, le traité de Fontainebleau violé par les rois qui lui ont arraché sa femme et son fils, l'indignation de la vieille reine Marie-Caroline disant à sa petite-fille : On t'empêche de sortir par les portes, sors par la fenêtre et va retrouver ton mari, le roi de Rome — il dit à présent le prince Impérial ! — séparé de sa mère, Mme de Montesquiou chassée, tremblant sur l'existence de son pupille, il veut que Méneval raconte tout, dans un rapport tout prêt si la Chambre fait une motion pour le Roi de Rome. La Chambre !...

Pas une fois, durant les Cent-jours, pas une fois durant ses six années d'agonie, une parole d'amertume ou seulement une parole de blâme n'est sortie de sa bouche contre cette femme : toujours des mots d'affection, de douceur et de pitié. Toujours son souvenir lui revient à l'esprit paré de jeunesse et de fraîcheur. C'est la franchise, c'est la loyauté mêmes. C'est l'innocence et tous ses attraits. Il n'est pas un de ses compagnons de captivité qui ne rapporte les mêmes conversations, presque dans les mêmes ternies. Dans les journaux, apprend-il quelque accident qui lui soit survenu, il se fait expliquer l'article jusqu'à trois fois. Un bâtiment d'Europe jette-t-il l'ancre dans la rade de James-Town, il se persuade qu'il va recevoir une lettre de l'Impératrice et il passe tout le jour, inquiet et nerveux, sans travailler. Lui enlève-t-on un de ses serviteurs, Las Cases ou O'Meara, c'est d'abord à Marie-Louise qu'il songe à l'adresser, remettant, par exemple, à son chirurgien ce billet : S'il voit ma bonne Louise, je la prie de permettre qu'il lui baise les mains. Dans son testament, le 5 avril 1821, il écrit cette phrase : J'ai toujours eu à me louer de ma très chère épouse l'Impératrice Marie-Louise. Je lui conserve jusqu'au dernier moment les plus tendres sentiments. Je la prie de veiller pour garantir mou fils des épreuves qui environnent encore son enfance. Et ce n'est pas assez : ce n'est pas assez, sur cette modeste garde-robe qui fait à présent sa fortune, que le legs de ses dentelles ; c'est, le 28 avril, sept jours avant sa mort, son cœur même qu'il veut qu'Antommarchi arrache de son corps : Vous le mettrez dans l'esprit-de-vin, vous le porterez à Parme à ma chère Marie-Louise, vous lui direz que je l'ai tendrement aimée, que je n'ai jamais cessé de l'aimer. Vous lui raconterez tout ce que vous avez vu, tout ce qui se rapporte à ma situation et à ma mort...

En vérité, Hudson Lowe a bien fait d'obliger Antommarchi à placer dans le cercueil le vase d'argent qui contenait le cœur de Napoléon. Qu'en eût fait M. de Neipperg ?

Au moins, à défaut de cette femme, cette étrangère, d'autres, et peu importe d'où elles venaient, de France, d'Irlande ou de Pologne, ont, aux derniers jours de gloire, durant ce court règne de trois mois, entouré l'Empereur de leur beauté fidèle, réjoui son cœur de leur enthousiasme, et se faisant par dévouement, même celles qui étaient le moins préparées pour la politique, ses espionnes et ses avertisseuses, ont, avec leur instinct plus qu'avec leur raison, fourni des conseils qui eussent mérités d'être suivis. Ainsi George au sujet de Fouché ; ainsi Mme Pellapra, qui s'est hâtée de revenir de Lyon, et qui, elle aussi, surprend certaines démarches du duc d'Otrante ; ainsi Mme Walewska, qui est accourue de Naples et qui, dès son arrivée, est reçue avec son fils à l'Élysée, apporte des paroles de la part de Murat. Mme *** est la première à se présenter à l'Empereur, et, reprenant d'autorité son titre et son rang de dame du Palais, elle est des fidèles du 20 mars, de celles qui, dans les-salons illuminés des Tuileries, attendent impatiemment le revenant de File d'Elbe. Et bien d'autres, Mme Dulauloy, Mme Lavallette, Mme Regnauld de Saint-Jean-d'Angély, Mme de Beauvau, Mme de Turenne, se disputent de le voir et de lui plaire. A ce montent, sur quelques-unes des femmes de France, sur ces têtes charmantes et parées pour l'amour, passe ce souffle divin qui fait les héroïnes et les martyres, qui inspire des actes suprêmes de dévouement et de courage, qui met les âmes de niveau avec les périls les plus inattendus.

On le vit bien durant toute cette période sinistre, qui retient justement le nom de Terreur Blanche, et dont on essaye en vain, aujourd'hui, de pallier les atrocités : les femmes, ces femmes de l'Empire, qui avaient fait l'ornement et la joie des fêtes impériales ; ces femmes d'élégance et de grâce, les plus dépensières et gâcheuses qu'on vit jamais, montrèrent alors, au milieu de la lâcha : universelle des hommes, un courage, une énergie, une présence d'esprit qui les immortalisent. Aux Tuileries durant les Cent-Jours, à Malmaison après Waterloo, elles avaient déjà prouvé comment elles savaient affirmer leur foi et honorer le malheur.

Et ce ne sont point seulement des connues, des célèbres, mais des ignorées et des obscures, comme cette femme qui, à la revue des Fédérés, s'approche de l'Empereur et lui remet une pétition, un rouleau de papier soigneusement ployé : lorsqu'il ouvre le rouleau, il s'en échappe vingt-cinq billets de mille francs. Et celle-ci qui, le 23 juin, la veille du jour où Napoléon va quitter l'Élysée pour Malmaison, écrit au valet de chambre de l'Empereur en l'invitant à se rendre à l'église Saint-Philippe du Roule, pour une communication importante. Marchand va au rendez-vous, trouve à la place indiquée une femme en prières, à demi voilée, pas assez pour dissimuler ses traits d'une rare beauté. Il s'approche et lui demande en quoi il peut la servir. Elle reste un instant sans répondre. Puis, avec un extrême embarras, elle dit que les malheurs de l'Empereur l'ont émue profondément, qu'elle voudrait 12 voir, le consoler, l'admirer. Napoléon, à qui cette prière est rapportée, sourit et répond : C'est une admiration qui peut mener à une intrigue, il n'y faut pas donner suite. Mais l'offre naïve de ce cœur, en ce jour, à cette heure, le touche assez pour que, plus tard, à diverses reprises, il parle de l'inconnue de Saint-Philippe du Roule.

Trouva-t-il au moins, dans la captivité quelque femme qui lui apportait cette sorte de consolation que seule la femme peut donner à l'homme ? On sait ses jeux enfantins avec miss Elisabeth Balcombe dans son séjour à Briars ; on devine quelque habitude prise avec une femme à qui sa conduite sous l'Empire semblait devoir interdire à jamais de l'approcher, et qui, deux fois divorcée, chassée de la Cour, avait, par le simple fait de son mariage, amené la disgrâce de son troisième mari. Mais si les libéralités testamentaires que l'Empereur lui accorda donnent quelque poids aux rapports des commissaires étrangers ; si, vraisemblablement, la présence de cette femme fut l'occasion de la discorde qui se mit entre les compagnons de l'Empereur, si son départ marqua encore une de ces étapes douloureuses qu'il fallait que Napoléon parcourût, on sait encore sur cette partie du drame de Sainte-Hélène trop peu de choses pour y pouvoir insister. La femme y joua son rôle : voilà tout ce qu'on peut dire.

 

Comment en serait-il autrement ? Napoléon a quarante-sept ans à peine quand il arrive à Sainte-Hélène, cinquante-et-un ans quand il meurt. A Sainte-Hélène, hormis quelques mulâtresses esclaves, point de femmes pour cette quantité d'hommes qui, brusquement, y arrivent. On se les arrache. Officiers de la suite de l'Empereur, commissaires étrangers, officiers anglais de terre et de mer, tous courent éperdus à la suite des quelques jupons qu'on voit dans file. Duels, provocations, querelles incessantes : la femme est la grande affaire, presque l'unique. Quel beau champ à exploiter pour une intrigante sans scrupules !

 

A côté de celle-ci, courtisane émérite, que l'intérêt conduit à Rochefort et que l'intérêt maintient à Sainte-Hélène, une autre femme se rencontre, vraiment digne, celle-là, d'admiration : Mme la comtesse Bertrand. Heureuse mère, heureuse épouse, elle trouve dans le devoir accompli la satisfaction de sa conscience. A Paris, par sa naissance, par ses-parentés avec les Fitz-James, elle serait des premières à la Cour et à la Ville. Elle vit dans une maison, une cahute plutôt, infestée de rats, à portée de l'Empereur, sans avoir même la consolation de le soigner et de lui être utile. Elle est là jusqu'au bout, belle, sensible et grave, gardant en matrone romaine l'intégrité de son honneur, apparaissant, en ce dernier cortège qui mène le captif enfin expiré jusqu'à la vallée du Géranium, pareille à une statue de la Douleur et c'est elle, une Anglaise de naissance, qui, seule femme, pleure sur celui que l'Angleterre a assassiné.